The Project Gutenberg EBook of L'enfant à la balustrade, by René Boylesve

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Title: L'enfant à la balustrade

Author: René Boylesve

Release Date: September 15, 2020 [EBook #63206]

Language: French

Character set encoding: ISO-8859-1

*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ENFANT À LA BALUSTRADE ***




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RENÉ BOYLESVE
DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE

L'ENFANT
A
LA BALUSTRADE

PARIS
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
3, RUE AUBER, 3

DU MÊME AUTEUR

CONTES
LES BAINS DE BADE (épuisé) 1 vol.
LA LEÇON D'AMOUR DANS UN PARC 1
ROMANS
LE MEDECIN DES DAMES DE NÉANS 1 vol.
SAINTE-MARIE-DES-FLEURS 1
LE PARFUM DES ILES BORROMÉES 1
MADEMOISELLE CLOQUE 1
LA BECQUÉE 1
L'ENFANT A LA BALUSTRADE 1
LE BEL AVENIR 1
MON AMOUR 1
LE MEILLEUR AMI 1
LA JEUNE FILLE BIEN ÉLEVÉE 1
MADELEINE JEUNE FEMME 1
LA MARCHANDE DE PETITS PAINS POUR LES CANARDS 1
LE BONHEUR A CINQ SOUS 1

Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays.

E. GREVIN—IMPRIMERIE DE LAGNY

J'offre ce livre, avec mes sentiments de gratitude, à mes confrères et particulièrement aux Critiques qui, au milieu de la production contemporaine si féconde, et si riche en éléments de séduction, ont assuré un sort honorable à des ouvrages comme Mademoiselle Cloque et La Becquée, où je me suis imposé la plus grande sobriété d'imagination et d'expression, pour fixer, presque à la manière d'un historien, quelques traits de mœurs d'où se puisse dégager un sens élevé.

J'ose espérer que ceux qu'ont intéressés, dans le premier de ces romans, le tableau de notre vieil esprit d'héroïsme en péril, et celui de l'ingrate beauté du «conservatisme», dans le second, se plairont à reconnaître, dans le présent volume, le conflit muet, douloureux, et fréquent, de l'idéalisme de l'enfance avec les relativités nécessaires ou la comédie de notre vie de relations.

R. B.

L'ENFANT A LA BALUSTRADE

«Il se trouve, dans les trois quarts des hommes, comme un poète qui meurt jeune, tandis que l'homme survit.»

SAINTE-BEUVE.

PREMIÈRE PARTIE

I

Je me souviens qu'un matin d'avril ou de mai mon père me fit monter avec lui dans sa voiture pour aller à la campagne chez ma tante Planté.

La remise et l'écurie donnaient sur une ruelle étroite et assez mal entretenue où l'on se heurtait à des charrettes à bras, à des tonneaux et aux appareils de M. Fesquet qui était bouilleur de cru. Il n'y avait donc rien d'attrayant en cet endroit, sauf peut-être une branche d'acacia fleuri dépassant le mur de madame Auxenfants, et la légèreté du ciel de Touraine. Cependant, au moment où le cabriolet s'ébranla dans cette vilaine ruelle, j'eus une singulière émotion heureuse.

Je croyais être rempli d'une substance diffusible et lumineuse qui tendait à s'évader en me suffoquant. Je sentais frémir des ailes destinées à me soulever dans l'air du printemps, au-dessus des petites villes, des routes et des rivières. Dans ce moment, il me sembla que j'embrassais par avance non seulement la promenade que nous allions faire, mais tout un avenir où de grandes choses retentissaient, où je m'élançais avec bravoure, un peu à l'aveuglette, armé seulement de ma joie intime et d'une tendresse débordante.

Qui n'a connu de ces instants d'ardent désir où le cœur franchit le temps, l'espace et toutes les bornes des lois physiques, pour donner foi à je ne sais quel rêve de beauté? Mais je n'étais qu'un enfant: je faisais bon marché des lois physiques et des humaines!

Au tournant de la ruelle, mon père me dit, en me désignant du doigt une grande porte cochère où des pattes de biche étaient appendues:

—La maison Colivaut va être à vendre.

Que la maison Colivaut fût à vendre ou bien non, cela ne représentait pas grand'chose à mon esprit, parce que je ne concevais pas qu'elle pût être autre que nous ne l'avions toujours vue, avec sa madame Colivaut en bonnet blanc à rubans bleus, sa tourelle à clocheton, sa balustrade, son orme et son marronnier, ses jardins en terrasses et son cadran solaire.

Il en était autrement pour mon père, évidemment, car son œil brilla, sa lèvre se plissa avec malice; puis tout à coup il fronça les sourcils et son regard se fixa entre les oreilles de son cheval.

Mais il s'écoula bien du temps avant que la maison Colivaut fût vendue.

J'allai habiter, les trois années du veuvage de mon père, à Courance, chez ma tante Planté[1]. Mon père se remaria. Ma tante Planté mourut. Madame Colivaut vivait toujours, et rien n'était changé à sa maison.

[1] Cette période a fait l'objet d'un roman précédemment paru: La Becquée.

Nous allions voir madame Colivaut au jour de l'An pour lui faire nos politesses, et une deuxième fois, généralement, au fort de l'été, parce qu'elle était sujette à des étouffements que la grande chaleur «rendait critiques», à ce que prétendait le médecin, et l'on croyait lui adresser des adieux définitifs. Mon père, étant son notaire, la voyait plus souvent. L'hiver ou l'été, c'était un plaisir de présenter ses hommages à cette vieille dame: au jour de l'An, elle distribuait des bonbons qui n'étaient pas du pays; à la belle saison, elle vous permettait de passer le temps de la visite dans les jardins.

On disait «les jardins», quoiqu'il n'y en eût en réalité qu'un seul; mais, sur la pente d'une colline, ce jardin se trouvait distribué en terrasses étagées, au nombre de trois, dont la plus basse, qui portait tous les bâtiments et s'agrémentait en parterre, faisait un retour du côté de la ville par un terre-plein à balustrade dominant la grande rue de Beaumont, dans sa longueur, jusqu'à l'église.

De tout Beaumont on voyait la maison Colivaut, les balustres, la vieille porte cochère à pattes de biche, le clocheton, l'orme et le marronnier.

Pour moi, l'attrait véritable de cette maison, c'était le cadran solaire.

Il était situé dans le second jardin. On y accédait par une douzaine de marches dégradées et branlantes où le passage quotidien avait créé un double sentier parmi la mousse. Lorsqu'on posait le pied sur une certaine marche, on la sentait osciller, et l'on croyait entendre le bruit sourd de l'éclat lointain d'une mine. Un prunier de mirabelles étendait ses fines branches au-dessus de l'escalier, et il y avait toujours quelque fruit qui pourrissait à droite ou à gauche, sur de jolis oreillers moussus. Au dernier degré s'ouvrait une large allée bordée de buis épais taillés à hauteur de la main. Cette allée était coupée à angle droit par une autre semblable, et, au croisement, s'élevait le cadran solaire.

Il est bien vain, sans doute, de rechercher les causes de l'attrait qu'exercèrent sur moi, du premier jour que je les vis, cette pierre ancienne, cette petite table d'ardoise portant gravées les heures du jour, ce triangle de métal et cette pointe d'ombre mobile. Je devais me cramponner à l'aide des mains et du menton pour lire l'heure et, en outre, prendre garde d'endommager mes chaussures contre la pierre et de piétiner le persil qui croissait alentour. La table d'ardoise était divisée par une profonde lézarde, et quand mes doigts pesaient contre l'un des bords, une des parties basculait et de petits insectes, trottinant comme des tatous, sortaient de la crevasse et se livraient sur l'ardoise à des girations éperdues. De beaux caractères romains enguirlandaient l'hémicycle des heures, dont j'avais voulu connaître le sens dès la première fois: «Lædunt omnes, ultima necat» (Toutes les heures nous blessent, la dernière nous tue).

Cette inscription mélancolique, gravée depuis plusieurs siècles, autant que la magie du soleil qui venait là complaisamment traduire en chiffres les étapes de sa course, me laissaient l'impression que quelque chose se passait à cet endroit, qui n'était pas tout à fait ordinaire. Ce carré d'ardoise était en relations avec le ciel, et de ces relations une grande vérité triste s'était dégagée, formulée et imprimée là.

Et je serais volontiers demeuré longtemps à contempler ce cadran. Je guettais la pointe d'ombre qui se promenait lentement sur les petites rainures des quarts d'heure, comme si elle eût été la plume de Dieu même, et j'osais espérer qu'elle écrirait peut-être un jour un mot pour moi.

Si, par hasard, quelqu'un montait les marches, je redoutais d'être surpris inerte et désœuvré. Alors je rougissais comme si j'eusse fait mal, parce que j'étais certain que l'on me trouverait ridicule. Et je n'eusse jamais osé dire à personne ce que je pensais, ni parler de mon plaisir. Cependant, à part moi, j'avais ma fierté d'évoquer des merveilles.

C'est dans cette attitude qu'un jour je fus brusquement secoué par quelqu'un qui était venu derrière moi à pas de loup. Ce quelqu'un avait de petites mains de fer qui s'appliquèrent sur mes yeux comme des griffes, tandis qu'une voix qui n'était pas désagréable demandait:

—Qui est là?

Puis elle commanda si impérieusement que je crus entendre cingler un fouet:

—Dites vite qui est là.

Je ne disais rien, parce que je ne savais pas qui était là. Alors on se mit à trépigner si fort que l'on m'égratignait les talons:

—Dites qui est là! Dites qui est là!… Mais dites donc quelque chose, petit sot!

Ce mot soulagea le diable qui m'écorchait, car il ouvrit ses mains de fer. Ce diable était une fillette, plus âgée et plus grande que moi, et qui, malgré son agression, me parut élégante et jolie. Lorsqu'elle vit le masque de clown, taché de rouge et de blanc, que ses doigts m'avaient fait, lorsqu'elle me vit si décontenancé, si ennuyé de ce qu'elle avait osé me dire, elle en fut aussitôt tout émue et m'embrassa. Elle m'embrassait avec le même emportement qu'elle avait mis tout à l'heure à me crever les yeux. Elle m'appelait son «ami chéri» et voulait absolument se faire pardonner ses violences. C'est moi qui fus confus; j'étais fort sensible aux caresses; je lui dis que je m'appelais Riquet; elle me dit:

—C'est moi Marguerite Charmaison.

Je la parai immédiatement de toutes les magnificences conçues dans mes rêveries. Son ardeur, ses élans et, tour à tour, sa grâce et ses câlineries achevèrent de m'éblouir.

II

A mon grand chagrin, je revis rarement Marguerite Charmaison, parce que j'habitais encore la campagne, tandis que ma jeune amie, qui était la fille d'un député de Paris, ne venait à Beaumont qu'aux vacances, voir la grand'maman Charmaison. Sa mère, très parisienne, aimait mieux les plages; son père, absorbé par la politique et le goût des arts, partageait son temps entre ses électeurs et l'hôtel Drouot.

Moi, j'étais à Courance avec mon grand-père et ma grand'mère Fantin, qui vivaient là, modestement, d'une petite rente que ma tante Planté leur avait léguée. Ils se félicitaient que mon père n'eût pas la place de me loger chez lui à Beaumont, ce qui l'obligeait à me laisser auprès d'eux.

Je ne fréquentais point d'enfants. Le pays n'était pas très beau; mais l'habitude de m'y promener seul ou silencieux, autrefois, aux côtés de ma tante Planté, qui ruminait toujours de graves affaires, avait fait naître en moi, dès cet âge, je ne sais quel contentement à revoir sans cesse les mêmes allées de noyers, les mêmes bois de sapins, les mêmes prairies; à respirer la même odeur en passant devant la porte ouverte d'une grange, dans une cour de ferme ou à la lisière de tel bois; à entendre le bruit du vent dans les chênes ou dans le feuillage des pins. Mes idées d'enfant se mêlaient à ces choses accoutumées comme, chez les enfants des villes, elles se mêlent à des visages; et je revenais à la maison avec la satisfaction que l'on a après avoir causé avec quelqu'un. Oh! tout cela ne me disait pas des choses transcendantes; je ne savais même pas ce que cela me disait, mais je me souviens très bien que mon cœur était léger, léger, et comme soulevé. C'est ce qui était cause, probablement, que lorsqu'on me parlait de Dieu, par exemple, je le voyais passer au-dessus des blés et au travers des sapins sous la forme d'un souffle,—si l'on peut dire,—d'un souffle doux et fort qui emporte le cœur et donne envie de pleurer.

Les paysans, les fermiers me saluaient au bord des chemins, ou, de loin, au milieu d'une vigne, redressaient l'échine, portaient la main à leur casquette et restaient un bon moment tout debout, à me regarder passer. C'est qu'ils voyaient encore à côté de moi l'image de ma tante Planté, avec qui ils m'avaient si souvent rencontré. Je sentais que ce n'était pas moi seul qu'ils regardaient; cela me rendait sérieux et me faisait courir quelquefois un frisson. Quelques années auparavant, on m'avait encore regardé comme cela parce que j'avais perdu ma mère, et partout où je me montrais, les yeux semblaient attirés par le vide que sa mort avait creusé à côté de moi.

A mesure que nous grandissons, nous traînons ainsi un cortège d'ombres apparent pour les yeux amis, et qui d'année en année s'accroît, mais aussi s'allège en proportion, grâce à la brièveté des mémoires.

Une ou deux fois par semaine, je rencontrais sur la route la voiture de mon père, qui venait nous faire visite. Il arrêtait son cheval et me faisait asseoir entre sa femme et lui.

J'étais prévenu contre cette femme par ma grand'mère, qui ne l'aimait pas, d'abord parce qu'elle lui rappelait péniblement sa fille; ensuite parce qu'elle était née en Amérique, quoique d'une famille française; enfin parce qu'on la jugeait trop jolie pour être ce qu'on appelle en province une femme comme il faut. Je ne parvenais pas à avoir pour elle une complète indifférence, parce que j'aimais sa jeunesse et sa figure et parce qu'elle sentait délicieusement bon. J'avais vécu parmi des vieillards, et j'étais naturellement attiré par sa fraîcheur. L'embarras que j'éprouvais à la voir provenait de la difficulté de lui donner un nom.

Mon père m'avait ordonné de l'appeler «maman»; ma grand'mère me l'avait défendu: «Donne-lui tous les noms que tu voudras, m'avait-elle dit; mais celui-là, jamais! entends-tu bien, jamais! On n'a qu'une maman; la tienne est au ciel: raison de plus pour lui réserver ce nom dans tes prières… Mon Dieu! mon Dieu! si elle t'entendait, de là-haut, le donner à une autre!…» Dans son bonnet noir, elle faisait une tête si extraordinaire, en disant cela, qu'elle me communiquait une religieuse terreur. Je ne savais pas du tout quel parti prendre. Au lieu de dire à mon père: «Bonjour, papa,» je l'embrassais lui-même sans rien dire; puis j'embrassais sa femme, autant que possible en riant très haut, pour faire du bruit. Cela ne réussissait pas toujours. S'il me faisait observer: «Eh bien! on dit bonjour…» je disais: «Bonjour.—Bonjour qui?—Bonjour, papa.—Mais, à elle?—Bonjour… ou… ou…» Dieu! que j'étais malheureux! Et le supplice recommençait si elle me faisait un cadeau, ce qui arrivait souvent, car elle désirait conquérir mon amitié. Il fallait dire merci.—«Merci qui?…» J'en ai encore la chair de poule!

III

Mon père nous arriva un jour à Courance avec l'air d'un homme qui apporte une bien bonne surprise. Il n'était pas assis qu'il nous dit:

—J'ai acheté la maison Colivaut.

—Vous avez fait une sottise!

Grand'mère lui lança cela d'un trait, avant de prendre le temps de déposer ses lunettes, ce à quoi elle ne manquait point d'ordinaire, lorsqu'il s'agissait de choses importantes. Mon père, qui était plein de son sujet et qui étouffait d'en parler, répliqua:

—Soit! n'en parlons plus.

Et il se leva comme pour aller faire un tour de jardin.

Cependant grand'mère enrageait d'avoir des détails. Elle alla jusqu'à la porte, dans le dessein de barrer le chemin à son gendre; mais lui-même, après avoir gagné la porte, en était revenu, car il espérait bien qu'on allait parler.

Tous les deux se promenaient de long en large. Mon grand-père était assis à une petite table de jeu et faisait des réussites. Lui, n'était pas nerveux et ne se mettait pas aisément martel en tête. Après deux minutes de silence qui parurent longues, grand'mère s'arrêta devant son placide mari:

—Eh bien! dit-elle, tu as entendu?

—Qu'est-ce que j'ai entendu, ma bonne amie?

—Tu ne pourrais pas nous accorder un peu d'attention? Ton gendre dit qu'il a acheté la maison Colivaut!

—Inutile! inutile! dit mon père. Ma chère belle-mère prétend que j'ai commis une sottise: enterrons cette affaire.

—Enterrons-la, dit grand-père.

Cela lui était bien égal; il se remit à ses cartes. Il disposait sur le tapis de drap vert ses petits paquets en piles; il flattait du bout des doigts ses narines velues et l'extrémité de son nez en cerise, puis retournait un des bristols flexibles avec l'intérêt d'un bébé qui ouvre une boîte de jouets. Grand'mère frappa la table en son milieu, du plat de la main, et les cartes sautèrent.

—Casimir! mais c'est insensé! veux-tu me faire l'honneur d'écouter, oui ou non?

—J'entends bien, ma bonne. Nadaud dit: «Enterrons cette affaire.» Mais quelqu'un qui n'est pas enterré, là dedans, c'est madame Colivaut. Elle vivante, vous n'habiterez pas sa maison, que diable!

—Il y a promesse de vente entre madame Colivaut et moi, dit mon père; l'engagement, synallagmatique, est conditionnel. «Au décès de madame Colivaut», porte l'acte.

—Mais, malheureux! dit grand'mère, vous ne voyez donc pas que vous allez vous mettre tout le pays à dos?

—Comment! parce que j'achète une maison, n'ayant pour m'abriter qu'une bicoque! parce que, n'ayant pas l'emplacement d'un cabinet de toilette pour ma femme, ni d'une chambre pour mon fils, je me rends acquéreur d'un immeuble!… Eh parbleu! que l'on dise ce que l'on voudra. J'use du droit qui appartient à tout citoyen d'acheter, quand il est en état de payer; et de plus j'accomplis un acte de salubrité pour mon ménage. Qui sait si l'obscurité, l'humidité de ma maison actuelle, n'ont pas été la première cause d'un malheur que nous déplorons les uns et les autres, n'est-ce pas? Rappelez-vous le médecin qui soignait votre fille: «Si elle avait pu être transportée à temps au grand air…» L'a-t-il dit? ne l'a-t-il pas dit, le jour même des obsèques? Fichtre! Je n'ai pas envie de recommencer. Quant à mon enfant…

—Oui, oui, tout cela est très bien, dit grand'mère; mais avez-vous songé aux Plancoulaine?

—Que le diable emporte les Plancoulaine!

—Non, mon ami, non, le diable n'emportera pas si aisément les Plancoulaine. Pour commencer, vous le premier, ne sauriez briser avec monsieur Plancoulaine, sans perdre du jour au lendemain les trois quarts de votre clientèle, composée de la bourgeoisie, qui se réunit chez lui tous les jours, et de la noblesse, qui, après l'avoir dédaigné quand il était maire, sous l'Empire, lui fait les doux yeux aujourd'hui que nous possédons un savetier à la tête du conseil municipal. En second lieu, votre femme ne se passera pas de la société qu'elle rencontre chez les Plancoulaine, qu'elle ne rencontrera pas ailleurs, retenez bien ce que je vous dis, parce que l'on ne se voit que chez eux, parce qu'ils ne permettront pas que vous voyiez qui que ce soit hors de chez eux, et parce qu'ils sont assez forts pour imposer leur volonté. Or, vous savez que M. Plancoulaine guigne cette maison pour son neveu Moche, depuis dix ans. Il me l'a dit cent fois: «Je n'ai pas d'enfants, madame Fantin; la consolation de mes vieux jours, ce sera d'avoir mon neveu Moche à trois enjambées de chez moi, au lieu de me donner la peine de faire atteler si je veux embrasser les fillettes.»

—Vous comprenez que si, pour éviter à Plancoulaine de faire atteler, je dois me condamner, moi et les miens, à vivre en un trou de taupe!…

Grand'mère lui dit d'un air narquois:

—Et c'est votre ami Clérambourg qui vous a conseillé cet achat?…

—Clérambourg est la prudence même: il ne m'a caché aucun des inconvénients de l'affaire.

—A la bonne heure!… Eh bien! mon cher, vous aurez Clérambourg lui-même contre vous!

—Clérambourg contre moi!…

—C'est moi qui vous le dis.

M. Clérambourg était le prédécesseur de mon père en son étude, et son plus cher ami. C'était un homme d'une vertu à toute épreuve et qu'on ne prenait point en défaut.

—Tout cela est bel et bien, dit mon père, mais n'empêche que je sois seul à juger comme il convient du prix de la santé de ma jeune femme et de l'opportunité de faire une place à mon enfant près de moi. Ce sont là de ces résolutions contre lesquelles tous les raisonnements échouent.

Du coup, grand'mère devint rubiconde. Par surcroît de malheur, le maudit achat de la maison Colivaut la priverait de son petit-fils. Elle l'avait prévu; mais c'est autre chose de se l'entendre dire.

J'étais accoutumé depuis mon plus bas âge à assister en témoin solitaire aux scènes de famille. Je savais en reconnaître de loin les signes avant-coureurs, comme un paysan annonce la pluie. Cependant je n'entendais pas les premiers bruits du désordre sans être secoué d'un tremblement. Alors j'invoquais le secours de je ne sais qui, en tout cas, d'une puissance favorable que je croyais volontiers près de moi; et il se produisait un phénomène imaginaire qui peut être figuré à peu près comme ceci: deux mains complaisantes se liaient derrière moi en formant un siège suspendu, suspendu à quoi? j'aurais été bien en peine de le dire, mais sur lequel je m'asseyais solidement. Aussitôt, le tabouret s'enlevait et allait se fixer, non pas à une hauteur extraordinaire, mais suffisamment hors de portée des gestes de ceux qui s'allaient chamailler, comme qui dirait sous la corniche, par exemple, de préférence dans une encoignure. En vérité, je restais bien au milieu de la bagarre; mais je voulais ne pas y être. C'est ainsi que parfois, dans les rêves, on parvient à dominer un cauchemar… Et, de là, je regardais, comme d'un balcon, une scène qui a lieu dans la rue.

Grand'mère blessa immédiatement son gendre dans la partie la plus sensible de l'amour-propre, en lui disant que sa femme n'était pas capable de prendre soin d'un garçon de mon âge.

Il n'y avait pas grand mal; le fait, assez vraisemblable, n'était guère méchant. Mais mon père n'entendait point sa belle-mère parler de sa femme sans qu'il flairât de machiavéliques embûches sous l'expression la plus anodine. Et dans ce que lui-même disait de sa femme, grand'mère soupçonnait des sarcasmes ou pour le moins des allusions défavorables à la mémoire de son premier mariage.

Toutefois, elle ne s'était jamais permis une appréciation aussi libre. Mon père bondit comme un chevreau. Il fit l'éloge de sa femme; il énuméra de nombreuses qualités que j'ai oubliées; à la fin, elle était un ange.

—Eh bien! dit grand'mère, est-ce que l'autre était moins parfaite?

Cependant elle avait naturellement de l'ordre dans l'esprit; elle revint au sujet, mais non pour le traiter posément, hélas!

—Voulez-vous savoir pourquoi elle n'est pas capable de prendre soin d'un enfant? le voulez-vous?

Il haussa les épaules.

—Je me suis rarement trompée, toutes les fois qu'il s'est agi de juger une femme, et j'ai pour cela un pronostic. Eh bien! votre femme a gardé pendant quinze jours, quinze grands jours, sur sa robe de tarlatane… là, là, en plein sur l'estomac… une tache! Ça crevait les yeux… Ça n'est rien, je le sais, ça n'est rien! Mais une femme qui a gardé pendant quinze jours une tache là n'ira jamais voir si votre enfant a changé de chemise ou pris son bain de pieds.

Mon père trépignait; il claquait des doigts; il voulait fuir, et il voulait rester aussi pour confondre l'audace de sa belle-mère.

Il saisit un argument qui était d'usage courant dans la famille:

—Parlons de savoir élever les enfants! quand votre grand dadais de fils, à quarante ans sonnés, végète encore à Paris et n'est pas fichu de gagner sa vie!

Le fils «qui ne gagnait pas sa vie» était la tache de ma grand'mère. Il n'était point en son pouvoir de la nettoyer. On la lui avait si souvent reprochée qu'elle la voyait en effet sur elle-même, et elle s'humiliait, à chaque fois, comme sous une peine originelle, inexplicable, mystérieuse et, à cause de cela, respectée.

Le grand-père s'était levé; il époussetait, à coups de chiquenaude, les revers de sa redingote, où tombait de ses cheveux blancs une neige légère, et il disait tantôt: «Nadaud!» et tantôt: «Célina!» en s'adressant à son gendre ou à sa femme, comme il l'eût fait à de petits chiens qui vont déchiqueter, en jouant avec trop d'entrain, le tapis de la table.

Mon père s'écria:

—Mais je ne sais pas ce que je fais là! Je me demande pourquoi je vous écoute!… Allons, mon petit, dit-il en se dirigeant vers moi, va faire ton paquet, je t'emmène…

—Où ça? cria grand'mère.

—Mais chez moi, parbleu! Après ce qui s'est dit ici!

—Vous ne ferez pas ça!

—C'est ce que nous allons bien voir!

Ma pauvre grand'mère avait à ce moment-là tout près de soixante-dix ans; la passion la soulevait, mais la fatiguait vite. La menace soudaine de son gendre acheva de l'ébranler. Elle voulut courir à la porte et dire sans doute: «Vous me passerez plutôt sur le corps!» mais son corps même lui manqua. Ses joues devinrent blêmes, ses yeux chavirèrent. Elle dit:

—Mais ce n'est pas possible! ce n'est pas possible!

D'autres paroles pressées lui emplissaient la bouche sans produire plus de bruit qu'une grappe de bulles de savon qui crève; mais de sa main maigre et tremblante, autrefois jolie, elle décrivait dans l'espace comme quoi c'était impossible que l'on m'emmenât. Mon père n'avait pas de place chez lui; il venait de dire qu'il n'avait pas de quoi installer un cabinet de toilette pour sa femme. Quand elle put parler, elle dit:

—Vous voulez donc la mort de cet enfant? Je la connais, votre maison, c'est un taudis, une cave: des pièces sans jour, une cour sans un rayon de soleil… J'y vois encore ma pauvre fille, dans son fauteuil, cherchant de l'œil un coin du ciel! Je l'entends: «Grand comme ça! si je voyais grand comme ça de bleu, il me semble que je pourrais guérir!»

Elle abondait, sans y prendre garde, dans le sens même des premières paroles de son gendre, et elle s'étonnait de le voir tout à coup souriant et arrondissant le bras et tendant la main pour recueillir comme la manne les choses sensées qu'elle disait enfin. Quand il jugea la provision suffisante, lui-même l'arrêta doucement:

—Là! là! dit-il, tout beau!… Nous sommes d'accord; c'est ce que je voulais vous faire constater dès en arrivant: ma maison est mortelle, et, n'ayant pas le choix, j'ai donc bien fait d'acheter la maison Colivaut… Vous l'avez dit, vous l'avez dit! Maintenant, je vous avouerai, entre nous, que je ne suis pas fâché de vous laisser Riquet encore, provisoirement, parce qu'il nous eût vraiment gênés dans notre boîte. Mais, Dieu merci, la question a été posée et même tranchée, et vous avez le temps de vous préparer à le voir habiter avec moi dès que j'entrerai en jouissance de la maison Colivaut.

Grand-père, qui sentait que c'était fini, dit plaisamment:

—Comment se porte madame Colivaut?

—Mais, dit mon père, couci-couça… On redoute pour elle les chaleurs.

—Tranquillisez-vous, le journal nous prédit un été torride.

IV

Le dimanche, nous nous rendions grand-père, grand'mère et moi, à la messe de Beaumont. Puis l'on déjeunait chez mon père, et, l'après-midi, l'on se rendait, avec tout ce qui avait un nom dans la ville, chez les Plancoulaine.

On privait les enfants d'aller chez les Plancoulaine lorsqu'ils n'avaient pas été sages. Je ne saurais dire au juste ce qui attirait dans cette maison, car madame Plancoulaine avait au menton la barbe d'un pâté de ménage qui moisit; elle embrassait trop fort et trop longuement, et n'offrait que du «raisiné», une confiture épaisse et fadasse que l'on puisait dans des jarres de grès; enfin M. Plancoulaine était quelque chose comme un ogre.

Rien ne vaut contre les faits et les habitudes: c'est chez les Plancoulaine qu'on allait, chez eux que l'on se rencontrait, chez eux que l'on avait plaisir à se voir.

Le déjeuner chez mon père n'exerçait pas la même fascination; d'ailleurs, il était d'institution récente. On s'était imposé, d'un commun accord, cette occasion hebdomadaire de se réunir,—comme il arrive parfois dans les familles,—afin d'échapper à la tentation de ne se point réunir du tout. Et cette institution ne remontait pas plus haut que l'époque de la grande querelle survenue à propos de «la tache». Mon père n'ayant pu se tenir de rapporter à sa femme les propos de grand'mère, il y avait eu, à la première entrevue entre les deux femmes, une algarade qui avait dû, au bout d'une heure, s'apaiser et se terminer par des concessions réciproques ou des excuses, scellées d'une invitation à déjeuner. Cela se passait au milieu de la semaine.

—Voulez-vous demain? avait proposé la jeune femme.

—Attendons jusqu'à dimanche, avait dit grand'mère, bien des choses se tasseront d'ici-là.

On avait remis le déjeuner au dimanche.

On s'y trouvait un peu contraints, la mésintelligence fondamentale demeurant la même, malgré les plus loyaux efforts à la dissimuler.

Je m'en tirais, quant à moi, à assez bon compte, depuis l'heureuse inspiration qui m'avait permis un beau jour, d'inventer un nom à donner à la femme de mon père. Pour un cadeau qu'elle m'avait fait, j'avais dit encore et comme toujours: «Merci.» D'ordinaire, c'était mon père qui m'objectait aussitôt, d'un ton impératif: «Merci qui?…» Cette fois, elle-même me dit, d'une voix douce, en approchant de ma bouche sa joue parfumée: «Merci qui?…» Mon cœur battit; je crus, certes, commettre un sacrilège vis-à-vis de la mémoire de ma mère; mais un terme moyen, un terme qui me paraissait ménager les exigences des uns et des autres, m'était venu, et je m'en servis. Je dis: «Merci, petite-maman.» Elle courut en faire part à mon père, qui fut ravi, m'embrassa et n'appela plus sa femme, dans ses rapports avec moi, que du mot composé que j'avais trouvé pour ne pas dire «maman». Néanmoins, devant ma grand'mère, je trouvais «petite-maman» encore un peu fort et trop rapproché du mot qu'elle m'avait défendu d'employer, et je disais «petite-mère», par une nuance subtile.

V

Un dimanche, nous trouvâmes mon père très agité. Il nous confia que le bruit du contrat passé avec madame Colivaut était répandu, bien qu'il eût essayé de le tenir secret jusqu'à la mort de la vieille dame.

—Et la santé de madame Colivaut, dit le grand-père, est toujours excellente?

—Excellente.

—Ah! ah! dit grand'mère, je vous ai averti, dès le premier jour, que vous auriez des ennuis; vous avez paru faire fi de mes prévisions.

—On ne prévoit jamais toute l'étendue de la méchanceté des hommes!

—Que voulez-vous dire?

—Oh! rien de particulier… Je parle de la méchanceté des hommes, c'est une façon de dire: il y a de fières canailles!

—Que s'est-il donc passé?

—Mais je ne dis pas qu'il se soit passé quelque chose.

—Les hommes sont-ils méchants? reprit grand'mère. Ils sont lâches plutôt… Ah! je vous concède qu'ils peuvent commettre bien des atrocités quand ils se sentent en nombre et que quelqu'un donne le branle. Il suffit d'un individu intéressé à mal faire: les autres suivent comme un troupeau de Panurge, mais sans se rendre compte de ce qu'ils font.

Mon grand-père était pur optimiste. Il n'avait eu toute sa vie que des déboires, ayant passé cinquante ans dans les affaires, ayant été volé toujours, ruiné dix fois, garanti seulement par l'âge de recommencer l'aventure. Il se flattait d'avoir connu bien des gens aimables et ne gardait rancune à personne. Les événements ne le touchaient plus que rétrospectivement, en évoquant le souvenir d'une anecdote qui, comme au théâtre et dans la littérature de son temps, se terminait toujours bien.

Il en raconta que nous avions entendues vingt fois, mais qui allégèrent l'embarras où nous mettait le tourment de mon père. Et après le déjeuner, voyant que l'on manquait d'entrain, il nous dit:

—Allons fumer un cigare chez les Plancoulaine.

—Déjà? fit mon père.

—Vous ne dites pas déjà, d'habitude. Vous êtes le premier à blâmer votre jeune femme lorsque sa toilette la met en retard.

—Mais il n'est pas deux heures.

—Nous verrons chez les Plancoulaine monsieur Charmaison, dit petite-maman; je l'ai aperçu ce matin à la messe de huit heures avec ces dames.

—Cet iroquois-là va à la messe? dit grand'mère.

—Oh! pas à Paris, à cause de ses électeurs, mais ici, à cause de sa mère.

Grand'mère n'appelait jamais M. Charmaison que l'iroquois. Il était député radical avancé, d'une part,—quelques-uns insinuaient qu'il avait failli se compromettre dans la Commune,—et, d'autre part, distingué de sa personne, de goût cultivé et homme du monde. Quelque chose de la méfiance de grand'mère à son endroit rejaillissait sur mon amie Marguerite.

Marguerite Charmaison était élevée à la manière libre, c'est-à-dire qu'on ne lui imposait aucune morale, aucune religion, aucune étude. Elle s'élevait elle-même, pour ainsi dire, et à sa guise. C'est une petite, disait-on, qui tournera mal. Deux ans auparavant, déjà, ne voulait-elle pas entrer au théâtre parce qu'elle avait vu jouer Mounet-Sully! Elle débitait chez les Plancoulaine des tirades de Corneille et de M. de Bornier. Et elle portait dans un carnet une photographie rognée du célèbre comédien en Œdipe, les yeux crevés et sanguinolents, horrible. «Comme cela, confiait-elle en montrant cette terrifiante image, on ne dira pas que c'est l'acteur et non l'art qui me plaît.» Elle avait quatorze ans à peine! Mon admiration pour elle atteignait le délire.

Mon père alla plusieurs fois à son cabinet, sous le prétexte qu'il avait entendu entrer des clients. Petite-maman sonna la bonne pour lui demander s'il était entré des clients: il n'était entré personne, sauf le maître clerc Coqueugniot.

Nous étions tous prêts et debout, attendant le départ. Impatientés, nous passâmes dans la cour où l'on montait à l'étude des clercs et au cabinet, par un escalier extérieur.

De la fenêtre du cabinet sortaient des nuages bleuâtres qui allaient s'évanouir dans le feuillage d'une glycine. On appela. Mon père parut aussitôt: il était chez lui, tout seul, debout et fumant un cigare.

—J'y vais, je vous suis. Une minute.

—Il est là, il n'a rien à faire; il ne fait rien, dit sa femme. Il ne travaille pas en fumant et il ne fume presque jamais. Quand il allume un cigare, c'est qu'il est énervé.

—Mais qu'a-t-il donc?

—Est-ce que je sais? Cette satanée maison…

—Ah! dit grand'mère, c'est bien pour vous qu'il l'a achetée! Ma pauvre fille est morte dans celle-ci, elle…

—Je pense que vous ne me reprochez pas de n'en avoir pas encore fait autant?

Oh! sapristi! elles ne pouvaient pas échanger trois idées sans se prendre de bec! que c'était donc ennuyeux! Heureusement, mon père descendit et nous partîmes.

VI

A ranimer seulement ce souvenir, l'odeur de nos rues de petite ville, le dimanche, me revient en bouffées que l'éloignement seul rend agréables. Ces rues étaient bondées de paysans exhalant l'ail et le vin, piétinant le crottin, imprégnés de l'atmosphère de l'étable à bœufs. Ils se tenaient au carrefour, en une masse immobile et impénétrable qui envahissait aussi toute la place de la Mairie, dominée par la statue hautaine d'Alfred de Vigny, dont le noble et pur profil de bronze n'évoquait absolument rien, à personne.

On attaquait cette foule par les bords, en longeant les maisons afin d'y prendre un point d'appui; encore butait-on dans les colliers de cuir de l'étalage du bourrelier, dans les seaux de fer-blanc ou les sacs de graines, gras, bondés, boursouflés, fermés étroitement par une cravate de chanvre qui gaufre la toile en nombril d'andouillette. Je voyais les enfants de mon âge se faufiler dans cette forêt humaine en s'agrippant aux pantalons des paysans et s'orientant avec un instinct de sylvains entre les troncs cagneux de velours côtelé. Mais ma grand'mère disait invariablement, avant de pénétrer dans le fort de l'assemblée: «Gare les puces!» et j'évitais avec soin les contacts rustiques.

On ne retrouvait ses aises que lorsqu'on avait atteint le magasin élégant de madame Virevolière, où ces dames se fournissaient de tout ce qu'elles ne faisaient point venir de Paris; et l'on arrivait sans trop de difficulté jusqu'à l'église, après avoir respiré les émanations de la charcuterie à droite, de la pharmacie à gauche, et le parfum du bois de noyer chez le marchand de sabots. Après cela venaient des maisons bourgeoises: celle de la vieille madame de Grébauval, que l'on saluait à sa fenêtre, du colonel Flamel, de maître Courtois, le confrère de mon père, que l'on évitait de regarder s'il se trouvait par hasard dans sa cour.

Nous ne fréquentions point M. Courtois, bien entendu, les deux notaires vivant à couteaux tirés; et il était une des rares personnes que l'on ne rencontrât chez les Plancoulaine qu'au 1er janvier. C'est qu'ayant été autrefois leur notaire, il avait été supplanté par mon père dans cette qualité avantageuse. A l'écart des Plancoulaine, M. Courtois ne pouvait voir beaucoup de monde à Beaumont. Sa clientèle était rurale; il possédait des propriétés et jouait au gentilhomme campagnard.

M. Courtois avait deux enfants jumeaux, de mon âge. Quand nous nous croisions dans la ville, les jumeaux et moi, nous ne manquions pas de nous toiser, du chapeau à la chaussure, comme des femmes. Huit fois sur dix, à la suite de cet examen, les jumeaux échangeaient une réflexion qui les faisait rire, et je rougissais. J'eusse été fier vis-à-vis d'eux, cependant, à cause de l'étude de mon père, qui passait pour supérieure à l'étude Courtois; mais j'étais seul: ils étaient deux; de plus, ils montaient à cheval.

Il paraît que M. Courtois était précisément dans sa cour au moment où nous passâmes, ce jour-là. Mon père le dit à sa femme, avec mystère, quatre pas plus loin. Il n'avait pourtant pas tourné la tête, mais il avait vu son ennemi. Je surpris ses paroles, et d'un mouvement involontaire, je me jetai en arrière pour voir la porte par où mon père avait vu M. Courtois sans remuer la tête. J'aperçus alors mon grand-père et ma grand'mère, demeurés derrière nous. Grand'mère se composait, elle aussi, une figure, par solidarité de famille, en passant devant la maison Courtois: elle abaissait les coins de la bouche et, raidissant la taille, portait l'œil à quinze pas. Mais mon grand-père était bien avec tout le monde; il ne se gêna point pour regarder dans la cour, et il allongea un grand coup de chapeau à M. Courtois. Mon père disait en ce moment à sa femme:

—Je l'ai vu, comme je te vois, dans sa cour: il mettait ses gants.

—Non?…

—Il mettait ses gants!… J'ai été prévenu par lettre anonyme: nous allons nous rencontrer là-bas nez à nez.

—Ah! c'est donc cela!… Tu ne pouvais pas parler plus tôt?…

—Je ne croyais pas; j'attendais des preuves… Il met ses gants, je l'ai vu; nous l'avons sur les talons. S'il va chez les Plancoulaine aujourd'hui, c'est qu'il y est convoqué; s'il y est convoqué, c'est qu'on me nargue. Ma petite, il n'y a pas à se le dissimuler, nous faisons aujourd'hui notre dernière visite aux Plancoulaine.

—Oh! tu te laisses monter la tête: tu crois ce que t'a dit ta belle-mère!…

—Toute la ville le sait déjà!… Tu ne lis donc pas sur les figures?

VII

Nous arrivions à l'ancienne porte de la ville par une ruelle obscure qui serpente entre de vieilles maisons à colombage, et l'on prenait jour tout à coup en face du pont en dos d'âne qui relie Beaumont au faubourg, au milieu d'un paysage large et charmant.

Ce pont, qui n'a été restauré que d'un côté,—duquel ce n'est pas la peine de parler,—a conservé, de l'autre, son parapet de pierre, muni de bornes, et qui s'en va tout zigzaguant et offrant de commodes refuges triangulaires au-dessus de ses longs brise-glaces pointus. A peine y a-t-on fait quelques pas, que l'on ne peut s'empêcher de s'arrêter pour regarder de loin le spectacle amusant des laveuses qui battent leur linge en bavardant, le long d'une berge savonneuse, de l'abreuvoir jusqu'à l'antique mur de boulevard soutenant le jardin du curé. Cette belle muraille robuste et ventrue a été couronnée sous Louis XIV d'élégants balustres, comme ceux de la maison Colivaut, qui s'ornementent aujourd'hui de vignes vierges et d'églantiers sauvages. Enfin, c'est la rivière, large, noire et profonde, baignant des jardins puis des prairies à perte de vue, et dont, là-bas, un double cordon de peupliers s'empare, comme de rigides soldats, pour l'obliger à faire un détour. Et quel joli coteau! tout feuillu de chênes dont les têtes rondes dessinent puérilement sur le ciel une ligne de demi-lunes qui vont s'apetissant, s'apetissant jusqu'à vouloir entrer, dirait-on, sous le porche d'une église de village située tout exprès au fond du tableau.

A droite du pont, c'est le quai; il mène aux écluses et à la fabrique. Il est bordé par un long mur de soutènement où s'appuie un jardin que cache une allée de tilleuls. Ce sont les tilleuls de chez madame Charmaison.

C'est là, pendant que mon père se sentait si méchamment atteint par le premier engagement de l'affaire Colivaut, que me réapparut, après des années d'absence, celle qui m'avait surpris quand elle était fillette, au cours de mes réflexions devant le cadran solaire. Je ne la reconnus pas tout d'abord.

Derrière une haie vive, soigneusement taillée, on voyait, sous les tilleuls, un corsage bleu, une gerbe de cheveux blonds, un chapeau de paille très vaste, dont les bords ondulaient, au gré des pas, sous une couronne de bleuets.

Je m'arrêtai pour regarder de loin cette jeune fille, et je demandai qui elle était. Petite-maman me dit:

—Mais c'est Marguerite Charmaison!

Nous gravissions lentement l'échine du vieux pont. Il faisait un soleil éclatant. Ces dames s'abritaient sous leurs ombrelles; on clignait des yeux. Sur le quai, contre le long mur du jardin Charmaison, une bonne femme pliée en deux, un grand mouchoir à carreaux bleus sur son bonnet, poussait une petite voiture à bras.

Il y a des moments où les choses les plus ordinaires nous frappent, on ne sait pourquoi, et semblent nous dire: «N'oubliez plus nos formes, ni nos couleurs, ni l'assemblage que par hasard nous faisons.» Je ne crois pas avoir jamais ouvert les yeux sur un paysage qui m'ait plus séduit que ne le fit la vue de ce long mur ensoleillé, de cette charrette à bras, de l'ombre des tilleuls et de Marguerite Charmaison vêtue de bleu, qui marchait doucement, tenant un livre à la main.

Petite-maman ajouta:

—Oh! vous ne pourrez plus jouer avec elle: elle est bien trop grande et trop sérieuse… Pendant que j'y pense, qu'on ne lui parle plus de Mounet-Sully, ni de réciter des vers, cela la met dans tous ses états.

Cette parole me causa du chagrin, parce qu'il y a toujours un sentiment de tristesse à apprendre que quelqu'un a changé d'idées.

Au bout du pont s'étalait le faubourg qu'il fallait traverser pour arriver chez les Plancoulaine par le parc. Les familiers coupaient au plus court, par une ferme donnant accès sur la cour des communs. Il y avait à se faufiler dans un corridor sombre, sentant le grain, où l'on dérangeait des poussins qui se sauvaient en pépiant; et, au débouché, une mère poule pattue, entourée du fort de la couvée, grommelait dans ses bajoues. C'est par là que nous entrâmes, selon notre habitude. Mon père dissimulait mal son émotion. De ce qui allait se passer, avant une heure, dépendait sa fortune.

VIII

Il nous dit, plus tard, qu'il avait remarqué au valet de chambre un air goguenard; était-ce bien exact? Toujours est-il qu'il n'y eut rien d'insolite dans la façon dont monsieur et madame Plancoulaine nous accueillirent. Madame Plancoulaine m'embrassa avec plus de chaleur que je n'en eusse demandé. M. Plancoulaine avait le visage cramoisi, ce qui lui était assez ordinaire, surtout après les repas, et il venait de déjeuner avec le curé de la Ville-aux-Dames, fort buveur et mangeur, qui avait plus de couleur encore que son hôte. Nous trouvâmes aussi un musicien de Paris que l'on disait célèbre, qui venait passer six semaines chaque été, et que l'on appelait M. Théodore.

Le neveu Moche, celui pour qui M. Plancoulaine convoitait la maison Colivaut, avait aussi déjeuné là. C'était un homme veuf, grisonnant, quelconque, vivant à l'ombre de son puissant oncle, comme un jeune homme en tutelle; il était flanqué de deux filles sans agrément, que l'on continuait d'appeler «les fillettes» depuis plus de vingt ans.

Presque en même temps que nous, arrivèrent, par le jardin, les Capdevielle, le directeur de la fabrique, sa femme, leurs cinq filles, l'institutrice et l'Anglaise. Comme nous étions encore debout, dans le petit salon, nous nous portâmes jusqu'au perron pour le plaisir de les voir descendre d'un break à deux chevaux où des bras émergeaient par-dessus les têtes, immobiles comme des échalas, parce qu'ayant de loin fait des signaux ils ne trouvaient plus place dans cet amas de corps, tant on était tassé. C'était le bonheur de M. Plancoulaine, qui n'avait pas d'enfants, de voir des familles nombreuses, et il estimait la santé, la gaieté, l'exubérance. Les cinq petites Capdevielle, habillées toutes de même, en percale blanche, coiffées de capotes de toile d'où leurs cheveux débordaient en boucles, rappelaient les brochettes d'enfants de Kate Greenaway. Leur mine était éblouissante. On leur avait déniché une institutrice bien incapable d'enseigner quoi que ce fût qu'elle n'eût elle-même appris mot à mot et par cœur, car on la déroutait en lui citant les sous-préfectures par ordre d'importance au lieu de l'ordre alphabétique, mais qui aimait les petites follement; un geste, un mot des babies lui arrachaient des éclats de rire à couvrir le tapage des cinq sœurs. L'Anglaise, plus réservée, écoutait attentivement tout ce qui se disait, afin d'apprendre la langue.

Ce furent des embrassements, des cris. M. Plancoulaine, colosse attaqué seulement aux jambes par la goutte, saisissait chaque petite Capdevielle à la taille et l'élevait au niveau de sa moustache, qui piquait la chair fraîche des joues et faisait pousser aux Kates Greenaways des glapissements de renard pris par la queue, sans les fâcher, du reste, car elles demandaient parfois à recommencer, pour crier plus fort. Alors, le musicien, M. Théodore, sortait.

Mon père fut heureux de voir arriver M. Clérambourg, son grand ami. M. Clérambourg était, de l'avis commun, aussi sage que M. Plancoulaine était irritable et violent. Tous les deux, hommes d'âge, étaient, dans la ville, des autorités; mais l'un dominait, grâce à son salon et à sa colère.

Le juge de paix, M. Gantois, et sa femme entrèrent peu après, tandis que le curé de la Ville-aux-Dames s'en allait chanter les vêpres. Puis vint le colonel Flamel, bel homme, fine tournure, ancien officier aux guides: Solferino, Mexique, pieds gelés à Sébastopol, poitrine trouée à Gravelotte, démissionnaire lors de la mort du prince impérial; âme loyale et fidèle. Il dépassait d'une bonne tête le jeune docteur Troufleau toujours en longue redingote noire et en chapeau haut de forme, une tenue bien incommode pour la saison, et qui le distinguait de tous ces messieurs; mais il tentait par là, disait-on, de balancer l'effet de sa jeunesse, difficilement conciliable avec l'autorité scientifique.

