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Couverture

GILBERT DE VOISINS

L’ENFANT
QUI PRIT PEUR

Le cœur a son ordre, l’esprit a le sien, qui est par principes et démonstrations ; le cœur en a un autre.

B. P.

ÉDITION DÉFINITIVE

PARIS
LES ÉDITIONS G. CRÈS ET Cie
21, RUE HAUTEFEUILLE, 21

DU MÊME AUTEUR

Prochainement :

IL A ÉTÉ TIRÉ A PART VINGT
EXEMPLAIRES SUR PAPIER
PUR FIL LAFUMA, DONT DIX
HORS COMMERCE, NUMÉROTÉS
DE 1 A 10 ET DE 11 A 20.

L’ENFANT QUI PRIT PEUR

Je voudrais dire, ici, la vie d’un enfant. Je l’ai entendu rire et pleurer, j’ai vu ses jeux et ses courtes peines, rien que ses courtes peines ; je croyais bien le connaître, mais de ce qu’il souffrit en secret, je ne sus me rendre compte et de cela je garde le plus cuisant remords.

Voulant conter cette histoire, je m’étais mis en scène, comme pour témoigner personnellement d’un drame obscur ; bientôt, hélas ! je découvris mon erreur : si proche que j’eusse vécu de ce roman, je n’y avais que faire, n’en ayant rien deviné.

J’étais le comparse inutile, le comédien de rebut, celui qui, la pièce jouée, va souffler les chandelles. D’autres, à mes côtés, eurent un soupçon, furent inquiets, — moi, je vivais allégrement et, lorsque je compris enfin, il était trop tard.

J’efface donc mon rôle : quelques gestes, quelques répliques, peu de chose. La suppression ne se voit guère. Si j’écris ces lignes, c’est pour que l’on sache bien que cette histoire est vraie, d’un enfant qui souffrit, qui prit peur et courut au-devant de la mort parce que la vie l’épouvantait.

I

Une mouche tournoya longuement dans le rayon de soleil qui tombait sur le tapis rouge de la chambre, fit, en bourdonnant, un crochet dans l’ombre d’un paravent, alla se baigner encore au sein de la poussière solaire pour se poser enfin sur la table de chêne où, dans un vase de terre grise, fleurissait une anémone.

L’enfant suivait ce manège d’un œil charmé. Il aimait les mouches, elles lui tenaient compagnie. Leur vol affairé le séduisait et leur chant continuel lui faisait plaisir. Il se souleva un peu dans son lit pour voir ce que celle-là était devenue, mais, bientôt, son attention fut requise par la belle anémone mauve, largement épanouie dans le vase de terre. Puis, son regard glissa vers la fenêtre.

Une branche de pin, toute noire, barrait le ciel bleu. Sauf cette branche de pin, fourchue, chargée d’aiguilles et de pommes et qui portait aussi un nid de chenilles fait en fils de soie blanchâtres, on ne voyait que l’air bleu, d’un bleu dur de plein jour.

L’enfant se souleva encore. Il voulait s’asseoir dans son lit : là-bas, il y avait la mer avec ses vagues, ses bateaux, les voiles blanches, les voiles rouges, les mouettes, mais il eut beau se hausser, il ne voyait toujours que le ciel bleu. Il n’était pas assez grand. Alors il se laissa retomber dans le lit, se sentant, brusquement, très las. Il ne bougerait plus ; il serait sage. Pour mieux rêver, il ferma les yeux.