Ce jeune Troufleau avait la chance de se trouver par hasard seul médecin à Beaumont, qui fournit un contingent de malades à nourrir deux docteurs, et il eût été le plus heureux des hommes s'il avait réussi à s'y marier convenablement. En six mois il s'était vu refuser trois jeunes filles du pays, ce qui lui créait vis-à-vis des familles, quand elles étaient obligées de recourir à ses soins, une situation délicate. Par contre, des familles lui faisaient la tête s'il ne songeait pas à les honorer d'une demande qu'elles eussent d'ailleurs écartée, à cause de son âge et de son manque de fortune. Les Plancoulaine, entre autres, s'indignaient qu'il ne courtisât pas l'une des demoiselles Moche. On lui conseillait d'épouser hors du pays. Mais cela n'eût-il pas passé pour bravade? Et le pauvre garçon était trop occupé pour battre le département en quête d'une femme. A ses jolis yeux doux, on devinait en lui un cœur tendre à qui la solitude pesait; il semblait toujours malheureux, avec sa redingote longue et son tuyau de poêle, comme un monsieur susceptible du cerveau et qui est sorti sans mouchoir.

On entendait le sable grésiller dans les allées du parc, un ordre donné au cocher, le cliquetis des gourmettes, des pas sur le perron, et l'on voyait des gilets blancs apparaître contre les sombres tapisseries du petit salon; des femmes, des jeunes gens, des enfants suivaient: c'étaient les châtelains des environs. On causait tout de suite chevaux, vignobles, constructions, impôts, chasse ou politique. Nous vîmes s'avancer lentement la vieille madame Charmaison, que soutenait son fils le député. Je fus horriblement intimidé quand Marguerite s'approcha.

Il vint encore bien d'autres personnes, mais je n'en finirais pas si je nommais tout le monde.

Quand on était réuni dans le grand salon, madame Plancoulaine considérait cette affluence avec un ravissement dans toute sa physionomie, et l'on savait qu'elle pensait au goûter.

Offrir à goûter était le but de la vie de cette femme excellente. Elle eût offert à déjeuner et à dîner, si sa fortune le lui eût permis. A défaut, elle distribuait du raisiné à quatre heures.

Ce n'était pas une gourmandise de manger ce raisiné, mais il faut avouer que le nombre et l'entrain des convives sont d'un attrait plus grand que les plus fins repas. Que l'on se figure une salle entièrement garnie, telle une bibliothèque, de rayons qui supportaient, côte à côte, des récipients de formes variées,—car tout bocal, tout bol, toute terrine, toute soupière, tout saladier, toute urne, entrés dans la maison, finissaient en pot de raisiné,—coiffés d'un turban de papier lié d'une ficelle et remplis jusqu'aux bords de cette matière très propre à étendre sur le pain, composée essentiellement de jus de fruits, de poires, de coques et de pépins de raisin: c'était l'office, ouvert à deux battants sur la salle à manger.

Quand l'heure était venue, on passait là, en foule; on contemplait ces réserves de nature à soutenir un siège, et quelque galant de ces messieurs en complimentait la maîtresse de maison. Rosalie, la bonne, montait sur une courte échelle, atteignait le pot que son rang destinait à être entamé, s'en écrasait la poitrine, enfin, redescendant avec quelque majesté et non sans accrocher le bord de sa jupe à quelque tête de clou, déposait le raisiné sur la table, au milieu d'un peuple attentif. Madame Plancoulaine elle-même, ayant décoiffé le pot, y enfonçait une cuiller de bois de la largeur d'une de nos mains. On trépignait, on criait, on riait; quarante bras tendaient des tartines. Alors madame Plancoulaine, se rengorgeant, remerciait Dieu d'avoir fait le monde.

IX

Mon père fut successivement interrogé par plusieurs de ces messieurs qui se postaient devant lui ventre à ventre, avec un air de confidence, et à qui il semblait répondre évasivement, en levant les sourcils très haut, dirigeant loin son regard et écartant les deux bras. Et la double ride profonde qu'il portait à la racine du nez se creusait. On lui parlait de la maison Colivaut.

J'aperçus M. Clérambourg, toujours informé de tout, qui opposait à une question sans doute indiscrète une main rigide, tendue en écran, tandis qu'il fermait les yeux dans l'attitude du Génie gardant le secret de la tombe. M. Plancoulaine et le neveu Moche s'imposaient une réserve dont ma famille s'effraya.

Pourtant, un signe de bon augure était que le Courtois n'avait pas paru. Qu'il eût mis ses gants dans sa cour, c'était possible; mais qu'il se dirigeât vers ici, en somme, cela demeurait incertain.

Ce qu'il y avait d'incontestable, c'est que d'autres personnes que nous sentaient une atmosphère orageuse et, en le faisant remarquer, propageaient le trouble autour d'elles. Petite-maman nous dit plus tard qu'usant de la grande liberté que sa beauté et son talent de musicienne lui avaient acquise près du maître, elle s'était levée pour aller lui demander tout net si l'on allait ou non voir Courtois. Mais mon père l'avait retenue:

—Non! non! j'aurais l'air de fuir devant mon confrère. Je veux tenir jusqu'au bout: attendons.

En attendant, je m'étais créé, moi aussi, mon angoisse. Voilà: je n'avais pas dit bonjour à Marguerite Charmaison. Je voulais aller lui dire bonjour; je ne le faisais pas. Et à mesure que je tardais, ma démarche devenait plus difficile, parce que je devais me faire pardonner, outre ma gaucherie, mon impolitesse. Marguerite était passée près de moi sans me voir; mais peut-être m'avait-elle vu depuis. Peut-être aussi me méprisait-elle comme trop petit. Elle était si jolie et si grande!

Mon désarroi s'embrouillait davantage. Je me disais: «Il est trop tard maintenant; je n'ai plus qu'un parti à prendre: c'est de me dissimuler, de m'anéantir. Il faut qu'elle ne me sache pas ici. La prochaine fois que je la rencontrerai, je marcherai vers elle tout droit, comme si je ne l'avais pas vue depuis quatre ans.»

J'étais caché derrière madame Capdevielle, de qui le dos formait un large abri. Une idée me vint: elle n'était pas belle. Je désirai que ce que redoutait mon père se produisît, qu'il y eût un esclandre à propos de la maison Colivaut, que l'on se fâchât et que nous disparussions d'ici à jamais. Cela, oui, certes, plutôt que d'être un niais aux yeux de Marguerite Charmaison!

Sans bouger, j'apercevais les genoux de Marguerite Charmaison et, plus haut, un bout de nœud bleu, partie de son corsage. J'observai qu'elle ne parlait pas. Elle, si bavarde autrefois! Pour qu'elle fût si différente, que lui était-il arrivé?

Puis je pensai que si rien de grave n'éclatait avant quatre heures, j'étais perdu, car à l'heure du raisiné il me faudrait, coûte que coûte, me faire reconnaître de Marguerite. Alors je fus envahi par une de ces grandes tristesses qu'on ne ressent plus, après ces enfantillages, qu'à l'âge d'homme, lorsque la seconde timidité, celle de l'amour, vous stupéfie. Et, dans ma détresse, mes yeux étaient attirés par le mesquin spectacle de l'aisselle de madame Capdevielle, qui petit à petit se mouillait! De telles misères se mêlent souvent aux préoccupations les plus dignes. Madame Capdevielle avait un corsage blanc à vignettes. Ces vignettes étaient, si je me souviens bien, de minuscules gerbes de blé jaune entremêlées à des faucilles violacées. Au travers du tissu, se discernaient le bord brodé de la chemise et la peau nue formant vallée au milieu. Une petite odeur de caoutchouc avait appelé mon attention stupide vers le dessous du gros bras matelassé insuffisamment. Au-dessous du matelas, une source s'épandait parmi les faucilles et les gerbes de blé, et je considérais d'un œil de poule le progrès lent, mais perpétuel, de l'onde qui noyait toutes les cinq minutes une nouvelle gerbe, une nouvelle faucille.

Tout à coup, d'un coin du salon, partit comme un cyclone, la farandole des cinq petites Capdevielle. Elles se tenaient par la main et glissaient avec une vitesse d'ouragan entre les sièges, semant le bruit et la terreur. M. Plancoulaine était indulgent à ces sautes de jeunesse et les encourageait d'un rire d'ogre dont le retentissement était plus fort que celui de nos cris aigus. Je vis venir la trombe; elle m'emporta comme un fétu. Elle en emporta d'autres. Je gambadais, je marchais sur les pieds de dames qui disaient nous trouver charmants; je manifestais une grande allégresse de me sentir arracher les bras; j'ouvrais la bouche, et je hurlais en passant devant Marguerite Charmaison!

Mes relations avec Marguerite Charmaison étaient brisées! Ou bien elle était devenue trop sérieuse et trop belle pour se souvenir de moi; ou bien, si elle m'avait reconnu, elle n'oublierait plus qu'elle m'avait vu ouvrir la bouche en imbécile au milieu d'une farandole de gamines.

J'allai tomber sur les genoux de ma grand'mère, où j'espérais enfouir ma confusion. Mais je n'y avais pas eu le temps de souffler que petite-maman, inspirée par le charivari, s'asseyait au piano et entamait une bacchanale d'Offenbach d'un rythme infernal, qui relevait les petites Capdevielle et dix autres enfants; ceux-ci m'enlevaient de nouveau, et voilà la farandole relancée à travers les groupes. J'y perdais la tête, quand soudain nous nous arrêtons comme si la foudre eût frappé l'un de nous. Petite-maman a suspendu son jeu. Tous les visages sont interdits. Et j'aperçois M. Plancoulaine debout, plus rouge qu'après son déjeuner, frappant du pied le sol et répétant d'un ton de tonnerre:

—Nom d'une boutique!… On ne s'entend plus ici!

Jamais M. Plancoulaine ne s'opposait aux jeux des enfants. Il était quinteux, autoritaire et terrible, mais la jeunesse le métamorphosait en agneau.

Oh! oh! cette fois, il se passait quelque chose.

Petite-maman quittait le piano et M. Plancoulaine ne s'excusait pas de l'avoir interrompue. Tous les enfants se réfugiaient dans le giron de leurs parents. Un grand silence suivit.

C'est par ces mouvements d'autocrate que M. Plancoulaine domptait tout le monde. Les plus déterminés de ces messieurs n'étaient que roquets auprès de ce tyran de village.

Aussitôt, telle une sœur de charité après le combat, madame Plancoulaine vint droit à nous, nous cajola, mon père, sa femme, mes grands-parents et moi; nous dit que l'heure du goûter approchait, et qu'en raison de la chaleur elle avait fait préparer aujourd'hui des citronnades. Elle s'ingéniait à pallier les vivacités de son mari, et elle avait un tel don de panser les blessures qu'il en pouvait infliger presque impunément.

Mais, en nous secourant, ne disait-elle pas à tous, avec candeur ou malignité d'hôtesse: «Ce sont ceux-là que le trait a frappés?»

X

Un domestique vint, selon l'usage de la maison, annoncer que «ces petits messieurs étaient servis». Chacun profita de la nouvelle pour ranimer la compagnie. Le protocole voulait que les enfants prissent la tête du cortège pour passer à la salle à manger. Je boudais, j'avais envie de pleurer: je refusai absolument de quitter le pan de la jaquette de mon père pour donner le bras à une petite Capdevielle. Mon père lui-même attendait je ne savais trop quoi. Il attendait que quelqu'un offrît le bras à sa femme; et il était de toute évidence que ces messieurs la délaissaient, en plats courtisans, sous les yeux du maître, qui fermait seul la marche, à cause de sa jambe goutteuse. Mon père se disposait à conduire lui-même sa femme, lorsque le docteur Troufleau, timide et maladroit, qui était demeuré seul en un coin, se présenta et nous sauva.

Nous atteignions l'entrée du petit salon. Des pas sur le perron, des voix hésitantes et le frottis soigneux et prolongé de semelles sur le paillasson décelèrent une visite inaccoutumée. On distinguait, au travers du store, des silhouettes mouvantes. Beaucoup tournèrent la tête; des couples, intrigués, s'arrêtèrent. Une main s'introduisit, saisit le cordon du store, tira: il se forma un boudin vert qui grossit en s'élevant rapidement, et nous vîmes, en plein soleil, le domestique Pierre; derrière lui, M. Courtois et ses fils.

Ils s'inclinaient avec déférence, avec embarras, devant notre cortège passant, en gens qui viennent une fois par an et que l'apparat gênerait moins que la familiarité même des coutumes de la maison.

Un ton de voix, un mot les métamorphosa d'intrus en héros de la fête. M. Plancoulaine jeta par-dessus nos têtes l'accueil chaleureux:

—Ah!… Courtois!

Rien de plus. Tous sentirent à quel point Courtois était le bienvenu.

Madame Plancoulaine alla au-devant du notaire et étouffa les jumeaux sous les baisers. On leur avait commandé d'être aimables: ils rendaient les baisers à qui mieux mieux, en mordant à même les joues velues de la dame.

L'un d'eux m'aperçut; il pinça la manche de son frère. Dès lors, entre les groupes, je rencontrai constamment leur regard.

Ils avaient déjà mangé leur tartine de raisiné quand j'obtins la mienne, après toutes les petites Capdevielle, l'Anglaise et mademoiselle Toussaint, l'institutrice, qu'on assimilait aux enfants, bien qu'elle eût cinquante ans sonnés. Encore madame Gentil, la femme du receveur de l'enregistrement, qui avait une superbe robe de foulard à dessins blancs, essuya-t-elle mon raisiné presque aussitôt qu'il me fut servi. La pauvre dame en eut sur le flanc une panachure de la taille d'un pied d'homme de peine. Elle se retourna, devint pourpre et leva la main en disant:

—Petit imbécile!

Au même moment les jumeaux se faufilaient en pouffant: ils avaient dirigé sur ma tartine un fort projectile, mais visé juste.

Madame Plancoulaine vola au secours de madame Gentil. Elle avait plongé la corne d'une serviette dans la carafe, et elle débarbouillait la grosse hanche comme une figure de jeune morveux. Ma grand'mère arriva et se confondit en excuses près de madame Gentil, qui lui dit:

—Ce n'est rien du tout, madame; surtout, ne grondez pas ce cher mignon.

Mon père allait se mêler de l'affaire. Je le voyais volontiers s'approcher; je voulais lui dire: «Mon pauvre papa, nous sommes malheureux tous les deux.»

Il n'était plus qu'à trois pas de moi, lorsqu'il vira sur les talons. De l'autre bout de la pièce, M. Plancoulaine l'avait appelé:

—Nadaud!

Sur les dressoirs, les verreries avaient frémi.

Contre la grande fenêtre, on voyait là-bas M. Plancoulaine, son neveu Moche et Courtois. L'organe tonitruant avait encore une fois dominé le concert des bavardages; on l'entendit, durant l'instant de silence, avant que mon père eût eu le temps d'obtempérer à l'ordre; et cela fut dit haut et de loin, à dessein, afin que nul n'en ignorât:

—Nadaud!… J'aurais un service à vous demander: il s'agirait de faire transporter mes papiers de votre étude en l'étude de Maître Courtois: cela pourrait être exécuté sans délai?

—Demain, à la première heure, dit mon père; permettez que j'aille m'y préparer sur-le-champ…

Il s'inclina, fit signe à sa femme de le suivre; grand'mère entraîna son mari, et nous sortîmes. Madame Plancoulaine fut sur nos traces:

—Comment! vous vous retirez si vite! Allons! allons! qu'est-ce qu'il y a? Un malentendu, j'en suis sûre…

Mon père salua sans mot dire. Grand'mère, qui était une vieille amie de madame Plancoulaine, soupirait, sans oser prononcer une parole imprudente.

Mon père passa un doigt dans son faux col, et j'entendis le petit bouton de nacre qui se brisait: un des morceaux tomba sur le perron.

Il avait de la peine à respirer. A cinquante pas, il se retourna. Il avait espéré que son ami Clérambourg le suivrait.

XI

Mon père prétendait, quand nous rentrâmes en ville, que l'on nous regardait d'étrange façon.

—C'est ton col qui bâille, lui dit sa femme.

Il réappliquait de la main les pointes de son col, puis il essayait de les contenir sous le menton, en baissant la tête.

—Ne baissez donc pas la tête, lui dit sa belle-mère; on ne manquerait pas de dire que vous avez l'air d'un chien qu'on a fouetté.

Il était assez vraisemblable que le bruit de notre mésaventure nous avait précédés, Courtois ayant dû faire grand bruit de sa convocation chez les Plancoulaine. Et nous sentions déjà, dirigé contre nous, ce venin des foules qui perle aux dents des hommes assemblés, friands de blessures fraîches: instinct des basses-cours, qui précipite les animaux, bec en avant, sur celui qui s'est laissé arracher trois plumes.

Mon grand-père soutenait que l'incident était sans importance et que tout s'arrangerait pour le mieux.

Le soir tombait; les paysans avaient regagné la campagne. La place et le carrefour étaient libres. De loin nous apercevions l'orme, le marronnier et le clocheton de la maison Colivaut, au-dessus de la balustrade et des grandes portes à pattes de biche; cela formait un joli décor d'aspect ancien qui fermait la rue montante, comme une toile de fond.

—Baste! dit grand-père, quand vous serez le maître là dedans, vous leur ferez la nique à tous!…

Il y avait quelque vérité dans ces paroles, car celui qui réussit dans son entreprise est toujours fort. Le malheur présent de mon père était d'avoir accompli un acte audacieux vis-à-vis d'un compétiteur puissant, mais plus encore un acte inachevé et stérile tant que vivrait madame Colivaut.

Sa taille se redressa; il enfonça un pouce sous l'aisselle du gilet; il envoya au diable son faux col. Il caressait du regard les balustres, le clocheton et les ombrages; ses pas étaient plus légers; l'air soulevait les basques de sa jaquette; il se laissait porter vers sa maison.

Au carrefour, il fallait se priver de cette vue, car nous tournions à droite. Il hésita, voulut parler, se retint, tourna avec nous. Cependant, après quelques pas:

—Il serait peut-être convenable, dit-il, d'aller prendre des nouvelles de cette pauvre madame Colivaut.

Le grand-père, la grand'mère et la petite-maman se regardèrent, puis évitèrent de se regarder. Un air de secrète complicité les unit; un même vent les poussa à s'enquérir de la santé de madame Colivaut.

Nous rebroussâmes chemin pour monter la Grande-Rue. Mon père sonna à la porte verte. La cloche, destinée à être entendue jusqu'au fond des jardins, avertissait tout le quartier d'une visite chez madame Colivaut. En attendant que l'on vînt ouvrir, ces dames se retournèrent vers la ville. Au seuil des maisons, des groupes de femmes avaient poussé comme des champignons après la pluie. Quarante commères nous dévisageaient en causant, la main sur la bouche. Chez madame Auxenfants, un rideau fut soulevé, et la jaune figure de M. Fesquet, le bouilleur de cru, se montra. On rabaissa promptement le rideau; mais au travers du tulle nous voyions très bien s'agiter la tête de l'aigre célibataire à côté de celle de madame Auxenfants, sa logeuse: on le disait le plus méchant homme de Beaumont.

Le spectacle, c'était nous: mon père, que la ville savait acquéreur de la maison Colivaut, conduisant en corps sa famille prendre des nouvelles de la moribonde.

Nos intentions ne revêtaient pas pour nous la forme criminelle; mais il était avéré pour tous, à cette heure, que notre plus vif intérêt se trouvait contraire au rétablissement de cette chère dame.

L'air qui s'élevait faisait bruire le feuillage de l'orme et du marronnier; sous le manteau de lierre qui tombait de la balustrade en lourds lambeaux, un rat ou un mulot descendit, trottina et se perdit sur le sol gris. Mon père sonnait pour la deuxième fois.

Enfin, une petite bonne parut. Nous demandâmes des nouvelles en penchant tous un peu la tête vers l'épaule, attitude compatissante, car madame Colivaut avait eu des suffocations ces derniers jours de chaleur. La petite bonne nous fit signe d'entrer. Madame allait très bien. Madame était même, pour le moment, dans le jardin du haut.

—Ah! ah! fîmes-nous, dans le jardin du haut!… à la bonne heure!… ah! ah! dans le jardin du haut!

Et nous pénétrons derrière la petite bonne. On traversait une longue cour en pente et pavée de ces gros cubes arrondis en tête d'homme chauve, comme on en voit encore sur les anciennes routes royales. Cette cour était si vaste et l'on en faisait si rare usage que les domestiques ne parvenaient pas à empêcher les cheveux d'une herbe fine de s'y dresser en petites touffes entre les cailloux; même, en plusieurs endroits, des pissenlits fleurissaient. A gauche étaient les écuries, les remises; à droite, la grosse maison bourgeoise, avec huit fenêtres au rez-de-chaussée, autant au premier étage, et deux belles lucarnes dans le haut toit de briques vieillies, d'un joli ton pelure d'oignon, çà et là duveté d'une mousse verdâtre. Pour cheminées, des monuments. La tourelle, sur les jardins, était couverte d'ardoises.

Nous montâmes les marches sous le prunier de mirabelles, pour gagner le jardin du haut. A cent pas de nous, nous vîmes madame Colivaut qui butinait toute seule, sans canne et sans appui, un sécateur à la main. Elle avait planté là sa dame de compagnie, madame Robert, en lui ordonnant de cueillir des noisettes, et elle vint au-devant de nous, toute coquette.

Elle avait une robe de soie puce, garantie par un court tablier noir, et, comme toujours, son bonnet blanc orné de rubans bleus. Sa figure grasse et poupine était d'une pomme de reinette de l'an passé.

Elle ne fit aucune allusion à sa santé et nous parla de ses fruits et de ses légumes. Une par une, nous dûmes examiner les plates-bandes, et, un par un les poiriers, dont elle savait l'âge, la biographie et le rendement année par année. Elle regardait, elle aussi, le cadran solaire, lorsqu'elle passait dans son voisinage. Elle s'y pencha et tira sa petite montre d'or pour comparer les heures. On lui fit remarquer que le soleil était couché. Elle rit de bien bon cœur.

Elle redescendit avec nous au parterre. Madame Robert portait les noisettes dans un pli de sa jupe relevée; ce fut mon père qui soutint madame Colivaut sur l'escalier des mirabelles. Lorsqu'elle posa le pied sur la marche branlante qui rendait un bruit sourd, elle fit:

—On dirait qu'on met le pied sur une dalle funéraire.

On croyait madame Colivaut traversée d'une pensée funèbre; mais elle ajouta:

—C'est le tombeau de mes illusions!

Et elle se remit à rire comme une fillette. Elle était tout à fait de bonne humeur. Elle nous mena jusqu'à la terrasse dominant la ville, sous l'orme et le marronnier. Sa manie n'était-elle pas de jeter bas ces arbres fameux! Elle y pensait aussitôt que la santé lui était rendue.

—Ils gênent les voisins, disait-elle; madame Auxenfants et monsieur Fesquet ne cessent de se plaindre de l'humidité et des moustiques que leur vaut ce feuillage épais… Mais ce n'est pas cela: j'ai l'intention de construire ici un pavillon.

—Construire un pavillon! s'écria mon père.

—Oui, dit-elle; quand ce ne serait que pour embêter madame Auxenfants et monsieur Fesquet, en ayant l'œil sur eux!…

C'était de cela qu'elle avait envie, et non d'abattre ses arbres.

Elle avait fait ses plans; elle les montra à ma famille.

Mon père tremblait qu'elle ne les fît exécuter. Pour peu qu'elle eût quinze jours de bons, elle en était capable. La chute des arbres, surtout, était la perte de la propriété. Mais, dans le contrat passé avec la vieille dame, la valeur du terrain était seule entrée en ligne de compte. Comment s'opposer à la profanation d'accessoires de pur agrément?

J'étais demeuré au bord de la balustrade, pendant qu'on examinait les plans du «pavillon».

Dans la lumière de perle d'une belle journée mourante, la grande rue sinueuse, égayée de hauts pignons, serrée à la taille par d'anciennes bicoques à encorbellement où se balançaient encore des enseignes, dévalait sans se presser vers l'église. De rares passants troublaient la paix du soir. Je vis remonter jusqu'au carrefour le break de la famille Capdevielle, les Gantois, madame Gentil, pour moi d'humiliante mémoire, et le docteur Troufleau.

Au café, sur la place, assis sur un banc, comme chez eux, et fumant la pipe, les conseillers municipaux de Beaumont, fidèles à cette assemblée du soir, prenaient l'absinthe: c'étaient Chaigneau le bourrelier, Tiffeneau le confiseur, Goulard dit La Chique et surnommé encore Cincinnatus, M. Phébus, Soupe, marchand de vin, et le maire, savetier, Ferraingailleur. Ils causaient haut; ils discutaient des destinées de la France. En face d'eux, sereine, verdâtre, la statue de bronze du poète les regardait sans fatigue et sans ironie, comme un étranger descendu dans la ville.

Au pied de la statue, des chiens flairaient de petits tas d'ordures, restes du marché aux volailles; pareil à une balle de caoutchouc, un chat traversa la rue, poursuivi par un fox à la queue coupée. Puis, de la maison d'Hiver le pêcheur, sortirent, au milieu d'éclats de rire, les demoiselles Tiffeneau, deux jeunes filles brunes, et mademoiselle Bouquet, leur amie, blonde, qui était très belle. Elles se donnèrent le bras et montèrent doucement vers la terrasse en chantonnant un air de romance. Elles passèrent sous mes yeux et tournèrent, suivant la rue qui, après les jardins Colivaut, menait à la campagne.

Je n'étais pas en âge d'avoir de grandes pensées, mais ces calmes heures des soirs d'été, quand la comédie du jour s'est jouée, m'ont de tout temps paru d'un prix inestimable.

DEUXIÈME PARTIE

I

A la campagne, l'écho de la rupture avec les Plancoulaine nous fut apporté par les fermiers, par le boucher, par le facteur. De leurs propos amphigouriques on pouvait retenir que le pays faisait grand bruit de cette affaire et que, dans la première semaine du moins, beaucoup de personnes nous étaient favorables. «Voyons! N'a-t-on pas le droit de se loger où l'on veut?… Ah bien! s'il fallait écouter les rodomontades d'un vieux grognon!… Maître Nadaud avait joliment bien fait de ne pas se laisser intimider par les Plancoulaine!… On dira qu'un homme qui veut une maison à son goût a toujours la ressource de construire; mais un notaire ne peut habiter loin du centre de la ville; or, au cœur de Beaumont, pas un mètre carré n'était vacant, hormis la maison Colivaut.»

Les Plancoulaine et leur clientèle n'avaient pas eu le temps de parler. Lorsqu'ils parlèrent, l'opinion vira. Alors les fermiers, le boucher, le facteur n'osèrent plus rien dire devant nous.

Les choses durent prendre une fort mauvaise tournure, car mon père, lorsqu'il venait à Courance, paraissait accablé; et le dimanche, après la messe de Beaumont, grand'mère, signalant l'attitude des gens à notre égard, disait: «Oh! j'ai déjà vu ces yeux-là quand mon mari faisait de mauvaises affaires!…»

Elle fut sensible à l'infortune de son gendre, quoiqu'elle l'eût prévue et qu'elle ne cessât de faire valoir ses pronostics. Il fallut qu'elle fût par lui bien attendrie, un jour, pour lui dire, d'elle-même, parce qu'il avait témoigné le désir de m'avoir près de lui comme consolation:

—Prenez-le.

Il avait maintenant une pièce où me loger, la meilleure de la maison, le salon:

—Nous n'y recevons plus personne!… avait-il dit.

Il me fit monter dans son cabriolet. Ma grand'mère pleurait. Mon grand-père, toujours plein d'à-propos, déclama:

Laissez les roses au rosier,
Laissez les enfants à leur… père!

En arrivant à Beaumont, nous trouvâmes la petite-maman allongée sur le canapé et jouant à lancer sa mule mordorée, du bout du pied, sur une étagère. Elle avait des loisirs démesurés depuis qu'elle n'allait plus chez les Plancoulaine; l'ennui l'alanguissait, et elle s'improvisait des divertissements de fillette. Elle vint à nous en sautant sur son bas à jour. Mon père courut à la mule, sans sourire, et il rechaussa le pied rapidement.

Mon père avait un goût poussé à la manie: c'était celui de l'ordre.

Il racontait qu'au collège l'art de ranger son pupitre lui valait l'admiration de ses voisins de banc et la bienveillance de ses maîtres, quoiqu'il ne fût pas brillant élève. La symétrie selon laquelle ses livres étaient distribués au fond de ce pupitre leur donnait si bonne apparence que le plus pauvre exemplaire classique y prenait la figure d'une édition de bibliophile. Sur le devant, les cahiers à couverture souple ou rigide y avaient l'aspect de ces belles piles si tentantes pour quiconque touche à la plume, que l'on voit dans les papeteries bien tenues. Règles, crayons et fusains étaient rassemblés au râtelier de becs métalliques fichés dans la paroi de bois; une aile de pigeon, disposée de manière ornementale, servait à ramasser les déchets divers que, d'un souffle, l'élève ordonné dispersait sur le voisinage. Quant à la machination, un tome de Boileau déplacé ouvrait l'«office» ou chambre à provisions habilement ménagée derrière les petits volumes in-trente-deux; un seul doigt exercé y atteignait sans tâtonner la tablette de chocolat, le sac de boules de gomme, le pain de réserve ou la pâte de nafé d'Arabie; plus secrète était la cage à mouches; plus profondément enfoui, le plumier découpé à claire-voie contenant le lézard vivant.

Mon père ne concevait pas la vie sans étagères, sans tiroirs, sans plumeaux à épousseter, sans un ordre idéal, présidant à la distribution des sièges d'un salon.

Petite-maman était une femme qui était capable de conserver une tache sur son vêtement, souvenez-vous-en! Ses mules lui battaient le talon et elle les oubliait volontiers sous la table. Elle ne plia de sa vie un journal! Elle laissait étalées sur le tapis vingt partitions pour piano, tirées du casier à musique! Toute pièce où elle avait passé un quart d'heure était tournée au tohu-bohu. Nulle mauvaise volonté chez elle. Elle était née au delà des vastes mers, aux environs de l'endroit où se forment les tempêtes; ses petits doigts répandaient des embryons de cyclones.

Mon père grossissait ces misères. Il s'épuisait à remettre en son lieu chaque objet; il poussait des soupirs en redoutant le prochain orage qui les allait bouleverser de nouveau. Cependant, tel était son désir de voir la fin de l'anarchie, qu'il croyait sa femme lorsqu'elle lui affirmait qu'elle aurait de l'ordre le jour où l'espace ne lui manquerait pas. Et il adoucissait son humeur excitée par la vue du chaos, en rêvant à cet espace.

Lorsque nous pénétrâmes, le soir, dans le salon qui devait être ma chambre, mon père s'écria:

—Comment! on n'a donc rien préparé?

On n'avait rien préparé. On appela la mère Fouillette, la vieille bonne; mon père donna un coup de main, épousseta, rangea les bibelots, disposa les meubles, donna de la façade à toutes choses. Il alluma dix bougies. Avant que le lit fût fait, il voulait s'accorder l'illusion d'une petite fête en mon honneur. Il me prit sur un de ses genoux. Il pria sa femme de s'asseoir au piano. Elle jouait de mémoire avec une facilité et un charme étranges que l'on appréciait beaucoup chez les Plancoulaine. Elle était vêtue d'un peignoir grenat à manches courtes et qu'elle avait retroussées encore pour se donner l'air de travailler à la réfection du salon. Ses cheveux noirs, qu'elle avait peine à contenir, débordaient au-dessus d'une oreille et sur le cou; on voyait trembler ses jolis coudes et ses avant-bras un peu gras. Mon père regardait sa femme; il me regardait; il regardait cette pièce où il avait rétabli la symétrie qui lui tenait tant à cœur; il avait grand besoin d'être heureux.

La mère Fouillette entra sans crier gare; elle apportait le lit pliant. Petite-maman suspendit son jeu; on entendit l'affreux bruit du fer et le grincement des roulettes rouillées qui vous arrachaient les dents. Il fallut déplacer des meubles; alors, ce fut le tonnerre. Enfin, le lit fut mis dans un coin et déplié. On y étala des draps blancs; on introduisit un oreiller dans la taie. On tâta la couverture: on me demanda si j'aurais assez chaud. La mère Fouillette disparut et revint cachant sous son tablier un objet qu'elle glissa sous le lit. Au son de la faïence, chacun sourit, mais mon père jetait un coup d'œil sur son salon démoli par cette installation provisoire, décomposé par l'air d'ambulance de ce lit blanc, de ce vase de nuit. Et le plaisir de m'avoir sous son toit lui fut gâté.

II

J'appris une belle histoire que Marguerite Charmaison racontait et qui se répétait par la ville.

Lorsque Marguerite avait eu quinze ans, son père l'avait menée à Rome. Rome, et les seuls noms des villes anciennes de l'Italie, le nom de l'Italie même, ont une magie qui transpose d'avance et agrandit, dans l'œil de la jeunesse ardente, toutes les images qu'il y pourra rencontrer. A Rome, Marguerite avait eu pour voisin de table d'hôte un jeune Anglais fort distingué et disciple du célèbre cardinal Newman, qu'il fréquentait. Ce jeune homme, au dire de Marguerite, avait des cheveux d'enfant, des dents de femme et des yeux de la couleur de l'eau qui clapote au fond d'une caverne marine. Il se nommait lord Wolesley. Il racontait à sa jeune voisine la vie de Newman, ancien pasteur anglican, âme angélique, et poète; il lui récitait de ses vers composés à Corfou, à Naples, à Taormine; puis lui disait sa conversion retentissante au catholicisme romain; enfin, son élévation aux plus hautes dignités de l'Église. Marguerite, touchée qu'un si noble et si parfait jeune homme la prît pour confidente de ces choses, l'écoutait avec passion. Elle voyait le grand Newman dans les yeux céruléens de son lord charmant, et déjà s'accoutumait à confondre le jeune homme et le prêtre: tantôt elle tremblait devant lord Wolesley comme vis-à-vis d'un Père de l'Église, tantôt elle rêvait qu'elle était devenue toute petite, si petite qu'il l'emportait dans l'étui à cigares qu'il glissait dans la poche de son smoking, contre son cœur.

Un jour, lord Wolesley lui demanda:

—Mademoiselle, voulez-vous être présentée à Son Éminence?

—Son Éminence?…

Elle oubliait qu'elle ne l'avait point vue encore. Cela ne l'effrayait pas trop de voir Son Éminence. Elle eut plus d'épouvante lorsque lord Wolesley lui dit:

—Si vous le permettez, je viendrai vous prendre… avec monsieur votre père.

Elle mit son trouble sur le compte de son père:

—Y pensez-vous?… papa, député anticlérical?

Le jeune lord sourit, signifiant que cela avait bien peu d'importance. Le député sourit aussi et dit:

—Oh!… si loin du Palais-Bourbon!…

Cependant Marguerite témoigna le désir de voir une première fois Newman de loin.

Un matin, à Saint-Pierre, dans une chapelle, le cardinal Newman disait une messe basse. Lord Wolesley, agenouillé vingt minutes sur la dalle, communia. Marguerite vit l'or d'un vitrail se mêler à l'or des cheveux «d'enfant» de son ami, et la neige de la tête du grand vieillard se confondre avec celle du pain divin: elle s'évanouit. Au milieu d'un peuple prosterné, son père la secouait par le bras en lui disant: «Godiche!… godiche!…»

Elle eut l'honneur d'approcher Newman dans les jardins du Pincio. Il se garda de toute parole mondaine, et comme il avait paru connaître le nom du député de Paris, il lui dit, non sans aménité, mais sans faiblesse, qu'il vénérait, quant à lui, dans les persécuteurs de l'Église les artisans inconscients d'une œuvre sacrée: «Qui sait, dit-il, si Néron, dont l'horrible règne donna tant d'élan à la vertu chrétienne, à l'œil de Dieu ne vaut pas l'apôtre Pierre? Il est nécessaire de contempler une longue suite de siècles pour l'intelligence complète des grandes vérités, etc.» Il avait ajouté, durant cinq minutes au moins, des choses magnifiques. Lord Wolesley se penchait vers Marguerite pour traduire, toutes chaudes encore, les paroles du cardinal, et de sa main, «translucide comme un émail,» il lui indiquait la bouche du saint homme qui élevait savamment l'entretien, et la Ville Éternelle étendue au pied de la colline. «De beaux moments!» disait Marguerite.

Eh bien! ce jeune lord Wolesley était mort.

Marguerite avait eu l'insigne et douloureuse faveur d'apprendre cette catastrophe, de la main même du grand Newman, le cardinal ayant ajouté, en post-scriptum, qu'il écrivait en accomplissement d'un des désirs derniers de son noble ami. «J'ai la lettre…» disait-elle; et elle la montrait, comme autrefois la photographie de Mounet-Sully.

Elle vivait du souvenir de cette quasi-idylle mystique, où la figure de l'amant se confondait avec celle d'un saint, sur les collines romaines ou dans l'atmosphère affolante des chapelles, idylle embellie par la mort, mieux que cela: par une mort incomplète en un sens et qui faisait durer le mystère, puisque Marguerite, qui ne s'avouait pas à elle-même son amour pour le jeune lord, ne séparait pas en son esprit les deux catholiques anglais, dont l'un—celui dont elle pouvait parler sans se compromettre—était vivant et lui écrivait!

Voilà pourquoi elle avait renoncé à réciter des vers de M. de Bornier et à porter l'image sanguinolente d'Œdipe, pourquoi elle nous avait paru si réservée et si grave à la matinée Plancoulaine. Pour le moment, la fille de l'athée, élevée sans principes, ne parlait de rien de moins que de se faire religieuse.

Comme tout me paraissait petit, en comparaison des souvenirs que portait Marguerite! Je me rappelais sa nature inquiète autrefois, son cœur toujours bondissant, sa figure enflammée. A cause de cela, dans les rêves que je faisais sans cesse de quelque chose de plus beau que ce que l'on voit tous les jours, j'associais Marguerite à mes féeries intimes; je l'attendais; je comptais sur elle. Maintenant je savais qu'il lui était arrivé une aventure qui, pour moi, la haussait au-dessus du commun des mortels…

III

Le maître clerc de mon père, Coqueugniot, était un pauvre garçon efflanqué, qui avait éprouvé à peu près toutes les maladies. Il lui en était demeuré une certaine compétence en médecine et la monomanie de l'art de guérir. Il faisait au docteur Troufleau et au pharmacien Patout une concurrence appréciable et désintéressée; il redressait les errements de la thérapeutique officielle, qu'il traitait de routinière et d'illogique; il dépréciait les médicaments de M. Patout en lui prouvant, chiffres en main, qu'il encaissait des bénéfices illicites et vendait des matières «éminemment nocives». Il faisait venir, lui, ses substances des maisons de gros, par l'intermédiaire d'un ami qu'il avait à Paris; et s'approvisionnait même à l'étranger. Quel que fût le procédé qu'il employât, ce maniaque y était de sa poche, car il distribuait gratuitement ses drogues.

Si l'on risquait un œil dans la cour, on voyait au premier, derrière la vitre d'une fenêtre proche du palier des degrés de pierre, un crâne en pain de sucre, un pinceau de cheveux ramenés sur la tempe en accroche-cœur, une oreille destinée à soutenir la plume, un œil attentif, une pommette rougissante, le tout battant un rythme régulier et bizarre qui intriguait les nouveaux venus. Coqueugniot faisait des pilules. Dès qu'il entendait le pas du «patron», il repoussait vivement son laboratoire, aussitôt dissimulé derrière les rôles.

Ce fut lui qui fut désigné pour me conduire chez M. le curé, prendre ma première leçon de latin. Coqueugniot descendit l'escalier de pierre, sa plume à l'oreille, ses manches de lustrine boutonnées aux poignets. Il me prit par la main et me la trouva brûlante. Il haussa les épaules en passant devant le pharmacien, puis il dit:

—Troufleau, lui aussi, est un âne.

—Ah!

Avant que nous fussions arrivés au bas de la ville, il m'avait parlé de sa scarlatine, de sa coqueluche, d'une varicelle qu'il avait eue à mon âge.

On entrait chez M. le curé par une petite porte ménagée dans un rideau épais de vigne vierge que l'automne embellissait de magnifiques tons de cuivre rouge ou de vin vieux. Une croix de fer surmontait le loquet usé, que l'on soulevait librement, M. le curé considérant que sa maison appartenait à tous. Les murs étaient d'un autre siècle; l'herbe et les orties poussaient alentour, sauf dans un sentier fréquenté. Sur le jambage et le panneau de la porte s'entrelaçaient à la craie, au charbon ou gravés à la pointe du couteau, des termes orduriers et des dessins obscènes à l'adresse du prêtre; la vieille servante s'exténuait à les gratter tous les jours.

Coqueugniot dit:

—C'est le petit jeune homme à maître Nadaud qui vient pour prendre sa leçon de latin.

—De latin?… fit la bonne.

Elle ne semblait point avoir entendu parler de cela. M. le curé n'était pas là; M. le curé avait encore été appelé chez madame Colivaut, qui étouffait. Mais il ne l'attendrait bien sûr pas à mourir, dit-elle, «quoique M. le curé ait de la patience!…»

—Vous pouvez aller vous amuser dans le jardin. Faites attention, au moins, de ne pas tomber dans la rivière.

En me rendant au jardin, je la vis qui déroulait une longue bande de linge dont un de ses doigts était enveloppé: Coqueugniot se faisait exhiber un panaris.

Oh! le joli jardin que celui de M. le curé de Beaumont! Il était bien mal entretenu, rongé de chenilles, labouré par les taupes, tendu de toiles d'araignées, saccagé par tous les chats du voisinage. M. le curé ne voulait à aucun prix qu'on inquiétât les bêtes de la création. Mais ce jardin s'avançait jusque sur la rivière, qu'il dominait à pic, par une terrasse de conte de fées.

Je n'eus rien de plus pressé que d'aller voir l'eau. Elle battait doucement la barque de M. Phébus, le conseiller municipal, grand amateur de pêche. De mémoire d'homme, cette barque était amarrée au pied de la terrasse du presbytère; M. Phébus y passait des journées, debout, la ligne à la main. Il n'était pas arrivé encore, et l'on voyait, aux environs de l'appât qu'il avait jeté, des peuplades de goujons agiter leurs corps blonds mêlés aux ablettes en lame de couteau à fruits. Sur le flanc calfaté de la toue, se reflétaient en arabesques mobiles les jeux de la lumière avec la crête des petites vagues. L'eau stagnante, à l'arrière, semblait tendue d'une belle soie moirée qui allait se déchirant en longues bavures verdâtres ornées à leur extrémité de houppes d'écume savonneuse, car le banc des laveuses était proche. Ces bavardes m'étaient cachées par des fourrés d'aubépine; mais je les entendais s'égosiller comme des grenouilles au bord des marais. Je me mis à compter les arches du pont.

Un bruit me fit retourner. Quelqu'un poussa la porte du presbytère et vint à moi sans faire à la bonne du curé d'autre honneur que celui d'un petit signe du bout de l'ombrelle. C'était Marguerite Charmaison.

Je la vois s'avancer dans ce jardin en soulevant sa robe légère pour éviter les ronces et les fruits pourris qui jonchaient les allées. Elle n'avait pas pris la peine de mettre un chapeau; une source vive de cheveux blonds lui jaillissait du front et de la nuque, emmêlait assez haut ses gerbes désordonnées, qui retombaient çà et là en cascatelles; cette chevelure était à la fois sombre et dorée, comme l'eau qui remue et dont la lumière borde chaque brisure d'une frange éclatante; ses sourcils, plus foncés, se rapprochaient un peu trop et côtoyaient des yeux peut-être bleus, peut-être gris, peut-être verts, qui, par moments aussi, semblaient noirs.

Elle fut près de moi si vite que je n'eus pas le temps de m'émouvoir; elle s'accroupit et me dit:

—Pauvre petit!

C'était l'allusion la plus discrète et la plus sympathique à ma famille persécutée.

Le soleil lui avait semé quatre grains de rousseur sur la joue. Elle avait des cils très longs; une minuscule tache violacée teignait sa lèvre; elle avait dû manger des framboises. Voilà ce que je voyais malgré moi, voilà ce qui m'absorbait pendant que la timidité m'envahissait, pendant que je voulais lui dire: «Oh! Marguerite, c'est vous! c'est vous! Je sais qu'il vous est arrivé à Rome une belle aventure!… Je suis bien petit, mais si vous vous doutiez combien je vous admire!» Je ne lui disais rien.

Cependant elle me parlait. Mais mon trouble était devenu si grand que je ne la comprenais point. Pourquoi venait-elle à moi aujourd'hui, alors qu'elle ne m'avait pas reconnu chez les Plancoulaine? Je ne pus manquer d'être frappé qu'elle me demandât si nous voyions souvent le docteur Troufleau; c'était probablement parce qu'il avait cessé avec nous de paraître chez les Plancoulaine: il était le seul qui eût osé se déclarer outré de leurs procédés envers nous.

Mais dans cette bouche, d'où je n'attendais que paroles d'enchantement, le nom prosaïque de Troufleau m'étonna. Peut-être avec un nom banal composait-elle des choses exquises? Elle était trop près de moi; c'était elle, sa personne, l'image embellie que je me faisais d'elle, qui me pénétraient d'une manière ineffaçable, et ses paroles se perdaient dans le courant trop violent qui m'inondait.

En se relevant, elle m'embrassa. Comme elle m'embrassait la joue, j'avais son menton sur mes lèvres. Je ne le baisai pas. Une boucle de ses cheveux, où jouait le soleil, forma devant mon œil une voûte à claire-voie qui me parut aussi grande qu'un panier d'osier. Je sentis très bien que le moment qui s'écoulait là, avec le menton de Marguerite sur ma bouche et cette boucle de cheveux devant mon œil, resterait longtemps dans ma mémoire. Je n'en jouissais pas; il me semblait que je n'en avais pas le temps; mais je me promettais d'y songer longuement, plus tard.

Lorsqu'elle fut debout, je regardai sa main nue, dont la moiteur ternissait la pomme d'agate de l'ombrelle; la peau de cette main était d'une finesse extrême; le soleil dorait sur son poignet un duvet blond. J'eus un avant-goût d'avenir; je sentis qu'il y avait en moi quelque chose qui pouvait m'entraîner à des folies, à des héroïsmes, à la mort, dans dix ans, dans vingt ans, peut-être plus tôt, peut-être plus tard, pour le plaisir ou l'honneur de toucher du bout des lèvres ce brin de peau fine et moite qui ternissait la pomme d'agate…

M. le curé nous surprit. Il leva son chapeau de loin. Marguerite lui dit:

—Vous permettez, monsieur le curé, que je cueille une de vos jolies roses?

—Toutes les fleurs sont au bon Dieu, mademoiselle, dit-il; c'est à lui qu'il faut demander la permission de les cueillir.

Je trouvai cette réponse jolie, parce qu'il me semblait qu'elle s'inspirait de quelque chose d'où ne procédait jamais ce que j'entendais d'ordinaire. Je n'avais guère vu le curé de Beaumont qu'en chaire, le dimanche, et, bien que je ne comprisse pas tout ce qu'il disait, ses sermons ne me déplaisaient pas. Il y parlait souvent de choses familières, mais il leur donnait je ne sais quelle tournure qui les grandissait et les poétisait. Des personnes se scandalisaient des expressions de ménagère employées par le curé en pleine église. «Oh! oh! ripostait ma grand'mère, monsieur le curé fait son fricot, comme tout le monde, avec une casserole et des petits oignons; mais on dirait, quand il a fini, qu'il raccroche ses ustensiles à la voûte du ciel.» C'était un vieillard maigre; son crâne luisait au soleil, ainsi que sa soutane rapetassée. Il donnait tout ce qu'il avait. Sa figure rappelait les ascètes de la Thébaïde que l'on voit sur les images.

Il avait oublié la leçon de latin; il crut que j'étais venu avec Marguerite, qui semblait une habituée de sa maison. La crise mystique qu'elle traversait, les souvenirs du cardinal Newman et de Rome devaient créer entre elle et le vieux prêtre des liens particuliers. Je m'attendais à écouter un dialogue sublime.

M. le curé nous offrit d'aller nous asseoir à l'intérieur. Mais Marguerite lui dit:

—Oh! monsieur le curé, laissez-nous dans votre jardin! Voulez-vous que nous allions sous la tonnelle?

Le curé se mit à rire, parce qu'il trouvait comique que l'on se plût dans un jardin si négligé. Une fois assise sous la tonnelle, d'où l'on pouvait être reconnu des gens qui passaient le pont, Marguerite dit:

—Je ne suis pas fâchée que l'on me voie chez vous, monsieur le curé, en compagnie de ce pauvre petit, pour la famille de qui l'on est bien méchant.

—Se peut-il, mademoiselle?

Il se refusait à croire au mal. Pour lui, Dieu permettait seulement que nous fussions affligés d'une épreuve dont les hommes étaient les instruments.

—C'est toujours l'histoire de cette maison Colivaut!

M. le curé dit que madame Colivaut était une fois encore tirée d'affaire. Il avait été appelé pour l'administrer; il l'avait trouvée en compagnie de son architecte, discutant des marchés à forfait.

—Il y a des gens superstitieux, dit Marguerite, qui, lorsqu'ils se croient menacés de la mort, se hâtent d'entreprendre une œuvre importante, parce qu'ils s'imaginent que la Providence ne voudra pas les faucher avant la besogne accomplie.

—C'est une confiance en la bonté de Dieu, qui les honore. Madame Colivaut est une si excellente personne!

—On prétend, dit Marguerite, qu'elle a surtout envie de faire enrager monsieur Fesquet en lui bouchant la vue avec son pavillon.

—Oh!…

—C'est ce qu'on dit; mais il faut ajouter que monsieur Fesquet provoquerait cette malice en contraignant la vieille dame à couper ses magnifiques arbres!… Savez-vous pourquoi monsieur Fesquet tient à faire abattre ces arbres, monsieur le curé?

—Monsieur Fesquet est un ennemi de l'Église, c'est vrai; mais je ne le tiens pas pour insensé, et j'imagine qu'il doit obéir à un puissant motif.

—A un puissant motif, en effet, car il est haineux et jaloux…

—Prenons garde, ma chère enfant, de médire de notre prochain!

—Monsieur Fesquet est le pensionnaire de madame Auxenfants, la voisine de madame Colivaut… Madame Auxenfants loge, avec monsieur Fesquet, un autre célibataire, le docteur Troufleau.

«Bon! fis-je en taillant des encoches dans le bois de la tonnelle, voilà encore le docteur Troufleau.»

—Eh bien! monsieur Fesquet, qui est un vieux laid, tout jaune de bile, est jaloux de son co-locataire qui est jeune et qui réussit.

—Dans tout cela, dit le curé, je n'aperçois point le motif d'abattre les arbres.

Marguerite baissa la voix.

—Vous n'ignorez pas, monsieur le curé, qui a acheté la maison Colivaut?

—Certes non!

—Qui habitera la maison Colivaut, aussitôt le décès de la vieille dame; qui tient essentiellement à la belle terrasse, aux ombrages?

—Je comprends, dit le prêtre, un ami du docteur Troufleau, monsieur Nadaud.

—Mieux que cela: une amie!… Madame Nad…!

M. le curé toussa, se moucha bruyamment, battit l'air de la main, entre la jeune fille et moi, comme pour créer une cloison, afin que je n'entendisse point. Je taillais profondément mes encoches. Mon occupation et mon âge faisaient entre eux et moi une séparation suffisante.

Puis le curé prit la défense du docteur Troufleau, qui, pour être malheureusement imprégné de principes matérialistes, n'en demeurait pas moins un fort honnête garçon, plein de valeur. Il avait connu ses parents, de simples cultivateurs d'un canton voisin qui avaient jeûné vingt ans pour permettre à leur fils de s'élever au-dessus de leur condition. Loin d'être un «mirliflore» ou un libertin capable de sacrifier l'honneur d'une femme à son plaisir, le docteur avait des sentiments si honnêtes que…

—Que…? dit Marguerite.

—Que, ma foi! je n'hésiterais pas à le recommander à la jeune fille que j'estime le plus.

—… Que vous estimez autant que moi, monsieur le curé…

—… Que j'estime autant que vous, mademoiselle!

—Ah! ah!

—Que voulez-vous dire?

—Ah! ah!… Maintenant je sais ce que je voulais savoir!… Monsieur le curé, je vous ai fait parler!

Le curé, qui n'entendait pas malice, ne donna point attention à ce jeu de femme. Il venait de s'apercevoir que j'avais fait une entaille profonde dans l'un des montants un peu vermoulus de sa tonnelle, et il s'écria:

—Mais, petit malheureux, vous allez nous écraser, comme Samson, sous la voûte du temple, si vous en brisez les colonnes!

J'avais fait une vraiment belle entaille blanche dans le vieux bois peint en vert autour duquel s'enlaçaient des tiges desséchées de liserons. Je m'attendais à être fort grondé.

Il me demanda seulement si je savais bien mes prières du matin et du soir et si je ne manquais pas de les dire. Je lui répondis «oui». Il me baisa au front: ce fut tout.

Une quantité d'insectes bourdonnaient dans son jardin en friche. C'était une charmante musique sous le soleil de septembre. Comme nous faisions silence, on l'entendit un bon moment, tout à l'aise. Ce chant de la création, sous les bienfaits du ciel, allait au cœur du saint homme. Il écarta les mains; le gras de ses manches brillota au soleil; son œil se trempa, et il dit:

—Comment ne pas aimer Dieu!

Puis il vanta à Marguerite les charmes de la vie provinciale et paisible. Son désir était de soustraire une âme d'élite à la corruption de Paris. Il souhaitait aussi qu'une femme chrétienne régnât sur le jeune docteur Troufleau, de qui la vie était digne, mais la direction des idées inquiétante. C'était le vœu de la grand'maman Charmaison que sa petite-fille fût mariée près d'elle: le prêtre en était certainement avisé. Comme il allait revenir sur le sujet que Marguerite avait amené elle-même par un détour assez curieux, elle l'arrêta:

—Le docteur Machin, dit-elle, y pensez-vous?… Papa l'enverra promener!

A la bonne heure! Moi, je comprenais très bien qu'on ne passât pas d'Œdipe sanguinolent et de lord Wolesley, mort en odeur de sainteté, au docteur Troufleau. A vrai dire, je m'étonnais qu'il pût être question d'un mariage, c'est-à-dire de la chose la plus ordinaire du monde, pour Marguerite Charmaison, qui me semblait promise à des destinées insoupçonnables!…

Le curé, lui, sembla déçu. Il hésita à parler de nouveau.

Je sus, dans la suite, que Marguerite avait flairé, chez le timide docteur, un sentiment inavoué, et qu'elle était venue s'enquérir à bonne source, et de l'imminence d'une demande, et de la valeur du prétendant. C'était d'une femme, simplement.

Un bruit sourd vint de la rivière, et M. le curé dit:

—Ah! voilà monsieur Phébus qui saute dans sa barque.

Puis il se leva en faisant «Chut! chut!» et nous allâmes tous les trois à pas de loup jusqu'à la rampe de pierre. M. Phébus était debout dans sa barque; il tenait sous le bras une longue canne à pêche. La flotte, jetée à gauche, se laissait doucement porter par le courant vers la droite. C'était un morceau de liège arrondi et colorié de rouge à mi-corps, qu'un petit tuyau de plume traversait. Le fretin qui mordillait le ver donnait à cet objet l'aspect d'un drôle de petit homme ventru s'amusant dans l'eau à faire la trempette. Tantôt il s'enfonçait à peine; tantôt il plongeait tout à fait. Mais M. Phébus, qui savait à quoi s'en tenir, ne retirait pas la ligne pour si peu, et distinguait finement quand le goujon avait mordu. Lorsque le petit homme était arrivé là-bas, sur la droite, tout près de l'extrémité de l'ombre du pont grandissante, M. Phébus soulevait la longue canne; on distinguait deux vers de terre flasques et trois grains de plomb noirs enfilés à un crin invisible. La soie sifflait dans l'espace non loin de nos visages, puis dans le temps d'un clin d'œil, le petit homme était retombé sur sa jambe et se laissait flatter l'abdomen par la surface de l'eau. Et le même jeu recommençait. M. Phébus était coiffé d'un chapeau auquel l'usage et les ans avaient donné le ton du pain doré par une bonne cuisson. Nous n'apercevions de lui que ce chapeau, le bas du corps et l'avant-bras droit soutenant la canne à pêche. A ses pieds était une boîte de fer-blanc à jours, qu'arrosait une flaque d'eau passant d'un bord à l'autre au gré des mouvements du pêcheur. Un bout de sentier, de la largeur d'un ruban, et mangé d'herbes vivaces, se blottissait contre le mur pour amener là M. Phébus et nul autre.

M. le curé admirait la patience de M. Phébus qui ne prenait presque jamais de poisson, car l'endroit était mauvais, mais s'obstinait à y demeurer immobile des journées entières, des semaines, des mois. Il admirait la sérénité de cet être, célibataire, sans profession, à peu près dépourvu de rentes, qui n'avait rien d'autre à faire dans la vie que d'être là, à ne rien faire. Et M. le curé s'étonnait que cet homme jouît d'une telle paix et fût un impie. Car M. Phébus se joignait aux rouges politiciens qui péroraient, le soir, au café, vis-à-vis de la statue du poète; et dans cette parfaite tranquillité des choses, là, devant ce morceau de liège oscillant avec la régularité d'un pendule de la gauche à la droite, au pied du mur du calme presbytère, devant les prairies et les doux coteaux d'une vallée tourangelle, M. Phébus méditait et préparait, dans la mesure de ses forces, des révolutions et des massacres, qui auraient lieu, il est vrai, à Paris.

IV

Je retournai, d'autres après-midi, prendre, sérieusement, ma leçon de latin. Parfois M. le curé me la donnait sous la tonnelle. Petite-maman venait me chercher. Elle marchait avec précaution, se faufilant à travers les fins panaches des asperges, et elle se garantissait du soleil avec une ombrelle écarlate, car elle avait rapporté de son pays d'origine le goût des choses éclatantes, ce qui n'était pas bien vu.

M. le curé se précipitait à sa rencontre, la tête nue. Comme elle avait beaucoup de franchise et d'élan dans les manières, elle abritait le vieux prêtre sous son ombrelle. Le teint de M. le curé flambait, sans que l'on sût si c'était par l'effet de la soie transpercée de lumière ou par celui de la confusion. Ces mouvements prompts et naturels nuisaient beaucoup à la jeune femme dans la ville.

Et nous allions ensemble, elle et moi, sonner à la porte des quelques maisons qui ne nous étaient pas encore nettement fermées.

Les relations tombaient vite, à Beaumont, dès qu'on ne les alimentait pas chez les Plancoulaine. A combien de portes nous présentâmes-nous ainsi, attendant cinq minutes avant qu'une bonne vînt, en courant à toutes jambes, nous dire: «Madame est sortie,» ou «Madame est au bout du pont,»—ce qui voulait dire chez les Plancoulaine,—ou mieux encore: «Madame le regrette bien, mais madame n'est pas là pour le moment.» Une fois, chez madame Gantois, la femme du juge de paix, la domestique, par hasard, nous ouvrit aussitôt notre coup de sonnette:

—Madame Gantois est-elle visible?

—Mais oui, madame; si madame veut bien entrer au salon?…

On nous introduit dans un salon obscur, sentant le moisi et la crotte de rat. Peu à peu nous distinguons les sièges et nous nous asseyons. Tout à coup grand branle-bas à l'étage au-dessus de nous; des portes claquent, une voix mal contenue, dans l'escalier: «Cruche! cruche!… que le diable emporte la bête de fille!…» La bonne réapparaît:

—Ah! bien, madame Nadaud, pour sûr que j'aurai fait erreur en disant que madame était là; madame est justement sortie…

—C'est bon, ma fille, allez!

Nous retournons à la maison.

Madame Capdevielle vint nous rendre une de ces visites; mais elle vint seule, ce qui était assez significatif, car elle se séparait rarement de sa gentille marmaille. Elle était ronde en ses façons comme en ses entournures; on la savait une femme fort estimable. Petite-maman ne put contenir tout à fait devant elle l'amertume qu'elle éprouvait de l'abandon de ses anciennes amies. Madame Capdevielle fut compatissante, mais prudente davantage, et se garda bien de répartir les responsabilités; cependant elle risqua, paraît-il, une phrase ambiguë où il y avait à entendre «que l'on a souvent grand tort de s'en prendre de ses malheurs à tel ou tel, alors que la véritable cause est la personne que l'on soupçonne le moins, que dis-je? celle qu'on chérit le plus…»

—Que voulez-vous dire, madame?

—Oh! mais, je ne veux rien dire du tout; je parle de généralités…

—Expliquez-vous, madame, je vous en prie!

Madame Capdevielle se leva:

—Allons, ma mignonne, calmez-vous! Je serais vraiment désolée d'avoir semé en vous un sujet d'inquiétude… Ce serait bien par mégarde, je vous prie de le croire. Calmez-vous. Tout s'arrangera. Adieu, adieu!

Et sur le pas de la porte, elle dit:

—Vous êtes toujours jolie!… trop…

La pauvre jeune femme demeura très tourmentée par les paroles de madame Capdevielle. Elle confia la chose à son mari qui lui dit:

—Il y a du commérage, là-dessous.

On en parla à M. Clérambourg, qui venait chaque soir après le dîner, quoiqu'il fréquentât les Plancoulaine, et au docteur Troufleau, qui nous témoignait plus d'amitié depuis que nous étions isolés. Mais M. Clérambourg ne risquait jamais son opinion, sinon sur les affaires dont il avait couvé toutes les pièces, au moins trois semaines durant, dans son cabinet. Le docteur Troufleau dit que, prenant ses repas entre madame Auxenfants et M. Fesquet, si quelque commérage courait la ville, il en eût été le premier informé.

Je me souvins des paroles de Marguerite Charmaison au curé sur les raisons qu'avait M. Fesquet de faire abattre les arbres de madame Colivaut.

Mais une âme charitable nous fournit la solution de l'énigme posée par madame Capdevielle. Ce fut madame Gantois—«Cruche!… cruche!… Que le diable emporte la bête de fille!»—qui se décida, au bout d'une quinzaine, à nous rendre notre politesse.

—Ma petite, dit madame Gantois, d'un ton protecteur, je vais vous rendre un service.

—Mais!…

—C'est entendu… Vous ne me le demandez pas! Oh! oh! je ne m'arrête pas pour si peu: je vous le rendrai tout de même… Et pour commencer, ma belle enfant, entre nous soit dit, ayons plus de modestie, moins de susceptibilité au moindre mot que l'on vous adresse: la fierté convient certes, mais à de certaines situations…

—Mais ma situation, madame!…

—Ah! ne vous fâchez pas! Je vous répète que je suis venue en amie. Votre situation, ma chère petite, n'est pas bonne… Ah dame! que voulez-vous! On n'a pas votre âge, joint à la figure dont la Providence vous a ornée, ma belle, sans être tenue de ménager l'opinion…

—L'opinion? Ce sont les gens puissants qui se chargent de la faire!…

—Alors, ménageons-les!… L'opinion voyez-vous, c'est un fusil chargé! Une imprudence, une maladresse, le coup part.

—J'ai tout lieu de croire qu'il est parti.

—Ce n'est pas moi qui vous le fais dire: en effet, il est parti. Ma chère enfant, vous vous compromettez.

—Je me compromets!… moi!…

—Il suffit!—dit madame Gantois, qui dut être effrayée du ton de sincérité de la malheureuse femme.—J'en ai assez dit pour que vous soyez plus prudente à l'avenir. Plus tard vous me remercierez…

—Écoutez, dit petite-maman haletante. Je suis depuis trois semaines à la torture à cause de circonlocutions, d'allusions, de sous-entendus plus douloureux qu'un bon coup bien frappé. Puisque vous ne craignez pas de me faire mal, vous, madame, je vous en conjure, frappez, mais droit. Dites-moi ce qu'il y a: je vous jure que je ne comprends pas.

—Allez jouer, petit, dirent les deux femmes à la fois.


Je n'étais pas fâché d'aller jouer. De tous mes souvenirs d'enfance, les plus pénibles et les plus odieux sont ces confidences à mots couverts, de femmes qui crèvent d'envie de répandre la calomnie, et qui, pour faire durer le plaisir, parlent une demi-heure auparavant par paraboles.

M. le curé de Beaumont disait:

«Il ne faut point juger notre prochain, mon enfant. Ce jugement, difficile à porter, appartient à Notre-Seigneur. Contentons-nous de plaindre les hommes, dont le mobile des actions nous échappe, mais dont l'esprit, dans bien des cas, est borné.»

Ces paroles étaient inspirées par quelque chose de trop haut, que je ne comprenais pas; elles étaient plus qu'humaines et me paraissaient étrangères. A mon sens d'enfant, la gent Gantois, par exemple, était parfaitement abominable, et j'eusse trouvé fort juste qu'on la liât par les pieds et par les mains et lui enfonçât dans la peau un millier ou deux d'épingles. Tel était le genre de supplice que je rêvais. Après quoi il me semblait que, débarrassé de cette engeance, on eût pu s'occuper des «grandes choses». De quelles grandes choses?

Ah! je ne savais pas.

Je n'ai jamais su qui avait déposé en moi cette idée ni seulement ce terme. Les grandes choses, était-ce de réciter des vers de M. de Bornier, ce qui m'avait fait voir autrefois en Marguerite Charmaison une créature séraphique? Était-ce d'aller à Rome s'éprendre d'un lord ou d'un cardinal anglais? Était-ce de sentir le bon Dieu passer dans le vent, à travers le feuillage des pins, comme à Courance? Était-ce d'être un poète de bronze, impassible, sur une place publique? Était-ce de mourir, comme avait fait maman? Ah! qu'était-ce?

V

Après la visite de madame Gantois, petite-maman s'enferma avec mon père. Ils causèrent longtemps. Il est probable qu'elle lui confia loyalement le bruit que l'on faisait courir, et ils durent prendre ensemble la résolution de recevoir le docteur Troufleau comme à l'ordinaire.

Par exemple, ils ne disaient plus «le docteur Troufleau»; ils disaient il, ou le, ou lui. «Quand il arrivera, reçois-le,» etc. Cette pudeur soudaine à prononcer un nom est une nuance sentimentale que les enfants saisissent très bien, et n'eussé-je rien connu par avance de ce qui se passait, j'eusse certainement deviné qu'autour du personnage désigné par des pronoms quelque chose d'anormal méritait que mon attention fût bien ouverte lorsqu'il se présenterait.

Le jeune docteur Troufleau venait tous les jours à la maison, après dîner, fumer un cigare et faire une partie de piquet avec mon père et M. Clérambourg. Autrefois, plusieurs de ces messieurs se joignaient à eux: M. Gantois, le colonel Flamel. M. Gantois avait disparu sans mot dire; le colonel Flamel s'était expliqué avec franchise:

—Que le diable m'emporte, mon cher Nadaud, si j'ai envie de vous fausser compagnie! Mais ces b…-là m'ont mis au pied du mur. «Chez lui ou chez moi, choisissez!» m'a dit Plancoulaine. Bigre de bigre! c'est dégoûtant! Je ne lui ai pas mâché mon opinion. Mais si je ne vais plus chez eux, que voulez-vous que je fasse de mes journées? Et ma vieille mère qui y passe ses après-midi depuis quarante ans…

M. Clérambourg avait quelque mérite à venir encore, mais lui, par sa compétence en affaires et ses conseils financiers, était à peu près indispensable à M. Plancoulaine.

Ce soir-là, précisément, le docteur Troufleau ne vint pas; le lendemain s'écoula sans qu'on le vît; le surlendemain, l'on était en droit de s'inquiéter de lui. On envoya la mère Fouillette demander de ses nouvelles. Madame Auxenfants, son hôtesse, répondit que le docteur allait bien, mais qu'il avait l'air «renfrogné». Mon père, très nerveux, n'y tint plus. Il passa lui-même chez le docteur; le docteur venait de sortir; mon père laissa sa carte.

Le docteur vint le soir. Mon père et sa femme étaient agités; ils avaient lieu de craindre que la calomnie eût effrayé le jeune homme et qu'ils fussent menacés de perdre encore un ami.

Le docteur avait l'air plus défait qu'eux-mêmes. Son éternelle redingote et son éternel chapeau haut de forme donnaient au moindre de ses gestes un air d'apparat et de gravité; il conduisait un deuil, sans répit. Il avait une assez jolie figure douce, avec une barbe fine et frisée; mais il était trop court de taille.

Il s'assit.

Mon père lui dit:

—Mon cher docteur, si c'est par délicatesse que vous avez cru devoir vous éloigner de nous, j'entends vous rendre, de ma propre autorité, les coudées libres: ni ma femme, ni moi ne craignons les bruits absurdes que vous avez dû entendre comme nous; c'est pourquoi ne vous voyant plus venir, je n'ai pas hésité à aller moi-même vous chercher.

—Je ne vous comprends pas, mon cher Nadaud, dit le docteur.

—Si fait! parbleu! Je vous autorise à me comprendre! Il y a assez de loyauté entre vous, ma femme et moi, pour que nous jouions cartes sur table: appelons un chat un chat, et un bruit infâme une infamie!…

—Mais, dit le docteur, je vous répète, mon cher ami, que je ne vous comprends pas; je tombe des nues… Je ne sais rien, je n'ai entendu aucun bruit; voici trois jours que je passe au milieu d'émotions intimes qui ont suffi amplement à m'occuper, jointes à mes visites…

Mon père et sa femme furent rassérénés tout à coup. Son absence n'était donc pas due au motif qu'ils avaient redouté.

Le pauvre docteur ôta ses gants; puis il les malaxa, puis il s'en fouetta la cuisse.

—Ce qui m'est arrivé est bien simple, dit-il enfin, je n'ai pas de chance…

On comprit aussitôt qu'il s'agissait d'une demande en mariage repoussée. Depuis deux ans, c'était la troisième épreuve de ce genre qu'il confessait. Généralement, on en souriait chez nous. On supposait qu'il était trouvé trop jeune par les familles, ou trop récemment établi, ou bien que les jeunes filles lui reprochaient sa redingote, son chapeau haut de forme, ses gants noirs. Pourquoi diable s'affublait-il en vieux savant? Comment lui faire entendre cela?

—Non, non, répéta-t-il, je n'ai pas de chance!

Le malheur du docteur n'inspirait pas pitié: il avait trente ans à peine, l'espoir du bonheur conjugal n'était pas clos pour lui; et il avait l'air si malheureux avec sa figure gentille et son extérieur de vieux bonhomme, son embarras, la sincérité de son désappointement! On avait envie de le plaindre, mais pas tout à fait sérieusement.

—Cachottier! lui dit mon père; vous ne nous aviez pas soufflé mot…

—A personne! Je n'ai parlé à personne, mon cher ami!… Quand je dis à personne, non: j'en avais parlé à Clérambourg, qui s'est chargé de faire la demande.

—Ah!…

—Il va venir, dit mon père. Parlons-nous de la chose en sa présence, ou nous taisons-nous?

—Parlons-en! parlez-lui-en tout à votre aise, je vous y autorise et vous en prie même; peut-être vous dira-t-il, à vous, les motifs du refus, qu'il a supprimé dans le rapport qu'il m'a fait de la réponse du père de la jeune fille: un «non» catégorique.

—Oh!

—Monsieur Charmaison a dit «non» tout sec.

—Comment! c'était Marguerite! s'écria petite-maman.

—Mademoiselle Charmaison! fit mon père, dont le front se rembrunit.

—J'avais fait ce rêve, dit tendrement le docteur. A mon âge, ancien interne des hôpitaux, toutes les ambitions sont permises… La question de sentiment mise à part,—la fortune Charmaison n'a d'ailleurs rien d'intimidant,—je sais que c'eût été le bonheur de la grand'maman de conserver sa petite-fille tant auprès d'elle que loin de Paris: madame Charmaison, la grand'mère, redoute, non sans motif, l'éducation libre que le père par principes et la maman par insouciance ont adoptée pour une jeune fille aussi délicate, aussi impressionnable, aussi exaltée, on peut le dire, puisqu'elle ne l'est, Dieu merci! que pour tout ce qui est beau et bien…

—Certes! certes! opinèrent à la fois mon père et sa femme.

Il allait, il allait, le docteur Troufleau! Sa voix chevrotait, sa paupière se mouillait. Il était réellement épris de Marguerite.

Petite-maman disait:

—Mais croyez-vous que la jeune fille ait été avisée de votre demande?

—Je l'ignore complètement.

—Ne l'avez-vous pas demandé à monsieur Clérambourg?

—Monsieur Clérambourg s'est montré muet comme un marbre. Il m'a transmis la réponse: «Non.» C'est tout.

—Monsieur Clérambourg n'est pas bavard…

—Ah! non!

—Je le ferai bien parler.

—Faire parler Clérambourg! dit mon père.

—Le voilà!…

Il y avait dans la cour de notre maison une sonnette qui tintinnabulait au milieu des lierres dont on était sans cesse occupé à couper les filaments qui la voulaient atteindre. C'était une sonnette à l'ancienne mode, sensible comme une petite personne et sachant à merveille «chanter» en notes limpides et musicales le tempérament de l'ami, du gêneur ou de l'inconnu qui, dans la rue, tirait le pied-de-biche.

Le coup de sonnette de M. Clérambourg était autoritaire et bref, tiré à fond, mais terminé court, je ne sais comment, sans fioritures ni aucun de ces mouvements qui se prolongent quelquefois après le gros drelin-drelin, comme s'ils étaient donnés en surplus, par-dessus le marché, enfin désignant une nature généreuse.

M. Clérambourg entra, donna la main à tous et me tapota le menton d'un doigt qui sentait le tabac; puis il défit le bouton de sa jaquette. C'était un homme haut, large et fort; il portait des cheveux lissés qui s'enroulaient sur l'oreille comme les lamelles de bois que crache la varlope du menuisier; il ne se rasait pas tous les jours, de sorte que la partie inférieure de sa figure semblait barbouillée d'une cendre épaisse d'où émergeaient—pour moi qui voyais presque toujours cela d'en dessous,—deux énormes narines, où faire grimper un ramoneur. Il portait haut un front bombé et poli, couleur de vieil ivoire. Des lèvres eussent coûté trop cher: sa bouche était faite d'un trait, une mince fissure rectiligne qui ne s'ouvrait pas souvent, et uniquement pour dire, en termes mesurés, l'indispensable.

Mon père l'écoutait comme un oracle. Sa sagesse, sa modération et sa science du droit lui valaient la considération générale.

Quand il se fut adossé à la cheminée, il releva de droite et de gauche les basques de sa jaquette et flatta de la main le fond de son pantalon, selon sa coutume, même lorsqu'il n'y avait pas de feu; et chacun s'apprêta à lui parler du sujet. Mais personne ne fut assez fort. La petite-maman n'était pourtant pas timorée, mais, en présence de M. Clérambourg, une venette brisait son meilleur élan.

Mon père atteignit la boîte à cigares; il en offrit un à son grand ami. Celui-ci le prit, le froissa, en coupa la pointe, puis humecta le bout tronqué dans son espèce de bouche. Cela demanda un temps considérable. M. Clérambourg alluma son cigare et fuma.

Mon père offrit le cognac au docteur.

—Prenez donc, mon cher docteur; cela vous redonne du cœur, allez!…

L'allusion était assez claire; l'ouverture était pratiquée; il n'y avait plus qu'à marcher. Bernique! M. Clérambourg ne broncha pas.

Il dit:

—Je vous dois une revanche, si je ne me trompe?

Et l'on prépara la table de jeu.

Le docteur se retira de bonne heure. Mon père tint à le reconduire jusqu'à la porte de la rue. La mère Fouillette me couchait dans le salon; la porte du corridor était entr'ouverte. Mon père confessait au docteur la nature des bruits qui couraient la ville. Il lui disait qu'il tenait à braver l'orage; il le priait de ne rien modifier à son assiduité à la maison. Le docteur eut des exclamations indignées.

—Comment! comment!… Est-on si méchant dans ce pays!… Mais je ne souffrirai pas… Plutôt m'éloigner de vous…

—Ne le faites pas! lui dit mon père; on supposerait que c'est moi qui vous ai mis à la porte, ce qui donnerait aux racontars un corps inattaquable.

—C'est juste. Je reviendrai, je vous le promets…

—Merci. Et moi, je vous promets de tirer de Clérambourg les détails qui vous intéressent.

—Maigre consolation, hélas! de savoir pourquoi le bonheur vous est refusé… Cependant… si l'objection reposait par hasard sur mon âge, sur l'âge de mademoiselle Charmaison, sur ma situation provinciale, que sais-je… enfin, dites bien que je ferais tout, que j'attendrais cinq ans, dix même, et davantage!… que mes maîtres me créeraient une situation à Paris… Tout! tout! vous dis-je!

Oh! comme ce garçon aimait Marguerite!

Je crois que mon père en fut touché et qu'il osa ce soir-là affronter le tombeau vivant qu'était M. Clérambourg. Mais le tombeau ne livra pas son secret, car, le lendemain, le mutisme extraordinaire de M. Clérambourg était devenu le sujet de préoccupation à la maison, et faisait presque oublier à mon père et à sa femme celui de la veille. Ils ne s'en cachèrent pas devant moi. Mon père disait:

—Clérambourg a tort, franchement, il a tort: c'est à laisser croire qu'il y a dans le passé de ce pauvre Troufleau ou dans sa famille…

—Oh!

—Mais, dame! Il est à supposer que Charmaison a dit quelque chose. On ne dit pas «non» à une demande en mariage comme à un marchand de pacotille qui passe sous la fenêtre; on dit quelque chose. Charmaison a dit quelque chose à Clérambourg. Ou, s'il n'a rien dit à Clérambourg, c'est qu'il s'agissait de quelque chose que Clérambourg ne devait pas entendre.

—Que veux-tu dire?

—Je n'en sais rien!… Je m'y perds!… Ah! nous avions bien besoin que cette histoire vînt s'ajouter à nos embêtements!

Le docteur était si anxieux qu'il n'attendit pas la soirée. Il vint après déjeuner, contrairement à toute habitude. Nous étions encore à table. Mon père fut fort embarrassé; il n'osait avouer l'insuccès de sa démarche. Le docteur avait des yeux meurtris qu'il roulait tristement, comme les beaux fauves inquiets à la voix d'une meute. Petite-maman comprit qu'il fallait parler coûte que coûte.

—Ce Clérambourg, dit-elle, est un misérable!

—Mon amie, dit mon père, ne nous emportons pas. La discrétion de Clérambourg est proverbiale. Il outrepasse un peu la mesure aujourd'hui, je le reconnais… Mon cher docteur, ma mission près de Clérambourg est terminée: autant vous adresser à ce meuble!

—Mais, dit le docteur, il y a dans tout cela plus que de la discrétion: il y a du mystère! A la fin, que diable! j'aurais le droit de m'offenser!

—C'est ce que nous disions, fit petite-maman.

—Mon amie! n'envenimons pas les choses! Nous allons tout à l'heure prononcer des mots après lesquels il n'y aura plus à revenir en arrière: et nous ne savons pas seulement sur quel terrain nous avançons!

—J'ai envie, dit le docteur, d'aller tout bonnement demander une explication à monsieur Charmaison.

—Ou une réparation par les armes! pourquoi pas? fit mon père. Nous y voilà bien! Et après? Quand vous aurez commis cette sottise-là, croyez-vous que jamais vous obtiendrez la jeune fille? Est-ce que vous avez renoncé à elle?

—Non! dit le docteur en se redressant.

Il était resté debout, près de la porte, et il tenait son chapeau haut de forme à la main, au creux de la taille, dans une attitude qui lui était familière.

VI

Tout à coup la porte fut poussée violemment et vint frapper contre le plat du chapeau, qui en fut à demi écrasé. Nous ne fîmes tous qu'un saut. C'était Marguerite Charmaison qui entrait en coup de vent. Si instruit que l'on fût de l'indépendance de ses manières, on en était toujours surpris. Elle était seule; elle avait, disait-elle, planté sa femme de chambre dans un magasin.

—Mais qu'y-a-t-il?

—Il y a que mon père m'emmène: je pars… J'ai voulu que vous sachiez que je suis avec vous, les opprimés, contre l'injustice…

Parole de fille de tribun! Était-ce le motif qui l'amenait?

Le docteur, suffoqué plus que nous par la coïncidence de cette folle visite et par l'accident de son chapeau, balbutia je ne sais quoi, se courba, s'en alla.

Quand il eut tourné les talons, on interrogea Marguerite:

—Mais pourquoi ce départ précipité?

—J'allais vous le demander.

—A nous?…

—Voilà. Ce matin, avant le déjeuner, papa arrive de chez les Plancoulaine et me dit: «Ma fille, nous partons ce soir.» Je saute: «Pourquoi ça?—Tu dois le savoir!—Comment le saurais-je?—Par tes amis.—Quels amis?—Ceux que tu fréquentes chez les curés!»

Ces dames s'étaient rencontrées un jour dans le jardin du presbytère. Quelqu'un passant sur le pont avait pu les voir.

—Vous étiez avec nous, ma petite amie, dans le jardin du curé; et après? Ce n'est pas pour cela que l'on vous fait quitter Beaumont? Monsieur votre père n'a pas jugé à propos de nous revoir depuis que nous sommes mal avec les Plancoulaine, c'est très bien. Mais il ne vous a pas, que je sache, interdit de nous rencontrer?

—Non. Aussi, ce n'est pas parce que nous nous sommes rencontrées que l'on m'emmène.

—Pourquoi vous emmène-t-on?

—Il s'est passé quelque chose que je ne sais pas, que je ne dois pas savoir, paraît-il, et dont on suppose que j'ai dû être informée, du fait seul que je vous ai rencontrée chez monsieur le curé…

—Nous ne savons rien, dit mon père.

—Oh! fit Marguerite, ce n'est pas gentil, vous ne voulez pas me le dire!

—Nous ne savons rien, mademoiselle, absolument rien!

Marguerite dit:

—Voyons… Il y a eu une demande en mariage?…

—Non, mademoiselle!…

—Ah! vous êtes pris! Comment savez-vous qu'il n'y en a pas eu?

Cette fois, c'était mon père qu'elle avait «fait parler». Sa physionomie si expressive s'éteignit. Bien malin qui eût vu si elle était flattée ou indifférente.

—Maintenant, dit-elle, adieu, adieu!

—Que c'est imprudent à vous d'être venue!

—Et si je vous écris, de Paris, que direz-vous donc?

—Quelle enfant terrible vous faites!… Sortez au moins par la ruelle.

Voilà Marguerite lancée dans la petite cour qui mène à la ruelle.

Mais il y avait encore, dans la petite cour, le docteur Troufleau qui faisait remettre son chapeau en état par la mère Fouillette. Coqueugniot, témoin de sa peine, était même descendu se joindre au groupe du médecin et de la vieille bonne, et il donnait ses avis comme s'il se fût agi d'un blessé.

Nous voyons Marguerite traverser la cour. La mère Fouillette et Coqueugniot assujettissaient le chapeau haut de forme sur le chef du docteur Troufleau; on distinguait fort bien les reflets brisés par une estafilade. Le docteur n'eut que le temps de porter la main à ce chapeau lorsqu'il reconnut mademoiselle Charmaison qui se sauvait par le petit corridor des écuries.

L'image m'est demeurée dans la mémoire, de Marguerite troussant d'une main sa jupe, retenant de l'autre son chapeau de paille et se retournant vers nous, ses jolis cheveux ébouriffés. Elle nous adressa des bonjours de la main; nous vîmes ses beaux yeux, ses dents… Et le pauvre docteur Troufleau qui était là, faisant des saluts, les deux bras ballants, et au bout de l'un d'eux le chapeau haut de forme en accordéon!

Marguerite tenait-elle réellement à savoir si la demande en mariage avait eu lieu? Tenait-elle à éprouver par elle-même la qualité du bruit public, selon lequel le «docteur Troufleau ne sortait pas de chez les Nadaud»? En ce cas, un singulier hasard desservait le pauvre docteur et nous-mêmes!

VII

Marguerite disparue, mon père ne fit qu'un bond jusque chez M. Clérambourg.

Il en revint, non plus crispé par l'incertitude, mais anéanti.

—Clérambourg a desserré les dents.

—Ah! Et qu'a-t-il dit?

—C'est moi qui ai posé la question. Il n'a eu qu'à répondre.

—Quelle question?

—Celle-ci: «Clérambourg! le docteur Troufleau a vu sa demande repoussée sous prétexte qu'il fréquente ma maison?»

—Comment!… tu crois vraiment que c'est à cause de cela?

—Clérambourg m'a répondu: «Oui.»

—Et Clérambourg n'a pas giflé le monsieur qui lui a fourni ce prétexte?

—Clérambourg ne m'a pas dit ce qu'il a fait. Je suppose qu'il a agi convenablement…

—Ce qu'il y avait de convenable, c'était de lui arracher les yeux!

—Je ne suppose pas qu'il ait fait cela, mais je suppose que les relations de Clérambourg avec les Plancoulaine, de qui Charmaison n'est que le porte-parole, ne seront pas empreintes dorénavant d'une grande cordialité…

Petite-maman haussa les épaules:

—A moins que monsieur Clérambourg ne choisisse dorénavant la maison et les cigares Plancoulaine pour digérer, le soir, et que nous ne revoyions plus le bout de son nez!… Ah! ce n'est pas moi qui le pleurerai!

—Clérambourg est un ami de trente ans pour moi.

—Taratata!

—Il m'a vendu son étude et il y reste attaché: les Plancoulaine sont inféodés à Courtois…

—Taratata!

—J'ai pleine confiance en l'amitié de Clérambourg. Il ne s'agit pas de cela pour le moment, mais d'un brave garçon qui est un fidèle ami, lui aussi, et de qui il va falloir nous priver…

—Pauvre garçon! avec son chapeau cabossé! Elle a passé devant lui en riant… peut-être se moquait-elle de lui, peut-être non! Peut-être ne l'a-t-elle pas vu même! Peut-être n'a-t-elle pas remarqué, en ouvrant la porte d'ici, qu'elle aplatissait son chapeau… Et lui qui la saluait, qui faisait des courbettes, des courbettes!…

Mon père dit à son tour:

—Pauvre garçon!

—Tu vas lui dire le motif?

—Je ne veux pas que la carrière de ce jeune homme soit brisée à cause de nous: il n'y a pas eu que le refus de mademoiselle Charmaison, il y en a eu d'autres.

—Pour le même motif?

—Pour le même motif.

—Qui t'a dit cela?

—Clérambourg. Il sait tout.

—Pourquoi ne l'a-t-il pas dit plus tôt?

—Je n'avais pas songé encore à lui poser la question. Je la lui ai posée pour les deux demandes en mariage connues de nous; il a fait «oui».

—Mais c'est infernal! c'est à envoyer ce pays au diable!

—Tout cela remonte à l'achat de la maison Colivaut!

VIII

L'aveu fut fait dès le soir au docteur Troufleau, qui venait dans l'espoir d'entendre parler de mademoiselle Charmaison. Mon père était ému, car ce qu'il allait dire lui coûtait doublement: en apprenant au jeune homme le motif qui lui valait le refus des jeunes filles du pays, il se privait d'un dernier ami, et en cédant à la pression de la calomnie, il semblait admettre que cette calomnie fût fondée.

Il tendit la main au docteur:

—Mon ami, quittez ma maison: vous y gâchez votre avenir. Hier, je vous suppliais de rester pour affronter plus hardiment ensemble la méchanceté publique. Aujourd'hui, elle nous a atteints; le mal est fait; c'est moi qui vous dis de vous écarter. Que vous demeuriez avec nous ou que vous vous retiriez, nous restons, ma femme et moi, dans les deux cas, contaminés. Pour vous, une chance de salut demeure: séparé de nous, le pays vous absout, et vous recouvrez le droit d'épouser une jeune fille comme il faut et de fonder une famille… Il n'y a pas à hésiter!

—Je n'hésite pas! je reste avec vous.

Mon père hocha la tête et sourit amèrement.

Le docteur reprit:

—Mon intention n'est pas, actuellement, de m'établir, de fonder une famille, mais avant tout d'épouser une jeune fille que j'aime. Cette jeune fille est l'amie de madame Nadaud, puisqu'elle était encore ici il y a quelques heures. Si j'achetais le consentement de son père en sacrifiant l'amitié de madame Nadaud et la vôtre, je pense et je veux avoir la conviction que je m'aliénerais à tout jamais, par un pareil trafic, l'estime de mademoiselle Charmaison.

—Vous auriez vite fait de gagner son estime si vous vous mettiez d'abord en état de gagner sa main.

—Peu importe! je ne la gagnerai pas par ce moyen!

—Soit! dit mon père, mais allons jusqu'au bout!—puisque aussi bien il faut que j'examine la situation dans toute sa triste réalité, qui m'est révélée d'aujourd'hui seulement.—Il ne s'agit pas, pour vous, uniquement d'un mariage, mon cher docteur; il s'agit de votre carrière à ménager. Songez à votre clientèle. Toute la ville, à ce que je vois, obéit au mot d'ordre parti de la maison Plancoulaine. Qu'il plaise demain à celui qui dirige ce troupeau de moutons de vous mettre en interdit…

—Je suis seul médecin à Beaumont!

—Ils en appelleront un second!…

—A défaut de la clientèle bourgeoise, qui seule se laisse mener à la baguette, il me restera l'autre: le petit commerce et la campagne.

—Bon! bon! dit mon père; vous êtes un brave et digne garçon, et je vous remercie.

—Oui! dit petite-maman, nous vous remercions; vous êtes un homme de cœur.

Tous deux lui serrèrent la main, et ils avaient les yeux un peu humides. Mais je connaissais bien la figure de mon père, et je voyais, à un mouvement des sourcils, à un hochement de tête, que, s'il ne doutait pas de la bonne volonté du docteur, il n'avait pas confiance en la durée de ses résolutions. Il n'avait confiance qu'en Clérambourg.

IX

Lorsque je n'allais pas à ma leçon de latin, on m'envoyait quelques heures dans les jardins de madame Colivaut. Mon père aimait à me savoir là; c'était un peu, pour lui, prendre possession de la maison. Il me disait: «Tu tâcheras d'être à la balustrade sur les quatre heures, au moment où je passerai; alors je te verrai de loin.» Ainsi il se figurait qu'il rentrait chez lui et que son fils l'attendait sous les beaux arbres. Pour les gens de la ville, il me plantait là aussi comme un drapeau. C'est que, de tout Beaumont, on me voyait sur cette terrasse fameuse, et les personnes qui allaient chez les Plancoulaine ne pouvaient manquer de dire là-bas qu'elles avaient vu le «petit Nadaud se prélasser comme chez lui à la balustrade de madame Colivaut».

Un jour de la fin de l'automne, madame Robert, la dame de compagnie, me fit entrer dans la chambre de madame Colivaut. Les sièges y étaient garnis de housses, les fenêtres, de rideaux jaunes; un grand placard bâillait, où l'on apercevait des rouleaux de papiers de tenture et du linge en pile; une odeur de caramel se mêlait à celle du tabac à priser; au fond d'une alcôve, madame Colivaut était couchée. Sa tête de pomme de reinette, embobelinée dans un bonnet, ne me plut guère, car je pensai, dès le seuil: «Sacristi! il va falloir embrasser!» Madame Colivaut caressait un gros chat qui ronronnait sur l'édredon, contrairement, c'était probable, aux volontés de madame Robert, femme d'humeur prompte, qui se hâta d'empoigner l'animal par la peau du dos, tandis que sa maîtresse disait d'une voix plaintive:

—Qu'est-ce qu'elle vous a fait, cette pauvre bête?

Madame Robert tenta de me soulever pour me mettre au niveau des joues rondelettes et fripées de la malade, mais elle me trouva trop lourd. On se contenta de me demander mon âge; puis madame Colivaut fit signe à madame Robert d'aller prendre dans la commode la boîte aux chocolats. Ils dataient du jour de l'An; mais je ne fis pas le difficile. Enfin, on m'envoya jouer.

Je courus au cadran solaire. Le persil, autour du socle, avait été coupé. Sur la pierre noircie, rugueuse et trouée comme une éponge, il était poussé de petites mousses jaunes, et, dans une jointure, une touffe d'herbe lançait trois tigelles menues par-dessus le cadran. Je m'aperçus que j'avais grandi, car je lisais l'heure sans me cramponner à l'ardoise brisée: plus de danger de voir accourir les cloportes dans mes manchettes.

Il n'y avait personne dans le jardin. Je me souviens qu'on entendait le bruit lointain d'un marteau sur la forge et la chanson plus rapprochée d'une couturière qui cousait chez madame Colivaut. La lessive séchait. De beaux nuages moutonneux traînaient sur le cadran une ombre rapide. Je ne sais pourquoi, tout à coup, mon cadran me reversa son charme magique, et je me mis à réfléchir.

Je me mis à réfléchir, c'est-à-dire que je pensai à Marguerite Charmaison. Réfléchir m'était très pénible autrefois parce que j'avais l'ambition de penser à des choses magnifiques, ce qui n'est pas toujours aisé. Mais depuis que j'avais institué Marguerite Charmaison la dépositaire attitrée de toute les beautés du monde, lorsque ma crise d'idéalisme me prenait, je n'avais qu'à m'abandonner au souvenir de sa charmante image.

O Marguerite Charmaison! que je fus attristé, devant mon cadran solaire et durant cette heure délicieuse d'automne, en me remémorant que vous étiez aimée par un petit monsieur vêtu d'une longue redingote et coiffé d'un chapeau haut de forme que vous-même aviez cabossé!… Et vous, voyons! l'aimez-vous?… Est-ce que tout doit décidément aboutir au train-train médiocre ou vulgaire? N'êtes-vous qu'une femme douée de curiosités, de roueries et de passions communes, petite fiancée du lord aux mains translucides? Que n'ai-je pu vous interroger, Marguerite Charmaison! Je vous interroge, ô grand ciel, là-haut, ô vous qui me faites lire, d'un doigt d'ombre, de belles sentences sur le cadran solaire, dites-moi pourquoi les enfants se font des idées plus hautes que les choses réelles? Est-ce pour se les voir faucher avant vingt ans, comme l'herbe des pelouses que le jardinier impitoyable maintient égale et rase et le plus près possible de la surface de la terre?…

Le soleil se couvrait, et la pointe d'ombre était retirée. Puis elle réapparaissait tout à coup entre les grands chiffres romains. Et je lisais pour la cinquantième fois l'inscription latine: Lædunt omnes, ultima necat.

Madame Robert fut tout à coup devant moi et me dit:

—Mais! vous vous ennuyez, mon enfant! Il faut jouer!

Je fus, encore une fois, saisi d'une grande honte: j'aurais préféré être surpris mangeant des confitures à même les pots, à l'office, que seul, devant un cadran solaire, «à ne rien faire».

Me voilà parti, courant dans les allées du jardin, dont je retourne le sable et écorche les beaux coins des plates-bandes, comme un cheval échappé.

Sur plus de cent mètres, entre des troncs d'abricotiers, un linge bleuâtre était étendu, que des becs de bois à ressort métallique mordaient contre la corde. Je bondis à travers la lessive, afin de prouver à madame Robert que je sais gambader et m'amuser follement, quand il le faut. Les deux bras en avant, les yeux fermés, je tourne, je vire, parmi les serviettes, les draps de lit, les chemises, les pantalons, les bonnets de nuit, les mouchoirs et les camisoles.

A demi étouffé sous la toile humide, je perçois toutefois des cris aigus et je distingue entre deux draps madame Robert, qui accourt vers moi. C'est pour jouer sans doute. «Attends voir un peu, madame Robert! si je ne cours pas plus fort que toi…» Je fuis devant madame Robert, je chevauche à travers les plates-bandes, je renverse une cloche à melons, si bien suspendue pourtant aux crans de trois crémaillères de bois; j'évite avec adresse les petits pois ramés, enfin je me trouve à bout de souffle dans une planche de fraisiers où les fruits écrasés forment sous mes semelles une pâte poisseuse. Alors seulement, je m'avise que j'entraîne une chemise de femme, une superbe chemise à empiècement de dentelles, arrachée par moi involontairement à la morsure des becs de bois. Un de mes bras est introduit dans une manche, la batiste a touché la terre, le terreau gras, le crottin; la chair des fraises foulées aux pieds achève de profaner le linge de corps de madame Colivaut!

Madame Robert était verte de colère. Elle ne jouait pas! ah! mais non. Elle me cria:

—Petit misérable!

Puis elle saisit le bas de sa robe, qu'elle retroussa sur ses guiboles maigres, pour franchir la couche à melons. Elle fut sur moi et m'appliqua une gifle avec l'entrain qu'a un soudain orage à faire claquer les contrevents.

—Ah bien! criait-elle, je ne m'étonne plus qu'on dise tant de mal de chez vous!… Quand on a pour enfant un démon pareil, on est bien capable de ce qui se dit!…

La main sur ma joue blessée, je m'éloignai vite de cette mégère. Je descendis les marches vacillantes, je traversai le parterre et gagnai la terrasse, sous l'orme et le marronnier, afin de voir mon père quand il passerait.

Un épais tapis de feuilles mortes garnissait la terrasse et il s'en dégageait une odeur triste et singulière.