Ce matin-là, le docteur Périer avait dit : « Si Jacquot est bien sage, il pourra sortir dans peu de jours. Nous nous sommes inquiétés à tort. » Et Maman avait répondu : « Dieu soit loué ! » Ensuite, ils s’étaient mis à parler de la maladie dont souffrait Jacquot, de cette maladie qui portait un si joli nom : la roséole. Jacquot eût voulu deviner quel rapport son ami, le grand rosier pourpre qui fleurissait au fond du jardin, pouvait avoir avec elle. La roséole… la roséole… joli mot ! Tout de même, quel ennui ! Et le beau soleil l’appelait, l’invitait à sortir, quand il devait rester au lit sans s’être jamais senti très malade. Il n’avait plus causé depuis quinze jours avec le vieux Pierre qui lui racontait tant d’histoires ! toutes si belles ! il n’avait plus visité les coins innombrables du jardin : grottes, cachettes, lieux secrets, connus de lui seul et de Lucienne à qui il les avait révélés, en s’assurant de sa discrétion par des serments terribles. Et surtout, il n’avait plus vu Lucienne, il ne l’avait plus entendu rire sous son grand chapeau rose. Comment pouvait-elle jouer sans Jacquot ? Seule, ne s’ennuyait-elle pas ? Assurément, mais « la roséole est contagieuse ».

Enfin, tout cela finirait bientôt. Dans quelques jours, il pourrait sortir. Ce serait, de nouveau, les passionnantes parties de cache-cache avec Lucienne au chapeau rose, avec Alice aux cheveux pâles tirés en arrière et que l’on taquinait en attachant un grelot au ruban de sa tresse, avec Henri, encore bien petit, (huit ans seulement), avec Paul, qui devait, au début d’octobre, aller à Paris pour suivre dans un lycée la classe de cinquième.

Jacquot s’imaginait déjà les cris et les disputes et les faux pas sur les racines des pins et les belles glissades où les aiguilles piquent les mollets si fort. Oh ! que ce serait donc beau ! Puis le soir viendrait : Alice et Paul s’en iraient le long du petit chemin des douaniers avec Mlle Stéphanie, Henri serait emporté dans une charrette à deux roues par le cocher de ses parents, et Lucienne n’aurait qu’à traverser la route pour rentrer chez elle, mais, auparavant, Jacquot cueillerait au grand rosier une rose pourpre et la lui donnerait, et Lucienne partirait en souriant, sa rose à la main. La journée eût semblé incomplète si Jacquot n’avait offert à Lucienne une rose pourpre, tant qu’il restait des roses au rosier.

Maintenant, il était seul dans le jardin.

Le soleil baissait, lançant sous les plus de longs rayons aveuglants, pleins de poussière rouge. C’était l’heure où Pierre, le vieux pêcheur, passant dans le petit sentier d’en bas, s’arrêtait pour dire toujours la même phrase :

« Eh ! bonsoir, monsieur Jacquot ! c’est pas encore cette nuit que vous venez à la pêche dans ma barque ? »

Des bêtises, quoi ! Enfin Jacquot, après avoir causé quelques instants avec le vieux, remontait jusqu’à la maison, entrait dans l’antichambre par la porte vitrée, un peu las, un peu courbatu, un peu étourdi par toutes ces belles courses et, pour se laver les mains, gagnait sa chambre d’un pas traînard. La journée était finie, car il n’y avait ensuite que le repas du soir et cela n’offrait aucune espèce d’intérêt.

Oh ! qu’il désirait reprendre cette vie ! Jacquot fermait les yeux pour mieux goûter le précieux souvenir.

La grosse mouche volait de nouveau dans le rayon de soleil que fonçait l’heure tardive ; l’anémone repliait lentement ses pétales ; au dehors, la branche de pin se découpait plus noire encore sur le ciel devenu rouge, et le bruit de la mer paraissait s’assourdir. Mais Jacquot ne prêtait plus son attention à ces choses.

Par un pont mince, fait de lianes tressées, dont l’image se trouve reproduite à la page 127 des « Enfants du Capitaine Grant », Jacquot gagnait un plateau gigantesque où se courbaient les arceaux en fer d’un jeu de croquet ; là, en compagnie de Lucienne qui riait sous son chapeau rose, il poussait des boules de verre multicolores ; les boules ne voulaient pas franchir les arceaux, mais glissaient le long d’un rayon de soleil ; Lucienne et Jacquot les poursuivaient sur le rayon, et Lucienne riait toujours.