J'allai m'asseoir sur une chaise au pied du marronnier, et je m'accoudai à la balustrade. C'était un jour ordinaire; on apercevait peu de monde. Les hommes politiques commençaient cependant à s'assembler pour l'apéritif. Une femme, un seau à la main, gagnait le socle de la statue; on entendit le bruit du seau de fer-blanc déposé vide sous la fontaine, puis celui de l'eau bouillonnant sur son fond sonore.

Je n'étais pas là depuis trois minutes que je vis le rideau se soulever chez madame Auxenfants, et la face jaune de M. Fesquet, le bouilleur de cru, se montra. Les yeux de M. Fesquet se fixèrent sur moi à la manière de ces chats qui, apercevant un de leurs pareils sur le toit voisin, suspendent leur pas et demeurent un long moment immobiles avant de faire un mouvement nouveau. M. Fesquet était de la famille des chats à poils rouges qui ont les yeux d'un étrange jaune de soie délavée et en même temps de braise ardente. Il avait dû être très blond dans sa jeunesse; il était bilieux, célibataire et inoccupé. Il vivait depuis des années chez madame Auxenfants, propriétaire d'une grande maison qu'elle louait au docteur Troufleau et à lui, ennemis mortels, les dorlotant également, soignant leur linge en commun et leur servant, à la même table, de petits plats.

M. Fesquet me signala à son hôtesse. Madame Auxenfants parut sous le rideau, me lorgna, puis rendit la place au plus curieux.

Pour me mieux voir, M. Fesquet ouvrit la fenêtre. Son regard de matou allait de ma personne aux grands arbres que l'automne faisait resplendissants d'or et de rouille et dont les panaches bruissaient sur ma tête. Il clignait de l'œil. Il se recula; il fit avancer madame Auxenfants. Tout à coup il leva le bras très haut, en tenant la main rigide comme une serpe, et il fit une vigoureuse section, devant lui, dans l'espace: il tranchait les arbres de madame Colivaut à son idée.

Les troncs de l'orme et du marronnier étaient situés à un mètre à peine de la balustrade, et ils lançaient des branches magnifiques et libres, principalement sur la rue, du côté du midi et par-dessus le toit de madame Auxenfants. Depuis des générations, les voisins indulgents avaient toléré ces empiètements d'ombrages. Si la main de M. Fesquet eût été puissante et coupante, les deux arbres vénérables eussent été amputés net, au ras du tronc.

Et comme je ne bougeais pas, M. Fesquet sortit et vint dans la rue. Les deux mains aux goussets d'un pantalon à rayures, il vint jusqu'au pied de la terrasse. Et, là, il regarda encore en l'air, comme s'il prenait ses mesures. Il les avait prises depuis beau temps, je suppose; mais il voulait que je fusse frappé de ses gestes et que je les rapportasse à mon père, afin de lui faire de la peine.

Puis il se campa, là, sous moi, les mains aux goussets et la tête nue; chez lui enfin. Il avait cette habitude, et madame Colivaut, plus d'une fois, avait fait jeter des feuilles mortes ou des balayures dont ce fielleux avait été souillé.

Tandis qu'il était là encore, je vis mon père remonter la rue, du bas de la ville. Il me vit, lui aussi, car, de si loin qu'il se trouvât, il regardait la maison Colivaut; et il me fit un signe de la main.

Mon œil d'enfant discernait la trace des ennuis sur les épaules de mon père. Il n'y avait pas si longtemps, il portait beau encore; il était dans la force de l'âge, sa taille demeurait mince et il passait pour élégant. Mais quelque chose d'écrasant lui tombait chaque matin sur la nuque, et tout son buste fléchissait.

Il n'était ni familier ni loquace, mais il avait toujours aimé qu'on lui fît bonne mine dans la rue, et il n'était pas fâché que quelqu'un s'excusât de l'aborder pour lui demander conseil. La rencontre d'une figure hostile le troublait, lui brisait les jarrets. Il avouait cette faiblesse; on l'en plaisantait; lui-même se traitait de fillette. Il n'avait pas la haine qui aide à supporter le choc ennemi.

Hélas! c'en était fait des traversées glorieuses de la ville, alors que nous allions chez les Plancoulaine, et qu'il marchait, salué de tous, donnant dix poignées de main et levant haut la tête devant la porte de son collègue Courtois! Les saluts qu'il avait maintenant à rendre étaient rares. Des personnes rentraient dans leur boutique en le voyant venir.

Il s'engagea sur la place. Quatre de nos hommes politiques étaient assis au café. L'un d'eux, le farouche Cincinnatus, aperçut le notaire qui montait, et il dut le signaler à ses compagnons, car les trois autres tournèrent la tête vers lui. Lorsqu'il allait passer devant eux, le conseiller Soupe lui adressa un coup de chapeau si large et si éloquent que le pas de mon père en fut ralenti: il y avait lieu de s'étonner de cette marque inattendue de respect. Voyant cela, le conseiller municipal se leva et fit un mouvement, incertain, vers mon père. Mon père, à son tour, voyant cela, s'arrêta. On lui tendit la main. Ils causèrent.

C'était un événement.

Mon père était le notaire de la bourgeoisie réactionnaire, éloignée de la politique depuis la chute de l'Empire; il se tenait sur une grande réserve vis-à-vis de ces messieurs du conseil; à peine envoyait-il, comme par le passé, réparer ses souliers de chasse chez le maire actuel, savetier de son métier. Depuis la rupture avec les Plancoulaine, on prétendait que les «rouges» lui souriaient. Le colloque sur la place était la confirmation de ce bruit. En admettant que les avances de ces messieurs se fussent produites en temps ordinaire, mon père les eût accueillies d'un bref salut, et dédaignées. Il s'était arrêté; il causait.

On se sépara en se saluant de part et d'autre avec une certaine emphase. Puis mon père continua de monter vers la maison Colivaut.

M. Fesquet, au pied de la terrasse, ne bougeait pas. Il regardait venir l'acquéreur de la maison Colivaut. Il pouvait croire que l'acquéreur était déjà installé dans la place, qu'il le voyait rentrer tranquillement chez lui; que rien, à part cela, n'était changé à la maison Colivaut, et qu'au-dessus de sa tête jaune et jusque sur le toit de madame Auxenfants bruissaient les débordants feuillages de l'orme et du marronnier.

Je regardais venir mon père; je regardais au-dessous de moi la tête de M. Fesquet; ses oreilles seules remuaient.

Mon père affecta de ne pas le voir. Il avait le visage agité; mais sa grande sensibilité même lui donnait de l'audace. Il s'arrêta à un demi-pas du pantalon rayé, pour me dire:

—Bonjour, gamin!… Il fait bon, là? As-tu fait ta visite? As-tu été poli, au moins?

Je n'osais pas répondre, à cause de la présence de M. Fesquet. Les oreilles de M. Fesquet pâlissaient; son corps était immobile. Il ne toussait pas; il ne crachait pas; il ne tortillait pas un poil de barbe; il ne cognait pas, du bout du pied, un des marrons qui jonchaient le sol. Cela m'étonnait. Mon père faisait de lui abstraction complète.

—Eh bien! petit bêta! tu n'as pas un mot à me dire?

J'étais devenu rouge. C'était moi le plus gêné. Mon père s'avança encore. Je crus qu'il allait marcher sur les pieds du bouilleur de cru et qu'ils allaient se battre. Enfin mon père me dit:

—Allons! cours annoncer ma visite à madame Colivaut!

Je le vis avec satisfaction s'éloigner de l'homme immobile et incliner vers la grande porte aux pattes de biche. Puis j'entendis en même temps grincer le fil de fer et retentir au loin la cloche sur les jardins.

Alors je courus annoncer la visite.

A l'entrée de la cuisine, j'aperçus madame Robert debout, les deux poings sur les hanches. Près d'elle, la petite bonne, qui avait pour fonction d'aider la cuisinière septuagénaire et à demi percluse, était courbée, la tête en bas, sur un bassin de terre où elle frottait vigoureusement quelque chose avec un morceau de savon de Marseille de la taille d'un pavé. Un coup de cloche retentissait. La petite bonne leva le buste et, aussi haut qu'elle, il sortit de l'eau savonneuse un long linge fin, réduit en corde, mais qui s'étala aussitôt et en quoi je reconnus la chemise de madame Colivaut, maculée au jardin par mes ébats.

Ce spectacle et celui de madame Robert présidant en personne au lavage, les poings sur les hanches, me retirèrent toute force et tout courage. La petite bonne disait:

—Faut aller ouvrir, tout de même?

Mais madame Robert ne semblait pas admettre que l'importance d'une visite pût équivaloir à celle de la pureté du linge de sa maîtresse, et, d'un geste, elle commanda à la petite bonne de replonger encore une fois dans l'eau la chemise, puis elle s'en empara elle-même et dit:

—Si c'est une visite, madame est fatiguée.

J'étais là, et j'étais chargé d'annoncer la visite de mon père. Si encore madame Robert eût détourné son attention de la chemise, peut-être eussé-je parlé. Mais elle paraissait si absorbée que je mesurai, au soin qu'elle avait de réparer mes dégâts, l'étendue de son ressentiment. Enfin, elle m'aperçut:

—Ah! vous voilà, vous!

Alors je glissai vite:

—C'est papa.

—C'est papa, quoi? c'est papa…

La petite bonne revenait:

—Mame Robert, c'est monsieur Nadaud.

—Il vient chercher le petit?… Eh bien! qu'est-ce que vous faites là, plantée comme un échalas?

—Mais non, madame, monsieur Nadaud a dit comme ça qu'il venait pour voir madame Colivaut…

—Eh bien! qu'est-ce que je vous avais recommandé?…

—Je sais bien, madame; mais comme le petit jeune homme était là, je me suis dit: des fois qu'il rapporterait à son papa…

Madame Robert n'ajouta rien. Elle tenait la chemise mouillée par les deux épaulettes; la chemise de madame Colivaut s'égouttait par son milieu. Madame Robert la plaqua sur la figure de la petite bonne, me saisit d'une main gluante et m'entraîna vers la porte, où mon père attendait. Malgré la vivacité de notre course, je ne pus tenir contre la curiosité de revoir la petite bonne sous son linge humide, et je me retournai. La petite bonne pagayait sous la chemise de madame Colivaut pour se décoller de la figure et surtout des cheveux le lourd linge ruisselant. Je n'eus pas le loisir de sourire. Ce n'était pas un voyage d'agrément que me faisait faire madame Robert, au pas de course, et je redoutais aussi qu'elle ne dénonçât à mon père mes mésaventures ou qu'elle ne l'injuriât lui-même en lui jetant à la face les choses qu'elle avait bougonnées près de la couche à melons.

Mais, en présence de mon père, elle fut parfaite; sa physionomie servile se radoucit, et elle dit simplement:

—C'est que madame dort, monsieur Nadaud, et le médecin a bien recommandé de la laisser reposer, car madame est bien fatiguée.

—Ah! fit mon père. J'aurais bien aimé le savoir plus tôt: voilà huit minutes, montre en main, que je suis à la porte.

—C'est-il possible, monsieur Nadaud? J'avais pourtant bien fait mes recommandations à Angélique; mais on ne peut compter sur rien avec ces jeunesses. Si ça vous plaisait d'entrer et de faire un petit tour dans le jardin, monsieur Nadaud… Faites donc comme chez vous.

Nous rentrâmes. Mon père se dirigea aussitôt vers la terrasse. Il tenait avant tout à pénétrer dans la maison et à marcher sur la tête de M. Fesquet. Il se pencha sur la balustrade et vit son Fesquet, qui n'avait pas bougé. Alors il me parla très haut, pour que Fesquet sût bien qu'il était là.

—Eh bien! me dit-il, on s'amuse ici, à la bonne heure! Est-ce que tu es monté jusqu'au jardin du haut?…

Il était accoudé à la balustrade; il avait l'air d'adresser ses paroles à M. Fesquet. Le crâne de M. Fesquet demeurait insensible; un air léger soulevait ses cheveux rares; ses oreilles, moins pâles, ne bougeaient plus.

—Quels beaux arbres! dit mon père.

Mon cœur battit, parce que je m'attendais à voir se relever vers nous la vilaine face jaune du bouilleur de cru, pour nous vomir des injures. Je tirai mon père par la basque de sa jaquette, sans rien dire. Il m'appela «petit bêta». Il prit un cigare, l'alluma lentement; il fit des nuages de fumée; il eût voulu, je crois, qu'ils descendissent; mais ils tourbillonnaient au-dessus de la tête de l'ennemi et se perdaient dans le feuillage doré. Les lois de la nature protégeaient M. Fesquet, dont le chef était seulement orné d'un baldaquin nébuleux.

Mais nous ne nous en allâmes point que M. Fesquet n'eût quitté la place.

X

Mon père éprouvait chaque jour de nouvelles difficultés dans ses affaires. Il avait déjà perdu la clientèle de plusieurs maisons importantes; une grande propriété s'était vendue, à Rigny, près de la Ville-aux-Dames, sans l'intermédiaire d'aucun notaire de Beaumont. On disait que Courtois avait tant fait pour en soustraire le bénéfice à son rival, qu'il s'y était usé lui-même; l'acte fut passé devant le notaire d'un canton voisin. Un coup entre autres nous fut porté par le mariage de mademoiselle de Grébauval, dont la famille était des plus fidèles à l'étude de mon père. Le contrat de mademoiselle de Grébauval fut rédigé par Courtois.

Mon père échangea ses impressions amères avec M. Clérambourg, ou plus exactement il les lui confia, car M. Clérambourg reçut les confidences et ne parla point. Petite-maman, exaspérée par ce silence, piqua son mari, qui en vint, un soir, à dire à Clérambourg:

—Mais enfin, toutes ces abominations se trament dans le salon Plancoulaine! Vous ne vous y trouvez donc jamais au moment où l'on cause?

M. Clérambourg regardait attentivement ses cartes; il annonça:

—Repic… Et capot!

—Si l'on se tait devant vous, chez les Plancoulaine, votre présence doit les gêner?…

—Valet de cœur, murmurait M. Clérambourg.

—… Car, enfin, vous y êtes assez souvent, chez les Plancoulaine!…

M. Clérambourg ne donna pas signe qu'il avait entendu.

L'amitié de mon père commença d'être atteinte à cette minute précise. Et de tous les malheurs qui l'accablaient, ce doute naissant qui effleurait une liaison si profonde lui fut le plus sensible. Sa femme lui disait:

—Ton Clérambourg est un faux bonhomme! Je l'ai toujours pensé, moi, du premier jour que je l'ai vu!

—Tais-toi, disait-il, tais-toi!

—Qu'en dites-vous, docteur?

—Oh! madame…

—Tu vois bien! tu vois bien! Le docteur est de mon avis!

—Permettez, madame, permettez!

Mon père écartait de la main une idée fâcheuse; il se levait; il marchait; il soulevait le rideau de la fenêtre; il ouvrait quelquefois pour respirer.

—Tu nous gèles, mon ami! Nous ne sommes plus au moins de juin, dis donc!

—Bon! bon!

Il fermait la fenêtre et s'en allait. On entendait son pas dans le corridor ou sur le pavé de la cour. Il s'en allait nu-tête. Petite-maman m'envoyait lui porter un chapeau. Il le prenait à la main, mais ne le mettait pas; il disait qu'il avait chaud à la tête, si chaud!… Je revenais dans la salle à manger, où étaient le docteur et la petite-maman. La mère Fouillette dégarnissait la table. Puis M. Clérambourg arrivait.

Il ne manquait pas une soirée. On ne pouvait dire que sa fidélité s'altérât.

Mon père rentrait dès qu'il savait que Clérambourg était là. Et quand il se trouvait devant cette face de cire et ces yeux de veau mort, il s'apaisait, se rassérénait; sa confiance renaissait, commandée par une longue habitude, et son immense besoin d'avoir un ami animait et ornait l'être muet et blême qui, depuis trente ans, jouait pour lui le rôle de l'ami.

Depuis trente ans, il n'avait pas fait une affaire, une démarche, un geste pour ainsi dire, qu'il n'eût pris préalablement l'avis de son ami Clérambourg. Quand Clérambourg ne répondait pas, il temporisait, ou bien il s'abstenait d'agir; il s'en était applaudi souvent. Quand Clérambourg approuvait, on pouvait être sûr et aller de l'avant. Le fait est que Clérambourg avait une vaste expérience et se trompait peu.

Une seule fois mon père avait négligé l'approbation de Clérambourg: c'est lorsqu'il s'était agi de son second mariage. Petite-maman le savait-elle? Était-ce de cela qu'elle gardait rancune? M. Clérambourg, interrogé sur l'à-propos de cette union, ne s'était jamais prononcé, jamais. Oh! je l'avais assez entendu répéter par ma grand'mère! Il n'avait dit ni oui ni non; il avait fait sa bouche close; cette bouche, mon Dieu! cette ligne mathématique tracée à la règle sur une matière cireuse!… Mon père avait passé outre, emporté par la passion.

Survint une affaire de rien, qui fut plus amère encore que le contrat de mademoiselle de Grébauval.

Il y avait, en bordure du jardin de M. Clérambourg, une maison appartenant à un vieux bonhomme nommé Pichard. Cette maison possédait, sur le jardin, un jour dit «de souffrance», par lequel un homme pouvait tout juste passer la tête. Le père Pichard était un contemporain de M. Clérambourg; ils avaient, disait-on, appris à lire sur le même banc, et à compter aussi, sans doute, car tous les deux étaient fort pingres. Pour cette raison ou pour une autre, M. Clérambourg tolérait que le père Pichard lui fît la causette de temps en temps par le «jour de souffrance», lorsqu'il se promenait dans son jardin. C'était un des souvenirs les plus vifs que j'eusse gardés de nos visites chez les Clérambourg, que cette tête de vieillard apparaissant soudain par un petit trou dans le mur et jetant de là-haut une parole invariable, mais qui surprenait toujours: «Et la santé va bien, monsieur Clérambourg?» On levait la tête; cela faisait un peu peur, mais on ne pouvait s'empêcher de rire. Et le père Pichard avait sans cesse un conseil à demander à M. Clérambourg.

Ce père Pichard mourut. M. Clérambourg nous l'annonça.

—Ah bah! fit mon père, il n'a donc pas fait de testament?

—Il n'avait pas grand bien.

—Il y a des mineurs parmi les héritiers… l'inventaire…

—Attendez, fit M. Clérambourg; que diable! ils viendront vous chercher, s'ils ont besoin de vous.

On attendit; personne ne vint. Coqueugniot sut que le premier clerc de l'étude Courtois avait été vu sortant, la plume à l'oreille, de la maison du défunt.

Mon père ne déjeuna point; il eut la migraine et se coucha. Petite-maman envoya chercher le docteur Troufleau et lui dit:

—Cette fois-ci, le Clérambourg a été pris les deux pieds dans le plat!

Le malade fut mécontent de voir Troufleau; il prétendait qu'il n'avait rien; «un peu de bile… eh bien! quoi?»

—Voilà, dit sa femme, l'état dans lequel l'astuce de son cher Clérambourg l'a mis. Clérambourg a introduit Courtois dans la maison du père Pichard!

—Qu'en sais-tu? disait mon père, jaune comme un coing; qu'en sais-tu? attendons! tout s'explique.

Il était assoupi, le soir, à l'heure où M. Clérambourg arriva. Petite-maman profita de la circonstance pour faire dire à Clérambourg qu'il n'y avait personne à la maison. Aussitôt éveillé, mon père demanda si Clérambourg n'était pas venu. On lui dit la vérité. Il ne souffla mot, mais se leva, se chaussa: il voulait courir chez Clérambourg. Il disait:

—Nous aurons une explication loyale.

Mais il fut pris de nausées et dut se rejeter sur son lit. Anéanti par une violente crise bilieuse, il se traîna le lendemain chez Clérambourg.

—Prends au moins le petit avec toi, lui dit sa femme; il accourra nous avertir si tu as besoin de quelque chose.

Il consentit à m'emmener avec lui. J'étais peu gênant; je ne comptais guère.

Il avait beaucoup réfléchi; la crise l'avait soulagé, lui avait «nettoyé les idées», disait-il; et sa femme l'avait tellement chapitré qu'il commençait à admettre la possibilité d'une trahison de la part de son ami Clérambourg, quoiqu'une telle chose lui parût «inexplicable». Il répétait: «On s'expliquera! on s'expliquera!»

—S'expliquer! faisait la petite-maman; mais à quoi bon? Qu'est-ce qu'on explique jamais? Clérambourg tourne casaque parce qu'il obéit au mot d'ordre des Plancoulaine, comme les autres… comme tous les autres… non, sauf Troufleau; il faut rendre justice à ce garçon. Eh bien! quand tu perdrais ton Clérambourg, celui-ci nous restera; il a donné ses preuves… Troufleau…

—Mais je m'en fiche, de Troufleau! s'écriait mon père.

—Ah! et qu'est-ce que tu lui reproches?

—Rien du tout!…

—Bon! parfait!… nous verrons, nous verrons, dans tout cela, qui aura le beau rôle!

Lorsque mon père comparait ce qu'était pour lui le docteur Troufleau, doux, timide, conciliant, et adonné à une science étrangère, avec la ressource si longtemps prolongée que lui avait offerte son aîné dans la profession, Clérambourg, le pauvre petit médecin ne pesait qu'un fétu.

Nous sortîmes donc, tous les deux. C'était une des premières froides journées de novembre; une mauvaise bise nous cinglait la figure; je tenais relevé le col de mon pardessus, et, les mains dans mes poches, je me ratatinais. Mon père ne semblait pas prendre garde au froid. Il entra au bureau de tabac, acheta un cigare et l'alluma. On lui avait défendu de fumer, aujourd'hui du moins. Là, il rencontra un de ces messieurs du conseil municipal, Cincinnatus. C'était un grand et gros homme orné d'une grande barbe, coiffé d'un grand chapeau. Il donnait l'idée d'une République large et puissante; il évoquait un type d'homme très ancien, excessivement ancien, perdu dans la nuit des temps. Il ne faisait que fumer et boire dans les cafés, et parlait d'égorger la moitié des Français. Cincinnatus ôta son grand chapeau et tendit la main à mon père devant la buraliste qui en parut fort étonnée. Peu de mots, il est vrai, furent échangés entre eux:

—Vent frisquet, monsieur Nadaud, dit Cincinnatus.

—C'est l'hiver, dit mon père.

Et il sortit. Il n'allait pas si vite que je l'eusse désiré. Il regardait au loin; il tirait sur son cigare, et le vent emportait derrière nous une fumée épaisse; il n'avait pas songé à reboutonner son pardessus.

A ma stupéfaction, nous passâmes devant la maison de M. Clérambourg sans entrer. Ce n'était pas qu'il tînt à épuiser son cigare, car il fumait chez M. Clérambourg. Je crois qu'il reculait le moment de «l'explication». Il devait beaucoup souffrir. Peut-être préparait-il son discours. Un sujet n'était pas facile à aborder avec Clérambourg lorsque celui-ci voulait s'y dérober. Et quel sujet que celui qu'il allait falloir traiter là! Certes mon père eût abandonné la maison Colivaut pour conserver intacte l'amitié de Clérambourg.

Nous avions dépassé la maison Clérambourg depuis longtemps, quand il vira et revint sur ses pas. Il me regarda et me dit:

—Mais tu as l'air gelé!

Nous marchâmes un peu plus vite.

M. Clérambourg habitait, dans la rue de la Ville-aux-Dames, une assez belle maison bourgeoise où l'on ne pénétrait jamais, car, pour ne pas user sa maison, l'ancien notaire avait fait construire à côté un petit pavillon d'une seule pièce, où il se tenait ainsi que sa femme, tout l'hiver, autour d'une cheminée prussienne réputée économique. Madame Clérambourg était assise près de la fenêtre et confectionnait de petits ouvrages; elle disait bonjour, bonsoir, demandait des nouvelles et touchait un mot de la température; elle n'avait aucune importance. M. Clérambourg, assis dans un vieux fauteuil, frottait la semelle de ses chaussures contre les chenets de la cheminée prussienne, qui représentaient la tête à toupet de M. Thiers, en cuivre brillant. Ces messieurs, amis naturels de l'ordre et des capacités, et témoins, dans leur petite ville, des premiers gâchis démocratiques, gardaient une dent à l'organisateur du régime républicain. M. Clérambourg trouvait une certaine satisfaction à l'insulter de sa semelle, en effigie.

Quand nous entrâmes, sans sonner, selon la coutume familière, M. Clérambourg fit:

—Tiens!

—Oui, dit mon père.

Madame Clérambourg bougea un peu; mon père lui dit:

—Ne vous dérangez donc pas, chère madame,

Clérambourg demanda:

—Vous étiez sortis, hier soir, à ce qu'il paraît?

—C'est absurde! dit mon père, je ne sais ce qu'on vous a dit: j'étais malade comme une brute, au lit…

—Je me demandais: s'ils sont sortis, où diable sont-ils allés?

—En effet, où diable serions-nous allés?

Je crois que ce ne fut qu'après avoir dit cela, un peu machinalement, que mon père s'aperçut de l'allusion blessante que son ami faisait à notre malheureux isolement. Il y eut un moment de silence. Le double M. Thiers de cuivre souriait, d'un air malin, à droite et à gauche de la cheminée prussienne.

—Et ça va mieux? dit Clérambourg.

—Oui, dit mon père.

Il jeta son cigare dans la cheminée. Je vis qu'il allait parler.

—Non, dit-il, ça ne va pas mieux; mais j'ai tenu à venir m'excuser du malentendu d'hier soir, et puis… je veux vous parler à cœur ouvert, Clérambourg!… Cette affaire Pichard…

Clérambourg détacha aussitôt de son ventre une de ses mains croisées, et en fit un couteau, comme M. Fesquet pour les arbres; il trancha la question:

—Il n'y a pas d'affaire Pichard.

—Cependant… soyons sincères: mettez-vous à ma place; que penseriez-vous? Pichard était votre homme; il n'a jamais ouvert ou fermé sa porte, recousu un bouton de sa veste sans votre avis; il était niché dans votre jardin; c'était un chien à vous…

—Il suffit! dit Clérambourg.

Il redressa son grand corps dans son fauteuil, puis il se leva tout droit, et, comme nous étions assis, il parut immense et nous écrasa.

—J'ai dit: il n'y a pas d'affaire Pichard. Il suffit.

Sa voix tonna; la verrerie, sur le buffet, s'ébranla. Les murs, toute la pièce, la pauvre madame Clérambourg, le double M. Thiers et nous, ah! tout, tout ce qui existe au monde devait être assuré qu'il n'y avait pas d'affaire Pichard. Ah! saprelotte! s'il y avait eu une affaire Pichard après cet éclat de foudre… Qui eût dit, mon Dieu! que tant de bruit pût jamais sortir de l'horrible fente à peine visible sur la cire de la face de Clérambourg!

Il reprit:

—Il n'y a pas d'affaire Pichard. Il y a une affaire politique!

Et en prononçant «politique» sa lèvre lança une pluie; il frappa en même temps du plat de la main sur la table. Tout le pavillon s'ébranla encore.

—… Politique? fit mon père, d'un air complètement ahuri.

—Politique! répéta Clérambourg. Vous êtes compromis avec la clique gouvernementale!

Mon père ouvrit les yeux. Il était loin de s'attendre à ce reproche. Il pensa immédiatement—il nous l'a dit plus tard—à la poignée de main qu'il avait donnée aux politiciens sur la place, à la politesse toute récente de Cincinnatus. De cette dernière même, Clérambourg était peut-être informé: il savait tout.

—Compromis? dit mon père. Mais il n'y a rien de commun entre la «clique gouvernementale» et moi!

—Il y a ou il n'y a pas, le fait importe peu: vous êtes compromis.

—Soit!

—C'est une trahison! dit M. Clérambourg.

—Il est plaisant, dit mon père, de m'entendre reprocher, à moi, la trahison, à l'heure qu'il est!

—Mais, dit Clérambourg, on dit que vous vous laissez porter aux élections municipales!…

—De mieux en mieux!… Que vais-je apprendre maintenant de mes affaires?

—Je ne puis pas dire que j'ai vu de mes yeux la liste; mais quelqu'un m'a affirmé qu'il y avait lu votre nom.

—Il en a menti!

—En ce cas, il est bien coupable; car, par la diffusion de ce bruit, il vous aliène toute la clientèle sérieuse.

—Qui vous a dit cela? fit mon père.

—La liste a circulé dans la ville.

—C'est une nouvelle infamie. Je ne les compte plus.

—Prenez garde! Je ne crois guère, pour ma part, qu'un bruit puisse aller très loin sans fondement aucun. Mais que voulez-vous que pensent vos amis qui lisent votre nom sur cette liste et, d'autre part, vous voient serrer la main de nos «rouges» les plus avancés?

—Ah! fit mon père avec franchise, c'est vrai: ils m'ont tendu la main, une fois, sur la place; je n'ai pas cru devoir leur faire l'affront…

—Une seule fois? Êtes-vous sûr?

—Tout à l'heure, c'est vrai, avoua mon père naïvement, chez la buraliste… Cincinnatus…

—Vous voyez bien! Je vous dis que vous êtes compromis. Il y a les faits.

M. Clérambourg s'assit, comme s'il venait d'élucider une question d'une manière définitive. Et il balança sa pantoufle sous le nez de M. Thiers.

Mon père contemplait avec les yeux d'un homme qui a le vertige l'effondrement nouveau où des ennemis acharnés le précipitaient, lui, les siens, sa fortune, sa personne publique et privée, ses opinions, son cœur. Quelqu'un avait eu l'idée de profiter d'une poignée de main polie pour achever de ruiner son crédit, et pis que cela: pour l'atteindre dans le plus intime et le plus profond de ses sentiments: l'amitié de Clérambourg! Quelqu'un avait voulu, préparé, provoqué cette poignée de main de carrefour. Clérambourg était le dernier ami qui lui fût demeuré fidèle. Un seul argument pouvait l'arracher de sa maison, on le savait bien: un dissentiment politique. Mais comment faire naître un tel dissentiment entre deux hommes qui avaient toujours pensé de même? Le moyen, une âme de vipère l'avait trouvé: c'était d'abuser de la faiblesse d'un homme réduit à l'isolement, en le tentant par des avances amicales. Le malheureux n'avait pas osé refuser une main tendue: il en serrait si peu!

Quant aux politiciens que l'on raillait parce que plusieurs d'entre eux ne savaient seulement pas lire, ils s'enorgueillissaient de la recrue d'un notaire et d'un transfuge. N'osant pas cependant lui faire des propositions, ils avaient essayé l'effet de son nom sur la liste municipale.

Il y eut un silence long et embarrassant. M. Clérambourg s'était affaissé dans son fauteuil, et, jugeant toute parole nouvelle oiseuse, il s'apprêtait à somnoler. Une châtaigne éclata tout à coup dans le foyer, avec fracas, et projeta des cendres qui couvrirent les deux têtes de M. Thiers, les pantoufles de Clérambourg, son pantalon et celui de mon père. Et toute une nichée de châtaignes insoupçonnées fut révélée entre les chenets: elles avaient des ventres de rouges-gorges et bâillaient par un côté de l'écorce.

Madame Clérambourg se leva et vint épousseter et brosser les pantalons de ces messieurs. Cela fit diversion un moment; mais bientôt il n'y eut plus rien à faire, et le morne silence retomba autour de la cheminée prussienne. Les deux MM. Thiers avaient conservé de la cendre sur le toupet et sur les lunettes.

Mon père, ayant vu le fond de l'abîme où il dégringolait, eut une pensée sentimentale, car le cœur dominait en lui. Il dit à Clérambourg:

—Mais vous, vous, Clérambourg, vous croyez à cela?

Le ton de sa parole, la grande émotion dont sa voix, à ce moment, fut vraiment la transcription musicale, la candeur avec laquelle il avait avoué précédemment la poignée de main, puis l'autre poignée de main chez la buraliste, la franchise enfin de son attitude et de sa figure honnête, eussent convaincu tout être ayant gardé quelque chose d'humain. Mais Clérambourg était de ces gens avisés qui ne s'en laissent point conter: son unique vertu était la prudence.

Il écarta ses deux mains. Ce geste signifiait: «Je n'y puis rien, il y a les faits.»

—Ainsi, depuis trente ans… commença mon père.

M. Clérambourg éleva haut la main, cette fois-ci. Cela voulait dire: «Ah! pas de chanson larmoyante, hein! Il y a les faits, vous dis-je!»

On peut discuter une parole, y répondre un mot qui retourne la situation. Mais à un tel geste, que répliquer?

Je vis les yeux de mon père. Ils regardaient le foyer, le nid de châtaignes, la flamme vacillante, les têtes de cuivre, le bout de la pantoufle de Clérambourg. Ils assistaient à la mort d'un être très cher et très précieux, précieux et cher depuis très longtemps, depuis si longtemps qu'autant dire qu'il lui avait été uni toute la vie. Et c'était une mort pire que la mort naturelle, où l'on se quitte la main dans la main, avec l'espoir d'une réciprocité affectueuse d'un monde à l'autre. Là, il y avait quelqu'un qui s'engloutissait en retirant à soi, cruellement, la passerelle du souvenir. C'était trop pénible.

Mon père se leva et salua madame Clérambourg. M. Clérambourg se leva pour refermer la porte sur nous.

TROISIÈME PARTIE

I

En sortant de chez Clérambourg, mon père, ayant bu le calice, titubait. Cependant le goût amer à son palais fut si détestable qu'il en reçut une secousse et se redressa: le désir sain de tirer vengeance le sauvait. Courir sus aux politiciens qui lui avaient arraché son dernier ami!

Il s'approcha du bureau de tabac et regarda attentivement à travers les vitres. Il espérait y pourfendre Cincinnatus. Point de Cincinnatus. Il se rejeta sur le café. Un billard, des tables de marbre, des parterres de sciure de bois aux coins brisés par un balai méticuleux, un chien endormi près du poêle, une odeur infecte de tabac et d'alcools: pas seulement le crachat d'un conseiller municipal! Mon père me dit:

—Tu vas rentrer, gamin; je vais plus loin.

Mais il fut arrêté devant la maison par sa femme, qui attendait le résultat de la visite à Clérambourg, et il dut lui parler.

Il n'en voulait pas à Clérambourg, mais uniquement à ceux qui avaient inscrit son nom sur la liste municipale.

—Je vais les attraper par les oreilles… par les oreilles!

Il faisait le geste de les secouer à bout de bras comme un lapin.

—Et je leur flanquerai mon pied quelque part… au café ou en plein carrefour, sur la place publique!… Les bandits!… Prendre mon nom pour le coller sur leur liste, à côté de ceux de trois ivrognes et d'un braconnier!…

Sa femme l'entourait de ses bras, le baisait sur le front, tâchait de le calmer. Elle en revenait toujours à son idée:

—C'est égal!… quand je pense à ce Clérambourg!… Enfin, tu lui as vu le fond du sac!

—Mais non! mais non!… Clérambourg est un homme droit, intransigeant pour la politique comme pour toutes choses. On m'a fourvoyé; on m'a introduit dans un cloaque: il le constate, voilà tout.

—Dis donc qu'il est enchanté de l'occasion, qu'il n'attendait que cela, qu'il cherche depuis longtemps un prétexte à s'éloigner d'ici, parce que les Plancoulaine ne cessent de le malmener à cause de son assiduité chez nous… Mais c'est un homme qui ne veut pas avoir tort, et il n'aura jamais tort. Il est venu ici jusqu'au dernier jour, et tous les jours, comme par le passé. Ah! il a de la chance d'avoir saisi au vol l'affaire politique! Voilà l'occasion d'une belle rupture, en effet! Elle le hausse, elle le grandit: fidèle malgré les calomnies, malgré l'abandon général, mais malgré la «trahison politique», non pas! Tu le vois d'ici, l'incorruptible, le dos tourné à la cheminée du salon Plancoulaine et administrant de mignonnes petites tapes au fond de son pantalon!…

—Laisse-moi. Je veux sortir. Je veux aller trouver toute cette clique et la souffleter. Laisse-moi!

Elle ne voulait pas qu'il sortît dans son état d'exaltation, et elle redoutait les suites désastreuses de la moindre «voie de fait» contre les hommes au pouvoir. Elle le retenait comme elle pouvait, en s'accrochant à lui par des caresses. Tout à coup, une idée lui vint:

—Mais que tu es bête! dit-elle.

Il la regarda. Elle souriait et semblait avoir tout arrangé.

—Mais, mon pauvre ami, quand tu auras giflé tout le conseil municipal, crois-tu que tu vas par là reconquérir la bourgeoisie? Tu l'as perdue ta clientèle bourgeoise, en rompant avec les Plancoulaine. C'est fini les contrats de mariage chic, et les inventaires des châteaux, fini! fini!…

—Eh bien?

—Eh bien! il y a les autres qui te tendent la main.

Mon père ricana:

—Oui!… l'idée de Troufleau!… Des bêtises.

—Ce n'est pas si sot! Crois-tu que les petites gens ne valent pas les plus huppés?… Moi, je t'assure que je ne rougirais pas d'avoir à ma table telle ou telle brave et honnête femme qui ne dépasse pas la porte de l'office chez les Plancoulaine.

—Mais c'est cette «brave et honnête femme» qui se moquerait de toi, ma pauvre enfant, si tu l'invitais à dîner; parce que tu ne lui ôteras pas de l'idée que si tu la vois, elle et son bonnet blanc, c'est parce que tu n'en peux plus voir d'autres; c'est parce que les dames te lâchent, les dames chic, les dames de chez les Plancoulaine! On ne se déclasse pas, c'est impossible… surtout en descendant… Et puis, ce n'est pas tout ça: j'ai été, je suis et je reste opposé à la politique des sectaires, des hâbleurs et des voyous! C'est net?

—Ce qui est net, c'est que ton intérêt est de ne rien brusquer avec des gens qui t'ont fait des avances, qui tiennent les affaires de la ville, qui pourront peut-être t'éviter bien des ennuis…

—Quels ennuis?

—Quels ennuis?… Mais est-ce que je sais? Tiens! quand ce ne serait qu'à propos des arbres de la maison Colivaut…

—… Les arbres de la maison Colivaut?

—Oui, les arbres que monsieur Fesquet a décidé de faire élaguer. Qui est-ce qui contraindra madame Colivaut à les faire élaguer? Ce n'est pas lui, Fesquet; c'est, sur sa plainte, à lui, Fesquet, une ordonnance du maire.

—Comme tu es renseignée!

—Je t'ai entendu dire cela toi-même cinquante fois.

—C'est juste.

Il s'assit et sembla réfléchir. Une heure après, il murmurait:

—Et dire qu'ils m'humilient, m'aplatissent et me ruinent, moi, pour avoir donné la main à de pauvres bougres de républicains, tandis qu'ils sont là, chez les Plancoulaine, à boire les paroles du député Charmaison, dont la majeure partie des électeurs sont des communards!…

Il ne sortit pas. D'ailleurs, il était exténué et dut s'aliter encore. Troufleau le traita énergiquement. Je l'entendis qui disait: «Ce sont des coups à vous jeter un homme à bas!» Il craignit une jaunisse. Il venait deux et trois fois par jour. Le soir, quand il avait vu son malade, il faisait un mouvement pour se retirer, par discrétion. Mais, de son lit, mon père le retenait:

—Restez donc, docteur, si rien ne vous presse.

—Mais oui, faisait petite-maman, pourquoi changer vos habitudes du soir?… Il est vrai qu'ici ce n'est pas gai!…

Ce n'était pas plus gai chez lui, car la compagnie de M. Fesquet et de madame Auxenfants ne le séduisait guère. Il déposait son chapeau haut de forme et s'asseyait. Petite-maman et lui causaient à demi-voix près du feu.

II

A eux deux ils obtinrent que mon père ne ferait point de tapage. Ils lui conseillèrent d'écrire simplement à ces messieurs, en les priant de rayer son nom figurant à tort sur leur liste. Le malade trouva ce parti raisonnable et l'exécuta.

Coqueugniot expédiait les affaires de l'étude et venait en rendre compte dans la chambre à coucher. Mais l'état pathologique du «patron» l'intéressait beaucoup plus que les affaires. Et comme chacun s'amusait à l'entendre parler médecine, on ne l'empêchait point de discourir. Mon père surtout prenait plaisir à voir son clerc s'égayer irrévérencieusement des ordonnances du docteur Troufleau. Et il les lui tendait volontiers par-dessus les potions qui encombraient la table de nuit. Coqueugniot balançait son long corps maigre et expectorait un rire caverneux.

Mais petite-maman commençait à se fatiguer des facéties du maître-clerc. Elle trouvait qu'il était de mauvais goût de plaisanter ce pauvre docteur Troufleau, «fort intelligent» sous ses allures de petite femme, et qui, en somme, avait tiré mon père d'un mauvais pas.

—Mais oui! d'un très mauvais pas! On peut te le dire maintenant: nous avons eu des inquiétudes.

—Bast.

—Oh! tu peux rire. N'empêche que dans deux jours tu seras debout, grâce à ses soins, qui ont été, il faut l'avouer, plus que ceux d'un médecin, ceux d'un ami, d'un vrai…

—Tu crois que Coqueugniot, à lui seul, ne serait pas arrivé…

—Assez! tais-toi, ou je prierai cet imbécile de rester désormais dans son étude.

Mon père se rembrunissait le soir, lorsqu'on entendait le coup de sonnette du docteur et qu'on n'entendait pas celui de M. Clérambourg. On attribuait son abattement aux susceptibilités de la convalescence. Il remontait volontiers à sa chambre. Il nous laissait en bas, petite-maman, le docteur et moi.

III

Je voulus m'en aller, un soir, en même temps que mon père. Petite-maman me dit:

—Oh! le paresseux! Mais il faut vous apprendre à veiller un peu.

Je restai avec eux. Le docteur, aussitôt mon père disparu, avait repris son chapeau à la main; et il le garda même lorsqu'il fut assis de nouveau. Il parla des soins qui seraient nécessaires encore, des préoccupations morales à éviter surtout. Il dit qu'en ville le retrait du nom de M. Nadaud de la liste municipale avait fait bon effet «au point de vue des conservateurs». Il usait fréquemment de cette expression, car il penchait, lui, sensiblement, vers le parti démocratique. Il disait volontiers:

—Monsieur Charmaison, lundi dernier, à la tribune…

Était-ce par communion d'idées qu'il lisait les discours de M. Charmaison à la Chambre? Ou le souvenir de Marguerite influençait-il ses opinions?

Petite-maman le taquinait là-dessus. Une particularité assez remarquable était qu'elle ne lui parlait plus de Marguerite que sur un ton de badinage, tandis qu'auparavant elle s'associait à la douleur du jeune homme.

L'approche des élections municipales ramenait l'entretien sur la politique presque chaque jour, plutôt quand mon père n'était pas là,—peut-être Troufleau craignait-il de le contredire?—et la politique nous valait invariablement quelque citation de M. Charmaison. Troufleau connaissait par cœur la moindre de ses répliques au Palais-Bourbon.

—Mais, docteur, vous êtes donc abonné à l'Officiel?

Il confessa:

—Oui…

Mon père conserva l'habitude d'aller se coucher de bonne heure. L'absence de Clérambourg, c'était trop évident, continuait à lui être intolérable. Il n'avait point de goût à causer avec le docteur.

Petite-maman, qui recevait chaque jour les opinions du docteur, s'en imprégnait. Elle continuait à pousser son mari du côté des Cincinnatus et des Phébus; elle lui disait:

—Quel dommage que tu n'aies pas laissé tout bonnement ton nom sur leur liste! Tu aurais été élu haut la main—les conservateurs ne votent pas!—et on t'aurait nommé maire…

Mon père haussait les épaules:

—Le bel honneur!

—Est-ce que Plancoulaine ne se flatte pas encore aujourd'hui de l'avoir été?

—Oh! du temps que Plancoulaine était maire…

—Eh bien! quoi! «Du temps que Plancoulaine était maire!» Qu'est-ce qui se passait donc, mon Dieu! «du temps que Plancoulaine était maire?»

—D'abord il était entouré de tous les hommes de valeur…

—Tu en attirerais autour de toi.

—Mais qui donc? Mais qui donc? grand Dieu!… Le perruquier? le facteur?

—Je connais quelqu'un qui t'aurait suivi.

—Ah! j'y suis: Coqueugniot!

—Pas du tout: le docteur Troufleau.

—Ah!

Il réfléchit un instant, puis il dit:

—Troufleau est un naïf! Il s'imagine, en faisant du zèle, flatter le député radical Charmaison: il est dans l'erreur. Charmaison vit, à Paris, dans un milieu d'artistes, d'hommes de lettres, des gens charmants, aux idées paradoxales. Le peuple, dont il parle sans cesse, il n'y touche pas, ne se mêle pas à lui: à peine une fois tous les quatre ans, dans une réunion électorale, du haut d'une estrade encore! Tu ne le vois pas ici, au café, buvant l'absinthe avec Cincinnatus! Il traitera Troufleau de jobard s'il apprend qu'il trinque avec le prolétaire…

—Et si Troufleau avait une foi politique?

—Troufleau est un garçon gentil qui a sacrifié ses intérêts pour se ranger de notre bord. Il est jeune, il a besoin d'avenir: il cherche maintenant à tirer parti de la triste situation où il s'est mis généreusement. Ce n'est pas moi qui contribuerai à lui donner l'espoir de réussir dans cette voie fausse: il n'y en a pas. Et si, réellement, ses convictions l'inclinent de ce côté-là, tant pis pour lui! Il ne fera rien que s'embourber davantage—du moins comme médecin—à Beaumont. Notre devoir, à nous, est de lui répéter ce que nous lui avons déjà dit: «Le salut est de l'autre côté du pont: le salut est chez les Plancoulaine.»

—Les Plancoulaine! les Plancoulaine! Nous ne nous dépêtrerons donc jamais de ce cauchemar!… Les Plancoulaine! Mais nous sommes donc tous enfoncés dans les Plancoulaine comme dans de la glu!

—C'est la société. Quiconque s'en retire vit à l'état de bête fauve.

—Oh! vous me faites tous enrager. Je suis pourtant sûre qu'il y a quelque chose à faire!

—Il y a à vivre seul; encore faut-il avoir des rentes: en un an mon étude a perdu soixante pour cent de sa valeur…

—Alors? alors?… De ma vie, cependant, je ne remettrai le pied chez les Plancoulaine!

—Ni moi, certes!

IV

Ma vieille grand'mère, à Courance, bien qu'elle eût été la première à blâmer l'achat de la maison Colivaut, avait fait cause commune avec son gendre devant les Plancoulaine et devant la ville. Mon père lui en savait gré ainsi que du joli mouvement qu'elle avait eu en me restituant à lui pour le consoler. Peut-être la remerciait-il, intimement, davantage encore, d'avoir contribué à éteindre les calomnies dirigées contre sa jeune femme, en la venant voir plus souvent que par le passé, en se montrant avec elle, en la couvrant de sa grande honorabilité.

Aussi lui faisait-on fête; on lui offrait à goûter; on essayait de la retenir à dîner. Elle était si heureuse de me revoir, elle était bien tentée de rester. Elle disait, en souriant: «Et ce pauvre Casimir qui va s'inquiéter!…» On savait que le grand-père ne s'était jamais inquiété de rien; on souriait aussi.

Un jour, elle accepta.

Mais, quand on eut fini de parler de choses générales, de s'offrir ceci et cela et de s'inviter, voilà ma grand'mère qui s'avise de me soulever les cheveux avec son pouce:

—Tu n'as donc plus d'eau de quinine, mon petit?

—Mais si! mais si! dit vivement petite-maman; il en a un grand flacon.

J'avais un grand flacon, mais je ne m'en servais pas, et personne ne me frictionnait, comme le faisait autrefois ma grand'mère. Elle dit, sur un ton qu'elle ne commandait plus:

—Si on ne s'occupe pas de cet enfant-là, il va avoir d'ici peu la tête dans un état déplorable!

Pour faire diversion, mon père lut, à haute voix, le journal. Grand'mère se moquait bien du journal!

—Pendant que je suis là, dit-elle, je ferais mieux d'aller visiter le trousseau du petit… Il a laissé du linge là-bas… Il faudrait bien que je sache…

—Ah bon! dit la petite-maman, si vous êtes venue pour passer l'inspection…

Mais grand'mère n'entendait pas; elle fouillait dans mes poches:

—As-tu des mouchoirs, au moins?

Justement, je n'avais pas de mouchoir.

—Il n'a pas de mouchoir! s'écria-t-elle. Voilà un enfant qui se mouche avec les doigts! Allons! mon petit, mène-moi voir ton armoire… Vous permettez?

—Si, au moins, j'avais été prévenue de votre visite, j'aurais un peu préparé la chambre…

Grand'mère comprit la naïveté honteuse de cette excuse. Elle se redressa de toute sa supériorité sur cette jeune femme inexpérimentée et paresseuse. Celle-ci, dépitée, poussa la porte du salon où je couchais. Elle dit:

—Allez donc! Faites comme chez vous!

Et elle se sauva, battant les portes, piétinant l'escalier. Elle alla s'enfermer dans sa chambre.

—Qu'est-ce que vous voulez? dit mon père, dans cette satanée maison, nous serons toujours comme des forains sous la tente: il n'y a pas de quoi se retourner.

—Allons donc! dit grand'mère, voulez-vous que je vous mette votre salon en ordre?

Et ses mains agiles, adroites et courageuses frémissaient du désir d'ordonner cette pièce transformée en fourre-tout indescriptible, et du désir d'étaler mes chemises, mes bas, mes mouchoirs, en belles piles bien comptées.

Son gendre avait le même goût qu'elle. En une heure elle se fût satisfaite et elle l'eût enchanté. Cependant il lui dit, les lèvres pâles de colère:

—Ah! madame, mêlez-vous de ce qui vous regarde!

Elle m'embrassa et courut à sa voiture.

V

Ce ne fut cependant pas une brouille. On affecta de part et d'autre de ne donner aucune suite à l'incident.

Grand'mère vint à Beaumont dès qu'elle apprit que mon père était souffrant. Il dormait; on ne l'éveilla point. Elle resta en bas avec petite-maman, et cette fois, les deux femmes causèrent sans se disputer, parce que M. Clérambourg faisait les frais de l'entretien. Grand'mère le détestait dès le temps même que vivait sa fille, car, déjà, il accaparait mon père, l'influençait en tous ses actes, et sa première femme, comme la seconde, en était jalouse.

Toutefois, petite-maman recommanda à grand'mère, quand elle verrait son gendre, de ne pas dire du mal de Clérambourg, car il ne pouvait souffrir qu'on l'attaquât.

—Votre mari a bon cœur, malgré tous ses défauts, et il reste fidèle à ses amis. Je suis sûre qu'il n'en veut à personne.

—Je n'en sais rien, mais il est difficile de ne pas garder rancune à des gens qui nous traitent comme on le fait!…

—Il n'en veut à personne, répéta grand'mère, et c'est par là que tout s'arrangera.

—Eh! grand Dieu! que voulez-vous qui s'arrange, au point où les choses en sont?

—Je n'en sais rien. Mais tout s'arrangera, croyez-moi: je suis une vieille bonne femme, et j'en ai vu, ma vie durant, de toutes les couleurs. Vous pouvez vous en rapporter à moi.

Elles faillirent s'embrasser.

Grand'mère revint quelques jours après. Quand on l'annonça, petite-maman dit à son mari:

—Laisse-la entrer; elle te remontera, je t'assure. Elle a beaucoup de bon sens, la bonne femme.

La bonne femme entra; elle ne fit point allusion à la conduite de Clérambourg; elle traita l'indisposition de son gendre comme si c'eût été une bronchite. Elle parla des maladies de l'hiver et des malades de la campagne.

—Notre pauvre ami Troufleau a fort à faire, dit petite-maman.

—Il aura moins à faire, dit grand'mère.

—Comment cela?

—Mais quand l'autre médecin va être installé.

—Quel autre médecin?

—Vous ne savez donc rien?… Il est arrivé ce matin, sans tambour ni trompette, il est vrai. Moi, j'ai appris cela en entrant en ville. Il est descendu à l'hôtel.

—Mais où logera-t-il?

—On dit qu'il a loué la maison du père Pichard.

—La maison du père Pichard! s'écria mon père.

Ainsi, on se tenait à quatre pour ne pas parler de Clérambourg, et sous les événements du jour, la main de Clérambourg se révélait. Le rival du docteur Troufleau, appelé à Beaumont par les Plancoulaine, évidemment, sinon par Clérambourg lui-même, accourait se loger dans la maison toute chaude encore du feu père Pichard, dans une maison qui appartenait à Clérambourg! Ah! les choses avaient été menées rondement. Peut-être Clérambourg n'eût-il pas osé faire cela avant la rupture avec mon père; mais, la rupture accomplie, il n'y avait eu, semblait-il, qu'un télégramme à expédier pour que la combinaison préparée de longue date aboutît.

La tête sur son oreiller, les yeux au ciel de lit, le malade voyait se dérouler ce cauchemar. Il dit seulement:

—Et comment se nomme ce médecin?

—Le docteur Cheval… Cavalier… Chevalier… Non! Attendez donc; quel nom m'a-t-on dit?… le docteur Chevalière, c'est ça!

—Chevalière?… Chevalière?… J'ai entendu ce nom-là quelque part…

—Chevalière! dit la petite-maman, j'ai dansé, étant jeune fille, à Paris, avec des Chevalière qui faisaient leur médecine: mais oui, il y avait un jeune Chevalière qui apprenait le boston à Marguerite Charmaison!…

—Ça y est! dit mon père.

—Allons! allons! dit grand'mère, ne vous montez donc pas la tête.

—Je ne me monte pas la tête.

Grand'mère poussa un soupir.

—Voyons, dit-elle, cela ne peut pourtant pas durer.

—Qu'est-ce qui ne peut pas durer?

—Mais l'état où vous êtes vis-à-vis de la ville.

—Ah! j'espère que vous n'allez pas reprendre l'antienne! Vous ne venez pas, je suppose, me proposer d'aller transiger avec Plancoulaine au sujet de la maison Colivaut?

—Il s'agit bien de la maison Colivaut, à l'heure qu'il est! Il y a beau temps que M. Plancoulaine y a renoncé: il fait bâtir pour son neveu Moche.

—Je le sais. Alors, d'où provient la rage persistante de ces gens-là? Qu'ont-ils contre nous?

Grand'mère hésita; une réponse lui chatouillait les lèvres; elle soupira encore.

—Ah! oui, dit mon père avec une grimace de dégoût: les calomnies, les saletés! Est-ce que vous allez, vous aussi, y penser?

—Je crois qu'on ne parle plus de cela, dit grand'mère; on a si vite fait d'épuiser un sujet de conversation.

—Pourquoi m'en veulent-ils?

Elle se recueillit un court instant, puis lâcha:

—Ils vous en veulent de les bouder.

Mon père fut suffoqué; sa femme sursauta. Grand'mère ne s'émut pas; elle consolidait son dire par de petits signes de tête affirmatifs. C'est qu'elle était «une vieille bonne femme», elle «en avait vu de toutes les couleurs», et elle connaissait les hommes. Elle dit:

—N'allez pas croire que ces gens-là s'imaginent qu'ils vous ont causé injustement préjudice. Plancoulaine n'a jamais cessé d'avoir foi en son bon droit. Son bon droit? Mais c'était son désir de posséder la maison Colivaut, comme votre bon droit, à vous, était aussi le désir de la posséder. Il n'y a pas à chercher midi à quatorze heures; tout le monde est ainsi fait. Vous l'avez frustré: il est entré dans une colère de tigre. La ville, étant à ses genoux, s'est empressée de le flatter en se liguant contre vous. Sa femme, avec la plus grande inconscience du monde, vous aurait hachés menu comme chair à pâté, croyant bien agir, puisqu'elle servait son mari… Ah! vous aurez beau lever les bras, je vous affirme que les choses ne se passent pas autrement. Dans leurs rapports avec vous? mais, mes bons amis, ces gens-là sont dans la situation de parents qui ont administré une raclée à un enfant coupable d'un mauvais coup. Que le petit s'avise de faire la moue vingt-quatre heures: on recogne dessus pour lui apprendre à bouder! Vous les boudez! Ils vous reprochent de les bouder!

—Ha! ha! ha! ricana mon père, elle est bien bonne! Non! non! en vérité, elle est bien bonne!… Non! mais nous voyez-vous, ma femme et moi, et mon enfant aussi, et vous aussi, sans doute, et votre mari, toute la famille, quoi! nous rendant chez les Plancoulaine et faisant risette à monsieur, à madame, à mon excellent confrère Courtois et à toute la séquelle des pieds plats qui nous ont traînés dans la boue, qui m'ont ruiné, qui m'ont arraché une à une mes amitiés, jusqu'à la dernière!…

—Tout se tasse, dit grand'mère.

—Ah çà! fit mon père, est-ce que vous vous moquez de nous?

Il se souleva à demi sur son lit, et sa figure était effrayante.

—Plutôt que de faire cela, dit-il, plutôt que de faire cela, madame, j'aimerais mieux m'affilier à la bande des Cincinnatus, des Phébus et de tous les us de la République, entendez-vous bien!… Oui, certes, j'aimerais mieux cette extrémité!

Grand'mère se leva.

—Calmez-vous, dit-elle. Je vois que la poire n'est pas encore mûre. Mais tout s'arrangera, tôt ou tard, j'en suis bien certaine.

Le malade en fut irrité toute la soirée; il s'apostrophait lui-même pour n'avoir pas rompu avec sa belle-mère définitivement. «Oui, oui, définitivement, disait-il. Cette bonne femme, avec sa prétendue sagesse, ne fera jamais que rendre la situation plus exaspérante.» Il se rappelait ses paroles lors de l'achat de la maison Colivaut: elle avait prédit à peu près tout ce qui était arrivé. Et il en était agacé davantage.

VI

Trois fois par semaine, Coqueugniot me conduisait chez le curé de Beaumont.

Nous aperçûmes un jour des tas de gens aux portes, malgré le froid, dans la rue de la Ville-aux-Dames. Je voulus savoir ce qu'il y avait. Coqueugniot me dit:

—Ce sont des gens qui sont en train d'attraper des pneumonies.

Mais j'insistai pour savoir ce qu'ils faisaient en outre. Coqueugniot consentit à s'informer. On lui dit:

—C'est le nouveau médecin qui fait ses visites: il vient d'entrer chez monsieur Clérambourg.

Nous passions sur la place au milieu de laquelle était la statue d'Alfred de Vigny, dont le socle, par derrière, était flanqué d'une fontaine. Cet homme de bronze, au beau profil hautain, qui avait l'air d'un étranger dans la ville, m'intriguait toujours. Je demandai au maître-clerc:

—Coqueugniot, qu'est-ce que c'est, un poète?

—Ah! voilà! fit Coqueugniot.

Il regarda la statue; mais ce fut tout ce que je pus tirer de lui là-dessus. Il ajouta aussitôt:

—Mais l'important c'est que tous, tant que nous sommes, allons puiser de l'eau à cette fontaine qui a quatre-vingts chances sur cent d'être contaminée.

—Ah!

—Mais certainement! Songez un peu que les infiltrations! etc.

Le voilà parti. Jusqu'à l'arrivée au presbytère, il m'initie aux tortueux secrets du tube digestif.

Avec M. le curé, tout change. Que la physiologie le possédait donc peu! Il ignorait son corps, réduit à l'apparence d'une carcasse d'oiseau que couvre un maigre plumage. Par l'hostilité municipale, sa vieille maison croulait; il fuyait de pièce en pièce les courants d'air, la chute des plâtras et des chevrons. Quand j'arrivais, il faisait faire une flambée de sarments qui dégourdissait l'air de la chambre glaciale; car, pour lui, il ne se chauffait pas: insensibilité peut-être, pauvreté à coup sûr. Et pendant que sa servante, accroupie, frottait des allumettes innombrables sur la pierre humide, M. le curé allait prendre un petit livre de latin: l'Epitome historiæ sacræ, et la grammaire, et il me disait:

—Mon enfant, souvenons-nous que nous n'apprenons pas le latin pour le plaisir de décliner rosa, la rose, ou pour conjuguer des verbes irréguliers et briller aux examens, mais pour pénétrer par le moyen de cette langue, non pas «morte», mais «immortelle», dans une région dangereuse à la vérité, mais magnifique et qui demeure inconnue de la plupart des hommes: je veux parler de la pensée humaine.

Il me montrait de misérables rayons où étaient rangés les auteurs anciens, et il me disait:

—Voilà le plus beau trésor du monde! C'est par la pensée et par la poésie que la créature de Dieu donne sa fleur. Le parfum en est si délicieux qu'il enivre parfois; il est bon de n'en jouir, comme de toutes choses ici-bas, qu'avec discernement, avec méthode et conformément à une discipline: souvenez-vous alors que l'étude de la même langue vous fait pénétrer les enseignements de l'Église, qui, même pour l'impie qui ne veut pas les croire inspirés, sont du moins le résultat de l'expérience accumulée des siècles et ont plus de chance de s'appliquer aux besoins de l'homme que tout système improvisé.

Le grand vieillard parlait; la bourrée de sarments pétillait; des étincelles environnaient la servante impassible, qui, du bout de sa savate, pressait, au milieu de la flamme, les brindilles rebelles semblant vouloir retourner aux vignes. Je ne comprenais pas toujours la parole du vieux prêtre, nouvelle pour moi et trop différente de ce que j'entendais à l'ordinaire, quoiqu'elle fût conforme à mon aspiration d'enfant vers quelque chose de plus ragoûtant que la vie médiocre de tous les jours. Si je ne saisissais pas tout ce qu'il disait, du moins je savais, grâce à ses exordes, que le travail aride que nous faisions ensemble devait avoir un noble aboutissement; et je souhaite aux pauvres enfants qui commencent à ânonner des déclinaisons de rencontrer un maître d'école qui leur évoque, au lieu des succès scolaires, un si fécond mirage.

Le feu s'éteignait vite, et, la servante partie, le prêtre ne s'en inquiétait guère. Moi-même j'oubliais le froid et jusqu'à l'horreur de cette grande pièce sombre et rébarbative, parce que, du corps desséché, du crâne décharné du curé, un charme, une chaleur, un rayonnement d'exaltation émanaient. Ce que mon intelligence n'atteignait pas, mon instinct le recevait et en éprouvait un muet et profond réjouissement. Une règle de grammaire, une phrase traduite, étaient les prétextes incessants à une envolée vers des considérations qu'il s'efforçait de me rendre sensibles par des images. Une des causes de l'élévation de son esprit était qu'il ignorait les personnalités. Il n'était jamais question avec lui de monsieur un Tel ni de madame une Telle. Messieurs et dames n'existaient pas pour lui; ils formaient un troupeau appelé «le prochain» et méritant les égards; hors de cela, il y avait Dieu, d'où découlaient toutes les beautés, comme du soleil tombe la lumière.

VII

Un après-midi, la vieille bonne nous interrompit au milieu de la leçon:

—Monsieur le curé, c'est le médecin!

—Le médecin?

—Le nouveau médecin, monsieur le curé!…

Elle joignait les mains; elle faisait les yeux des bonnes femmes qui regardent l'Enfant Jésus dans la crèche de Noël. Elle s'écria:

—Qu'il est joli! qu'il est joli!

—Faites entrer, dit le curé. Et puis, vous redonnerez un brin de bois pour réjouir la pièce, car le jour tombe… Mon petit, ajouta-t-il en fermant les livres, nous nous en tiendrons là pour aujourd'hui.

La bonne introduisait le nouveau médecin. Elle me prit par la main et m'entraîna; je n'eus que le temps d'apercevoir le jeune docteur Chevalière, avec qui la petite-maman avait dansé et qui apprenait le boston à Marguerite Charmaison.

Il était joli, c'était la vérité.

Ah! en voilà un qui n'avait pas une longue redingote et un chapeau haut de forme, ridicules en province! Il était de taille très convenable; il portait une pelisse entr'ouverte, où l'astrakan brillait du haut en bas; il avait le pied fluet qu'on voit aux messieurs sur les catalogues des maisons de confection. Et quel pantalon! comme cela tombait! quel pli cela faisait! Il tenait à la main un melon anglais. Sa figure était parfaite: des yeux bleus, ni trop grands ni trop petits; un nez droit, sans défaut; de noirs cheveux bien taillés, bien peignés; de la moustache; une barbe blonde soignée à donner à croire qu'il la faisait tailler tous les jours. Enfin il était remarquable par cet ensemble de proportions convenues et cette absence de caractère particulier qui plaisent à tout le monde.

A la cuisine, la servante disait:

—Il est trop bien pour rester à Beaumont.

De retour à la maison, je trouvai la petite-maman en tête à tête avec le docteur Troufleau. Elle l'avait mandé pour un bout de migraine qu'elle avait. Depuis quelque temps, elle avait sans cesse une indisposition nouvelle et faisait appeler le docteur Troufleau.

Je dis, dès en ouvrant la porte:

—Je l'ai vu!

Ils comprirent, car ils parlaient probablement de lui, comme toute la ville, et l'on me demanda:

—Eh bien! comment est-il?

—Il est joli! il est trop bien pour rester à Beaumont.

VIII

Au jour de l'an, nous reçûmes une lettre de Marguerite Charmaison. On en fut étonné, car on n'y comptait plus, bien qu'elle eût, en partant, promis de nous écrire. Mais il était si vraisemblable que, reprise par Paris, elle nous eût tous oubliés, y compris le docteur Troufleau et sa demande!

—Ah! fit petite-maman en parcourant la lettre, elle a trouvé cette fois son chemin de Damas!

Pauvre Marguerite! De quoi s'agissait-il encore?

On était loin du cardinal Newman! Le grand converti anglais et le jeune lord, la communion dans les chapelles romaines, étaient dépassés. Marguerite était retournée à sa destinée: elle cherchait avec angoisse et avec passion, elle cherchait quelque chose qui comblât l'âme gloutonne qu'elle avait et qui, faute d'aliment nouveau, l'eût dévorée elle-même.

Elle avait découvert la philosophie. Elle passait ses jours à la Sorbonne. Elle nous citait d'affreux noms allemands; elle traduisait Kant; elle écrivait le mot «idée» avec une majuscule; elle nous envoyait la photographie de son professeur.

Au cours de quelques digressions, elle faisait grand éloge de «l'Orgueil»; et «l'Amour», au contraire, était fort malmené, comme «avilissant» et «vraiment un peu niais».

—Quand ce pauvre Troufleau lira ça! dit mon père.

Mais la lettre s'abaissait, en se terminant, jusqu'à être à la portée du premier venu, et il n'y était guère question que du jeune docteur Chevalière, qu'elle supposait que nous connaissions. Quel effet avait-il produit à Beaumont? Combien jusqu'à présent avait-il fait tourner de têtes?

—Voilà, dit petite-maman, la raison de sa lettre. Elle veut que je lui parle du docteur Chevalière.

—Oh!

—Mais, en attendant, je veux édifier Troufleau.

Troufleau écouta cette lecture. Il avait de beaux yeux tendres, ardents et timides. Certes, il était moins brillant que le docteur Chevalière; mais cet homme sympathique et doux renfermait un feu secret. Il ne disait rien; il semblait accoutumé à l'humiliation et à la douleur. Cette lettre et la lecture qu'on lui donnait de cette lettre lui causaient l'une et l'autre. Il s'en abreuvait.

—Ah! mon pauvre ami, dit la petite-maman, si cette jeune fille est destinée à faire votre bonheur, avouez qu'elle s'égare en ce moment dans un singulier chemin!

—Ce sont là des égarements de l'esprit, dit le docteur, et l'on en revient sans que le cœur ait été touché: voilà l'essentiel.

Ainsi, il ne désespérait pas. Il ne disait pas qu'il avait renoncé à caresser dans l'intimité de sa mémoire l'image de mademoiselle Charmaison. Il n'avait jamais reçu d'elle le plus petit encouragement; il avait reçu de son entourage les plus grandes raisons de se décourager. On lui lisait une lettre où elle ne marquait aucunement qu'elle se souvînt de lui, et où elle s'informait du nombre de têtes tournées par le docteur Chevalière, qui lui avait appris le boston. Et rien n'était ébranlé dans la volonté d'espérance de cet homme à figure de bel animal fidèle, souffrant et résigné.

Mieux! On eût dit qu'il savourait ses blessures. Oui, il y avait une secrète volupté dans la façon dont il sentait sa douleur s'aviver et grandir. Il lui était infiniment doux de souffrir par et pour Marguerite Charmaison!

Il était là, son chapeau haut de forme à la main, les deux longues basques de sa redingote pendantes de chaque côté de la chaise. Mon père le regardait. Il regardait aussi sa femme, par brefs coups d'œil, et il paraissait impatient que cette scène prît fin.

Petite-maman parla des femmes adonnées aux travaux intellectuels, des femmes artistes, écrivains; elle osa dire: «Des femmes qui sont supérieures à leurs maris.»

—Oh! dit le docteur, la femme a si tôt fait de retourner à la nature dès que le cœur s'en mêle!

D'ailleurs, il ne voyait pas d'inconvénient à ce qu'une femme, même mariée, cultivât ses dispositions naturelles, fût-ce pour la science: «Que les maris luttent donc de culture avec elles!…»

—Le docteur, dit mon père, penche vers toutes les idées nouvelles!

Petite-maman poussa un soupir et dit:

—Vous devez avoir un joli mépris pour les femmes ordinaires.

—Mais je n'en fréquente pas! dit galamment le docteur.

—Merci.

Ses nerfs étaient soulevés. Elle quitta la pièce brusquement.

Sa tendre amitié pour le docteur atteignait depuis quelque temps ces confins délicats où le dévouement que l'on exerce en faveur de la réussite d'une liaison sentimentale étrangère se laisse altérer par la jalousie et bientôt se décompose et dégénère.

IX

Petite-maman s'ennuyait.

Dîners, soirées dansantes, matinées musicales chez les Plancoulaine, chasses chez les hobereaux, pique-niques à la campagne avaient lieu sans nous.

Privée de ces plaisirs, de longs mois elle en avait fait fi, et le dépit, dans une certaine mesure, peut tenir lieu d'agréments. Le docteur Troufleau méprisait les distractions de la classe bourgeoise, qu'il jugeait creuses et vulgaires. Il le disait, le répétait chez nous. On le croyait presque. Quand le dépit s'émoussa,—car tout finit,—la parole du docteur Troufleau en prolongea les effets salutaires; la jeune femme s'accoutuma à l'entendre, et peu à peu en contracta l'impérieux besoin. La douceur de l'habitude s'était répandue insensiblement, comme la nuit tombe.

Son mari, qu'elle aimait, était malheureux et triste; en outre, il n'avait jamais su causer qu'avec Clérambourg; l'entretien avec lui devenait rapidement amer. Troufleau, malheureux lui-même, trouvait dans la compagnie d'une femme encore jeune et jolie un délassement à sa rude besogne du jour. L'aveu de son amour pour mademoiselle Charmaison avait fourni à leurs causeries un aliment intarissable. Le docteur y faisait bercer par une main gracieuse son espoir et sa mélancolie. La jeune femme était heureuse de rappeler la figure d'une aimable amie et de panser charitablement une blessure. Petit à petit, le docteur s'était aperçu que madame Nadaud ne traitait plus ce sujet qu'avec peine, et, par discrétion, il l'avait tu lui-même. L'amie présente s'était révélée plus douce et plus consolante à mesure que l'on s'éloignait de l'amie de Paris. C'était un sujet que l'on avait abandonné d'un commun accord.

Mais, de ce moment-là, il y avait entre eux incertitude et malentendu: elle, pouvant croire qu'il avait oublié Marguerite Charmaison; lui, se demandant pourquoi elle fuyait le nom de la jeune fille, et assez intelligent pour admettre sans fatuité la raison la plus naturelle.

Jamais honnête homme ne fut plus embarrassé que le bon docteur Troufleau lorsque éclata pour lui l'évidence de ce cas dont bien d'autres eussent fait une bonne fortune.

La loyauté lui commandait d'espacer, pour y mettre fin, ces causeries quotidiennes. Mais cette rupture lui était interdite par les devoirs de l'amitié qui le liaient avec mon père, et d'une façon de plus en plus étroite à mesure que son isolement devenait plus grave et plus douloureux.

Pauvre docteur Troufleau! Il fallait voir son air inquiet, ses yeux de toutou qui ne sent pas le fumet de son maître, lorsqu'il entrait et ne trouvait pas là mon père, ou bien lorsque mon père faisait mine de sortir.

A défaut de mon père, ma présence était pour lui un gage de demi-sécurité. Il ne m'avait jamais tant comblé de prévenances. Petite-maman, d'ailleurs, aimait à m'avoir près d'elle quand le docteur était là. Elle ne cherchait point à éloigner son mari; on voyait qu'elle avait peur quand il avait le dos tourné.

Nous n'avions plus qu'un ami, qui était bon et sûr. Et voilà que, dans nos relations avec cet ami, quelque chose comme un poison se glissait et nous intoxiquait, en nous rendant de jour en jour ces relations plus pénibles que la solitude.

X

Petite-maman passait les journées étendue près du feu. La lecture l'ennuyait; les ouvrages de main l'ennuyaient. Elle avait eu pour le piano un joli talent, non très cultivé, mais d'une aisance miraculeuse, qui lui valait, autrefois, d'être une des plus fermes ressources des Plancoulaine. Depuis l'isolement, elle se traînait encore parfois jusqu'au piano, quand son mari l'en suppliait ou quand le docteur Troufleau venait à parler des opéras qu'il avait entendus à Paris. Mais le sentier étroit qui menait au piano, parmi les meubles entassés, devenait tel, grâce au désordre croissant, que nul n'osait s'y aventurer, pas même la mère Fouillette pour l'époussetage.

Mon père ayant insisté un jour pour qu'elle jouât, elle haussait les épaules. Il persista. Alors, dans un mouvement de rage puérile, elle ouvrit la porte du salon. Il vit. Il leva les bras et s'enfonça les doigts dans les cheveux.

Et le désordre gagnait. Comment une femme qui ne faisait rien pouvait-elle répandre un tel chaos dans une maison?

Elle se levait tard, se laissait tomber sur une chaise longue, ne remuait pas le petit doigt, et tout était sens dessus dessous. Des livres qu'elle ne lisait pas gisaient, ouverts et déchirés; un métier dont elle n'usait pas avait le lamentable aspect d'une baraque en démolition; des ouvrages inachevés pendaient hors des tiroirs, et sans cesse des miettes ou des morceaux de pain entiers déshonoraient la table ou la cheminée, parce que cette femme inoccupée avait faim et mangeait à toute heure des tartines de confitures. Les taches? ah! si grand'mère les avait vues!

Dans cette indolence, elle était plus que jamais jolie. Ses magnifiques cheveux noirs, abondants et longs, noués en un tour de main, lui convenaient cent fois mieux qu'échafaudés en lourd chignon, à la mode de ce temps-là; ses yeux inertes, son regard ralenti, étaient cent fois plus beaux que dans les moments où elle s'animait, et mon père, qui s'en apercevait, l'aimait toujours malgré sa répugnance pour la veulerie.

Cette situation dura un mois, deux mois, davantage. Le docteur Troufleau ne semblait pas moins embarrassé. Des sentiments contradictoires se le disputaient, c'était visible, et il en était déchiré. Cependant, une hardiesse nouvelle et comme sournoise soulevait ses gestes et son regard; son teint pâle s'échauffait en dessous, d'un feu qui faisait sourdre une espèce de buée fine sur son front et sur ses joues mates.

Il y avait quelque chose d'infinitésimal entre le docteur Troufleau et petite-maman. C'était une chose sans nom pour moi, et que j'essaierai de figurer comme elle m'apparaissait alors.

Des personnes causent entre elles, et les mots prononcés, aussitôt dits, s'évaporent. Telle personne et telle autre causent, et il semble qu'entre leurs bouches les mots demeurent. Ils demeurent. La bouche qui les a émis ne les oublie pas; quelqu'un qui les a entendus en passant les retient. On connaît, sur les estampes japonaises, ces passerelles élégantes et légères, faites de mille brimborions de bambous, et qu'un pinceau hardi jette d'une rive à une rive: tout ce qui allait de petite-maman au docteur et du docteur à petite-maman se réalisait et se figeait en une passerelle d'estampe japonaise. Entre eux et les autres personnes, ce qui s'échangeait tombait à la rivière; entre eux deux, le plus petit mot s'accrochait, se fichait et restait sur la passerelle merveilleuse, s'y tournait en brindille, en poutre, en cheville, en planchette, en diable grimaçant ou en banderole éclatante signalant à tous: le pont! le pont! Le voyaient-ils, l'un et l'autre, comme mon imagination le voyait? C'était possible, car ils semblaient très incommodés de leurs moindres paroles, quoiqu'elles fussent ordinaires: c'est qu'elles faisaient, en vertu d'un sort impitoyable, à chaque fois plus lourd, le pont.

Mon père n'avait ni haine ni colère contre sa femme et contre le docteur Troufleau, contrairement à ce qui se fût passé s'il eût été heureux ou en état de prospérité par ailleurs, car alors il eût suivi les mouvements qui sont communs à tout le monde. Mais il était tellement malheureux que son jugement ne se formait plus au même plan que celui du commun des hommes.

Lui qui s'échauffait et s'affolait à chacune des tortures que lui infligeait son multiple martyre; lui qui gémissait, jurait, fulminait pour la perte nouvelle d'un client, pour une rouerie que lui jouait son confrère Courtois; lui qui avait fait une maladie pour la trahison de son ami Clérambourg; lui que l'inimitié des hommes stupéfiait et que toute méchanceté prenait au dépourvu, il considérait comme logique et naturel le drame secret qui brûlait son foyer. Il l'expliquait, il lui trouvait des causes fatales, il en plaignait les auteurs, il les sentait malheureux presque autant que lui, il n'éprouvait pour eux qu'une pitié débordante qui inondait la multitude de ses autres infortunes, mais, par exemple, lui, le noyait.

Il se laissait achever dans un calme apparent.

La nature a prévu une borne à nos douleurs: le moment de la mort, nous assure-t-on, est doux.

Un instinct me poussait à ne pas le quitter, et je l'accompagnais quand il s'imposait une longue marche, en tournant, dans la petite cour. Je montais aussi avec lui dans son cabinet. Là, il marchait encore, de long en large, parce qu'il était énervé, parce qu'il avait peu d'ouvrage, les affaires n'allant point, et parce qu'il faisait froid, la mère Fouillette épargnant le bois dans les cheminées, par économie. Puis il s'asseyait et me prenait sur un de ses genoux, qu'il agitait en imitant le trot du cheval, comme lorsque j'étais tout petit. Il souriait. Moi, je restais sérieux et je ne disais rien, parce que je sentais qu'il se forçait à sourire pour moi et qu'il n'en avait pas envie. Alors, tout d'un coup, il me lâchait; il me laissait quelquefois tomber à terre, tant le mouvement était prompt, et il se cachait la figure dans les mains, les deux coudes sur son bureau. Il pleurait.

Je m'en allais sans faire de bruit.

XI

Souvent, en redescendant, je trouvais réunis, mais séparés par la grande table ronde de la salle à manger, ceux qui faisaient pleurer mon père. Le docteur Troufleau venait dans la journée, en passant, sans ôter son pardessus, sans déposer son chapeau. Il venait, poussé par une force plus puissante que lui, je suppose; il venait aussi pour ne pas avoir l'air d'éviter de venir. Car on en arrive là. Pas une seule fois je ne les surpris disant une parole qu'ils n'eussent pas dite devant moi, pas une seule fois ils ne changèrent gauchement la conversation à mon entrée ou ne coupèrent un mot. Ils semblaient toujours, au contraire, heureux de me voir; je leur rendais service en étant là. Ils parlaient de choses presque indifférentes; mais cela formait le «pont», je le sentais bien, et eux le sentaient aussi: cela leur était à la fois agréable et fastidieux à porter. Cela passait par-dessus la table qu'ils maintenaient entre eux.

XII

La mère Fouillette, qui aimait tant autrefois le docteur Troufleau, depuis quelque temps l'avait pris en grippe. Jadis, en annonçant sa visite, elle disait: «C'est le docteur!» et il y avait, dans le ton, de la fierté, de la protection, un grain d'humeur familière. Maintenant, elle disait: «C'est le médecin!» d'un ton sec, grognon, réprobateur; et chez elle, évidemment, le fait de remplacer le terme de «docteur» par celui de «médecin» était riche de sens; cela représentait toute une dégringolade dans son estime de vieille servante attachée à la famille.

Enfin, depuis qu'il venait plusieurs fois par jour, elle poussait la porte devant lui sans même souffler mot. On lui en fit l'observation; elle dit:

—Est-il pas de la maison, à c't'heure?

Cette brave femme employa d'ailleurs tous ses moyens pour remédier au désordre.

Elle avait élevé un chien en cachette, afin d'en faire cadeau à madame, dans l'espoir de lui fournir une compagnie saine. Un matin, on entendit l'animal qui gémissait dans la cour. Petite-maman sonna la mère Fouillette et lui commanda d'aller voir de qui étaient ces cris. La mère Fouillette revint tenant dans ses bras un bout de chien pas joli, mais assez drôle. Il manquait de race; c'était un chien du peuple; il était fait de pièces et de morceaux, avait le poil inclassable, une queue hybride et la tête la plus baroque. On ne pouvait le regarder sans rire. La mère Fouillette dit:

—Quand on pense, madame, que ce qui criait dans la cour, c'était un joli petit chien!… Par où est-ce qu'il aura pu entrer?

—Ah! pour joli, il est joli, en effet, votre chien.

—Il est si intelligent!

—Vous le connaissez donc?

Elle jura, trop fort, qu'elle ne l'avait jamais tant vu. Elle essaya, en barbotant, d'expliquer son entrée dans la maison. Et en même temps elle s'apitoyait sur le sort du pauvre petit.

—Je suis sûre, dit-elle, qu'il est mort de faim.

—Pourvu qu'il ne soit pas enragé! fit petite-maman.

—Enragé, madame! un chien si jeune et si frétillant!

—Frétillant tant que vous voudrez! moi, je ne me soucie pas de me faire mordre par un chien enragé: donnez-lui à boire du lait, on verra bien s'il le prend.

La mère Fouillette eut un souci; elle savait qu'un chien qui ne boit pas est suspect. Or, elle avait gorgé celui-ci de lait toute la matinée. Son écuelle, dans la cour, était restée à demi pleine.

—Vous fiez donc point à ça, madame! Qu'il boive, qu'il ne boive point; et qu'est-ce que ça prouve?

—Si! si! dit petite-maman; je veux voir!

La mère Fouillette se recueillit, comme pour un aveu difficile:

—Allons! madame, puisqu'il faut tout vous dire, allons! Ce petit chien n'est pas plus enragé que vous ni moi: c'est le chien de la chienne à m'ame Gagneux, la marchande de poisson, qui me l'a donné. C'est un petit cadeau que je voulais faire à madame, si madame me permet… Il saute sur ses deux pattes de derrière; il vient au nom de Mac-Mahon; il s'en va quand on dit Bismarck…

—Bismarck!

Le chien sauta du giron de la mère Fouillette et gagna la porte en aboyant à tue-tête, le poil dressé sur son échine.

Petite-maman riait de tout son cœur.

—Mac-Mahon! Mac-Mahon!… Mais c'est qu'il vient!… Oh! la drôle de bête!… On l'appellera Mac-Mahon!

—Il s'appelle Paletot, dit la mère Fouillette.

—Tiens? pourquoi Paletot? en voilà un nom!

—C'est son nom.

En voyant sa femme jouer comme une enfant avec Paletot le regard de mon père s'éclaircit. Toute la journée nous jouâmes, la petite-maman, mon père, Paletot et moi. Mon père s'accroupissait, joignait les mains, et Paletot sautait, debout sur ses deux pattes de derrière. On disait: «Bismarck!» il fuyait en aboyant, avec un vacarme de tous les diables; on disait: «Mac-Mahon!» il accourait et faisait le beau, sa langue molle pendant comme un petit ruban rose; il savait aussi porter armes: on lui présentait un bâton qu'il serrait, d'une patte, contre sa poitrine. A chaque prouesse de Paletot, petite-maman le prenait, l'embrassait, le couvrait de caresses et lui donnait du sucre qu'il cassait entre ses jeunes dents, en fermant les yeux. La mère Fouillette nous regardait et ne se tenait pas de joie. Elle fit signe à Coqueugniot, qui descendit de son étude et vint nous voir par la porte du corridor. Nous ne l'avions pas aperçu; nous entendîmes tout à coup une voix caverneuse, en l'air, qui disait:

—Parfait! Mais cet animal-là va nous faire sa maladie avant peu!

Nous nous arrêtâmes tous à ce mot de mauvais augure. Coqueugniot avait déjà un genou sur le parquet et il ouvrait, en connaisseur, la gueule de notre ami Paletot.

—La maladie? fit la mère Fouillette.

—Sans doute! dit Coqueugniot; c'est un chien qui n'a pas neuf mois!

—Il n'a pas neuf mois?… reprit la mère Fouillette; j'aurais voulu vous voir à son âge; vous deviez être joli! Il n'a pas neuf mois? Eh bien! c'est la vérité, qu'il n'a pas neuf mois! seulement, je vous dis qu'il l'a eue, la maladie!

—Non! affirma Coqueugniot.

—Il l'a eue, monsieur Coqueugniot! Même qu'il l'a eue en même temps que sa sœur.

—Sa sœur!… Il a une sœur! Comment se porte mademoiselle votre sœur, monsieur Paletot?

Mais la mère Fouillette restait grave; elle tenait à élucider la question de la maladie.

—Vous pouvez aller le demander à m'ame Gagneux, s'il n'a pas eu la maladie en même temps que sa sœur. (C'est Mirza qu'elle a nom; oui, monsieur!) Vous pensez bien que m'ame Gagneux n'est pas une femme à aller vendre une chienne vingt francs sans qu'elle ait eu la maladie. Vingt francs, oui, monsieur et madame!… Ah! ça n'est pas à moi qu'elle l'a vendue; moi, elle m'a fait cadeau de Paletot…

—A qui l'a-t-elle vendue vingt francs?

—Ah! j'ai eu la langue trop longue, je m'en aperçois. Je n'aurais point voulu le dire à madame, mais puisque c'est monsieur Coqueugniot qui m'y pousse par son incrédulité, eh bien! c'est à madame Plancoulaine qu'appartient, à l'heure qu'il est, la sœur à Paletot. Na!… Pour ce qui est d'avoir eu la maladie, elle l'a eue, et lui aussi, j'en réponds!

Voilà que Paletot avait une sœur chez les Plancoulaine! Heureusement, il nous avait tous gagnés par sa gentillesse: on ne lui en voulut pas. On présenta Paletot, le soir, au docteur, et on lui dit:

—Il a sa sœur chez les Plancoulaine.

Le docteur Troufleau n'avait pas le sourire facile; il prit cela très au sérieux. Il prenait tout au sérieux.

Petite-maman l'en plaisanta. Il n'en fut pas content.

Mon père eut une lueur d'espoir. Quelques distractions, et sa femme serait sauvée.

XIII

La mère Fouillette, quand elle se trouvait seule avec mon père, soupirait, en époussetant, en balayant, en présentant les bottines:

—Ah! si madame avait seulement un enfant!

Ordinairement, mon père n'y prenait pas garde; un jour, il dit:

—Mais où le mettrions-nous?… Vous m'agacez, à la fin, la mère Fouillette, entendez-vous?

—C'est bon, monsieur! c'est bon!

Elle ne se décourageait point. Ces bonnes femmes sont entêtées, parce qu'elles ont une confiance imperturbable en leur sagesse.

Une autre fois, en faisant le feu dans le cabinet, elle causait des bruits de la ville. Il n'était question que d'une fête magnifique que les Plancoulaine devaient donner à carnaval. Mon père froissait le journal et n'avait pas l'air d'écouter la vieille. Elle fourrageait les copeaux, les rondins, les pommes de pin, sa main décharnée à même la flamme, et j'admirais qu'elle ne se brûlât pas. Elle dit tout à coup:

—Qui donc qui aurait cru que monsieur serait si vindicatif?…

Mon père la regarda.

—Oh! monsieur me comprend bien! Mais, là, c'est-il Dieu possible d'en vouloir si longtemps aux personnes?

—A quelles personnes?

Elle poussa un gros soupir, puis confessa:

—C'est ce pauvre Paletot qui aurait tant de plaisir à revoir sa sœur!

—Fichez-moi le camp! dit mon père, et taisez-vous!… ou j'envoie Paletot à la rivière…

Son journal à la main, il chassait devant lui la mère Fouillette, comme une fumée.

XIV

Le carnaval chez les Plancoulaine! Quelle affaire ce fut dans la ville!

Pendant trois semaines, nous n'entendîmes point parler d'autre chose. Ce n'était pas la première fois que les Plancoulaine donnaient des fêtes; mais aucune n'avait été annoncée avec autant de fracas, et la nouveauté était qu'il s'agissait d'un bal costumé. Se procurer des costumes n'est pas aisé en province; aussi s'y était-on préparé de bonne heure.

On citait le docteur Chevalière et maître Courtois qui n'avaient pas craint de faire le voyage de Paris tout exprès. M. Charmaison, lié avec les peintres, devait leur procurer des accoutrements splendides, ainsi qu'à quelques personnes privilégiées. Le député de Paris lui-même, disait-on, viendrait en «Robespierre». La ville, les maisons de campagne, quelques châteaux avaient accepté l'invitation des Plancoulaine. De toutes parts on travaillait, on cherchait des idées, on remuait les garde-robes des grand'mères; on dérangeait les mites; on soulevait de la poussière. Plusieurs de ces messieurs allaient au chef-lieu s'entendre avec le costumier du théâtre, voire avec le conservateur du musée. On se rencontrait à la gare, et on s'abordait avec des: «Ah! je vous y prends!… Vous aussi, vous y allez de vos frais!…» Et on surprenait par-ci par-là: «Étourdissant, mon cher!…—Général romain…—Catherine de Médicis…—Il portera sa tête sous le bras, hi! hi! hi!…—On parle d'un groupe de vierges folles; dites-moi, entre nous, moi, je ne suis pas un érudit: qu'est-ce que c'est que ça?…»

Chacun s'ingéniait à nous rapporter les propos et les nouvelles. Nous sûmes que M. Clérambourg avait choisi la figure de Gargantua, qui est populaire dans le pays. Il aurait un masque bouffi et une bedaine artificielle. Coqueugniot seul ne s'enflammait pas, prétendant que rien n'est plus malsain que ces déguisements, les vêtements en location, et surtout les barbes et moustaches postiches, «étant saturés de bacilles, dont les moindres sont ceux de la tuberculose».

Le docteur Troufleau était invité.

Il ne nous le dit pas tout d'abord. Il ne le dit que lorsqu'on lui demanda:

—Mais enfin, docteur, vous devez être invité, vous aussi?

—Certainement!

Il ne disait point s'il se rendrait ou non à l'invitation. Quelques jours se passèrent. Mais comme on ne parvenait pas à s'entretenir d'autre chose que de cette soirée, petite-maman lui demanda:

—Mais enfin, docteur, comment vous costumez-vous?

Il dit, d'un air ennuyé:

—Feu mon oncle maternel, qui m'a légué quatre sous, sa bibliothèque et ses nippes, était professeur de sciences physiques et naturelles à la Faculté de Poitiers: j'ai conservé sa robe avec des parements amarante.

Petite-maman se mit à rire.

—Cela vous fait rire; je serai ridicule?

—Dites donc! j'espère que vous viendrez nous voir un peu avant d'aller là-bas, que nous vous donnions notre avis sur la tournure que vous aurez?

—Oh! dit-il, je mettrai mon costume seulement dans ma voiture, avant d'entrer: vous ne me voyez pas traversant la ville… Ces divertissements mondains sont absurdes!

—Bah! il y aura bien un député démocrate.

A l'évocation de M. Charmaison, le docteur Troufleau fit la figure d'un enfant qu'on surprend les doigts plongés dans le pot de confitures.

Il y eut un brin de peau qui tressaillit entre les sourcils de la jeune femme. Elle dit:

—Mais il amène peut-être Marguerite?

Le docteur disait:

—Oh! que non! Oh! que non!

Le sang montait sous sa peau sans transparence; il avait le tour des yeux gonflé.

—Vous dites: «Oh! que non!» qu'en savez-vous?

—Moi? Rien du tout, grand Dieu!

—Elle pourrait très bien venir…

—Oh! non!…

—Docteur, si on vous annonçait, par exemple: «Écoutez bien; il va vous arriver un grand bonheur…» qu'est-ce que vous diriez?

—Moi?… je dirais que je n'y crois pas!

—C'est tout à fait ce que vous m'avez répondu à l'instant.

—Oh! vous interprétez!…

Les bouderies recommencèrent, à propos de cette soirée où le docteur Troufleau se rendait, avec la certitude de rencontrer M. Charmaison et l'espoir de rencontrer Marguerite. Il paraissait évident que sans cette circonstance il eût décliné l'invitation des Plancoulaine.

La jalousie de la petite-maman s'aggravait du dépit d'être la seule jeune femme, à dix lieues à la ronde, qui ne fût pas invitée à cette réunion. Paletot n'y faisait plus rien! On le bourrait, le pauvre chien; on l'envoyait coucher à tout propos; le frère de Mirza s'exténuait à faire le beau, en pure perte. Un jour qu'il était là, sur ses pattes de derrière, celles de devant battant l'air pour se maintenir en un difficile équilibre, ses bons yeux implorant un regard, un mot d'admiration, la mère Fouillette joignit les mains et laissa échapper ces mots énigmatiques:

—Et dire qu'elle en est, elle!

—Qui ça, elle?

—Mais sa sœur!

—Sa sœur! encore!… Vous nous ennuyez, à la fin, avec sa sœur, la mère Fouillette! Laissez-la tranquille, et nous aussi… De quoi est-elle, sa sœur?

—Mais, de la fête, madame! Il paraît que ces demoiselles sont occupées à lui confectionner un petit pantalon et une jupe de cantinière, tricolore, oui, madame!… Oh! la chère amie, qu'elle sera donc jolie! Et elle portera un petit baril avec de l'eau-de-vie: c'est un étui à chapelet, madame, qu'on dirait un vrai fût, mais de la grosseur d'un œuf de cane, avec la bonde et la chantepleure; même que c'est les jeunes filles de l'école qui en ont fait cadeau tout à l'exprès à madame Plancoulaine… Faut bien rire, pas vrai?

Et elle contemplait Paletot, qui n'en serait pas!

—Allons, c'est bon, la mère Fouillette; laissez-nous!

XV

—Moi, dit petite-maman, au milieu du dîner, si j'avais eu à me rendre à un bal costumé, je sais bien ce que j'aurais mis…

Mon père la regarda tristement.

—Qu'est-ce que tu aurais mis, voyons?…

—Ah! voilà!…

Le silence retomba. Mais elle poursuivait en elle-même son idée. Dix minutes s'écoulèrent; elle dit:

—Moi, j'aurais fait une Joséphine impératrice très passable…

—Parbleu! je te crois!

—Ce n'est pas une plaisanterie: je parie que tu ne connais seulement pas les deux robes Empire que j'ai là-haut… authentiques, s'il vous plaît: elles ont été portées par mon arrière-grand'mère, qui était de la Martinique et qui connaissait beaucoup les Tascher de La Pagerie. Elle avait joué avec Joséphine. Ah! j'ai assez entendu raconter ça quand j'étais petite!… Je te les montrerai, tu verras.

—Certainement! dit mon père.

Il n'ajouta rien; il espérait qu'elle oublierait cette fantaisie. Je sentais qu'il avait le cœur gros. Au dessert, elle se leva et quitta la salle à manger.

—Eh bien! où vas-tu?

—Chut!… fit-elle.

Mon père acheva de dîner. Puis il jeta sa serviette, fit virer sa chaise, croisa les jambes et se mit à remuer le pied nerveusement.

Je regardais ce pied agité, et j'étais assez grand pour comprendre tout ce qu'il y avait d'angoisse dans cette oscillation précipitée, et aussi tout ce qu'il y avait de tristesse dans cette semelle gondolée, dans ce talon usé en biseau, dans cette empeigne défraîchie. Autrefois si soigneux de sa personne, mon père se négligeait, par désespoir et aussi par économie… Cette chaussure ne brillait plus, car la mère Fouillette, qui comprenait la situation, faisait durer longtemps la boîte à cirage.

Nous entendîmes un coup de sonnette. Je dis:

—Ce n'est pas le coup du docteur Troufleau.

—Tu crois? fit mon père; qui veux-tu qui vienne?

La mère Fouillette traîna ses savates dans le corridor. Elle ouvrit la porte de la rue; un chuchotement venait jusqu'à nous. Mon père, le dos tendu sans cesse à l'annonce d'un nouveau désastre, entr'ouvrit la porte de la salle à manger et prêta l'oreille. Le dialogue se prolongeait à voix basse. Enfin la mère Fouillette parut:

—Monsieur, c'est de chez monsieur Clérambourg!

—De chez monsieur Clérambourg!… répéta mon père, qui pâlit.

—C'est monsieur Clérambourg qui fait demander à monsieur le sabre qui est là-haut, accroché dans la chambre de monsieur et madame… rapport à ce que c'est le sabre que monsieur Clérambourg avait prêté à monsieur pour la garde nationale, du temps des Prussiens. C'est la petite bonne qui est là; elle dit comme ça que ne faudrait pas que ça dérange monsieur, quelquefois que monsieur aurait besoin de son sabre; mais, autrement, monsieur Clérambourg le fait réclamer, rapport à la fête…

—A la fête?…

—C'est comme qui dirait pour le déguisement; à ce qu'elle prétend, la petite bonne, faudrait à son maître un grand couteau pour trancher des pâtés d'alouettes qui sont de la taille d'une meule de foin… Y a de quoi rire!