Soudain, Jacquot se sentit inquiet.

Au-dessus de lui, se répercutait un grondement singulier, un grondement noir. Était-ce l’orage ? Il demanderait à Pierre qui prévoyait mieux que personne les bourrasques et le temps de pluie. Mais non ! il y avait des paroles dans ce grondement. Deux voix parlaient, chuchotantes ; l’une, plus grave, traînait d’épaisses phrases lourdes, sans inflexions ; l’autre sèche, précise et mince, s’exprimait par monosyllabes pointus.

Peu à peu, Jacquot se déprenait de son rêve, bien qu’il s’y raccrochât de toutes ses forces vives, mais le dernier lambeau finit par se déchirer et, brusquement, après une dernière vision du jardin, de ses fleurs et de la musicale mer, Jacquot se retrouva dans son lit.

Alors il entendit parler la voix lourde :

« Tu vas réveiller l’enfant ! »

Il ouvrit ses yeux encore tout ravis par le songe et vit, au-dessus de son lit, deux visages qu’il connaissait bien, aux sourcils froncés, aux lèvres frémissantes des paroles qu’elles n’avaient pu retenir, deux visages qui se regardaient cruellement ; le visage de l’homme fit une moue de mépris ; une colère froide contracta le visage de la femme. Alors l’enfant sentit, tout à coup, de gros sanglots qui montaient dans sa poitrine, qui montaient, qui montaient vers sa bouche et, saisissant son drap de ses deux petites mains convulsées, Jacquot, plein d’une atroce épouvante, se mit à pleurer.

II

Ah ! qu’il faisait bon vivre au soleil !

Jacquot était couché dans l’ombre fraîche d’un pin et regardait le ciel entre les branches. Immobile, les jambes molles, les bras en croix, il humait l’émouvante odeur de résine chaude qui parfumait tout le bois, il écoutait le froissement sec des verdures sous la brise, buvait l’air un peu salé d’avoir si longtemps frôlé la vague, contemplait le dessin des ramures contre le ciel et, de tout son petit corps, touchait la terre tiède. Il ne bougerait pas ; il resterait à goûter l’ombre odorante et la splendeur du jour.

C’était pour lui un plaisir nouveau. Sans doute il aimait toujours autant courir et jouer ; le croquet, le jeu de balle, les glissades l’amusaient comme avant, mais il connaissait des joies inédites qu’il prisait fort. Il les avait découvertes, un jeudi du mois dernier, au cours d’une partie de cache-cache.

Lucienne, ayant accompagné sa mère en tournée de visites aux environs, Alice, Henri et Paul étaient seuls dans le jeu. Henri et Alice n’avaient rien trouvé de mieux pour dépister Paul que de se tapir au fond de la cabane où le jardinier enfermait ses outils, stratagème connu qui ne servait de rien. Or, Jacquot, voulant une cachette de qualité plus rare, était monté dans les branches d’un grand magnolier qui poussait parmi les pins et les dominait de haut. Perché dans le feuillage large et plat, invisible à tous les yeux, immobile et le cœur battant, il écoutait les exclamations de Paul qui ne le trouvait pas ; il jouissait de ce dépit. Puis, insensiblement, il se désintéressa du jeu pour s’occuper des seules beautés de la région supérieure qui lui donnait refuge.

A ses pieds ondulait la houle verte et noire des pins ; plus loin, les rochers du rivage menaient à la petite falaise dressée dans la mer comme un mur rose où quelques pauvres plantes s’accrochaient ; plus loin encore, la plaine des flots montrait des champs d’aveuglante lumière et des îles d’eau sombre. Tout près, au-dessus de sa tête, on apercevait un nid vide, tandis que, plus haut, à la pointe extrême de l’arbre, un oiseau se laissait entrevoir, insoucieux du monde, et qui chantait.