La mère Fouillette ne pouvait se tenir en se représentant au festin de Gargantua M. Clérambourg—si solennel et si lésineur—tranchant avec un sabre des pâtés d'alouettes de la taille d'une meule de foin.

Mon père était stupéfait. Cela ne le faisait pas rire. Il avait toujours conservé ce sabre depuis la guerre. Il ne se souvenait même plus qu'il appartenait à Clérambourg. Mais que Clérambourg, ayant rompu toute relation avec nous, envoyât réclamer son sabre à l'occasion de cette mascarade, cela dépassait son entendement. Cependant il cherchait à s'expliquer la chose, parce que, dans son cœur d'ami fidèle, il ne pouvait croire que Clérambourg n'eût pas quelque raison d'agir ainsi.

La mère Fouillette devinait la pensée de son maître, et, en son langage naïf, elle lui fournit une vérité profonde:

—Ce n'est peut-être pas à dire que monsieur Clérambourg soit «rapiat, rapiat» autant que le bruit en court; mais quand il s'agit d'acheter des inutilités, ça serait un homme à plutôt dépouiller les morts…

En effet, c'était ce que faisait Clérambourg. Mon père, pour se convaincre, alla dans le corridor, et il vit la petite bonne de Clérambourg qui lui fit un bonjour de la tête. Il revint et dit à la mère Fouillette:

—Mais allez donc chercher là-haut ce qu'on demande; vous savez bien où c'est!… Vas-y, toi, mon petit, ajouta-t-il; tu expliqueras à ta petite-maman, qui doit être dans la chambre.

Je grimpai l'escalier quatre à quatre. Mais la petite-maman était enfermée dans la chambre et ne voulait pas ouvrir.

XVI

—Qui est là?

—C'est moi. C'est pour le sabre…

—Attendez un moment!

Elle vint ouvrir. Il me sembla qu'elle était vêtue d'une longue chemise de nuit, et elle se couvrait la poitrine avec une serviette de toilette; ses bras et ses épaules étaient nus. Je remarquai qu'elle avait modifié sa coiffure. Elle demanda:

—Qu'est-ce qu'il y a?

Je dis:

—C'est la bonne de monsieur Clérambourg qui vient chercher le sabre…

Mais elle était déjà retournée à l'armoire à glace. Ce que je lui disais était pourtant bien insolite et valait qu'on y prît garde. En toute autre circonstance elle s'en fût étonnée et eût fait feu de toutes pièces. Je la voyais très bien empoignant le sabre de M. Clérambourg et le jetant par la fenêtre. Non! Devant son armoire à glace, elle tentait d'enfoncer son bras nu dans une espèce de gros ballon qui ne devait être autre chose que la manche d'un corsage un peu étroit pour elle. Je montai sur une chaise; je décrochai le sabre. Elle ne vit rien de ce que je faisais. Son épaule, grasse, forçait l'entrée du ballon. Quelque chose craqua. Ouf! ça y était. Elle put agrafer le corsage, qui lui moulait la gorge.

Je me sauvais avec le sabre; elle m'attrapa par le bras:

—Surtout, ne dites rien! ne dites rien!… C'est une surprise!

Tout de même, elle remarqua que j'avais un sabre à la main; elle dit:

—Mais qu'est-ce que l'on va faire de ce coupe-choux?

Je répétai:

—C'est la bonne de monsieur Clérambourg…

—Ah! fit-elle.

Elle n'avait rien compris; elle avait mieux à faire.

XVII

Le docteur Troufleau arriva; mon père lui raconta l'histoire du sabre. Un autre en eût ri, ne fût-ce que pour empêcher un malheureux de se morfondre et de se casser la tête; la mère Fouillette en riait bien: elle avait plus d'esprit que le docteur Troufleau. Ce garçon était fermé à la compensation légère qu'offre la nature à nos infortunes en nous rendant sensibles à l'ironie des événements et des choses. O la triste cervelle!

Tout à coup, petite-maman entra. Le docteur ne la reconnut pas; il se leva et recula sa chaise; il s'apprêtait à faire des salutations. Elle éclata de rire.

Elle paraissait moins grande qu'à l'ordinaire, dans sa robe Empire; on n'avait point coutume de la voir décolletée, surtout tant que cela, grand Dieu! et le foulard qu'elle avait roulé en turban, faute de diadème, sur sa chevelure brune, l'embellissait extraordinairement. Elle tenait à la main un petit éventail à vignettes, et elle faisait cent minauderies.

Le chien, Paletot, ne la reconnut pas plus que le docteur; il bondit et se mit à aboyer avec fureur. Peu s'en fallut qu'il n'allât grignoter les bas à jours qui, tendus sur le coup-de-pied découvert et proéminent, formaient de petites bosses roses appétissantes.

Elle se pencha pour amignonner le chien, et pendant ce temps le docteur Troufleau la reconnaissait. Je vis que ses yeux parcouraient les bras et la gorge de la jeune femme travestie, et qu'ils s'en relevaient gênés. S'il eût pu rougir, il l'eût fait; mais son teint mat s'échauffa et se couvrit d'une petite buée. Après, il n'osa plus lever les yeux; il avait les paupières baissées, comme une «demoiselle».

Petite-maman lui demanda:

—Comment me trouvez-vous?

—Oh! très bien! très, très bien!

Il dit cela d'un ton si comique! Il avait l'air de dire: «Comment! si vous êtes bien!… mais vous êtes admirable!» Et l'on sentait qu'il regrettait qu'elle fût si belle. Franchement, il eût préféré ne pas la voir ainsi.

Cependant il n'avait pas encore saisi ce qui se passait. Madame Nadaud était costumée: était-ce donc qu'elle allait au bal? Il dit:

—Mais ce costume… Est-ce que…?

—Mais non! vous voyez bien que c'est pour rire!

Mon père répéta:

—C'est pour rire.

Son cœur se soulevait de pitié devant ce travestissement solitaire, qui témoignait du plus amer dépit secret de n'aller pas et d'être la seule à ne pas aller au bal costumé.

—Mais déposez donc votre chapeau! dit-elle. Nous allons danser, voulez-vous, en l'honneur des Plancoulaine?

—Oh! fit le docteur.

—Eh bien! quoi? qu'est-ce qu'il y a d'extraordinaire à cela? Nous tâchons de nous amuser une fois dans la vie.

Elle fit mine d'entrer dans le salon Plancoulaine:

—Bonsoir, chère madame! Que de temps depuis que nous n'avons eu le plaisir de vous voir!

Elle changeait de voix:

—Oh! le ravissant costume! Quelle charmante idée: vous étiez née pour être reine!… J'ai bien manqué ma vocation, madame!… Etc.

Elle continuait, allant de chaise en chaise, imaginant le caquetage de l'arrivée au bal. Elle prit le bras du docteur Troufleau:

—Offrez-moi le bras, monsieur le professeur de sciences physiques et naturelles, et allons saluer ensemble le gracieux maître de la maison: c'est l'Ogre qu'on voit là! ha! ha!

Elle riait; elle était énervée. Le pauvre docteur se laissait conduire autour de la table. Il voyait la triste figure de mon père; il avait peur de lui être désagréable en se prêtant à ce jeu à la fois puéril et tragique.

Mon père dit:

—Mon amie, voyons… Ma chère amie!…

—Ah! ne nous agace pas, s'il te plaît!… Ça n'est pas drôle, ici, tu sais… Si on ne peut pas rire une seconde!

Mais il venait d'entendre sonner à la porte de la rue, et il ne put s'empêcher de dire:

—La bonne n'est pas prévenue… si quelqu'un venait à savoir ce qui se passe ici, ce serait grotesque, entends-tu? grotesque!

—C'est le facteur qui a sonné, dit-elle. Si tu ajoutes un mot, je vais lui ouvrir moi-même.

Elle avait la main sur le bouton de la porte; elle le tourna; la porte s'entr'ouvrit, et un vif courant d'air s'établit.

—Mais tu vas attraper la mort! Tu ne vois donc pas que tu es toute nue?…

La mère Fouillette entra, tenant à la main quelques lettres et un journal de finances.

Petite-maman se frappa le front:

—Une idée! dit-elle. La mère Fouillette! courez tout de suite chez le docteur Troufleau et rapportez-nous son costume pour la soirée; nous faisons une répétition ici, n'est-ce pas, docteur? Allons! expliquez un peu à la mère Fouillette; elle aura bientôt mis la main dessus.

—Mais, madame… faisait le docteur; mais, madame…

Mon père se leva et d'un bond fut à la porte.

—Allons! dit-il, j'espère que cette plaisanterie-là va avoir une fin!

Il empoigna sa femme par le bras et la repoussa dans l'intérieur de la pièce.

—Vous, dit-il à la bonne, allez-vous-en!

La mère Fouillette disparut dans l'ombre du corridor.

Le docteur voulait se retirer. Mon père, loin de le retenir, lui faisait signe:

—Oui! oui! allez-vous-en, cela vaudra mieux.

Troufleau avait repris son chapeau haut de forme, et il s'inclinait en disant:

—Excusez-moi, madame…

—Restez! lui dit-elle en déchirant une des enveloppes; vous allez avoir des nouvelles des Charmaison!…

On reconnaissait la grande écriture de Marguerite. Mon père dit lui-même:

—Asseyez-vous donc!

Petite-maman déchiffrait des lignes et des pages. Tout à coup elle leva les sourcils et fit:

—Ah!… mademoiselle Charmaison ne vient pas!

Son œil brilla et elle sourit d'un air malicieux en continuant sa lecture. Nous ne disions mot. Mon père, assis, balançait sa misérable chaussure.

—Non; elle ne vient pas: il paraît qu'il y a un concours «de la plus grande importance» chez Julian. C'est l'atelier où elle va… Ah!… elle a trouvé encore une fois sa vocation, à ce qu'il paraît: elle fait des académies… Et savez-vous de qui elle fait l'académie? Je vous le donne en cent… Tenez, voici la lettre, vous pouvez lire, docteur: c'est de votre gracieux confrère le docteur Chevalière! Il pose devant elle dans le costume qu'il aura chez les Plancoulaine: en Marc-Antoine. Il a le casque de général romain, la barbe dorée, les bras et les jambes au naturel… Voyez ce qu'elle dit: «Il est superbe»; il est bien «inimitable»; «c'est bien l'amant de la divine Cléopâtre!» Et quelle tartine! quel emballement! Mais lisez donc ça; lisez donc ça!

Le docteur s'en défendait. Alors elle reprit la lettre et la lut. C'étaient des pages d'exaltation artistique où les noms des chefs-d'œuvre de la sculpture antique se mêlaient à des noms de peintres contemporains ignorés de nous, à des termes techniques, à des expressions d'atelier. Il y avait aussi une revendication éloquente des droits de la femme, une complainte sur les «talents étouffés», des sarcasmes à l'endroit de vieux maîtres «poncifs».

La conclusion était que le but de la vie est l'art, le grand Art, avec un grand A; que les femmes avaient droit à cette «sublime communion» comme les hommes, et que leur génie, trop longtemps méconnu et enfin florissant, allait apporter au monde je ne sais quelle panacée merveilleuse appelée à le renouveler de fond en comble. Six pages étaient consacrées à ce genre de dissertation, et deux au portrait du docteur Chevalière. Marguerite demandait à son amie si elle ne connaissait pas les Tiepolo de Venise, au palais Labia; il y avait là un Marc-Antoine dont le souvenir la gênait, car, enfin, elle ne voulait pas faire du Tiepolo… «Mais, disait-elle, le modèle qui a servi au grand peintre vénitien n'était certes pas plus beau que le mien…» Dans son entrain, elle oubliait que nous n'assisterions pas à la soirée Plancoulaine, et elle croyait que nous aurions le plaisir de contempler son modèle.

Je vis une cernure bistrée sous les yeux du docteur Troufleau. Il ne disait rien, mais je crois que son cœur était rompu.

La petite-maman n'eut pas pitié de lui. Avec une cruauté de femme, elle lui dit:

—Enfin, par vous, docteur, nous aurons toujours des nouvelles de tout cela; vous nous direz comment vous aurez trouvé le Marc-Antoine!

Mais il était si doux, si éloigné de l'idée de la méchanceté, qu'il ne fut pas blessé, et il dit:

—Je m'étonne que mademoiselle Charmaison, si intelligente, se laisse ainsi éblouir…

Puis l'espérance, qui s'acharne sur l'homme avec plus d'entêtement que le malheur, s'empara de lui encore une fois:

—Ce sont des fantaisies d'artistes, dit-il; l'œil est sensible au caractère plastique des objets, c'est trop naturel; mais une femme sait bien réserver le meilleur d'elle-même…

Petite-maman le regarda, mon père aussi. L'admiraient-ils? Se moquaient-ils de lui? Il baissa les yeux.

—Le plus clair de tout cela, dit la jeune femme, c'est que les Charmaison manqueront à la fête…

Le docteur se trahit: il renonçait lui-même à s'y rendre.

—J'ai peut-être eu tort, dit-il, de ne pas m'occuper assez de ce travestissement: si plusieurs personnes font beaucoup de frais, j'aurai l'air un peu mesquin.

—Mais, au fait, j'y pense: la mère Fouillette doit être revenue!

Petite-maman ouvrit la porte pour appeler la bonne. Derrière la porte il y avait un grand carton rectangulaire que la mère Fouillette avait déposé là à tout hasard, ayant peur d'être grondée par son maître pour avoir été chercher le costume, ayant plus peur encore d'être grondée par sa maîtresse pour n'y être pas allée.

—Comment! s'écria le docteur, mais c'est mon carton! Oh! c'est ridicule! Je ne souffrirai pas…

Il s'excusait près de mon père.

Mon père avait pris son parti. Il contemplait les événements en balançant son pied. Il dit:

—Allez donc! allez donc!… Il n'y a pas à s'opposer aux caprices des femmes!

D'un tour de main, petite-maman avait dénoué les cordons de la boîte et tiré le costume de professeur de sciences physiques et naturelles et la toque. Il vint un chiffon blanc bordé de dentelle:

—Qu'est-ce que c'est que ça? dit-elle.

—C'est le rabat.

Elle eut un éclat de rire. Elle secouait les nippes, qui répandaient l'odeur de naphtaline.

—Eh bien! il est heureux qu'on ait fait prendre l'air à tout cela avant la soirée; vous alliez empester l'assemblée!… Allons, docteur, il faut mettre cette robe, que nous voyions un peu!

—Mais…

—Eh! ôtez votre redingote une fois! Vous n'en mourrez pas.

Il n'osait. La jeune femme riait. Il était pitoyable. Mon père lui dit:

—Otez donc votre redingote!

Troufleau se déboutonna. Puis il dit résolument:

—Non! non! décidément, tout cela est absurde. Je ferai beaucoup mieux de ne pas aller à cette soirée…

Le vœu de la petite-maman était qu'il n'allât point à la soirée; mais elle s'était promis de voir son Troufleau en costume.

Il regimba. Il eut une colère soudaine de petit homme. Elle ne s'en émut point. Elle lui planta la toque sur la tête, et en même temps elle lui jetait sur le dos, par-dessus la redingote, la grande robe à parements amarante. Le malheureux aspirait, au flacon même, le parfum de la jeune femme animée: il avait le nez sur son sein. Il ferma les yeux, s'assit, se laissa faire. Elle l'étourdissait.

Quand elle l'eut accommodé à son goût, elle se recula. Elle fit sauter l'abat-jour de la lampe dont la clarté crue nous aveugla; elle mit entre elle et le docteur la grande table ronde, et, s'appuyant des deux paumes sur la table, elle sauta sur ses bras raidis, les deux talons en l'air, avec la joie d'une gamine. Elle criait:

—Qu'il est drôle! qu'il est drôle!

La poudre de riz répandue sur sa poitrine tombait en fine neige blanche sur le tapis de la table. Sa gorge, moulée dans la soie du corsage Empire, tremblait et faisait trembler le docteur.

Il répéta:

—Je n'irai pas à cette soirée.

—Vous n'irez pas?… Oh! oh!… Et si nous y allions, nous autres, vous ne nous accompagneriez pas?…

—Tu es folle, ma parole d'honneur! dit mon père.

XVIII

Un de ces jours-là, grand'mère nous arriva de Courance inopinément. Elle n'était pas assise qu'elle nous annonça:

—J'ai quelque chose à vous dire.

—Ah?

—Ah?

—Voilà, dit-elle, j'ai reçu hier la visite des Plancoulaine.

Mon père et sa femme eurent une secousse des paupières, comme si un charretier eût fait claquer son fouet à quatre pas de nous.

—C'est la première fois que je vois les Plancoulaine depuis la rupture. Ai-je besoin de vous dire que cette visite n'a nullement été provoquée de ma part?

—Passons au fait, dit mon père, qui se rappelait les dispositions conciliantes de sa belle-mère à l'égard des Plancoulaine. Vous avez reçu une visite: en quoi cela nous concerne-t-il?

—Laissez-moi parler!… Les Plancoulaine sont venus jusqu'à Courance pour nous inviter, mon mari et moi, à leur soirée.

Elle se taisait. Son gendre lui dit d'une voix saccadée qu'il dirigeait avec peine:

—Eh bien, c'est parfait! Je vois assez bien d'ici mon beau-père en toréador!…

—Oh! si vous employez tout de suite le sarcasme, autant parler de la pluie et du beau temps… Je tiens cependant à ce que vous sachiez que si quelqu'un a manqué de tact, ce n'est pas moi, et que j'ai répondu à madame Plancoulaine, qui a été pendant quarante-trois ans une amie pour moi,—notez bien ce détail,—j'ai répondu à madame Plancoulaine que mon sort était lié au vôtre et que là où vous n'alliez pas, mon mari ni moi ne saurions aller.

Mon père acquiesça de la tête et fit signe qu'il la remerciait.

Elle s'arrêta encore. Mon père dit:

—L'incident est clos.

—Il ne l'est pas. Et voilà précisément la raison de la mission que je viens accomplir ici…

—La mission!…

—Saprelotte! Laissez-moi aller jusqu'au bout! Vos manières caustiques sont impatientantes!… Madame Plancoulaine a tiré de son manchon une enveloppe et m'a dit: «Nous n'attendions pas d'autre réponse de vous, madame, et si nous étions certains que l'invitation que voici ne serait pas refusée, nous nous ferions, monsieur Plancoulaine et moi, un plaisir de la déposer à la poste en rentrant.» L'enveloppe portait votre nom.

Mon père se leva et marcha. Il étouffait. Il ne pouvait pas parler. Grand'mère s'était tue. Il y eut un silence.

Le pas de mon père faisait osciller des carafons sur le buffet; les carafons se joignaient et tintaient; il s'approcha du buffet pour les séparer. Puis il alla au feu, qu'il remua avec les pincettes. Il regarda plusieurs fois sa femme; elle baissait les yeux sur ses ongles, qu'elle polissait de la paume de la main. Il se calmait peu à peu. La nouvelle avait été vraiment un peu forte. Lui qui s'attendait toujours à tout, n'avait pas certainement prévu cela.

Si cette nouvelle n'eût excité en lui que l'indignation, il n'eût pas été si malaisé de la recevoir! Il n'y avait qu'à s'emporter et à flétrir de quelque apostrophe cinglante l'audace des Plancoulaine. On pouvait encore se taire et résumer par un mince pli de la lèvre, plus jovial que dramatique, l'étendue du dédain qu'une telle démarche inspire. Lorsque, peu de temps auparavant, sa belle-mère avait osé lui faire entendre que cette brouille ne saurait durer, il l'avait quasiment mise à la porte.

Mais, aujourd'hui, la proposition de paix, émanée du camp ennemi tout-puissant, soulevait une autre tempête dans l'esprit des assiégés affamés, réduits, et qu'une guerre civile honteuse allait dévorer. Quelques mois en deçà, mon père méprisait la paix, parce qu'il avait encore son foyer. Sa femme lui était alors un soutien; elle souffrait de la même blessure d'amour-propre que lui-même; elle s'alimentait de la même douleur quotidienne. Avec elle il pouvait prendre patience, espérer encore, caresser le rêve de la maison Colivaut à lui, de son crédit se relevant dans la ville par la seule possession de cette maison, qui aux yeux de tous serait la victoire. Or, il était sur le point de perdre cette femme; il la sentait anémiée par la solitude, aveulie par le désœuvrement, sans énergie désormais pour résister à la tentation la plus élémentaire. Le salut? mais c'étaient les relations! Une visite par jour, quelques applaudissements au piano, et Troufleau reprendrait à ses yeux tout juste l'importance qu'il méritait, celle d'un bon garçon complaisant et doux, engoncé dans une redingote ridicule, et, qui plus est, réellement épris d'une autre femme. Que l'on temporisât, au contraire, trois semaines encore, huit jours, trois jours peut-être, et le dépit pour la jeune femme de ne point assister à la soirée s'en mêlant, tout était pour lui perdu irrémédiablement.

On venait lui offrir la paix!

Tous ses instincts, tout son sang, tout ce qui en nous est de l'homme, repoussait cette paix avec le plus absolu dégoût. Il ne comptait pas de Jean-Bart parmi ses ancêtres; mais il comprenait en ce moment-là le plaisir frénétique qu'il y a à faire sauter son vaisseau. Son caractère était grandi par le malheur; la persécution le tirait du commun; son isolement prolongé commençait de lui faire entrevoir les choses d'un point de vue plus élevé que l'utilitarisme vulgaire.

Il leva les yeux, un court instant, sur sa belle-mère, qui venait lui proposer cette indigne paix. C'était la plus honnête femme du monde; et du fond du cœur elle désirait cette paix. Était-ce vertu chrétienne? pardon des injures? conseil du prêtre? Peut-être. Était-ce élan naturel chez cette vieille femme qui ne pouvait se résoudre à mourir ennemie de son amie?—Et il pensait à son attachement personnel pour Clérambourg.—Était-ce vertu bourgeoise, diplomatie de ces femmes qui ont beaucoup vécu et se rendent compte de certaines nécessités de la vie sociale? Sa belle-mère n'était pas une femme supérieure, mais elle avait très vif le sens des réalités, de ce qui arrive malgré tout, de ce qu'il vaut mieux accomplir aujourd'hui, parce que la force des choses vous contraindra à l'exécuter demain dans des conditions plus fâcheuses. Jusqu'où allait la pensée de grand'mère? Elle avait déjà à peu près tout prévu.

Mon père parut se réveiller:

—Qu'est-ce que tout cela signifie?… Que veut dire ce raccommodement?…

—Laissons de côté les sentiments, dit grand'mère, puisque vous m'avez chassée à coups de balai lorsque j'ai pris la peine de vous avertir que ces gens-là ne voulaient point votre mort. Tout le mal a été fait, croyez-moi, non par les Plancoulaine, mais par d'autres, par une foule d'individus plus royalistes que le roi, qui ont tenu à montrer du zèle… Mais laissons de côté les sentiments. Entre nous soit dit: le talent de votre femme n'a pas été remplacé là-bas… Autre chose: On n'a pas lieu d'être satisfait de votre collègue Courtois.

Mon père dressa l'oreille et fit:

—Ah!

Grand'mère se tut pour prolonger cette impression.

La petite-maman avait pris Paletot sous la table; elle le tenait sur ses genoux et le caressait. Comme personne ne parlait, elle dit, d'un ton d'enfant:

—Figurez-vous que sa sœur va être costumée en cantinière! Elle portera un petit baril fait d'un étui à chapelet; ce sont les jeunes filles de l'école…

Grand'mère faisait: «oui, oui,» de la tête, sans écouter ces vaines paroles; elle en attendait d'autre sorte.

Mon père, qui était courbé sur le foyer de la cheminée, se retourna tout à coup et dit à sa belle-mère:

—Ma femme décidera!

Puis il dit à sa femme:

—Parle.

—Moi?… Que faut-il que je dise?

—Devons-nous, oui ou non, accepter?

—Non! voyons, ce n'est pas possible!

—Je ne le lui fais pas dire! s'écria mon père. Vous voyez bien que nous ne pouvons pas. Nous ne pouvons pas; c'est trop évident. Ce dont je m'étonne, c'est que vous n'ayez pas répondu pour nous immédiatement: «Non! non! et non! Jamais! jamais…»

—Plutôt mourir! fit grand'mère avec ironie.

—Vous ne croyez peut-être pas si bien dire.

—Soit, je rapporterai votre réponse. Cependant, en acceptant, vous étiez approuvé par tout le monde.

—«Tout le monde» est composé d'un ramassis de pieds-plats qui applaudit à toutes les bassesses!

—Allons, allons!… Laissons donc là les grands mots! Vous connaissez mal les hommes, je vous l'ai dit déjà: vous êtes seul contre tous; c'est vous qui avez tort.

—Et j'en suis fier!

—La colère vous soutient; l'injustice vous donne des forces; mais vous n'êtes pas taillé en héros, croyez moi… Vous faites le bel intraitable aujourd'hui; mais que faudra-t-il pour que vous mettiez les pouces? Un peu de temps qui émoussera votre amour-propre, ou un rayon de soleil chez vous qui vous fera voir toutes choses moins en noir… Des héros, j'en ai rencontré un ou deux dans ma vie: non, non, vous n'êtes pas taillé sur le même patron.

On se sépara sur ces aigres paroles. Petite-maman et moi allâmes seuls reconduire grand'mère à sa voiture. Quand nous revînmes, mon père avait les coudes sur la table, les mains dans les cheveux, les yeux hagards. Il dit à sa femme:

—Ma pauvre amie! ma pauvre amie!

—Eh bien! quoi?

—Je n'aurais dû penser qu'à toi.

—Qu'à moi?

—Oui, qu'à toi, et planter là l'amour-propre. Tu avais tant envie de mettre ta robe Empire!

—Quelle plaisanterie!

—On dit cela… Ah! maudite soirée; maudite soirée!

—Je n'y pense déjà plus.

Elle n'y pensait plus, disait-elle, mais elle eut avant la nuit une crise de nerfs. Et l'honnête Troufleau confiait à mon père:

—Sitôt que le beau temps va être revenu, vous devriez faire faire à madame Nadaud un petit voyage…

—Il n'y aurait qu'à passer l'eau.

XIX

Nous atteignîmes la date de la soirée. Finalement, après cent hésitations, le docteur Troufleau allait chez les Plancoulaine. Il ne ferait qu'y paraître.

—Oh! disait petite-maman, si j'étais tellement, tellement travestie que personne ne pût me reconnaître…

Il y eut, dès la veille, un mouvement inusité dans la ville. Au dernier moment, chacun manquait de quelque chose; on courait dans la Grande-Rue au magasin de madame Virevolière, au bureau de tabac et jusque chez le pharmacien. Pour quels détails de déguisements? Ces petits mystères excitaient les imaginations. Quelqu'un avait besoin d'une pipe, d'un bonnet de coton, peut-être? et, qui sait? d'un accessoire indispensable à M. Diafoirus. La petite bonne de M. Clérambourg, celle qui était venue réclamer le sabre, accourut à sept heures chez le boucher, non loin de chez nous. Nous sûmes que la bedaine de Gargantua, étant en baudruche, avait éclaté, et que M. Clérambourg faisait demander des vessies de porc.

Avant neuf heures, tout Beaumont était aux portes pour voir défiler les invités travestis. Les plus curieux s'étaient transportés sur le pont; au moins, là, était-on sûr de n'en manquer aucun. La nuit était sombre, l'air vif, mais supportable. Petite-maman n'avait pas dîné.

Elle s'était, d'un tour de main nerveux, frayé un passage à travers la mêlée des meubles du salon, dont les fenêtres donnaient sur la rue. Et elle se tenait derrière le rideau. Elle avait eu une si violente migraine qu'on lui avait entouré le front d'un bandeau humide.

Le docteur Troufleau arriva avec le grand carton qui contenait son costume de professeur de sciences physiques et naturelles. Pour distraire la malade, il voulut le mettre. Il alla dans le corridor ôter sa redingote. Le brave garçon, il l'ôta! Petite-maman ne prit seulement pas garde à lui. C'était les autres qu'elle voulait voir. Quels autres? Dans notre rue passeraient probablement le receveur de l'enregistrement, le greffier de la justice de paix, une ou deux familles venant de la campagne en voiture. Le beau fretin!

Troufleau était debout, près d'elle, en professeur de sciences physiques et naturelles.

—Mais, mon pauvre ami, vous ne pouvez seulement pas marcher, sous vos oripeaux! C'est beaucoup trop long pour vous.

Il s'était pourtant donné beaucoup de peine à draper la robe avec des épingles de nourrice. Il alla philosophiquement quitter son costume et reparut en redingote.

Une voiture parut. Des badauds audacieux s'avançaient de chaque côté du cheval, une lanterne à la main, pour voir les costumes. Le cheval se cabra; il faillit y avoir une bagarre. Un juron fut lancé de l'intérieur de la voiture, puis un cri de femme. On reconnut M. le marquis de La Musaraigne, qui conduisait lui même. Il avait un petit chapeau mou, mais le cou engoncé dans une fraise à la Henri IV. Dans le court moment de l'arrêt, on avait perçu un bruit de fer. Le marquis portait-il une armure?

Petite-maman avait ouvert la fenêtre. Dès lors elle ne se contint plus; elle dit à son mari:

—Sortons! Allons voir!

Et elle fit sauter son bandeau.

—Il fait nuit noire, ajouta-t-elle; personne ne nous apercevra.

Mon père ne voulut pas la contrarier. Le docteur fit porter son carton dans sa voiture et commanda à son groom d'aller l'attendre sur la route, près de l'entrée du parc des Plancoulaine.

—Nous vous conduirons jusque-là.

Nous nous faufilions dans la foule, qui, au carrefour, était compacte. Nous ne vîmes pas le nez d'une des personnes travesties, car, informées de cette curiosité, elles avaient dû gagner le pont par les petites rues; mais, au pont, elles ne pouvaient échapper.

—Allons au pont!

Des gens qui nous reconnaissaient, invariablement mettaient la main sur la bouche et chuchotaient. Quelqu'un, sur la place, lança tout haut, quand nous fûmes passés:

—Il y en a qui bisquent de ne pas en être!

Une autre voix jeta à notre adresse:

—C'est fier comme Artaban! Ça aime mieux vivre dans son trou comme des ours…

—Voilà à quoi on s'expose! dit mon père.

—Oh! mais, je ne suis pas embarrassée. Si tu veux que je leur réponde?…

Nous pressâmes le pas. Sur le pont nous vîmes les voitures. Il en passa dix, quinze, vingt; on en compta trente-quatre. Il y avait des calèches, des omnibus, des cabriolets, des breaks fermés par des rideaux. La lumière des lanternes éclairait le flanc des chevaux, mais aveuglait nos yeux. On reconnaissait les équipages; on ne distingua pas trois figures.

Mon père voulait rentrer; mais nous conduisîmes le docteur jusqu'à sa voiture, c'est-à-dire fort loin, hors du faubourg, derrière une des clôtures du parc Plancoulaine.

Là, en pleine nuit, entre deux noyers, Troufleau endossa son costume à la lueur d'une lanterne; puis il monta dans son cabriolet pour pénétrer dans le parc. Il ne voulait pas non plus arriver le dernier; il tenait surtout à ne pas être remarqué.

—Allez donc! fit petite-maman, puisque vous êtes si pressé.

Nous vîmes le cabriolet se dissoudre dans l'ombre, d'abord. A l'entrée du parc, un fanal brillait, accroché à un poteau blanc. Le cabriolet reparut, puis nous fut caché brusquement. Nous étions seuls sur la route. Petite-maman escalada le talus du fossé.

—Je suis sûre qu'on voit de là, disait-elle.

En effet, entre deux massifs d'arbres dénudés par l'hiver, on comptait quatre baies lumineuses. D'un peu plus haut, on eût vu le mouvement dans les salons. Mais la maison était à deux cents mètres de nous; le bruit nous parvenait à peine. Nous restâmes là dix minutes. Les voitures n'arrivaient plus. Mon père tremblait que quelqu'un nous reconnût. Autour de nous c'était le silence de la campagne. Tout à coup, comme un coup de vent, la musique nous secoua: on attaquait une valse.

Petite-maman dit elle-même:

—Allons-nous-en! allons-nous-en!

C'était un cruel moment pour une jeune femme.

XX

Le lendemain matin, de très bonne heure, j'entendis fermer des portes, ouvrir des portes; des portes laissées ouvertes claquaient au vent; mon père descendait plus tôt que de coutume, tandis que Coqueugniot criait dans la cour:

—Avez-vous prévenu le patron?

Habituellement, la mère Fouillette venait m'éveiller très tard, quand elle y pensait, ou quand elle en avait le loisir, et encore avec des précautions. Elle ouvrait la fenêtre et chantait, d'une vieille voix cassée, des chansons du temps de sa jeunesse.

Ce matin, point de chanson! La bonne femme entra précipitamment et me dit:

—On coupe les arbres de chez madame Colivaut!

Je ne dis rien, mais pensai:

«On achève papa.»

La mère Fouillette avait les larmes aux yeux.

Je vis mon père dans la salle à manger. Il tournait autour de la table; il n'avait pris que le temps de passer son pantalon; ses bretelles tombaient et lui battaient les jambes. Sa chemise de nuit était légère; du plat de la main, il se garantissait contre l'air du dehors. Coqueugniot lui parlait, de la petite cour. Il essayait de le consoler en lui disant que le voisinage des arbres n'est pas si sain, puisqu'il vous procure les moustiques, qui sont «le véhicule» de nombreuses maladies.

—Taisez-vous donc! disait mon père.

Il avait fort envie d'aller voir jusqu'à quel point on abîmait ces arbres; mais il ne voulait pas être aperçu à cette hécatombe exécutée contre lui. Quand je lui demandai la permission de sortir, il ne me la refusa pas et dit à Coqueugniot:

—Accompagnez donc le petit!

Je m'élançai dans la ruelle qui contournait la propriété de madame Auxenfants et aboutissait sur la Grande-Rue, à cinquante mètres de la maison Colivaut. De nombreux curieux stationnaient déjà; quelques hommes prudents faisaient eux-mêmes la police et écartaient du coude les badauds, afin d'éviter un accident.

Je vis au plus haut du marronnier deux hommes, l'un armé d'une serpe, l'autre d'une scie, qui s'escrimaient avec ardeur contre les branches. Afin d'épargner les toits voisins dans la chute, on voulait dégarnir peu à peu le bras condamné avant de le scier au ras du tronc. Deux grands câbles tombaient de là-haut, l'un à gauche, l'autre à droite de la rue, maintenus chacun par une brochette d'hommes. Le branchage pleuvait. Des gamins s'aventuraient pour ramasser une brindille ou un vieux nid d'oiseau qui venait de s'aplatir sur le sol. On entendait des femmes injurier les jeunes téméraires; les pères leur tiraient les oreilles. Coqueugniot disait:

—La matinée ne s'achèvera pas sans qu'il y ait à enregistrer quelques bonnes «luxations».

L'ouvrage avait dû être entrepris dès la pointe du jour, car on constatait de grands dégâts. Le sol était jonché de bois; la maîtresse branche du marronnier était découronnée, et sur l'écorce noirâtre de l'arbre, les mille blessures fraîches se distinguaient nettement en un ton clair et semblaient, de loin, une compagnie d'oiseaux inconnus.

Tout le monde jasait, disait son opinion. M. Fesquet avait monté bien des têtes; mais l'instinct faisait, en général, déplorer la perte de ces beaux arbres anciens. On causait aussi de la fête Plancoulaine. Ceux qui y avaient assisté dormaient maintenant; mais les domestiques, qui les avaient vus au retour, répandaient des détails. Le docteur Chevalière avait eu «un succès étourdissant». Et, de ce que ce jeune médecin eût été si remarquable au bal costumé, on eût dit que chacun des habitants de Beaumont était fier. Il n'était pas du pays; qu'importe? On l'adoptait à cause de son succès. Troufleau était bon médecin, chirurgien remarquable, et penché par un réel amour vers les humbles gens; il les soignait avec le dévouement d'une sœur de charité; il avait sauvé nombre de leurs enfants; il ne réclamait pas d'honoraires aux petites bourses: on l'appelait «Troufleau»; de l'autre, on disait, avec une nuance de déférence: «Le jeune docteur Chevalière».

Il y avait en face de la maison Auxenfants une grange appartenant à un nommé Taillasson. Taillasson était là en proie à une grande colère, prétendant et démontrant qu'on allait défoncer sa toiture. M. Fesquet, pris à partie par lui, lui prouvait que non. Ils s'injuriaient.

Là-dessus, madame Auxenfants fut saisie par la peur. Puisque Taillasson était si convaincu que l'on allait laisser choir la branche sur son toit, c'était donc qu'en sa jugeotte cet homme méprisait les calculs «soi-disant mathématiques» élaborés par Fesquet pour dévier la chute vers le plus large espace libre: Taillasson n'était pas un imbécile. Alors elle chaussa cette idée que, lorsque le marronnier aurait défoncé le toit de la grange, l'orme, plus haut que le marronnier et, de l'aveu unanime, plus délicat à abattre, allait, de toute sa masse, crouler sur son immeuble.

Descendue dans la rue et mêlée au groupe de Taillasson et de Fesquet, c'était Taillasson qu'elle soutenait, disant, comme lui, que l'on n'avait pas pris le quart des précautions «les plus élémentaires». La compagnie d'assurances ne prévoyait pas les risques de cette nature; mieux eût valu pour elle voir flamber sa maison.

M. Fesquet, jaune, les mains au gousset, pivotait sur lui-même, pestait, lançait des mots à la vinaigrette. Asticoté, piqué lui-même, poussé à bout, il en vint à dire à sa propriétaire:

—Voilà vingt-cinq ans que je le pense: vous n'êtes qu'une vieille bête!

—Gredin! dit madame Auxenfants.

—… Une vieille pipelette!

—Morveux!… morveux! répliquait-elle.

Affolée, elle prenait les premiers venus à témoin que l'on s'était joué d'elle, que c'était Fesquet qui avait voulu massacrer les arbres et non pas elle; que Fesquet était coléreux, qu'il avait fait cent mauvais tours à tel et tel, et écrit autant de lettres anonymes; qu'enfin, à elle, il lui devait sept mille francs. Fesquet, trahi, la rudoya. Il la poussait de la poitrine, du ventre et du genou; il voulait l'obliger à rentrer chez elle, à fermer la bouche. Elle menaça de faire appeler la gendarmerie. D'ailleurs on la défendit; d'honnêtes citoyens s'interposèrent.

—C'est une femme! disaient-ils au bouilleur de cru, et elle pourrait être votre mère.

—Nigauds!… dadais!… répliquait Fesquet en refoulant toujours son hôtesse.

Mais par son attitude incivile il molestait l'opinion. Des gens modérés lui criaient:

—Allons! allons!… Tout le monde sait que vous êtes un grincheux.

On commençait à le toucher aux omoplates, en la région lombaire; il se faisait tarabuster.

Tout à coup, on entendit des injonctions:

—Arrêtez! Arrêtez!…

Quelqu'un dit, à côté de moi:

—Enfin! c'est la justice. Voilà sans doute un ordre supérieur!

—Arrêtez! répétait-on. Ne coupez plus!

Plusieurs hommes, la main en cornet sur la bouche, lançaient ces paroles vers l'homme à la scie et l'homme à la serpe, dévastateurs des hautes branches. Dans le feu de leur travail, ceux-ci n'entendaient point, ou bien distinguaient mal ces cris parmi les vociférations et les murmures de la foule.

Soudain nous vîmes déboucher au tournant de la route, sous la terrasse de madame Colivaut, une carriole lancée à fond de train. Coqueugniot m'empoigna par la main et me jeta de côté en me faisant fort mal. Nous avions vingt personnes sur le dos, les unes debout, pressées, jurant, les autres par terre et hurlant. Je pensai: «Voilà les luxations.»

C'était pour ouvrir la voie à cette voiture qu'on avait crié aux élagueurs: «Arrêtez!» Mais cette voiture n'était pas le char de la justice, c'était la voiture d'un marchand de bestiaux; elle contenait six veaux étendus sur la paille. Voyant que les branches tombaient toujours, cet homme avait fouetté son cheval pour passer rapidement sous la grêle. Il y eut plusieurs entorses et des contusions. La responsabilité fut portée sur Fesquet. On lui dit qu'il se moquait du peuple; on l'appelait assassin. Bon nombre de ceux qui avaient été gagnés par lui à la cause de l'élagage désertaient. Or, abandonne-t-on jamais un parti sans se retourner contre lui violemment?

Taillasson n'avait pas lâché prise. C'était un gaillard solide, haut, large, trapu, qui n'eût fait qu'une bouchée de M. Fesquet. Son infériorité physique, trop manifeste, sauva celui-ci; car le colosse, qui un moment faisait mine de lui masser la chair entre ses doigts, le dédaigna. Mais, à présent, Taillasson s'était mis en tête de sauver le contenu de sa grange. Il en avait ouvert les portes à deux battants, et il s'exposait à la chute des branches pour déménager avant que s'effondrât la toiture.

On lui criait:

—Mais, Taillasson, vous allez vous faire casser la tête!

—Tant mieux! répondait-il. C'est lui qui en paiera les morceaux!… C'est-y moi qui ai commandé le gâchis?

Il désignait M. Fesquet et la chaussée, pareille au sol d'une forêt en exploitation.

M. Fesquet lui lança de loin:

—Coquin! vous avez signé la pétition!

C'était exact. Comme tout le monde, Taillasson avait signé la pétition. Mais entre signer un papier et approuver le fait accompli, virtuellement contenu dans le cercle fanfaron du paraphe, il y a un abîme que l'esprit de Taillasson ne franchissait pas.

Sous l'averse de bois, Taillasson déménageait la grange; il avait sorti un moulin à battre le blé, des garde-manger en toile métallique, une bascule, des cages à poulets. Enfin parut un gendarme. Il s'avança lentement, se fit expliquer, ne comprit point, mais alla vers Taillasson et lui commanda de ne pas s'exposer. Taillasson prit son temps pour réintégrer les objets dans la grange. Une branche de la grosseur de sa cuisse tomba, de vingt mètres, à un demi-pas de lui. Des femmes poussèrent un cri; un homme sensible assura que l'imprudent était mort. Mais Taillasson fut aperçu debout, indemne. Alors la colère tourna contre lui, et M. Fesquet reprit de l'avantage. Il disait autour de lui:

—C'est un crétin! Vous voyez bien que c'est un crétin!

—Le fait est… murmurait-on.

—A quoi bon tout ce tapage? Pas une ardoise ne sera seulement écornée!… Le premier venu peut juger d'ici où tombera la maîtresse branche.

Mais des allusions aux entorses causées par la voiture rejaillissaient çà et là. Il y avait à cette heure quatre personnes à la pharmacie Patout.

Chez madame Colivaut tout était clos. On eût dit que la vieille dame avait quitté le pays. Mais vers dix heures, quand la maîtresse branche, sciée aux trois quarts, au ras du tronc, se déchira en craquant et tomba au milieu de la chaussée avec le fracas du tonnerre, une persienne fut poussée comme par un ressort, et l'on vit la tête de madame Colivaut, en bonnet blanc à rubans bleus. On supposa qu'elle regardait depuis le matin par la persienne ajourée.

Personne de blessé; pas une tuile ébranlée aux toits.

—Voilà, opina Fesquet, de l'ouvrage proprement exécuté!

—Le fait est… dit-on autour de lui.

Et on s'approcha. On alla voir de près l'énorme blessure blanche du marronnier réduit de moitié. Elle avait la largeur d'un siège de fauteuil. La scie, bien dirigée, avait fait une entaille unie, parfaitement plane. Ce bois était frais, la sève y suintait; on s'y fût poissé les doigts.

Quelques-uns admiraient le travail. Le pauvre marronnier manchot, son unique bras dirigé vers la maison Colivaut, semblait tourner le dos à la rue. Sur la rue, au-dessus de la grange de Taillasson, plus rien que le ciel de mars, où couraient des nuages gris.

Alors, on s'attaqua à l'orme.

XXI

Nous achevions de déjeuner, quand quelqu'un sonna. C'était un gamin qui venait, tout essoufflé, nous apprendre que la grosse branche de l'orme avait porté de tout son poids sur le coin de la maison Auxenfants, dont la cheminée était démolie, le toit défoncé, les vitres dispersées en mille éclats; de plus, un nommé Courtaut, qui tenait le câble pour faire dévier la branche, avait l'épaule déboîtée, la tête en sang.

Ce gamin accourait nous annoncer cela, comme une victoire personnelle à nous. On ne l'avait pas envoyé; il était venu de lui-même; il ne songeait nullement à un salaire; la nouvelle le portait plutôt qu'il ne portait la nouvelle: c'était l'ambassadeur de l'opinion publique.

Par sa démarche, nous connûmes que l'opinion, tournée contre Fesquet par suite d'un accident dont il était la cause première, offrait l'hommage de ses faveurs capricieuses à ceux qui avaient été les victimes désignées de Fesquet. Nul n'ignorait que l'opération de l'élagage était pratiquée contre nous.

Personne, à la maison, n'épilogua sur le fait de cette démarche spontanée d'un gamin. Mais mon père, sa femme, la mère Fouillette, d'un élan commun, sans hésiter, l'interprétèrent dans le même sens. La vieille bonne avait répondu au gamin:

—C'est bon. Monsieur va y aller.

Dans son esprit, cela ne faisait pas de doute que monsieur, qui n'avait pas voulu sortir de la matinée, pouvait se montrer maintenant.

Il prit son chapeau, en effet, me donna la main, et nous allâmes sur le champ de bataille.

Nous arrivâmes pour voir passer le cortège qui portait Courtaut à la pharmacie. On avait étendu le blessé dans une voiture à bras, prêtée par Taillasson. Taillasson lui-même la poussait. Quant à lui, il ne se tenait pas de joie. Il poussait, il est vrai, un homme à demi mort; mais sa grange était sauve, et le toit de l'hôtesse de Fesquet en ruine. Cent personnes accompagnaient le convoi.

Autour de la branche tombée, un vide s'était fait; mais madame Auxenfants était là, la main en abat-jour sur le front, et se cassant la nuque à considérer d'en bas le dommage causé à sa maison. Elle vociférait, serrait le poing, se lamentait près des personnes attardées au lieu de l'accident; puis la colère l'étouffait; elle rentrait chez elle précipitamment, mais en ressortait bientôt, mue par le besoin irrésistible de voir, là-haut, au coin de sa maison, cet éventrement de sa toiture, ses croisées béantes, et par terre, pêle-mêle avec les branches, les débris de sa cheminée. Nous vîmes le pavé rougi du sang de Courtaut; on eût dit que l'on avait là égorgé un poulet. Point de Fesquet.

Mon père ne voulut jeter qu'un coup d'œil sur tout cela. Il fit une moue devant l'horrible mutilation des arbres. Puis nous redescendîmes, comme la foule, vers la pharmacie.

On abordait mon père pour lui dire:

—Croyez-vous, monsieur Nadaud? Et pourquoi faire tout cela? Si encore on n'abîmait que des arbres! Mais voilà un homme, un père de quatre enfants, le crâne fracassé!… Sans compter les accidents de ce matin… Le fils à m'ame Gagneux en a pour trois semaines sur son lit…

—Mais quelle est au juste la blessure de Courtaut? demandait mon père.

—Eh! pardi, monsieur Nadaud, on n'en sait rien: le médecin n'arrive pas.

—Comment! le médecin n'arrive pas! Sur deux médecins à Beaumont…

—Voilà! Faut vous dire, monsieur Nadaud, qu'on a été chercher le docteur Chevalière… Eh oui!… Pardi! on peut bien vous dire ça, à vous, monsieur Nadaud, puisque c'est point de vos amis… Paraît que le docteur est rentré tard du bal ce matin; il avait la barbe comme qui dirait tout en or; fallait voir ça! A présent, voilà que cet or ne veut point se décoller, à ce que dit la bonne; et frotte! que je te frotte! Elle en rigolait sur sa porte, la servante! Il n'ose point sortir…

—Ah! voilà Troufleau.

Le docteur Troufleau accourait, en redingote, en chapeau haut de forme. La foule s'écarta devant lui, et il pénétra dans la pharmacie.

Personne ne songeait à incriminer la maladresse ou la négligence des élagueurs; tout le monde s'en prenait à Fesquet. La vue du sang trouble les têtes. Mon père bénéficiait du besoin général de vengeance. Il fut même gêné des témoignages d'amitié qu'on lui prodigua. On l'en avait trop désaccoutumé.

La jovialité reprit partout quand on sut que Courtaut avait chance de vivre.

Néanmoins, le docteur Troufleau, lorsqu'il vint à la maison, le soir, nous dit que le pauvre Courtaut était mal en point. Il avait perdu une grande quantité de sang avant le pansement.

—Oui, je sais, dit mon père; il paraît que votre confrère…

—J'étais moi-même, interrompit-il, au chevet de madame Colivaut depuis dix heures du matin. J'ai cru que la vénérable dame tomberait avant son second arbre. La chute de la branche du marronnier au milieu de la foule, les querelles de la rue, les accidents dont elle a été témoin derrière sa persienne, je ne crains pas de l'affirmer, sont pour elle un coup mortel.

—Vraiment?

—Elle ne s'en relèvera pas.

—Tenait-elle donc tant à ses arbres? Elle ne parlait que de les jeter bas elle-même pour les remplacer par son pavillon.

—Elle ne mesurait peut-être pas toute l'étendue de son attachement à ces arbres sous lesquels elle est née. Quand elle a vu l'un d'eux fendu par moitié, elle a éprouvé un saisissement… Mais il n'y a pas que le chagrin qui tue…

On interrogea des yeux le docteur Troufleau.

—Je crois, poursuivit-il, que l'animosité de madame Colivaut pour monsieur Fesquet égalait l'attachement qu'elle pouvait porter à ses arbres!

—Eh bien? fit mon père.

—Eh bien! on la tient au lit, de peur qu'elle ne voie la maison qui abrite monsieur Fesquet endommagée comme elle est…

—Je ne saisis pas…

—Je redoute pour elle la moindre émotion… même joyeuse!

Le docteur rit; nous rîmes aussi. Le comique se mêlait à la tristesse des événements; je ne sais ce qu'il y avait dans l'air; les visages commençaient à se dérider chez nous. Depuis midi environ de ce jour, depuis l'entrée triomphale du gamin, sans que rien de précis eût été dit, nous sentions tous, intimement, que le vent de la destinée avait tourné.

XXII

Le dépit de n'avoir point assisté à la soirée Plancoulaine fut donc couvert par les émotions de cette journée. A peine le docteur nous parla-t-il du bal costumé; il semblait éviter d'en parler. On ne le remarqua pas tout de suite. Mais petite-maman voulut savoir quelques détails.

—Voyons, comment cela s'est-il passé?

—Mais, très bien.

Elle lui demanda comment était madame Gantois, madame Capdevielle, etc.; si le marquis de La Musaraigne avait une cuirasse. Il disait qu'il ne l'avait point remarqué.

—Et Clérambourg, avec ses vessies de porc et son sabre?

—Peuh!

—Enfin, vous n'avez donc rien vu?

—Mais si; mais si!

On supposait qu'il lui était arrivé quelque anicroche avec sa robe, qu'il avait marché dessus, que les épingles avaient cédé, qu'il avait fui. Non. Il était resté jusqu'au jour.

Ce ne fut qu'au moment de le quitter que l'idée vint à petite-maman:

—Ah çà! mais, monsieur Charmaison n'était pas là?

—Si fait! si fait!

—Comment! Et vous ne le dites pas?

—Il était là, en Robespierre.

—Mais alors, vous avez dû avoir des nouvelles de sa fille?

—Mademoiselle Charmaison était là aussi.

—Ah!

Personne n'ajouta mot. On affecta, depuis lors, de ne plus interroger le docteur sur la soirée Plancoulaine. Lui-même écarta ce sujet. Cette réticence éleva entre petite-maman et lui un air glacial qui dispersait aussitôt ce qui eût pu encore se fixer comme auparavant sur la passerelle imaginaire.

Marguerite envoya à la maison un petit mot pour s'excuser de ne pas nous voir. Elle restait à Beaumont vingt-quatre heures à peine; pour venir elle avait compromis son concours. Il fallait qu'elle eût bien envie de venir.

Moi, je la vis, du jardin de M. le Curé, où je me cachai deux heures pour guetter son passage sur le pont. Il pleuvait; elle donnait le bras à son père qui l'abritait sous son parapluie. J'étais trempé; je dus faire en rentrant des mensonges pour expliquer comment j'avais été mouillé. Mais que n'eussé-je pas fait pour apercevoir, même de loin, Marguerite, l'énigme vivante qui, malgré tous ses avatars et tout ce que l'on pouvait dire d'elle, personnifiait pour moi la recherche ardente de quelque chose de plus beau, de toujours plus beau.

O Marguerite Charmaison! O chimère de mes jeunes années! vous ne m'avez pas vu, ce jour-là, pendant que vous passiez sur le pont. J'étais un enfant caché dans un massif de lauriers-cerises; mon cœur battait comme celui d'un amant; je ne sais si c'est vous que j'aimais, ou l'idéal dont j'auréolais votre tête brûlante. Vous êtes passée, vous ne m'avez pas vu, vous n'avez pas entendu mon cœur battre. Vous ne saurez jamais qu'un petit frère de votre fièvre s'est trouvé là.

XXIII

L'état de madame Colivaut empira jusqu'aux environs de la semaine sainte. Vers cette époque, elle reçut les sacrements. Elle avait quelques parents éloignés qui vinrent la voir mourir. Mon père s'entretint avec eux, et les conditions de l'entrée en possession de la maison furent réglées. Mais madame Colivaut ne mourut point, et, au contraire, elle se ragaillardit après qu'on l'eut administrée. Les parents, qui n'avaient pas de temps à perdre, s'en retournèrent.

On avait constamment tenu secrets à la moribonde les dégâts causés à la maison Auxenfants par la branche d'orme. Mais sa préoccupation, tout le temps qu'elle demeura alitée, fut de savoir comment l'opération avait été menée à bout. «Comme pour le marronnier», lui affirmait-on, conformément à l'ordre du médecin. Elle en doutait, elle en rêvait, elle en délirait. M. le curé s'étonnait qu'une femme si chrétienne fût à ce point attachée aux biens terrestres; il la gronda si fort qu'il l'en crut guérie. Il affirma peu après qu'elle ne pensait plus qu'à son salut, ce qui, dans son extrémité, était croyable.

Mais, ranimée, un beau jour, madame Colivaut obtint la permission de se lever. Elle trottina jusqu'à la fenêtre ouvrant sur la terrasse et vit des toiles tendues sur la maison Auxenfants, pour abriter de la pluie un trou béant, de la dimension d'une chambre de bonne. Car les travaux de réfection sont lents en province, et le désastre était encore apparent. Il fallut lui conter la chute de l'orme.

Elle voulut voir de plus près et descendit sur la terrasse. Madame Robert, qui la soutenait, lui dépeignait avec ménagement et un à un les épisodes. Le silence avait pesé lourd à la dame de compagnie; elle se dédommageait en n'omettant pas un détail. Madame Colivaut était tout oreilles.

En face d'elle, derrière une vitre, elle aperçut la face jaune de M. Fesquet. Madame Robert lui dit que la vitre au travers de laquelle se voyait si nettement la figure de Fesquet était fraîchement posée, car tout, jusqu'au châssis avait été broyé. Madame Colivaut riait. Madame Robert encouragée par le bon effet de sa narration, crut pouvoir raconter l'accident de Courtaut, qui passa comme lettre à la poste. Madame Robert, sans penser à mal, fit observer qu'on entendait de là la dispute de Fesquet et de son hôtesse. En effet, on l'entendait; madame Auxenfants ne décolérait pas. Madame Colivaut se remit à rire. Madame Robert raconta que madame Auxenfants réclamait à Fesquet le prix de sept années de pension, et l'allait faire poursuivre. Madame Colivaut riait de plus belle.

—Ils se battent! dit madame Robert, ils se battent tous les jours depuis la chute de la branche, et, ce qu'il y a de meilleur: ce n'est pas Fesquet qui a le dessus!…

Madame Colivaut riait toujours, ou du moins on le pouvait croire, car elle portait la main à sa bouche et semblait comprimer comme précédemment de petits spasmes de gaieté. A la vérité elle étouffait; elle tomba dans les bras de sa gouvernante et expira le soir.

QUATRIÈME PARTIE

I

La mort de madame Colivaut eut un grand retentissement. On se pressa aux obsèques; non que la défunte se fût acquis, sa vie durant, des sympathies particulières, mais l'on entendait par là protester en nombre contre ce que la ville nommait, d'un commun accord, «l'attentat Fesquet». Dans l'esprit populaire, la vieille dame, qu'on attendait depuis des années à mourir, n'avait succombé qu'à la douleur de voir profaner ses arbres.

Fesquet vint à l'église. On fit le vide autour de lui. A l'absoute, un marchand de grains devant passer le goupillon au bouilleur de cru, affecta de le tendre à la personne qui venait immédiatement après lui; celle-ci le transmit à une autre, Fesquet ne renonça pas à remplir son devoir; il attendit de pied ferme, arracha l'objet à quelqu'un de moins résolu, et mouilla comme tout le monde le cercueil de madame Colivaut.

L'incident faillit faire scandale. A la sortie de l'église, le colosse Taillasson, sans avoir l'air d'y prendre garde, cracha sur le pied de Fesquet. Celui-ci se redressa comme un roquet prêt à mordre:

—Faites donc attention, au moins! dit-il.

—Je fais bien attention! dit Taillasson.

Il toisait Fesquet des pieds à la tête. L'un était si robuste, l'autre si gringalet, qu'il n'y eut plus ni geste ni mot.

Dans le cortège, mon père eut pour voisins le percepteur des contributions, le colonel Flamel et un M. Blaisois que nous voyions autrefois chez les Plancoulaine; tous lui parlèrent avec une aménité qu'il remarqua. M. Capdevielle, qui discutait derrière nous, dit très haut tout à coup:

—Voyons! Nadaud, vous, un homme de sens…

Dans la rue, au pas des portes, on regardait mon père. C'était lui qui allait désormais habiter la maison Colivaut; il grandissait aux yeux de tous, de l'importance de cette maison.

Ah! certes, on lui avait fait la guerre pour avoir prétendu l'occuper; mais maintenant il l'occupait. Aussi fidèlement que la fleur vers le soleil, la foule se tourne du côté de celui qui réussit.

Ceux qui n'osaient pas encore lui rendre hommage accablaient de prévenances mon grand-père et ma grand'mère. Ma grand'mère n'accordait pas beaucoup de prix aux démonstrations des hommes, mais mon grand-père en était ému aux larmes. Ne finissait-il pas par croire que cet enterrement était une manifestation en faveur de son gendre, de lui-même, de sa famille? Il remerciait des gens qui ne lui disaient rien; je le vis serrer avec effusion les mains de M. Courtois, qui ne lui faisait certainement pas de compliments; il agit de même avec le neveu Moche qui restait glacial et n'y comprenait rien. En revenant chez nous, il dit le mot du roi de Prusse: «Les braves gens!»

—Tais-toi donc! faisait ma grand'mère.

Cependant elle-même se laissait gagner. N'était-ce pas elle qui, la première, avait blâmé mon père d'avoir acheté la maison Colivaut? Depuis lors, elle ne l'avait soutenu que par solidarité de famille; et que n'avait-elle pas fait pour vaincre son obstination? Eh bien! la réussite d'un projet difficile et longuement disputé à un sort contraire la touchait, la grisait presque. Elle triomphait avec son gendre et le félicitait cordialement; elle était un tantinet orgueilleuse de lui. Elle dit à sa femme:

—J'ai beaucoup d'amitié pour vous.

II

Pendant quatre jours, il y eut sous la terrasse de la maison Colivaut trois tapissières énormes qui engouffraient le mobilier de la défunte. Aux heures de loisir, on allait voir s'empiler là dedans les colis. Madame Robert présidait à l'emballage. Elle vint voir mon père et se recommander à lui pour obtenir une place. J'étais là; elle voulut m'embrasser. Je lui dis:

—Sapristi! vous m'avez pourtant bien battu!

—Oh! oh! dit-elle, à propos de la chemise de cette pauvre madame Colivaut!… Voyez-vous, ces enfants, c'est que ça n'oublie point!… Défunt, madame était si regardante pour son linge et pour tout!… Vous ne l'avez donc pas dit à votre papa? Ah bien! vous n'êtes pas rapporteur; voilà une grande qualité!

Elle m'en trouva cent autres. Mon père s'occupa d'elle.

Nous allâmes voir partir les trois grosses voitures. Elles descendirent vers la gare environnées de claquements de fouet et de jurons. Mon père eut la clef de la maison Colivaut, et nous entrâmes.

C'était une des premières journées du printemps, qui, en Touraine, est souvent une belle saison. L'orme et le marronnier avaient reçu une noire couche de coaltar sur leur plaie, et le grand bras mutilé du marronnier se couvrait d'un feuillage tendre. Toute la maison, depuis le déménagement, n'offrait que le spectacle d'un indescriptible salmigondis; mais nous trouvions cela parfait. Nous ouvrions les portes, nous parcourions les pièces, nous aspirions l'odeur des placards, placards à confitures, placards à linge, placards à pharmacie, placards remplis de vieux rouleaux de papiers de tenture. On déroulait ces papiers; on essayait de réassortir en retournant les grandes langues déchirées qui pendaient aux murs. Beaucoup de plafonds étaient craquelés. Dans les chambres longtemps inoccupées, notre présence surprenait et agitait un peuple de souris. Paletot, qui nous accompagnait, dans une agitation fébrile, reniflait tous les coins. Nous montâmes jusqu'aux greniers. Nous mettions la tête à chaque lucarne. De là, la vue était large et belle: on dominait Beaumont; on apercevait la rivière, le pont, et même les toits des Plancoulaine. «Quel air!» disait mon père. Il ôtait son chapeau, se laissait dépeigner par le vent. Le vent défaisait aussi la coiffure de la petite-maman. Ils ouvraient la bouche; ils se faisaient emplir par la brise libre et saine. Puis ce furent des gambades dans les jardins; nous courûmes les uns après les autres, comme trois enfants. Paletot prenait part à nos joies. Je n'avais jamais connu mon père gai; je l'avais vu tant souffrir!

Puis nous recommençâmes à parcourir l'intérieur. Depuis longtemps l'attribution de chaque pièce était déterminée. Alors on imaginait l'endroit restauré et meublé.

—Je suis là, dans mon cabinet, vois-tu bien? tu peux communiquer avec moi sans passer par l'étude des clercs…

—Moi, ce qui me plaît, c'est l'escalier dans la tourelle. C'est un plaisir de monter par là!

Madame dans sa tour monte

Elle reprenait en riant et chantant:

Si haut qu'elle peut monter!

—C'est égal, dit mon père, il y a pour six mois de réparations.

Qu'importe? nous étions chez nous! Nous allâmes sur la terrasse; il n'y avait plus aucun siège; nous nous accoudâmes à la balustrade, et là nous regardâmes longtemps la ville. De la ville aussi, l'on nous regardait. Nous étions là chez nous. Nous y passâmes l'après-midi entier, à ne rien faire, à nous sentir chez nous.

III

Mon père n'attendit pas la fin des travaux. Au bout de six semaines nous couchions dans la maison; l'étude y était installée nonobstant plâtriers et peintres.

Et le plus curieux était que les clients commençaient à revenir. Le branle était donné; on revenait à nous. Pourquoi? Peut-être n'avait-on pas eu à se féliciter du confrère de mon père. Plus probablement parce que nous l'avions emporté sur nos ennemis.

L'indolence de la petite-maman s'accommodait de cette installation inachevée; son mari ne pouvait pas exiger de l'ordre. Je passais avec elle les jours sur la terrasse. Elle y avait une chaise longue, et, commodément étendue, regardait la ville. J'aimais comme elle ces heures paresseuses et cette rêverie à la balustrade.

Dans la rue, tout s'accomplissait avec la cadence assurée de l'horloge. Un tel sortait, un tel rentrait à l'heure, à l'heure cinq, à l'heure dix, quotidiennement, immuablement. Nous voyions revenir M. Phébus avec sa canne à pêche et sa boîte de fer-blanc; un chien faisait le tour de la place et levait la patte à telle encoignure précise; le cafetier, les pouces aux aisselles, se plantait à la porte de son établissement; les deux demoiselles Tiffeneau, les brunes, et mademoiselle Bouquet, la blonde, sortaient bras dessus, bras dessous, montaient la rue et passaient sous la terrasse pour faire un tour dans la campagne; au tournant, elles avaient coutume de se mettre à chanter; à force de nous voir, elles nous souriaient; nous en vînmes à leur dire bonjour, puis on ajouta quelques mots.

Les conseillers municipaux s'assemblaient au café; le tilbury Troufleau s'engageait dans la ruelle, et nous faisions un signe au docteur, de loin.

On voyait aussi remonter régulièrement, le soir, les personnes qui avaient passé l'après-midi chez les Plancoulaine.

Le dimanche, toute cette rue ainsi que la place étaient envahies par une mer de blouses bleues empesées et miroitantes à la lumière; cela faisait un grand bruit monotone que dominait le tintement des cloches à l'heure de la grand'messe ou des vêpres; un courant de fidèles traversait cet océan, et on en pouvait suivre la trace sombre au milieu des blouses étincelantes, comme on distingue l'eau du fleuve longtemps encore au milieu de la mer.

Il est vrai que nous avions désormais M. Fesquet pour voisin. Mais, lorsque le vent a tourné au beau, le plus petit nuage gris disparaît de l'horizon. M. Fesquet, dans les premiers jours de notre installation, avait essayé de venir, comme par le passé, se poster, les mains aux goussets, sous notre balustrade, et nous ne l'en avions point empêché. Cependant il n'y revint pas. On supposa que le soleil ardent, dont les branches de l'orme et du marronnier l'abritaient autrefois, le grillait depuis l'élagage. Mais, par les temps couverts, il n'y revint pas non plus. On l'apercevait derrière le rideau de vitrage, et il regardait petite-maman, mais sans impertinence et sans haine; tout au contraire, on eut lieu de supposer que la vue d'une jeune femme jolie lui était agréable et l'adoucissait.

IV

M. Gantois, le juge de paix, avait une maison de campagne à trois kilomètres de Beaumont; il s'y rendait en voiture, avec sa femme, environ deux fois la semaine, dès que la saison le permettait. Pour gagner leur propriété, M. et madame Gantois devaient passer sous nos yeux. Toutes relations étaient brisées d'eux à nous depuis l'impertinente visite de madame Gantois.

Nous vîmes plusieurs fois le juge de paix et sa femme sans que l'un d'eux levât seulement la paupière. Un jour, il échappa à madame Gantois un coup d'œil; nous la regardions tranquillement; elle détourna aussitôt la tête. Une autre fois, ce fut M. Gantois qui ne sut pas contenir sa curiosité; son regard et celui de petite-maman se croisèrent. Il crut devoir saluer. De ce jour, le couple salua quand nous étions sur la terrasse. Mon père s'y trouva par hasard: ces messieurs échangèrent un coup de chapeau, mais ces dames un premier sourire. M. Gantois fouettait volontiers son cheval; en passant rapidement, il adressait un bonjour de la main, qu'il n'eût osé à une plus lente allure. Par un après-midi orageux, nous étions tous les trois sur la terrasse, guettant un souffle d'air. Le ciel se chargeait. Le soleil s'obscurcit. Mon père dit:

—Tiens! les Gantois se risquent; ils vont être pris par le grain.

Les Gantois montaient la rue; le cheval, agacé par les mouches, tantôt piquait de l'avant, tantôt se rebiffait et stoppait. Au pied de la terrasse, où la voie tournait, l'animal secoua la crinière et s'arrêta. Spontanément? C'est très possible. Quatre pas à peine nous séparaient des voyageurs. M. Gantois salua et dit:

—Mauvais temps!…

Et comme nous ne refusions pas d'entendre sa parole, il nous salua de nouveau.

C'était trop poli. Mon père crut devoir dire un mot:

—Voilà l'orage!

M. et madame Gantois sourirent. Alors mon père, je ne sais pourquoi, salua, lui aussi, une deuxième fois! Au même moment, un éclair, une rafale, la pluie à grosses gouttes, un coup de tonnerre formidable. Mon père cria:

—Mettez-vous donc à l'abri!

Et il faisait signe qu'il y avait un auvent au-dessus de l'entrée de ses communs, à cinquante mètres sur la gauche.

—Merci! répondit le juge.

Nous courûmes à l'entrée des communs; mon père lui-même ouvrit la porte de la remise donnant directement sur la route, et nous trouvâmes la voiture sous l'auvent.

—Descendez donc, madame, je vous en prie. Vous allez être trempée, tout bonnement!

Madame Gantois ne fit pas de façons. Mon père garait sa voiture; on fit entrer celle du juge de paix, tout attelée. Nous restâmes dans la remise. La pluie tombait à torrents.

—Quel secours providentiel! disait madame Gantois. Vous êtes vraiment mille fois gentils.

Aussitôt elle fit des compliments de tout ce qu'elle voyait: de la remise, de notre vieille voiture, de l'écoulement des eaux, de l'aspect du parterre, tout inondé qu'il fût; des charmilles secouées par la bourrasque, du clocheton de la tourelle, des pelouses, du potager que l'on voyait au loin.

—Eh! mais, dit-elle, aussitôt l'averse tombée, nous voulions aller à la campagne, nous y voici!

Pouvions-nous faire autrement que de l'inviter à s'asseoir?

Elle accepta avec empressement. Mais c'était les jardins qu'elle voulait voir. On l'y mena ainsi que son mari; le cheval, paisible, attendit sous la remise. Au bout de quatre pas sur le sable humide, entre des escargots et des limaces brunes, madame Gantois, s'extasiant sur tout, posait deux doigts sur la manche de petite-maman et disait:

—Que je vous approuve d'avoir tenu tête à ce vieux tyranneau de Plancoulaine!… Ah! vous ne saurez jamais quelle patience il faut pour demeurer en bons termes avec ces gens-là!…

Petite-maman ne répondit rien. Madame Gantois dit, en remontant en voiture:

—Je viendrai vous remercier de votre bonne hospitalité.

Ils revinrent. Ils venaient volontiers, le soir, se joindre à nous sur la terrasse, qui était, certes, le plus agréable lieu de la ville. L'après-midi, comme tout le monde, ils le passaient chez les Plancoulaine.

Madame Gantois en avait tant à dire sur les Plancoulaine, que de pouvoir enfin s'épancher dans le sein de quelqu'un peu enclin à les ménager, était pour elle une véritable cure.

Un soir, les Gantois arrivèrent, flanqués des Hurtu, le jeune greffier de la justice de paix et sa femme. Hurtu était un homme modeste comme sa charge; ancien sous-officier, ancien clerc de notaire. Madame Hurtu avait deux enfants et faisait elle-même son ménage. Ces gens-là n'étaient guère reçus chez les Plancoulaine et, de ce fait, nourrissaient contre eux une jalousie sourde.

On pensa que madame Gantois avait amené en madame Hurtu une auxiliaire, parce qu'elle trouvait petite-maman trop peu ardente à charger ses ennemis. Madame Hurtu dit, en effet, en une seule soirée, tout ce qu'elle pouvait savoir contre les Plancoulaine; mais elle était dans un cas, en un point analogue au nôtre: elle ne fréquentait pas les Plancoulaine; en un point inférieur au nôtre: elle ne les avait jamais fréquentés; et sa verve de pamphlétaire manquait de base et d'aliment.

D'ailleurs madame Hurtu était une âme sentimentale et romanesque, qui fut saisie immédiatement et portée à l'extase par le clair de lune sur les grands arbres et sur le clocheton de la tourelle. Plutôt que de parler, elle préférait se promener silencieusement dans les allées et monter les marches branlantes qui conduisaient au jardin du haut. Depuis son mariage, la pauvre femme était privée de jardin.

Elle demanda la permission d'envoyer jouer chez nous ses deux «garnements».

—Oh! seulement les jours où ils ne vont pas à l'école!

On n'osa pas refuser, mais le procédé fut jugé familier; en outre, mon père n'aimait pas que je fréquentasse les gamins de l'école primaire.

Ces jeunes gens nous furent amenés, un jeudi, non par leur mère, mais par une dame Bodichon, femme d'un marchand de drap retiré des affaires, et qui tentait par tous les moyens de se faufiler dans la «société». Elle tint à voir madame Nadaud pour lui présenter les excuses de sa «chère amie» madame Hurtu, qui avait trop à faire pour accompagner ses «chers enfants». Puis ce fut une avalanche de flatteries grossières sur notre «distinction», sur la «richesse» du mobilier.

—Oh! chère madame Nadaud, serait-ce une indiscrétion de vous demander de visiter vos jardins?

On visita les jardins, cependant que les jeunes Hurtu se poursuivaient en piétinant les massifs. Je n'avais pas voulu jouer avec eux, et j'avais entendu qu'ils m'appelaient «l'empoté».

Madame Bodichon crut bienséant de glisser dans la conversation quelques insinuations perfides à l'adresse de l'ennemi: les Plancoulaine. Petite-maman n'eut pas l'air d'entendre. Mais madame Bodichon ne concevait pas que madame Nadaud ne la suivît point sur ce terrain. Elle l'y attira par des faits précis.

—Le plus joli, dit-elle, c'est qu'ils n'ont point eu à se louer du notaire Courtois…

—C'est donc vrai?

—Ah! vous voyez bien que ce n'est pas moi qui vous l'apprends, chère madame! Mais ils sont furieux, tout simplement, contre le confrère de votre mari! C'est maître Courtois qui s'était chargé de tout dans la construction du petit château au bord de l'eau, pour monsieur Moche, le neveu, sous prétexte que monsieur Plancoulaine avait la goutte et ne pouvait pas s'occuper des travaux…

—Mais le neveu Moche lui-même ne pouvait donc pas surveiller?

—Oh! madame, vous savez ce que c'est, quand il s'agit de sa poche! C'est monsieur Plancoulaine qui faisait construire à ses frais; il a voulu que tout soit exécuté par lui ou par son homme. Il paraît, madame, que c'est revenu trois fois plus cher que Courtois ne l'avait prévu!

—Cela arrive toutes les fois que l'on fait construire!

—Ça n'y fait rien, madame. Quand le moment est venu de payer, voyez-vous, ça sent toujours le voleur peu ou prou, comme on dit, et gare à celui qui vous tombe sous la main!… Comment donc! madame, mais il y en a qui ont dit dans la ville que si ça n'était pas le respect humain, monsieur Plancoulaine aurait rappelé maître Nadaud, oui, madame, quand ça ne serait que pour se venger de Courtois!

—Oui; mais on ne se demande pas si maître Nadaud se fût prêté à ce jeu!

—Voilà qui est parler!… Dans tous les cas, ce qu'on peut dire de ces gens-là, c'est que ce n'est pas eux qui recevraient chez eux aussi poliment que vous le faites, madame Nadaud, une personne de mon monde; car enfin j'ai vendu du drap, de mes propres mains…

—Quelle plaisanterie, madame Bodichon! Mais je n'ai aucun mérite, je vous prie de le croire!

—Comme vous dites ça gentiment!… Eh bien! madame Nadaud, je vous remercie du fond du cœur, et je viendrai vous voir de temps en temps, pour vous prouver que je ne dis pas des paroles en l'air. Quand une fois j'ai pris quelqu'un en amitié, moi, madame Nadaud, c'est comme de l'elbeuf: on peut tirer dessus, on peut frotter, s'y mettre à trois, s'y mettre à quatre; il n'y a pas d'usure!

Petite-maman ne fut pas flattée à l'excès de posséder l'amitié de madame Bodichon. Mon père fut très mécontent des gambades des petits Hurtu. Le pire fut que cette société, chez nous, se grossissait de semaine en semaine. On n'imagine pas combien de personnes aimaient le clair de lune, la rêverie du soir à la fraîcheur, sur la terrasse, ni combien il y avait de «garnements» avides de gambader dans un beau jardin. Nombre de familles aussi,—amies, celles-là, des Plancoulaine—éprouvaient à déblatérer contre eux une satisfaction égale à celle de madame Gantois. Ces dernières vinrent timidement, et une à une, après avoir constaté que les Plancoulaine, avisés que les Gantois nous voyaient, ne leur en tenaient pas rigueur. Ce n'était pas ceux que nous avions eu jadis le plus de plaisir à voir, qui venaient ainsi, et mon père les méprisait, parce qu'il n'aimait pas médire des Plancoulaine, ni même de son confrère Courtois. Il n'osait défendre sa porte, parce que, malgré tout, il avait été flatté qu'on vînt le voir après un si long jeûne; ensuite parce qu'il avait connu combien la solitude était pernicieuse à sa femme: et il fallait bien qu'il préférât cette racaille à la compagnie d'un jeune homme, même honnête.

On venait donc. Nous avions du monde. On caquetait beaucoup. Et les affaires aussi reprenaient. C'était l'été; la maison était délicieuse. Chez nous, plus d'apparence de tristesse. Il y avait même espoir que, dans l'affluence qui peuplait la terrasse, un tri pourrait être fait et qu'un noyau s'y pourrait former qui, avec le temps, se mesurerait au noyau Plancoulaine.

Mais mon père disait:

—Suppose une alerte: que l'un de ceux qui viennent ici et qui vont aussi chez Plancoulaine soit mis à la porte de chez lui, et tu verras la débandade!

—Oh! toi, disait sa femme, tu as toujours été, au fond, de ceux qui croient qu'on ne peut se passer des Plancoulaine!

—Moi?… La preuve du contraire, c'est que…

—Oh! oh! faisait la petite-maman d'un air entendu, je te connais!

Elle réfléchissait, puis elle disait:

—Le fait est qu'ils n'ont tous que les Plancoulaine à la bouche.

—Il faudrait être sourd pour ne pas s'en apercevoir!

—Mais, d'ailleurs, de qui parler?

Il faisait pourtant bien des efforts pour qu'on ne parlât point d'eux. Sa femme laissait parler d'eux, mais fournissait peu de matière à la conversation. Leur réserve était signalée; néanmoins, il fallut longtemps pour que l'on remarquât que l'on avait créé là une réunion presque exclusivement en haine des Plancoulaine, chez des gens qui ne manifestaient point, en somme, qu'ils les haïssaient.

Madame Gantois dit un jour:

—Oh! monsieur Nadaud est d'une discrétion!…

—… Professionnelle, dit mon père.

Sa femme dit naïvement:

—Mon mari? il n'en a jamais voulu à personne! Il n'en veut pas à Clérambourg!

On dauba sur Clérambourg. Mon père s'en alla.

Sur Clérambourg, petite-maman se rattrapait. Celui-là, elle le détestait sans retenue. Grâce à cela, elle était moins suspecte. Mais mon père commençait à l'être.

Quelqu'un risqua:

—Je vous le dis, en vérité: monsieur Nadaud nous trahira.

V

En pleine renaissance de sa maison et de sa fortune, mon père conservait un souci, c'était évident, bien qu'il ne s'en ouvrît à personne.

Sur ces entrefaites, il y eut à Beaumont une affaire d'intérêt local qui ramena la politique sur le tapis; et mon père eut à se prononcer. Il s'agissait du presbytère, qui menaçait ruine et que le conseil de fabrique, sur l'initiative de M. Clérambourg, demandait soit à réédifier, soit à transporter dans une maison habitable. Le conseil municipal était opposé au projet. Cependant, selon la législation en vigueur, on devait admettre au vote les contribuables les «plus imposés». Mon père, propriétaire de la maison Colivaut, se trouva sur la liste des «plus imposés». L'affaire avait beaucoup échauffé les esprits; la ville était divisée. En réalité, personne à Beaumont, pas même nos farouches conseillers, ne tenait absolument à ce que le pauvre curé couchât à la belle étoile. Mais on avait transformé l'affaire en une question de principes, et l'objet même du vote était perdu de vue. Ces messieurs en us vinrent trouver mon père, bien qu'il laissât son fils apprendre le latin chez le prêtre, et sollicitèrent son vote. Le docteur Troufleau, à cette occasion, osa se déclarer; il affirma que «le presbytère actuel durerait bien autant que le vénérable vieillard qui l'occupait, et que, pour l'avenir, il était imprudent d'engager les finances de la ville dans une entreprise qui serait peut-être plus longue à mener à terme que n'aurait désormais de durée la «superstition» elle-même». On n'eût jamais de lui soupçonné tant d'audace! Mon père refusa son vote à Troufleau et à ces messieurs, et il le fit avec assez d'éclat pour que le bruit s'en répandît.

Le soir même, nous revîmes la petite bonne de Clérambourg. Elle apportait une lettre de son maître, conçue en des termes qu'un étranger emploierait pour féliciter quelqu'un qu'il n'aurait jamais vu ni connu. Cependant, en post-scriptum, Clérambourg demandait s'il serait reçu chez M. et madame Nadaud, au cas où il s'y présenterait. La petite bonne attendait la réponse.

Mon père alla trouver sa femme, la lettre à la main. Son sentiment intime se trahissait: il était rouge, ses yeux brillaient; on ne pouvait comparer la joie candide qu'il témoignait qu'à la douleur que je l'avais vu subir, un jour d'hiver, devant les chenets à tête de M. Thiers, chez son ami Clérambourg. Il ne songeait pas à feindre; sa bonne foi rayonnait; il en oubliait la haine que sa femme avait pour l'auteur de la lettre; il dit:

—Lis! lis!… La petite bonne attend la réponse.

Elle devina sans lire.

—J'y comptais! dit-elle. C'est un homme qui ne veut pas avoir tort. Il a rompu avec toi sous le prétexte d'un malentendu politique,—que tu as dissipé depuis longtemps,—mais pas si bruyamment qu'aujourd'hui. Aujourd'hui il ne veut pas être exposé à ce qu'on vienne lui demander: «Mais, enfin, pourquoi êtes-vous brouillé avec Nadaud? Il vote avec vous!» Il veut que l'on sache qu'il t'a félicité de ton vote. Il t'enverra promener demain…

—Tu as lu le post-scriptum? La petite bonne est en bas. Que faut-il lui répondre?… Tu vois qu'il a eu l'attention de mettre chez monsieur et madame Nadaud.

Elle avait parlé jusque-là assez froidement; mais, à la perspective de revoir la figure de Clérambourg, tous ses instincts de femme se soulevèrent. Elle trépigna; des épingles à cheveux tombèrent de sa chevelure; elle voulut les repiquer, défit sa coiffure; elle tenait à la main une masse de cheveux qui formait un gros serpent noir, et elle l'agitait furieusement en disant des choses désordonnées et pénibles. Mon père se promenait de long en large. Son parti était pris déjà, assurément; il savait ce qu'il répondrait à Clérambourg.

Sa femme se campa enfin devant lui:

—Ta belle-mère te l'a dit, et elle a raison: tu n'es pas de l'étoffe des héros. Tu as beau faire le monsieur qui se drape dans sa dignité blessée; tu cèdes, et tu céderas davantage encore!… Tu reçois Clérambourg aujourd'hui. Veux-tu que je te dise ce que tu feras demain? Veux-tu que je te le dise?… le veux-tu?… le veux-tu?…

Il haussait les épaules. Il répéta:

—La petite bonne est là qui attend!…

—Veux-tu que je te le dise?…

Elle ne le lui dit pas.

Il écrivit sa réponse.

La colère s'apaisa. On se fait à toutes les situations. Le soir on était préparé à recevoir Clérambourg; on pensait qu'il se présenterait à la même heure qu'autrefois.

Il ne vint pas; le lendemain non plus. Petite-maman eut beau jeu; elle se moqua de son mari et s'en donna à cœur joie contre Clérambourg. Mon père était vexé que son ancien ami ne montrât pas plus d'empressement; mais il avait confiance: il savait que Clérambourg, ayant demandé à venir et y ayant été autorisé, viendrait.

Trois jours après, nous étions sur la terrasse, comme de coutume, à l'heure de la tombée de la nuit sur la ville. Les conseillers municipaux se trouvaient au complet devant le café. C'était le soir du vote. Grâce aux «plus imposés», le principe de la restauration du presbytère avait été adopté, à une faible majorité. On entendait les éclats de ces messieurs battus. Nous vîmes monter du bas de la rue M. Clérambourg. Il revenait de chez les Plancoulaine; ordinairement il rentrait chez lui par les petites rues. Il passa, haut et magnifique, au travers des vapeurs odorantes de l'absinthe anticléricale, et évita de tourner la tête, ostensiblement. Ces messieurs, qui pareillement l'évitaient, tout à coup, d'un mouvement d'ensemble digne d'un corps de ballet s'attachèrent à ses pas: au lieu de prendre la rue qu'il habitait, M. Clérambourg montait droit chez nous. Il donnait à sa visite un caractère politique.

Entre mon père et lui la conversation fut la même que s'ils ne se fussent point quittés. Peu à peu M. Clérambourg reprit ses visites du soir. Comme les autres, il était un homme d'habitudes, et ces soirées avaient dû beaucoup lui manquer.

Sa présence à la maison donna à notre groupe une sorte de consécration, une légitimité. Ce n'était plus un groupe d'occasion, de complaisance: les éléments qui l'avaient composé tout d'abord, tels que les Bodichon et les Hurtu, s'éloignèrent d'eux-mêmes; ils tombèrent on ne sait pourquoi ni comment: ils furent éliminés. La tentative de l'ancienne marchande de drap et de la femme du greffier pour pénétrer dans la «société» était encore manquée.

De ce phénomène le docteur Troufleau, seul, parut s'apercevoir et s'inquiéter. Mais lui-même espaçait ses visites, et il fut vu, une fois, à l'heure de l'absinthe, assis au café.

Troufleau ne nous dit pas adieu; il ne rompit pas; mais on sentait qu'il était perdu pour nous. C'était le seul qui se fût montré un ami, le seul qui entendît l'amitié dans le sens de dévouement absolu à une personne, et non dans celui d'alliance pour faire figure en commun. Il ne partageait pas les idées de mon père, et il était demeuré attaché à mon père, contre toute la ville, et contre ses propres intérêts: il nous avait été héroïquement fidèle, on peut le dire, car sa fidélité, par un tour perfide du destin, avait failli l'entraîner, envers son ami même, à la plus grande trahison; il s'était vu clairement chaque jour au bord de l'abîme, et ayant le vertige, et ne pouvant pas reculer; et il n'était pas tombé. Eh bien! mon père, qui était lui-même, pour Clérambourg, capable d'une amitié pareille, ne regretta pas le docteur Troufleau. Il ne le regretta pas, parce que la sympathie ne se fonde pas sur la raison: il n'avait jamais eu plaisir à la compagnie de Troufleau. Quant à la petite-maman, absorbée par son nouveau train de maison, elle prit garde à l'absence de son ami, mais sans grand dommage. Il était bien vrai que l'inclination qu'elle avait éprouvée pour lui ne provenait que de la solitude, de l'oisiveté et de l'ennui.

VI

Que manquait-il désormais à mon père?

N'avait-il pas atteint le comble de ses vœux?

Il possédait la maison Colivaut. Il avait des relations. Il avait recouvré son ami Clérambourg.

Sa femme lui disait quelquefois:

—Mais qu'as-tu? On dirait que tu attends un paquet par la poste.

Rien n'était plus juste que cette observation. Mon père, comme beaucoup de gens de province, avait le goût de «faire venir de Paris». Sur des catalogues de grands magasins, il commandait tel ou tel objet. Et il avait une certaine nervosité particulière en attendant l'arrivée du colis.

—Mais non! faisait-il. Je ne sais pas ce que tu veux dire.

Elle le taquinait:

—Ah! ah! tu es peut-être bien amoureux?

Et elle lui citait, parmi les dames de Beaumont, celles qui étaient le moins aptes à inspirer une passion; c'était pour le faire rire. Il ne riait pas. Elle réserva pour la fin:

—Madame Plancoulaine!

Alors il rit.

—Pourquoi ris-tu?

—Mais, est-ce que je sais?… Je ris, voilà tout!

—Tu pensais à elle… Avoue-le!

—Moi? Grand Dieu!

—Pourquoi t'en défendre?

Évidemment, ce n'était pas par amour qu'il pensait à madame Plancoulaine; mais, tout de même, peut-être bien pensait-il à elle précisément, ou à son mari, c'est tout comme, ou aux réceptions de l'après-midi, ou à l'habitude qu'il avait autrefois d'aller chez les Plancoulaine, habitude aussi vieille que son amitié pour Clérambourg.

—Eh bien! et toi? disait-il. Pourquoi me montes-tu cette scie? Tu ne penses donc qu'à eux?

—A qui?

—Tu m'entends bien!

Depuis que M. Clérambourg était redevenu des nôtres, chacun évitait, dans nos réunions du soir, de parler des Plancoulaine, car il n'eût point permis, sans doute, que l'on médît d'eux; et le moyen de parler d'eux sans médire?

De sorte que mon père et sa femme, qui, presque à leur insu, devenaient d'une extrême curiosité touchant ce qui se passait chez les Plancoulaine, se trouvaient privés de renseignements. C'est alors qu'entre eux, sous le travestissement du rire, ils s'entretenaient des Plancoulaine. C'est alors que je vis maintes fois la petite-maman questionner la mère Fouillette au sujet de la sœur du chien Paletot. Oui, elle s'abaissait à cela, alors que jadis elle envoyait promener la vieille bonne lorsque celle-ci risquait une allusion à la chienne des Plancoulaine! La mère Fouillette n'était pas avare de détails; sa maîtresse les écoutait et les provoquait; elle les répétait à mon père, qui les écoutait pareillement et qui savait aussi les provoquer lui-même par les manèges les plus dissimulés. Ainsi, ils se repaissaient des Plancoulaine par les cuisines!

Que l'on voyait bien qu'ils étaient redevenus des êtres sociables! Ils en éprouvaient tous les besoins; ils en réadoptaient toutes les mesquineries. Je les aimais mieux du temps que durait leur malheur, alors que l'injustice les rendait fiers.

De leur ancienne fierté, que leur restait-il?

M. Clérambourg eut un soir l'occasion, parmi ses rares paroles, de prononcer le nom des Plancoulaine. Ayant à citer ce nom, M. Clérambourg, avec une intention certainement préméditée, car il ne livrait rien au hasard, s'exprima ainsi:

—… les Plancoulaine, qui, entre parenthèses, Nadaud, ne vous en veulent pas…

De quoi encore les Plancoulaine eussent-ils bien pu nous en vouloir? Il y avait quelque motif de bondir. Ni mon père ni sa femme ne furent offensés. Dans leur esprit, l'un et l'autre s'étaient déjà humiliés trop avant pour qu'ils sentissent ce que la parenthèse de Clérambourg contenait de blessant.

Une lente évolution s'opérait dans leurs cerveaux. Je crois qu'ils en étaient arrivés, secrètement et séparément, à considérer avec indulgence la possibilité d'une réconciliation.

Chacun d'eux rougissait de sa faiblesse et la cachait avec des soins maladroits. Mais pour peu que l'humeur s'échauffât dans le ménage, l'arrière-pensée se trahissait. S'élevait-il entre eux une discussion où la susceptibilité était molestée:

—Ah! parlons-en de ton amour-propre, disait la jeune femme. Ton amour-propre, mais tu te promènes dessus en pantoufles, mon cher ami: je t'en donnerai la preuve quand tu voudras!

—Donne-la, ma chère amie; donne-la!

—Ne me pousse pas à bout!

Elle se gardait bien de se laisser pousser à bout, parce qu'elle craignait qu'une parole imprudente retînt son mari sur la pente où elle désirait qu'il glissât.

Un jour, elle s'oublia.

Il s'agissait de la disposition intérieure de la maison. Mon père ne croyait jamais avoir atteint l'ordre idéal, et il changeait les meubles de place, bouleversait une pièce pour la recomposer sur un plan nouveau. Sa femme lui reprochait de n'avoir aucune stabilité dans les idées. Mon père, sur ce chapitre, était rapidement piqué.

—Je change d'idées! C'est bientôt dit!… Je change d'idées parce que je mets une chaise à la place d'un fauteuil!… Je change d'idées! Mais cite-moi donc un cas où il s'agisse d'idées et où j'en aie changé?

—Les Plancoulaine!

—Les Plancoulaine?…

—Les Plancoulaine, quelle idée te faisais-tu d'eux, s'il te plaît, il y a six mois? Tu ne les portais pas dans ton cœur?…

—Eh bien?

—Eh bien! aujourd'hui, tu te prépares à aller leur faire amende honorable!

Il n'avait pas pris son café. Il jeta sa serviette et se retira dans son cabinet.

Elle-même regretta ce qu'elle avait dit.

Cette dénonciation du complot secret en retarda pour longtemps l'exécution. Mon père, mordu au vif, s'interdit, à part lui, de jamais seulement penser aux Plancoulaine.

Il ne fut plus question des Plancoulaine, pas même à mots couverts. Si quelqu'un les citait par hasard devant nous, les yeux adoptaient aussitôt cette expression qu'on a lorsqu'on parle des morts. Il ne fallait plus que la mère Fouillette se risquât à nous donner des nouvelles de «la sœur à Paletot»!

Durant cette période, mon père et sa femme ragèrent un peu, mais ils n'ourdissaient plus rien d'inavouable; ils avaient la tête plus légère; ils la relevaient.

VII

Nous passâmes le mois de juin. Nous allions quelquefois en voiture à Courance voir mes grands-parents. Ces bonnes gens étaient restés aussi isolés que nous tout le temps de nos disgrâces, et, qui pis est, à la campagne. Ils commençaient à revoir les mêmes personnes que nous.

—Il était temps, nous dit grand'mère, car mon pauvre bonhomme allait s'éteindre complètement, tout seul en face de ses réussites!

Pour lui tenir compagnie, elle s'était mise à jouer aux cartes, ce dont elle avait horreur.

—Écoutez, dit-elle, nous avons été, je pense, très convenables, et vous n'avez pas de reproches à nous adresser quant à nos rapports avec les Plancoulaine depuis la brouille. Aujourd'hui, les choses ont un peu changé de face: les Plancoulaine, les premiers, ont mis les pouces. Vous avez refusé de renouer avec eux, ne fût-ce que de simples relations de politesse; cela, c'est votre affaire, et je ne me mêle pas d'apprécier votre conduite. Mais j'espère que vous ne trouverez pas extraordinaire que nous allions, mon mari et moi, leur rendre leur visite?…

—Voilà l'été, dit innocemment mon grand-père; il y a là-bas un whist en permanence, et la vue de quelques frais minois réjouira mes vieux ans…

—Certainement, dit grand'mère, mais il s'agit avant tout de politesse… Ne trouvez-vous pas, voyons? dit-elle en s'adressant à petite-maman.

—Oh! moi, je n'ai pas d'opinion là-dessus. Je m'en lave les mains!

Mon père ne disait rien. Il songeait à l'argument de la politesse, que venait d'invoquer sa belle-mère.

Effectivement, les Plancoulaine ayant fait une visite aux grands-parents, les grands-parents leur devaient une visite. Mais, à nous, ils nous avaient adressé une invitation, somme toute, puisqu'ils nous avaient fait dire qu'ils l'adresseraient si nous nous engagions à l'accepter. Ne leur devions-nous pas quelque chose? Pour le moins une carte?

Oui, dans l'opinion commune nous leur devions cela. L'opinion commune ne nous avait-elle pas accusés de «bouder» les Plancoulaine? Le moment approchait où nous allions être impolis!

Mon père tournait et retournait cette idée. Cette idée le stupéfiait. Pour aujourd'hui, elle l'absorba seulement; elle ne pouvait encore porter de fruits. On parla d'autre chose.

VIII

Les grands-parents firent leur visite. Ils ne nous en informèrent pas, mais nous le sûmes, car cette visite fut l'objet de nombreux commentaires.

Madame Gantois, arrivée la première à la maison, le soir même, prit les mains de petite-maman et les lui serra en disant:

—Vous avez raison, cent fois raison, ma chère petite. Pour mon compte, je vous fais tous mes compliments, et je les adresserai aussi de vive voix à monsieur Nadaud.

Petite-maman ne comprenait pas.

—Voyez-vous, dit madame Gantois, on peut avoir son opinion sur les gens, mais cela n'empêche pas de les fréquenter. Les relations sont faites de compromis… Eh! mon Dieu! si l'on ne voyait que ceux qu'on aime, hein! dites-moi?…

Elle ne se faisait point davantage entendre.

—Ah çà! dit-elle, j'espère que la visite des beaux-parents n'est que l'entrée de l'avant-garde, et que nous ne tarderons pas à vous rencontrer là-bas?…

Là-bas?… fit la petite-maman, soudain éclairée. Mais les beaux-parents de mon mari agissent comme bon leur semble, et leurs démarches ne nous engagent pas!

—Ah! pardon, dit madame Gantois, je vois que je me suis trompée.

Son mari arriva; elle le pinça et lui fit de gros yeux afin de lui éviter un impair.

Il y eut de la part d'autres personnes des allusions plus timides et plus détournées. Notre abstention les décevait. On s'était attendu à nous voir entrer derrière les beaux-parents. Cependant quelques-uns avaient parié que nous ne mettrions point bas les armes; ils triomphaient. Le jeu des uns et des autres était visible. Mon père s'en irrita; puis il faillit en rire. Il en eût ri s'il eût parlé de ce sujet avec sa femme; mais ce sujet demeurait enseveli entre eux.

Ceux qui s'étaient signalés chez nous par l'âpreté de leurs médisances, et qui, toutefois, mangeaient quotidiennement le raisiné Plancoulaine, montraient le plus d'impatience à nous voir capituler, car notre attitude franche semblait un défi à leur duplicité.

Plusieurs bonnes âmes, il faut le dire, ne souhaitaient qu'apaisement et conciliation.