On était à son aise dans la fourche de ce magnolier. Jacquot s’appuyait à deux grosses branches comme aux accoudoirs d’un fauteuil ; un petit rameau horizontal lui formait une sorte de tabouret. A quoi servait de s’agiter, de crier, d’avoir chaud ? Il trouvait un plaisir très réel et tout neuf à ne plus agir, à ne plus se dépenser, à songer.

Naguère, il ne songeait qu’aux heures où, dans son lit, il ne voyait même pas la moustiquaire blanche qui le couvrait d’une housse de mousseline, ou bien quand une indisposition, comme la roséole de l’année dernière, le forçait à rester couché. Maintenant, il découvrait la songerie de plein jour, le rêve au grand air, la joie de vivre en soi-même.

D’ailleurs, il connaissait bien le monde : il l’avait parcouru. Plus de surprises à espérer de ce côté. Ainsi qu’un explorateur qui revient de voyage se repose de ses mille aventures en rappelant leur souvenir, les pieds aux chenêts, Jacquot, assis dans la fourche d’un magnolier, résumait durant une partie de cache-cache sa science de la vie.

Brièvement, l’univers pouvait se décrire comme suit : borné au nord par la grande route et la villa du docteur Périer, à l’ouest par un mur, à l’est par un treillage et un petit chemin qui marquait la limite du territoire militaire, au sud par le sentier des douaniers, les cailloux de la grève, les flots bleus et l’horizon, ce vaste monde, qu’il pouvait parcourir de bout en bout, lui appartenait à lui seul. Au delà de ce monde, on ne trouvait rien que le royaume de Lucienne Périer, plus petit que le sien, le fort dont les canons pointaient vers la mer, enfin les pays inconnus, les pays des rois d’Égypte et des héros de Fenimore Cooper, les pays de l’atlas et de Jules Verne.

Et voici comment cet univers était peuplé :

D’abord il y avait Papa, qui revenait de Paris le matin même ; il y avait Maman, malade, la veille, mais aussitôt remise. « Toujours les nerfs ! » disait-elle. Il y avait le docteur Périer, parrain de Jacquot, que l’on voyait souvent et dont la villa était de l’autre côté de la route ; il y avait M. Salvert, qui venait tous les jours pour donner des leçons à Jacquot ; il y avait Julie, la femme de chambre, très rousse et qu’il aimait bien ; il y avait Pascal, le valet de chambre, à qui deux dents manquaient du côté gauche (cela faisait, dans sa bouche, un trou noir) ; il y avait Adolphe, le cocher, vieux, grognon et très chauve, Maria, la cuisinière, dont le terrible accent prêtait à rire, Gaétan, le jardinier, tout maigre, qui trottinait en clochant du pied droit, Pierre, le vieux pêcheur, qui ne se décidait pas à repeindre sa barque, bien qu’elle en eût grand besoin ; il y avait Alice et Paul dont les parents habitaient la grande villa blanche au bout du cap ; il y avait Henri dont la mère était très douce, très gentille ; et il y avait surtout Lucienne, la fille du docteur Périer, grande amie de Jacquot, qui riait tout le long du jour et portait de beaux chapeaux roses. Enfin, au centre de tous ces personnages, se plaçait Jacquot, (onze ans, mince, les yeux noirs, les cheveux clairs, le teint hâlé), qui, présentement, était assis dans la fourche d’un arbre.


« Jacquot ! Jacquot ! je te vois ! tu es là-haut ! C’est pas de jeu ! C’est tricher ! On n’a jamais fait ça avant ! Descends !

— Qu’il est bête, ce Paul ! pensa Jacquot. Et comment m’a-t-il vu ? Alice a dû le lui dire ! »

Allons !… puisqu’il le fallait !… Et Jacquot descendit de son belvédère, se promettant d’y revenir bientôt, mais ne se doutant point du tout qu’il venait, pour la première fois, de s’abstraire, afin de mieux considérer le monde et, de ses petites mains, le peser.