Pendant quelque temps, il plut chez nous des mots amers, des pointes acidulées, des exhortations à l'indulgence, des expressions ambiguës, des énigmes… Cette période de sous-entendus eut une fin. Les grands-parents retournèrent chez les Plancoulaine; nous ne bronchâmes pas. On nous laissa tranquilles. Le mois de juillet s'écoula.

IX

C'était le moment où les Parisiens arrivaient. Du jardin de M. le curé, je vis passer sur le pont M. Théodore, le musicien. Il avait fait représenter dans le courant de l'année un opéra qui avait eu un grand succès; au 14 Juillet, il avait été nommé officier de la Légion d'honneur. Tous ceux qui osaient l'aborder dans la ville le félicitaient de la fraîche rosette de sa boutonnière; il n'était pas fat; il disait: «Oh! la musique y est pour peu de chose: le député Charmaison pour beaucoup!» Troufleau nous redit le mot; le docteur avait plein la bouche du crédit de M. Charmaison.

M. Théodore avait amené avec lui, cette année, une cantatrice célèbre, nommée Rosine Cerbère, sa principale interprète. Elle logeait chez les Plancoulaine, malgré les murmures de quelques puritains. C'était une grande femme magnifique. Je la rencontrai un jour chez M. le curé, qu'elle était en train de charmer par le récit de son humble enfance et de sa première communion; elle lui mit dans la main pour ses pauvres plus que ne faisaient en une année ses plus généreuses paroissiennes. Elle chanta, un dimanche, à la grand'messe: nous faillîmes ne pas l'entendre. Ce fut encore une affaire!

Notre bonne amie madame Gantois avait émis l'opinion que cette grand'messe était organisée de toutes pièces par les Plancoulaine. C'étaient eux qui avaient décidé le curé à laisser chanter l'artiste dans son église; eux qui avaient fait imprimer le programme, etc. L'insinuation à notre adresse était perfide, car on savait notre désir d'aller entendre, au moins à l'église, Rosine Cerbère. Mon père la releva:

—Autant dire, fit-il, que se rendre à cette cérémonie, c'est aller chez les Plancoulaine!

—Ma foi! je ne m'en dédis point: c'est tout comme!

—Nous irons, dit mon père.

—Cela, c'est votre affaire, cher monsieur Nadaud… Aussi bien, j'ai toujours pensé qu'il faudrait un jour ou l'autre rentrer dans… la maison; mais, soit dit entre nous, et c'est un avis que vous pardonnerez à mes cheveux blancs, il serait peut-être plus… gentleman de rentrer par la grande porte plutôt que… comment dirai-je?… par l'annexe…

Petite-maman intervint à temps et empêcha mon père de dire à madame Gantois quelque chose d'irréparable. Mais il ne voulut plus la voir. Nos relations se refroidirent.

Nous assistâmes à la messe. Tout le monde fut enivré de la voix de la cantatrice. Au retour, mon père évoqua les voyages qu'il avait faits à Paris, les opéras qu'il avait entendus. Sa femme avait vécu à Paris. Ils se grisèrent et s'attendrirent.

Il n'y avait pas que M. Théodore et la cantatrice chez les Plancoulaine; on parlait beaucoup de trois jeunes femmes extrêmement élégantes, qui n'étaient jamais venues à Beaumont et qui embrassaient, disait-on, le docteur Chevalière. C'étaient ses sœurs. Deux d'entre elles couchaient chez les Plancoulaine, la troisième chez la vieille madame Charmaison. Elles se donnaient rendez-vous, le matin, à mi-chemin, et se rencontraient sur le pont, en toilettes claires, avec des éclats de rire charmants.

On annonçait l'arrivée de Marguerite.

X

La plupart de ces messieurs se préparaient à la chasse. Dans ses moments de loisir, mon père faisait ses cartouches. Il m'emmenait à Courance, et ensemble nous parcourions les vignes, les landes, les bois de sapins, pour nous rendre compte de l'état du gibier.

La chasse fut ouverte le premier dimanche de septembre. Mon père partit pour la campagne à quatre heures du matin, avec M. Clérambourg. Vers dix heures, il était de retour, pour recevoir les clients, nombreux le dimanche. Du coffre de la voiture, on tira trois lièvres, sept ou huit perdreaux, une demi-douzaine de cailles. Clérambourg avait prélevé sa part. Petite-maman dit:

—Qu'allons-nous faire de tout cela?

—Courance est favorisé cette année; il paraît qu'il n'y a pas de gibier dans le département.

Mon père n'avait pas chassé pendant son année malheureuse. Le gibier d'alentour avait afflué sur la propriété.

La chasse déridait un peu M. Clérambourg. Il dit un soir:

—Mon cher Nadaud, vous pouvez vous flatter d'être privilégié: il n'y a ni poil ni plume sur le marché à dix lieues à la ronde. Je vous citerai l'exemple d'une maison où l'on est quinze à table pour le moins, chaque jour,—quand ce n'est vingt,—et où l'on n'a pas vu, jusqu'ici, l'aile d'un perdreau.

—Ah! fit mon père.

Ce propos n'avait l'air de rien; mais mon père en fut agité. Il reprit plus que jamais son air «d'attendre un paquet de Paris». Il était soucieux, faisait claquer ses doigts, fronçait les sourcils, tirait sa barbe.

Un matin, il fit atteler inopinément et porta son fusil à la voiture.

—Où vas-tu? lui dit sa femme.

—A Courance.

—Tu n'as pas prévenu Clérambourg!…

—Je n'ai pas besoin de Clérambourg. Ne suis-je pas assez grand pour chasser seul?

—Qu'est-ce que cela signifie? Tu ne chasses jamais seul… Emmène-nous au moins!

—Venez donc! Nous demanderons à déjeuner aux grands-parents.

Arrivé à Courance, mon père commanda au garde de l'accompagner, et il lui confia un de ses fusils, fait extraordinaire. Le garde était bon tireur. On entendit une fusillade nourrie jusqu'à midi. Elle cessa. Nous nous mîmes à table. Mais point de chasseur. Grand'mère commençait à s'inquiéter:

—A quoi pense donc votre mari? A cette heure-ci, il doit avoir sa provision de gibier, et au delà.

—D'autant plus qu'il n'a pas à partager aujourd'hui avec le Clérambourg…

—… qui se laisse facilement attribuer la meilleure part.

—Ils auront mangé un morceau de pain dans une ferme.

En effet, la fusillade, éteinte une demi-heure à peine, reprit de plus belle.

—Allons! disait grand'mère à petite-maman, vous donnez un dîner, avouez-le!

—Je vous affirme que je n'en sais pas plus que vous.

Pendant la longue journée, grand'mère ne put se retenir de parler, au moins incidemment, des visites qu'elle avait faites chez les Plancoulaine.

—Ils ont de la jeunesse, cette année; c'est extrêmement gai… Ah! par exemple, vous n'y êtes pas remplacée comme musicienne.

—Oh!

—Il n'y a pas de «oh»! Ces jeunes femmes sont charmantes, mais elles jouent du piano comme des automates. Soyez assurée qu'ils savent bien qui leur manque!

—Vous voulez me flatter… Qui donc accompagne Rosine Cerbère?

—C'est monsieur Théodore lui-même.

—Lui! je ne l'ai jamais entendu! On dit qu'il joue!…

—Comme un ange!… On en pleure!

—Vraiment?

Il y avait un silence; une mouche bourdonnait dans la pénombre; on voyait le beau soleil de la chaude journée par l'entre-bâillement des persiennes. Grand'mère leva ses lunettes sur son front:

—C'est donc une brouille éternelle?

—Mon mari prend la moindre allusion à ce sujet pour une offense. Nous sommes là-dessus muets comme une paire de chenets.

Grand'mère confirma que là-bas on avait été mécontent de Courtois.

Le jour avançait. La fusillade allait toujours; on la suivait aisément à l'oreille. Les chasseurs avaient dû faire le tour de la propriété, avec une pointe probablement sur les terres du marquis de Liancourt. Enfin, ils arrivèrent, en nage, crottés jusqu'aux genoux, puant la poudre et le fauve, chargés comme des baudets: trente-deux pièces!

—Dans un état pareil! dit grand'mère, vous dînez avec nous?

—Non! non! En un tour de main je vais changer de linge, et nous partons.

—Il y a de quoi attraper la mort!

—Voulez-vous, je vous prie, commander qu'on attelle?… Ah! Riquet, mon petit, j'ai un service à te demander: tu as une plume, de l'encre, du papier?… Allons, cherche… apporte!… Tout beau! tout beau!…

Il souriait, il plaisantait; il me parlait comme à son chien. J'allai chercher ce qu'il désirait et le lui portai. Il me pria aussitôt d'écrire sur un morceau de papier:

Gibier de Courance.

Envoi de Riquet (Henri Nadaud).

—Ça suffit, dit-il.

Puis il posa un doigt sur ses lèvres et dit:

—Motus!

Au moment de monter en voiture, sa femme lui dit:

—Je suppose que tu as de quoi être généreux? Combien de pièces as-tu laissées à ta belle-mère?

—Combien de pièces?… Mais je ne sais pas; demande au garde.

Elle alla demander au garde. Il achevait de ficeler une bourriche énorme. Monsieur ne lui avait pas commandé de garder quoi que ce soit. Elle fut interdite devant ce panier soigneusement fait, comme pour un envoi, et bourré de trente-deux pièces de gibier. Nous montâmes en voiture.

Nous descendîmes au trot une grande allée d'ormes conduisant à la grille; après il y avait une côte. La jument allant au pas, petite-maman se tourna vers son mari:

—Ah çà! tu vas m'expliquer, j'espère?…

Il s'attendait à la question; cependant il pâlit. Il s'écoula un temps infinitésimal. Son cœur devait battre violemment. Il espérait pouvoir répondre d'un mot. Et, en effet, sa femme précisa son interrogation:

—Où envoies-tu cette bourriche?

Il dit:

Là-bas! parbleu!

Il ajouta aussitôt:

—On ne peut tout de même pas passer pour des goujats.

Il regarda sa femme brièvement, entre deux clins d'œil. Comme elle se taisait, il essaya d'atténuer encore et dit:

—C'est le petit qui fait l'envoi…

Elle était aussi pâle que lui. Elle ne le regarda pas. Son regard n'exprimait rien; il était fixé sur la tête du cheval. Ils ne dirent mot jusqu'à la maison.

XI

Ils n'auraient pas reparlé de l'incident, c'est probable, si ce n'eût été la difficulté de faire porter la bourriche. A qui confier cette commission? A la mère Fouillette? pour que toute la ville en fût dès le soir même avisée! A quelqu'un «qui attendrait la réponse»? Et si la bourriche n'était pas acceptée? Peut-être serait-il préférable d'esquiver la réponse? Mais encore fallait-il un porteur.

En se mêlant à la discussion, sans y prendre garde, petite-maman se fit complice.

Il fut décidé que l'on attellerait de nouveau, après dîner, à la nuit; que l'on passerait le pont et traverserait le faubourg «comme pour se promener», que l'on irait au besoin jusque dans la campagne, et que l'on prierait, au retour, un gamin ou quelque brave femme assise au pas de sa porte de remettre la bourriche au destinataire.

Nous exécutâmes la promenade nocturne avec la bourriche. Elle répandait une odeur de fauve et de poudre et tenait une place considérable dans la voiture. Mon père prétendait que les chiens nous flairaient au passage.

—Si tu crois, disait sa femme, que tout le monde ne s'aperçoit pas que nous portons du gibier!…

Il s'énervait; il dit:

—Ne la portons pas. Revenons à la maison.

Elle sourit. Alors il s'entêta dans sa résolution première.

Il faisait nuit noire quand nous traversâmes le faubourg. Les portes étaient fermées, les contrevents rabattus; nous faillîmes n'y trouver personne d'éveillé. Mon père arrêta son cheval en disant:

—Voilà le père Boué; tu vas descendre, gamin!

Je descendis. Il me donna cinquante centimes et je fis avec le père Boué la négociation.

—Vous tourmentez pas! dit le bonhomme, j'avons p'us nos jambes de vingt ans, mais le valet de chambre aura le panier, le temps de le mettre au frais avant la nuit… C'est-y tué d'aujourd'hui? Oh! ben, alors, y a pas de dommage! Mais la chaleur est «traître»… Faut-il dire de qui qu'est le cadeau?

J'étais remonté dans la voiture. Nous entendîmes le père Boué:

—Faut-il être bête, nom de nom d'un nom! Faut-il être bête quand on n'y voit goutte!… Un peu de p'us je reconnaissais pas la voiture à m'sieur Nadaud!

Le lendemain matin, mon père prétendit avoir la migraine, et, au lieu de s'enfermer dans son cabinet, comme à l'ordinaire, il demeura «à se faire éventer» sur la terrasse. J'étais à côté de lui. J'aperçus qu'il épiait les gens qui montaient du bas de la ville. C'était une drôle de migraine qu'il avait: elle ne lui permettait pas de quitter de l'œil la Grande-Rue. A un moment, il tressaillit. Il y avait un homme que j'avais vu, comme lui, monter depuis la ruelle tournante qui vient du pont. Cet homme portait un gros paquet. Mais j'avais l'œil plus fin que mon père; je lui dis d'un ton assuré:

—Ce n'est pas elle.

—Elle?… Qui? quoi? demanda-t-il aussitôt.

—La bourriche.

Il leva les sourcils. Il aurait eu envie de rire, mais il n'osa. Il était un peu vexé aussi que j'eusse découvert la cause de son tourment: il tremblait que les Plancoulaine ne renvoyassent la bourriche.

A midi, il était calmé. La bourriche ne pouvait revenir. Que diable! on ne laisse pas perdre du gibier. On le retourne ou on le garde. Évidemment, on le gardait. Il me dit:

—Tu n'as pas reçu de lettre, au moins?

—Moi?

De ma vie je n'avais reçu de lettre.

J'en reçus une par la distribution du soir:

«Mon cher Riquet,

»Mille mercis pour ta magnifique bourriche de gibier.

»PLANCOULAINE

—Eh bien! dit mon père, qui lisait sur mon épaule, c'est laconique!

J'entendais son cœur battre. Petite-maman était sur mon autre épaule, et son souffle me retroussait les cheveux.

Il y avait sur la seconde page un post-scriptum:

«P.-S.—Comme il est possible que tu n'aies pas tout seul exécuté une si splendide hécatombe, il est trop juste que tu transmettes nos remerciements à l'adroit fusil qui t'a secondé.»

—C'est tout?

—C'est tout!

—Tu n'es pas content? dit petite-maman. On t'appelle «adroit fusil»; fallait-il qu'on te nommât «fier gentilhomme»?

La réponse des Plancoulaine était froide, mais courtoise.

Ils consentaient à manger notre gibier. Nous eussions pu attendre d'eux une visite; mais les Plancoulaine, c'était une chose admise, ne sortaient pas. C'était donc à nous d'aller chez eux.

XII

On ne voulut pas trop se presser. Toutefois, puisqu'il était bien avéré que par l'envoi de la bourriche on avait entr'ouvert la porte, il convenait de ne pas demeurer trop longtemps sans entrer.

On discuta la toilette; on discuta le jour, puis l'heure de la visite. On disait, vingt fois par jour: «la visite». Le ton que l'on employait à ce propos parcourait une gamme allant de la moquerie et du badinage à la cordialité et à une certaine déférence. Un air narquois et dégagé laissait entendre que l'on faisait peu de cas en somme des Plancoulaine, et que l'on rentrait chez eux parce que tel était notre bon plaisir. Des inflexions sentimentales et même des marques de considération signifiaient que l'on faisait table rase du passé, du moins du passé fâcheux,—y compris la démarche de l'envoi de la bourriche,—et que l'on se préparait tout simplement à retourner chez de bons, de grands amis quittés d'hier. On était très sincère en sautant d'un point de vue à l'autre; et l'on sautait de l'un à l'autre à chaque heure. Dans le premier cas, les Plancoulaine étaient désignés par des expressions telles que «le père Machin», «la mère Machin»; dans le second, par des pronoms, par d'ingénieuses circonlocutions. Le nom même, Plancoulaine, semblait-il, brûlait la bouche.

Il fut convenu que l'on ferait la visite entre quatre heures et demie et cinq heures, après le goûter au raisiné;—il valait mieux, la première fois, ne pas manger le pain de la maison.—Ce serait le moment où l'on est réuni au salon et où il y a le plus de monde. C'est encore le moins gênant; on arrive: «Bonjour;» on s'assied; on cause avec le premier venu.

C'était, du moins, ce que l'on disait, principalement pour s'affermir, pour se donner du corps, car on redoutait une de ces bourrades impertinentes et parfois grossières, dont M. Plancoulaine, s'autorisant de son âge et de la puissance de sa maison, n'était pas chiche quand l'en prenait la fantaisie. Si une telle avanie était à craindre en public, il y avait, par contre, moins de chances qu'elle s'y produisît, que si l'on rencontrait M. Plancoulaine faisant son tour de jardin, par exemple, en compagnie d'un ou deux amis seulement, devant lesquels il eût gardé peu de ménagements.

N'eût-on pas dit de grands coupables allant implorer leur pardon?

On partit.

Petite-maman avait une robe superbe, un grand nœud dans le dos, de longs rubans, aux bords froncés, retombant jusqu'au bas de la jupe, et le moindre de ses mouvements produisait un bruit soyeux. On portait, dans ce temps-là, une boucle de cheveux plats sur le front, des boudins sur la nuque et de petits chapeaux dits «fermés» que des brides attachaient sous le menton.

Mon père avait un gilet blanc et une jaquette d'alpaga dont le vent secouait les basques comme des oriflammes.

Nous descendîmes la grande rue et traversâmes le pont. Mon père s'arrêta au milieu:

—La vue est vraiment belle d'ici; on ne se lassera jamais de le dire…

Il se donnait de petites tapes sur la poitrine. L'émotion de «la visite» l'oppressait, et il avait de la peine à marcher. Qu'il ne pensait donc guère au paysage!

Dans le faubourg une difficulté surgit. Entrerait-on chez les Plancoulaine par la ferme, qui était le chemin des familiers de la maison, celui que nous suivions autrefois; ou bien ferait-on le grand tour par le parc? Le choix de l'entrée familière pouvait être fâcheusement interprété. Celui de l'autre nous entraînait loin, et sous les yeux de badauds qui nous contemplaient avec force curiosité et commentaires. Il y eut désaccord. Mais les gens du bourg sortaient de plus en plus nombreux et se montraient, la main sur la bouche, «les Nadaud sur leur trente-et-un qui vont se jeter dans les bras des Plancoulaine!»

Mon père vira brusquement par le chemin de la ferme.

Nous soulevâmes le loquet, sans sonner; nous parcourûmes le petit corridor aux poussins; nous prîmes garde de ne pas nous mouiller les pieds dans la cour, où poules et dindons picoraient. Une grille franchie, nous voilà dans la cour des communs où l'on avait coutume de caresser les chiens en s'annonçant par des: «Tout beau! tout beau! Holà! Tom, mon bon Tom!… Azor! viens çà, ma bête!…»

Tom était là; mais Azor était remplacé par deux colleys écossais du plus beau poil, qui, ne nous ayant jamais vus, firent retentir d'aboiements les environs. Nous étions tellement préoccupés que nous ne pensâmes même pas, au milieu de ces chiens, à la sœur de Paletot. On croyait entrer sans tambour ni trompette; tous les domestiques furent dehors. Ils restèrent un court moment, ébaubis, puis rentrèrent. Pierre, le valet de chambre, vint à nous.

Mon père se disait: «Faut-il demander à Pierre si monsieur et madame Plancoulaine sont visibles et faire passer sa carte? ou bien faut-il se laisser conduire, sans souffler mot, comme si nous n'avions jamais cessé de venir?» Ce dernier parti fut adopté. Nous avions déjà fait plusieurs pas, Pierre allant devant nous, quant tout à coup mon père ne put s'empêcher de dire:

—Et vous, Pierre, ça va toujours?

Pourquoi fit-il cette question qui ne rimait à rien et qui gâchait l'espèce de désinvolture de notre entrée par la ferme? Il fallait admettre la fiction que nous faisions une visite ordinaire, une visite de tous les jours, ou bien la rejeter tout à fait.

Pierre, supérieur, comprit que mon père ne se possédait pas et jugea convenable de ne point répondre directement à une question personnelle; mais, arrondissant la bouche pendant qu'il poussait devant nous une porte matelassée, il dit:

—Je m'étais bien douté… quand j'ai vu la bourriche…

Nous étions dans le petit salon aux tapisseries. Il y avait là les deux jumeaux Courtois, en uniforme de collège; ils étaient côte à côte, le dos à plat sur le siège d'un divan, les quatre jambes en l'air contre le mur; le bas de leur pantalon retombait et l'on voyait leurs chaussettes et leur peau; ils ne nous firent pas l'honneur de se déranger; mais ils riaient follement d'être vus dans cette attitude.

On entendait un murmure de voix venant du grand salon.

Pour moi, j'avais du coup perdu la tête; je ne savais ce que je faisais. Mes yeux se portèrent instinctivement vers le point le plus redoutable, c'est-à-dire M. Plancoulaine. Il occupait toujours la même place, à proximité d'un piano à queue. Il était fort rouge. D'un coup d'œil rapide, il reçut l'impression de l'acte de vasselage que nous venions accomplir, et puis il fit comme s'il ne nous avait pas vus, et continua de causer très fort avec un jeune homme aux cheveux roux qui avait le cou long et une pomme d'Adam volumineuse. Mais madame Plancoulaine s'avançait déjà et nous tendait la main de la manière la plus aimable. Elle m'embrassa; je reconnus le chatouillement du poil nombreux qu'elle avait au menton; puis elle me lança si fort sur son mari que je faillis m'étendre sur le parquet. J'ai cru comprendre, depuis, qu'elle tenait à ce que son mari m'embrassât avant d'être abordé par mon père, afin de ne pouvoir lui faire trop mauvaise mine pendant qu'il tiendrait son fils dans ses bras. M. Plancoulaine m'attrapa au moment où je glissais et m'éleva pour m'embrasser. J'entendis qu'il disait à mon père: «Bonjour, Nadaud,» dans mon oreille. Peut-être profita-t-il de ce qu'il employait ses deux bras à me soutenir pour ne point lui donner la main. Toujours est-il qu'il ne la lui donna pas, et ne me posa à terre que pour saluer petite-maman.

L'ordre était rétabli. Chacun recommençait à causer.

Il y avait là le neveu Moche et «les fillettes» qui ne se mariaient toujours pas; il y avait toute la famille Capdevielle et l'institutrice anglaise, les Gantois, madame Gentil, le colonel Flamel, les trois jeunes sœurs du docteur Chevalière, que l'on pressait de questions parce que le bruit courait que déjà leur frère, malgré ses succès, quittait Beaumont, pour s'installer à Paris. A notre grand regret, nous ne vîmes ni la cantatrice ni M. Théodore: ils étaient justement en excursion.

Madame Plancoulaine remarqua que nous étions isolés, et elle vint entretenir la petite-maman; elle lui parla de la saison et de sa toilette. Petite-maman répondait sur un ton cérémonieux qui lui donnait l'air d'une étrangère. Mon père, pour n'être pas muet, essayait d'attraper une bribe de la conversation et d'y prendre part. Il cherchait des yeux un secours. Que Clérambourg n'était-il là! il fût venu lui parler sans doute. Gantois s'en gardait bien, ainsi que nombre d'autres «ralliés» à notre cause depuis que nous habitions la maison Colivaut; ni eux ni Gantois ne risquaient un geste en notre faveur chez M. Plancoulaine, tant que le maître n'aurait pas témoigné qu'il admettait le «transfuge» à résipiscence.

Dans un de ces moments d'accalmie que subit une conversation nombreuse, on entendit contre la porte du salon le choc d'une bombe; la porte s'ouvrit, et les jumeaux Courtois, formant une seule boule, roulèrent sur le parquet. Ils jouaient aux lutteurs; ils se tenaient à bras-le-corps, fort étroitement, et, la cloison franchie, ne se lâchaient encore pas. M. Plancoulaine se leva tout debout et jura comme autrefois:

—Nom d'une boutique! fichez-moi le camp d'ici tous deux, grands nigauds!

Le papa Courtois n'était pas là; les relations, comme on nous l'avait dit, devaient être froides avec le notaire; il envoyait, il est vrai, ses fils, mais M. Plancoulaine était pour eux sans égards.

Nul indice ne pouvait nous être plus favorable, puisque M. Plancoulaine virait d'un notaire à l'autre. Mon père dut reprendre courage.

Il était très ennuyé de n'avoir ni dit un mot à M. Plancoulaine ni reçu un mot de lui. Il manœuvrait pour s'approcher de lui chaque fois qu'il y avait un mouvement dans les groupes. Il se rendit utile en allant refermer la porte, que les jumeaux avaient laissée entr'ouverte. Quand il se retourna pour reprendre sa place, je vis qu'il payait d'audace: un tabouret turc, qui servait à déposer un plateau, était libre près de M. Plancoulaine; il s'y dirigea tout droit. Je le suivais des yeux; je me disais: il tourne sa langue et prépare le mot qu'il va adresser à l'ogre en s'asseyant; car, il n'y a pas à dire, s'il va s'asseoir là, c'est pour entamer le feu. Ou on lui répondra, ou bien non; et alors nous n'avons plus qu'à nous retirer; nous en sommes de nos frais de bourriche.

Il s'assit et se tourna rapidement vers la grosse face bourrue et rouge de M. Plancoulaine, en ouvrant la bouche; un son en sortait que je n'étais pas seul à épier. Mais M. Plancoulaine, qui n'avait pas eu l'air de le voir et ne l'avait peut-être pas vu, adressa au même instant un «Chut!» impératif à toute l'assemblée; le jeune homme au long cou calait sa pomme d'Adam avec le talon de son violon.

Le morceau parut long. Dès qu'il fut achevé, grand remue-ménage. Mais le jeune musicien, qui semblait dédaigner tout le monde, s'emparait aussitôt de M. Plancoulaine comme de l'auditeur le moins profane; et il lui parlait dans le nez, avec passion, avec volubilité, avec énervement. Il éclaircissait par la parole ce que sans doute on n'avait pu comprendre, à cause de la nouveauté de son art. Son nez se pinçait, ses narines frémissaient, de grosses veines en zigzag se gonflaient à ses tempes. Il chantonnait tel passage où il avait voulu faire entendre le bruit de la rue de la grande ville, le matin, avec le lourd vacarme des camions et des omnibus, le pas des chevaux de fiacre, le cri des marchands ambulants et jusqu'à la démarche hâtive et légère des trottins. Il disait:

—Leurs bottines ne sont pas neuves, entendez-vous bien? Ce ne sont pas des bottines de femmes élégantes, qui sont tenues en forme par l'embauchoir; ce sont des bottines dont l'empeigne est élargie, qui ont été souvent à l'eau et qui, dans la boue de la rue Montmartre, font «pfoui… pfoui…».

Plusieurs personnes affirmaient qu'elles comprenaient parfaitement; mais le musicien n'en croyait rien, et il suait sang et eau à donner à son explication une nouvelle vigueur. Il avait aperçu petite-maman, et, probablement parce qu'il la trouvait jolie, il s'adressait à elle, ce qui la fit pénétrer dans la conversation générale.

L'excellente madame Plancoulaine, en maîtresse de maison accomplie, ne perdait pas un détail de ce qui se passait; elle devinait l'angoisse de mon père; elle le secourut.

Elle arriva sur nous, trottinant entre les groupes, et me demanda si j'avais goûté. Mon père lui dit que oui; elle ne voulut point l'entendre; elle m'entraîna par la main et prit le bras de mon père, sous prétexte de nous montrer quelque chose «qui en valait la peine».

—Quant à votre femme, dit-elle, on se l'arrache. Laissons-la.

Elle nous mena à la salle à manger et courut au buffet. Elle en tira une terrine de terre brune vernissée qui portait un animal couché, grossièrement modelé sur le couvercle. Elle découvrit la terrine:

—Sentez-moi ça! dit-elle.

Il nous monta aussitôt l'arome exquis de ces pâtés de ménage que l'on ne sait faire qu'en province, dans les bonnes maisons. Cela sent le jardin potager, les allées bordées de thym et de romarin, le four chauffé aux bourrées de genièvre, la bruyère et l'herbe courte des landes que les moutons broutent, où poussent les mousserons et les champignons roses. Le contenu était un dôme de forme ovoïde, de la couleur d'un bronze roux, avec une agrémentation de bandes de lard doré à demi fondu, semblant grésiller encore, et de petites feuilles de laurier cuites aussi et pareilles à des ornements de cuivre verdâtre; une graisse neigeuse enchâssait le tout à la paroi craquelée, d'un bleu de lait.

C'était un pâté composé avec le gibier de la «bourriche».

—Saprelotte! dit mon père, madame, votre talent ne faiblit pas!

Elle avait déjà plongé un couteau dans cette pâte merveilleuse, et, à petits coups saccadés, elle découpait d'une main sûre des tranches larges et minces.

—C'est trop juste, dit-elle, que ce soit vous qui l'entamiez.

Elle courait à la porte, appelait la bonne, demandait des assiettes et du pain. Mon père s'excusait, jurait que son estomac ne supportait rien entre les repas.

—Asseyez-vous là! dit-elle.

Et elle nous mit la fourchette à la main.

Elle avait l'oreille au guet; elle voulait savoir si l'on entrait au salon, si l'on en sortait, tant elle tenait à être à tout le monde à la fois.

—Eh! mangez donc! dit-elle; il faut bien fêter le retour de l'enfant prodigue…

Elle sourit et s'éclipsa sur cette bonne parole.

Le retour de l'enfant prodigue! Ce fut là-dessus que nous fûmes laissés vis-à-vis du pâté de gibier provenant de la bourriche. Matière à méditation! Mon père mangeait, ma foi, pris à la succulence de la terrine. Méditait-il?

Il ne songea pas à s'offusquer du sens donné par madame Plancoulaine à la brouille que terminait le fait de manger ce pâté; c'est qu'il mendiait plus bas encore! C'est qu'étant venu ici, s'étant informé de la santé du domestique, ayant mangé dans la main de la maîtresse de maison, une chose lui manquait: un mot du maître, l'estampille de la réconciliation.

Nous rentrâmes au salon.

Le jeune homme à la pomme d'Adam suppliait petite-maman de se faire entendre. Il arrivait de Paris et ignorait la délicatesse de notre situation. La jeune femme se dérobait, faisait des façons, était fort embarrassée. M. Plancoulaine dit tout à coup:

—Jouez donc, madame, je vous en prie.

Elle n'avait plus qu'à obéir. Elle ôta ses gants et s'assit au piano. Mon père retourna à son tabouret, près du maître. Il n'eut pas à parler à M. Plancoulaine; sa femme entamait une rhapsodie de Liszt.

Elle avait au piano l'audace d'un rossignol qui chante; elle ne doutait point d'elle et jouait avec une facilité si heureuse qu'elle obtenait grâce devant tous. Elle massacrait Beethoven, mais interprétait un Chopin, un Liszt, et les Tchèques et les Russes avec une liberté qui vous laissait stupéfaits, incertains, mais ravis.

Elle plaisait au jeune musicien. Il donna le signal des applaudissements, se leva, parla encore, caractérisa avec feu la nature de ce talent, qui, disait-il «avait l'odeur du steppe». Tout le salon pour petite-maman eut un moment les yeux du jeune musicien. M. Plancoulaine, flatté d'avoir fait entendre «quelqu'un» à un artiste de Paris, applaudit lui-même.

Alors je vis mon père, enhardi, qui se disposait à lui parler. Il s'était encore une fois rapproché de lui. Il allait parler, quand M. Plancoulaine, qui probablement suivait son jeu, lui lança pour toute politesse, en me désignant du doigt:

—Qu'est-ce que vous allez faire de cet enfant-là?

Il avait jeté son aumône. Il dédaigna la réponse. Mon père disait:

—Mais je vais le mettre au collège à la rentrée…

M. Plancoulaine avait déjà tourné la tête et causait musique avec le compositeur.

Mon père fit signe à sa femme qu'il était temps de nous retirer, et il profita du brouhaha, qui durait encore, pour saluer à distance M. Plancoulaine, sans lui tendre la main.

Madame Plancoulaine nous reconduisit. Elle descendit avec nous les marches du perron, en nouant sous son menton les brides d'un chapeau de jardin.

—Mais, madame, ne vous donnez donc pas la peine, je vous en prie!

—C'est trop aimable à vous, madame… nous ne souffrirons pas!…

—Allons donc! dit madame Plancoulaine, il y a trop longtemps que je ne vous ai vus! Je suis sûre que c'est moi la plus contente…

—Mais nous le sommes, madame, veuillez le croire.

—A la bonne heure! Il y aura plus de joie au ciel pour un seul pécheur converti que pour cent justes qui…

Elle coupait aux églantiers une demi-douzaine de roses magnifiques:

—Prenez ça, ma belle!

Nous dûmes nous confondre en remerciements. Il fallait, bon gré mal gré, se déclarer ses obligés. Elle nous conduisait jusqu'à la ferme. Par les fenêtres des cuisines les domestiques étaient témoins de l'honneur qu'on nous faisait. Une porte s'ouvrit tout à coup, et la cuisinière, Françoise, vint vers nous, tenant un chien sur le bras. Elle nous adressait de loin force petits saluts; son œil parlait; elle aussi «s'était bien doutée quand elle avait vu la bourriche». Elle dit en arrivant près de nous:

—C'est Mirza, la sœur au petit chien de monsieur et madame Nadaud. Monsieur et madame vont bien?

—Mais oui, Françoise; merci. Ah! voilà donc «la sœur» dont nous avons tant entendu parler!

—C'est comme ici, dit madame Plancoulaine, vous ne vous doutez pas combien on nous rebat les oreilles de votre chien Paletot. Il faudra nous l'amener la prochaine fois.

Les domestiques, de part et d'autre, avaient poussé au traité de paix. Si la mère Fouillette trouvait que nous dînions trop souvent à la maison, les gens, chez les Plancoulaine, reprochaient aux jumeaux Courtois de «hacher» les canapés et le jardin.

Nous prîmes congé au seuil de la ferme.

—Eh bien! dit petite-maman, j'espère que ça s'est bien passé!

—Oh!… fit mon père, la pilule a le goût amer; mais j'espère que l'effet sera bon.

Il se défendit de ternir l'heureuse impression qu'emportait sa femme; il sentait qu'elle avait là retrouvé sa vie, c'est-à-dire du monde. Quant à lui, il ne doutait pas qu'il dût reprendre pied promptement dans la maison en s'avilissant de nouveau, et le plus fréquemment possible, devant M. Plancoulaine.

XIII

Nous rencontrâmes M. Clérambourg sur le pont. Nous n'avions pas à lui apprendre d'où nous venions. Il dit lui-même à mon père:

—Maintenant que c'est fait, je puis vous confier que par votre démarche vous avez rendu un fier service à Plancoulaine…

Mon père leva les sourcils et jeta son corps en prière.

—Oui, continua Clérambourg, Plancoulaine est à couteaux tirés avec Courtois, et il ne savait pas à qui confier le soin de ses affaires.

—Ah! dit mon père, j'aurais aimé savoir plus tôt que les choses en étaient à ce point: j'eusse fait là-bas meilleure figure.

Ces messieurs s'approchèrent du parapet et regardèrent la maison neuve, qu'on appelait déjà «le château Moche», et qui s'élevait au bout du pont, presque en face du jardin du presbytère. C'était une construction prétentieuse, avec deux petites tourelles crénelées, et une terrasse à balustrade, sur la rivière, le tout destiné à imiter et surpasser les agréments de la maison Colivaut.

—Courtois, dit M. Clérambourg, a eu la négligence de laisser construire ces tourelles sans consulter l'état des servitudes. Or, monsieur Phébus qui, depuis un an et plus, regarde placidement, de sa barque, pousser le château Moche, vient d'élever la prétention d'en faire raser la toiture et les tours, attendu qu'il est propriétaire d'une bicoque située derrière et qui jouit, sur le terrain Moche, d'une servitude de «non bâtir».

M. Phébus était debout dans sa barque au pied du mur du presbytère. La flotte de liège oscillait comme un pendule scandant la marche infaillible du temps propice aux haines patientes. Au-dessus de sa tête s'étendait le jardin en friche où les plantes, les bêtes et un saint homme louaient Dieu. La rivière sombre et profonde, toujours même et toujours nouvelle, coulait indifférente sous un doux ciel léger où semblaient voleter des jupes de ballerines.

Nous continuâmes notre chemin. Je me rappelais le retour de la visite aux Plancoulaine, qui avait marqué le début de notre période de malheurs. Le retour d'aujourd'hui en célébrait la clôture. Là-haut, au fin bout de la rue, la maison Colivaut ne représentait plus le but un peu chimérique de nos efforts; la maison Colivaut était à nous. Les passants, les boutiquiers ne nous regardaient plus comme des gens qui ont eu le front de regimber contre un caprice tyrannique unanimement accepté; ils nous enveloppaient de cette bienveillance qu'on n'accorde qu'à ceux qui se sont soumis à la loi commune. Nous étions désormais d'accord avec l'opinion publique.

Quelque chose, je ne sais quoi, en ma conscience d'enfant, se révoltait contre la platitude de ce résultat. Les péripéties de la guerre me plaisaient mieux que cette médiocre paix; je regrettais que l'aventure fût finie.

Nous montions la grande rue. Je marchais devant mes parents. Ils m'avaient appelé; je ne les avais pas entendus. J'allais toujours, l'esprit perdu dans des «imaginations». Le désir autrefois ressenti en montant dans la voiture de mon père, ce désir de fuite éperdue dans l'air libre, au-dessus des toitures, des campagnes, des routes et des rivières, me soulevait de nouveau avec ses suffocations et son vertige. Je voyais la rue qui montait, qui s'arrêtait à la porte aux pattes de biche et au mur à balustrade de la maison Colivaut; et je voulais que cette rue ne s'arrêtât point, qu'elle crevât la maison Colivaut, qu'elle escaladât la colline et, par delà la colline, qu'elle escaladât d'autres obstacles, qu'elle montât plus haut! Je gravissais ces pentes; je voyais se rapetisser Beaumont, se ratatiner son monde, et la maison Plancoulaine elle-même devenir quelque chose de moindre qu'une fourmilière… Alors, là-haut, je voyais… Je voyais quoi?… Ah!… voilà. J'avais beau faire effort, être certain que quelque chose apparaîtrait là-haut, un brouillard m'aveuglait.

J'arrêtai mes pas réels, au milieu de la place, devant la statue d'Alfred de Vigny. Ce grand homme de bronze, à la figure étrangère et hautaine, fut le premier objet qui me frappa au sortir de mon rêve. Était-ce lui qui émergeait du brouillard? était-ce lui qu'on voyait encore quand on regardait de plus haut que la maison Colivaut, de plus haut que la colline et de plus haut que d'autres collines encore? Des voix criaient derrière moi:

—Riquet!… Riquet!…

Je me retournai.

—Riquet! mais c'est Marguerite Charmaison!… C'est Marguerite Charmaison!

Je fis à part moi: «Ah! oui, Marguerite Charmaison, qui cherche depuis plus longtemps que moi! Marguerite Charmaison, qui a eu de plus grands désirs que moi-même. Elle doit savoir, elle, ce que l'on voit quand on s'est donné beaucoup de peine pour monter, pour escalader collines et collines!…»

—Riquet! Riquet!… On te dit que c'est Marguerite!

En effet, Marguerite Charmaison était là. Elle arrivait de Paris; elle présentait sa mère, que nous n'avions jamais vue à Beaumont. Elle savait déjà que nous venions de chez les Plancoulaine et nous en félicitait. Elle dit:

—J'irai vous annoncer une nouvelle.

D'une jeune fille ordinaire, cela eût signifié évidemment un mariage. Mais de Marguerite, que pouvait-on prévoir avec assurance? Peut-être avait-elle vendu un tableau à l'État? ou découvert une nouvelle vocation? peut-être avait-elle recouvré ses goûts anciens: elle entrait au théâtre? elle se faisait religieuse? elle décidait de pleurer sa vie entière le souvenir du jeune lord anglais ou du grand cardinal?… Ou bien elle avait culbuté la philosophie allemande?… émancipé le sexe féminin?… découvert la formule de l'Art?… Rien de tout cela ne me paraissait ridicule ni au-dessus des forces de Marguerite. Je résumais mes suppositions en disant: «Qu'elle a de la chance! elle a trouvé!»

XIV

Elle vint nous voir, dès le lendemain, avec sa mère. Le soir tombait; nous étions au jardin.

Marguerite était plus jolie qu'autrefois. Sa taille s'était haussée, son buste développé; ses yeux étaient calmés. Il y avait dans ses traits une harmonie nouvelle; tout y semblait plus mûr, plus achevé, plus aisé et en équilibre. Elle conservait la même ardeur; sa voix avait le même accent de passion contagieuse qui eût fait le succès d'une comédienne; mais l'inquiétude, l'angoisse fiévreuse s'en étaient allées de toute sa personne. On la sentait, à ses mouvements, à ses paroles, à son silence même, décidément heureuse.

Elle prit à part petite-maman et lui glissa rapidement quatre mots à l'oreille qui lui firent faire: «Ah!» Ce devait être «la nouvelle». Marguerite ajouta tout haut:

—Ce ne sera officiel que dans quelques jours.

Petite-maman dit:

—C'est une confidence.

On n'en parla point.

Nous avions gravi l'escalier aux marches branlantes, sous le prunier de mirabelles, et nous nous promenions dans la grande allée bordée de buis qui côtoyait le cadran solaire. Je me tenais autant que possible à proximité de Marguerite, sans toutefois lui parler, car elle m'intimidait plus que jamais depuis que je la croyais en possession du mystère qu'elle avait si ardemment cherché. De temps en temps je relevais les yeux vers elle; je la considérais et la vénérais comme un tabernacle qui contient une substance sacrée. J'avais si grand besoin de voir quelqu'un qui fût grand, qui fût beau, qui fût au-dessus du commun des hommes!

Nous passions et repassions près du cadran solaire. Bien que j'eusse déjà vu beaucoup de gens passer par là, je m'étonnais toujours qu'aucune personne ne fût amenée, par la vue du double triangle de métal et d'ombre, des grands chiffres deux fois séculaires, par l'aspect mélancolique et charmant de la pierre à demi rongée, à demi revêtue d'une mousse de velours, ou enfin par la grave inscription latine, à donner à l'entretien un tour moins terre à terre et moins plat. Lædunt omnes, ultima necat (Toutes les heures nous blessent, la dernière nous tue). Non! non! Les regards effleuraient la pierre, les esprits n'en étaient pas touchés. Les femmes parlaient toilette ou potins locaux, les hommes affaires ou politique. Jamais je n'avais entendu le ton se hausser.

Entre madame Charmaison, Marguerite et petite-maman, s'agitait pour le moment la question de la prééminence du Bon Marché sur le Louvre ou du Louvre sur le Bon Marché.

Marguerite remarqua que je suivais ses pas. Elle dit:

—Comme il est sage, cet enfant!

Puis elle me demanda si j'allais toujours chez ce bon monsieur le curé. Je dis: «Oui.» J'étais rouge. J'avais bien envie de lui parler; je ne pus que lui dire:

—Vous souvenez-vous, lorsque vous m'avez mis les deux mains sur les yeux, auprès du cadran solaire?

—Mais certainement! dit-elle.

Cela lui donna l'idée de revoir le cadran. Elle me prit la main, et nous nous en approchâmes. J'avais assez grandi pour avoir toute la tête au-dessus de la table; Marguerite se pencha sur moi, son menton s'appuyant sur mes cheveux, et mon menton à moi sur le cadran. Je sentais le souffle de Marguerite, et sa main sur mon épaule. Un frisson me passa par tout le corps. Elle me dit:

—Est-ce que vous avez froid?

Non! je n'avais pas froid! Nous étions là tous les deux sur cette pierre où je m'étais accoutumé à voir une sorte d'intermédiaire entre le Ciel et moi, où j'attendais depuis si longtemps un mot qui s'inscrivît là pour moi, à côté de la vieille sentence latine. Marguerite, pour moi la créature la plus sublime et la plus belle que j'eusse connue, Marguerite ayant trouvé sa vocation, et toute radieuse de l'avoir enfin trouvée, Marguerite n'était-elle pas la voix d'en haut qui allait prononcer le mot magique qui épargne aux enfants passionnés les inquiétudes de l'adolescence?

Elle brûlait en effet de faire sa confidence à tous ceux qu'elle voyait; je crois qu'elle l'eût faite aux roseaux. Tandis que j'étais là, tremblant, haletant, savourant d'avance le souffle qui m'allait enchanter, elle me dit sur le front:

—Riquet! tu sais, je me marie!

Puis plus bas, plus mystérieusement, et cette fois dans l'oreille, où je sentis ses lèvres:

—… Avec le docteur Chevalière!

Et elle m'abandonna tout à coup. Elle avait rougi en disant le nom de celui qu'elle aimait.

Tel était l'aboutissement de toutes les fièvres de Marguerite Charmaison. Adieu images d'Œdipe et de Newman! adieu mourant lord Wolesley! adieu Kant! adieu revendications féminines! adieu grand Art! Elle avait rencontré un beau jeune homme; elle l'aimait; elle l'épousait.

Quand ces dames nous quittèrent, je m'en allai sur la terrasse et m'accoudai à la balustrade. Marguerite descendait la rue avec sa mère.

Je reconnus, à la terrasse du café, au milieu de ces messieurs du Conseil, le docteur Troufleau. A la pensée de l'émotion qu'il allait avoir, mon cœur sauta. Ces dames arrivaient au carrefour: le docteur les avait vues. Elles furent jointes par une dame en noir avec qui elles causèrent un instant, et, comme elles allaient se séparer, je vis que Marguerite se penchait à l'oreille de la dame en noir: elle lui faisait sa confidence. Troufleau était éloigné de quatre pas à peine; il eût pu l'entendre…

Il salua ces dames en se levant tout debout; son chapeau haut de forme décrivit un grand arc de cercle; un pan de sa redingote renversa probablement une cuiller et un verre; le bruit en vint jusqu'à moi. Marguerite tourna la tête, l'aperçut et lui rendit son salut.

Ces dames s'éloignèrent encore; je les vis disparaître vers l'église. Le silence du soir se répandit. Parfois la voix d'un des buveurs, au café, éclatait comme une vitre qu'on brise. On percevait très nettement le choc des soucoupes. Un chien traversait la place. Une femme allait à la fontaine. Je vis, au travers d'un rideau de mousseline, à la lueur d'une petite lampe, madame Auxenfants qui fricotait. M. Fesquet fumait la pipe à la fenêtre. Mesdemoiselles Tiffeneau et mademoiselle Bouquet revinrent de leur promenade en chantant.

Puis, à l'heure du dîner, tous les bruits moururent, et la rue, en toute sa longueur, semblait traverser une ville abandonnée. Seule, au milieu de la place, demeurait la statue du poète.

De ma balustrade, je regardai encore une fois cet être inconnu de tous et dominant tout le monde de sa mine altière. Il restait étranger à nos rumeurs, à nos disputes, à nos bassesses. Il paraissait désespéré, et pourtant calme. Était-ce à cause de ce qu'il voyait à ses pieds? était-ce à cause de ce qu'il voyait au loin? De son piédestal, voyait-il les hommes mieux que nous? Voyait-il Dieu? Ne voyait-il rien?

M. le curé m'avait dit, en m'expliquant les auteurs anciens:

«Mon enfant, les pensées forment un jeu de patience merveilleux; il s'agit de trouver entre elles un certain ordre. Tant que cet ordre n'est pas trouvé, elles clochent entre elles et nous font mal; quand vous le tenez, vous voyez Dieu.»

Oh! comme j'essayais de mettre de l'ordre dans mes pauvres pensées; mais j'étais trop jeune… Et personne ne m'aidait.

La nuit était presque venue, j'eus moins de honte à commettre une extravagance. Je ramassai dans l'ombre tous mes beaux désirs d'enfant, écornés déjà aux réalités de la vie, et, au risque d'être pris pour un insensé si quelqu'un m'entendait, je mis mes mains en porte-voix sur ma bouche, et criai au poète:

—Que voyez-vous? que voyez-vous? vous qui avez l'air d'être au-dessus de nous!

FIN

E. GREVIN—IMPRIMERIE DE LAGNY—9558-11-12






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  under the terms of the Project Gutenberg License included with this
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or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at
www.gutenberg.org



Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the
mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its
volunteers and employees are scattered throughout numerous
locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt
Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to
date contact information can be found at the Foundation's web site and
official page at www.gutenberg.org/contact

For additional contact information:

    Dr. Gregory B. Newby
    Chief Executive and Director
    gbnewby@pglaf.org

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular
state visit www.gutenberg.org/donate

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate

Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.

Most people start at our Web site which has the main PG search
facility: www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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