Jacquot était donc couché, une quinzaine de jours plus tard, sous un pin tout proche du magnolier et savourait la vie à la façon immobile des plantes, quand le vieux Pierre s’approcha de lui, portant une nasse et un épervier.

« Eh bien, monsieur Jacquot ! vous ne venez pas voir ma barque ? je l’ai repeinte.

— Oui, Pierre.

— Je vous attends en bas, monsieur Jacquot. Pas besoin de vous presser ! vous faites trop bien le cagnard ! »

Il descendit par un sentier glissant qui menait au bord de la mer. Quelques instants, Jacquot le suivit des yeux avec nonchalance. Encore un peu de repos ! Encore un peu de paresse ! Qu’il faisait bon sous les arbres ! Rien dans la vie de Jacquot ne semblait avoir changé, depuis de nombreux jours ! Si, pourtant ! Oh ! oui ! que de choses il oubliait ! Pascal, le valet de chambre, avait perdu une dent de plus, toujours à gauche, ce qui ne rendait pas plus seyant le trou noir dans sa bouche ; Pierre avait repeint sa barque, la Marie-Claire, et puis Jacquot venait d’aborder l’étude des rois d’Égypte de la dix-huitième dynastie où, vraiment, l’on trouvait de bien beaux noms : Osymandias, Aménophis, Sésostris, tant d’autres encore ! enfin Lucienne allait au catéchisme ; l’abbé Duprin lui donnait des leçons, tout comme M. Salvert à Jacquot, mais sur d’autres sujets ; il lui apprenait « la religion », et il paraît que ce n’était pas ennuyeux du tout. Même, à ce propos, il y avait eu, à table, ce jour-là, un petit différend entre M. et Mme Laurenty, père et mère de Jacquot. Jacquot ne s’étonnait guère de ces petits différends, (c’était chose commune à la villa Mireille), mais il ne parvenait point à s’y habituer.

Cela commençait presque toujours ainsi.

M. Laurenty ou Mme Laurenty faisait une remarque désagréable, aussitôt relevée, bien qu’elle ne s’adressât à personne directement. Alors M. Laurenty remontait le cours des années et rappelait tous les torts que Mme Laurenty devait s’attribuer dans leur vie, Mme Laurenty l’interrompait en phrases courtes, précises, débitées sur un ton suraigu, et définissait, à son tour, les méfaits de M. Laurenty. Après quoi, M. Laurenty tapait de son poing sur la table en proférant des gros mots, tandis que Mme Laurenty, griffant toujours la nappe de ses dix doigts, se mordait les lèvres jusqu’au sang.

Dès le début de la scène, Jacquot dressait l’oreille ; quand finissait l’exposé des torts conjugaux, sa bouche se mettait à trembler et il devenait très rouge. Il écoutait, mais le sens des paroles l’occupait fort peu ; le bruit, le bruit seul le troublait ! il détestait le bruit. Les jurons lourds de son père, les cris pointus de sa mère lui étaient également insupportables. Il commençait à avoir peur. Aussi, lorsque M. Laurenty prenait le ciel à témoin de façon grossière et répétée, Jacquot pleurait-il, le plus souvent, et son père ou sa mère ne manquait jamais de dire :

« Cet enfant est ridicule : il pleure tout le temps ! »

La phrase pouvait varier par ses termes, elle ne signifiait jamais rien d’autre.

Le différend, surgi ce jour-là, était de qualité nouvelle. Mme Laurenty disait : « J’ai vu Périer, ce matin ; il envoie la petite Lucienne au catéchisme… » Quand son mari lui coupa la parole :

« Ce n’est pas ce qu’il fait de mieux !

— Il fait son devoir ! dit Mme Laurenty en posant brusquement sa cuiller sur l’assiette, ce qui provoqua un bruit de faïence fort douloureux à l’oreille. Et, d’ailleurs, je compte voir l’abbé Duprin pour que Jacquot…

— Ah ! cela, je te le défends bien ! Si Jacquot a besoin d’une religion, plus tard, il s’en procurera une tout seul. Une religion, ça se trouve sans peine. Pour le moment, laisse-le tranquille ! Tu n’es pas pieuse, tu ne vas jamais à la messe, tu…

— Devant l’enfant ! Taisez-vous, Julien ! »

Mme Laurenty tutoyait peu son mari.

« Toujours cette rage d’imiter les autres ! Parce que Périer…

— Julien ! si vous… »

A grand bruit, M. Laurenty jura, mais Jacquot ne se souvenait pas de ce qu’il avait dit, au juste. Ses yeux se gonflaient, sa bouche tremblait. M. Laurenty frappa la table. Un verre chanta. Jacquot fondit en larmes.

« Odieux ! c’est odieux ! Il pleure à tout bout de champ ! On ne peut plus parler ! Va-t’en dans le jardin ! sors d’ici ! »

Jacquot plia sa serviette, prit l’orange qu’il s’évertuait à peler proprement et fut l’achever au jardin, comme l’en priait aimablement son père. Là, du moins, on pouvait manger les fruits à sa guise.

Il était seul. Les larmes séchèrent vite. Pas de camarades, car c’était un jour de semaine ; point de leçons, car M. Salvert souffrait de la grippe, ayant pris froid, la veille, en rentrant chez lui. Que ferait Jacquot ? Irait-il voir Lucienne qui n’avait ses leçons que le matin ? Lirait-il ce beau livre que M. Périer lui avait donné : « Cinq semaines en ballon » ? Non ; il n’aimait pas montrer à Lucienne ses yeux rougis. Il s’intéressait moins vivement aux aventures d’autrui lorsqu’il venait d’en subir une trop personnelle. Non ; il se coucherait sous un pin et passerait l’après-midi à ne rien faire.

La tristesse de Jacquot avait vite disparu. Une sauterelle verte qui détendait au sein de l’herbe son maigre corps le fit sourire. Il regarda une armée de fourmis qui construisait une colline en terre rouge, puis il oublia tout à fait les incidents du repas et, couché dans l’ombre du pin, les bras en croix, il écouta chanter la mer.

« Il faut tout de même que j’aille voir la Marie-Claire repeinte », se dit Jacquot, une heure plus tard.

Dans le temps qu’il se levait, il entendit un petit pas rapide et vit un délicieux chapeau rose.

« Bonjour, Jacquot ! dit Lucienne. Je t’attendais à la maison. Pourquoi n’es-tu pas venu jouer ?

— J’avais des ennuis, dit Jacquot.

— Oh ! pauvre ! » murmura Lucienne.

Elle le regarda d’un petit air triste.

Alors Jacquot lui prit les mains et, se glissant sous le chapeau rose, il embrassa la joue offerte.

III

Quant Mme Salvert, un peu lasse, ce soir-là, et rhumatisante, eut réuni, dans un petit sac à ouvrage, ses aiguilles, sa laine et ses lunettes, quand elle eut embrassé son fils et se fut retirée, Geoffroy Salvert régla la flamme de sa lampe, roula une cigarette, se mit à écrire un billet, s’interrompit à la troisième ligne, parcourut le journal, feuilleta une brochure, la reposa et, soudain, prenant un parti, se mit à réfléchir au sujet que, depuis la veille, il se proposait d’étudier à fond.

Cet homme, jeune et grand, aux yeux gris, au menton carré, aimait les situations nettes. La tête petite, le visage osseux, rasé, les cheveux blonds coupés court, la bouche droite, tout enfin, l’allure générale autant que le détail, révélait un homme élégant, bien entraîné, précis, intelligent et propre.

Devenu précepteur par nécessité, non par goût ; ambitieux et dégoûté de l’ambition du fait d’une malchance persistante ; n’ayant point de fortune et dépensant le surplus de ce qu’il gagnait à se vêtir correctement, à payer sa salle d’armes, à cueillir l’amour de façon délicate, Geoffroy Salvert ne tirait aucun agrément du souvenir de ses jeunes années.

Il était fils d’un professeur au lycée, qui mourut dans un accident de chemin de fer. Le petit avait quinze ans ; il fit ses études, brillamment d’ailleurs, comme boursier ; il rêva d’une carrière universitaire, et pour donner corps à son rêve, prépara l’École Normale : l’École, porte des honneurs ; la semaine avant le concours, une fièvre l’abattit pour cinq mois ; l’année suivante, au moment où il reprenait goût à la vie de travail, sa mère tomba malade, à son tour, si malade qu’il se hâta de la rejoindre en province où elle était restée ; il la vit gravement atteinte, il demeura auprès d’elle et quand, enfin, l’atroce épreuve fut passée, son rêve avait passé, lui aussi. Trop tard. Il fallait songer à autre chose.

Tels étaient, à vingt-cinq ans, les souvenirs de Geoffroy Salvert.

Alors il perdit patience et courage tout à la fois. Il renoncerait ; il demeurerait en province, auprès de sa mère, guérie mais infirme. Quelques anciens amis l’aideraient peut-être à trouver un préceptorat, une place de secrétaire, du travail, un peu de travail. Eh quoi ! il se ferait une vie très enviable encore. Il aurait la compagnie de ses livres ; le soir, il écrirait, à loisir, des notes pleines d’érudition pour les revues d’histoire littéraire, il mettrait au point des études commencées, il lirait, il lirait beaucoup. Plus tard… plus tard, il retournerait à Paris, mais il ne fallait pas nourrir ce rêve-là ! Pour l’instant, Geoffroy Salvert ne voulait être que précepteur en province.


Il se promenait, un matin, sous les platanes du Cours, quand un avocat de la ville l’accosta.

« Heureux de vous rencontrer, Salvert, dit-il en lui prenant le bras. Je crois avoir trouvé pour vous quelque chose qui paraît acceptable. Vous connaissez Laurenty, le notaire ? Non ? Ah ! bah ! Il cherche un précepteur pour son gosse. Gentil, le gosse, et intelligent, mais bien jeune. Un précepteur, à onze ans, c’est fou ! On ne pense pas l’envoyer au lycée. Ses parents : deux types. Je les vois de temps en temps. Lui, un gros lourdaud, violent mais brave homme, belle fortune. Elle, insupportable ou charmante, selon le vent qui souffle. On jase beaucoup sur son compte, mais vous savez ce que valent les potins. D’ailleurs, le ménage marche très mal, paraît-il. A table, on se jette volontiers les carafes à la tête. Si cela ne vous effraye pas ? »

Salvert réfléchit un instant.

« Mais… je ne dis pas non !

— Alors, venez dîner, ce soir, nous en recauserons. Ma femme veut avoir votre avis sur les vingt romans qu’elle a dévorés pendant la semaine. A ce soir, cher ami. Mes respects à Madame votre mère. Excusez-moi, on m’attend au Palais. »

Huit jours plus tard, M. Salvert devenait le précepteur de Jacquot.


« Il faut tout de même que cela finisse, pensa-t-il en roulant une seconde cigarette. Voilà bientôt six mois que je suis chez ces gens. Je m’attache à leur gosse de plus en plus : il m’intéresse, il me plaît. Or ce gosse est malheureux par la faute de ses parents, seulement par leur faute, leur lourde faute ! Entendons-nous : me payent-ils pour lui apprendre les rudiments des lettres et des sciences, ou pour l’élever ? Si je dois en faire un bachelier, ces choses importent peu ; si je dois en faire un homme, tout me regarde. Un père violent, une mère nerveuse, (je ne tiens pas à les juger autrement), font souffrir leur fils par le spectacle d’un continuel désaccord ; ils ne s’occupent pas de lui et, sauf par des punitions infligées à tort et à travers, ou par une indulgence mal comprise, ne lui enseignent aucune règle morale. Or, pour le moment, l’enfant est sain, tout à fait sain, mais d’une très vive sensibilité. Si cela continue, il deviendra d’une nervosité maladive, car on ne lui explique rien ! Voilà le grand point ! On ne lui explique rien ! Ne pourrait-on ?… Ah ! non ! non ! non ! ce n’est pas moi qui vais prier M. Laurenty de fournir à Jacquot une éducation religieuse, moi, sceptique impénitent ! Tout de même, la difficulté n’est pas ailleurs : elle est là ! Quand Jacquot me dit : « Monsieur Salvert, je n’ai pas compris à propos de la règle de trois », je ne lui parle pas du temps qu’il fait et je ne le prive pas de sa récréation : j’explique. Eh bien ! c’est cela : il voit autour de lui des choses qu’il ne peut comprendre et on ne lui explique rien. Ce sont des mystères. Pour le moment, il y songe ; puis, il y réfléchira ; enfin, si l’on n’y met ordre, Jacquot finira par juger ses parents, et sans indulgence. Puis, quoi ? je me suis chargé de ce gosse, c’est bien le moins que je m’occupe de lui ! Si la tâche me paraît trop difficile, je n’ai qu’à m’en aller ! Me soumettre ou me démettre. Il ne manquerait plus que, dans quelques années, Jacquot vînt me dire : « Monsieur Salvert, vous… » Non, il ne me dirait rien, mais il aurait pour moi des sentiments tout à fait clairs ! Allons ! allons ! cela ne valait pas trois minutes de réflexion. Demain, dimanche, jour de repos, je monterai à la villa Mireille, dès onze heures du matin, et je parlerai aux parents. Il y a bien le risque de me faire congédier, oui, mais c’est peu honorable d’y avoir même songé. Demain, je parlerai aux parents. »

Geoffroy Salvert, ayant écrasé sa cigarette dans un cendrier, se leva :

« Maintenant, je vais voir si Maman dort et me rendre au café-concert. J’ai envie d’embrasser une de ces petites danseuses anglaises qui m’avaient tant plu samedi dernier. »

Et il fit ainsi.

IV

Levé tôt, descendu dans le jardin dès sept heures et demie, ce dimanche d’avril, Jacquot avait aussitôt cherché Gaétan, le jardinier. Un drame se jouait à la villa Mireille et tout le monde, depuis la femme de chambre de Madame jusqu’au vieux Pierre, s’intéressait à sa conclusion.

D’innombrables chenilles processionnaires menaçaient de dévorer les pins de la propriété. Il y en avait partout. Sur le même arbre, on voyait pendre cinq, dix, vingt nids, comme des fruits malsains. Il fallait aviser, le danger était grave, et Gaétan avait passé la journée tout entière à couper les branches prises par l’ennemi. Il détestait, il haïssait les chenilles. Quand, par aventure, il en écrasait une sous son talon ferré, il ne manquait pas de jurer d’une voix éclatante :

« Ah ! Bonne Mère ! les sales bêtes ! Voyez-vous, monsieur Jacquot, c’est un malheur ! Quand on en voit deux, on en voit cent et on en voit mille ! Si je n’avais pas l’œil, elles mangeraient tout, comme il y a dix ans, chez M. Périer. Son jardinier ne faisait pas attention. Eh bien ! ç’a été du propre ! Plus rien ! Mais à la villa Mireille ! Parce que j’ai l’œil ! Voyez-vous, monsieur Jacquot, parce que j’ai l’œil ! »

De vrai, Gaétan avait examiné chaque arbre méticuleusement. Bien qu’il boitât, son agilité restait merveilleuse. Armé d’un échenilloir neuf, il grimpait dans les pins, prenait d’étonnantes positions d’équilibre instable, risquait de se casser dix fois le cou pour atteindre un nid au bout d’une branche et, chaque fois qu’il tirait la ficelle de ses grands ciseaux, exhalait son plaisir en un grognement sourd. Gaétan mettait à écheniller la même ardeur qu’un autre à chasser la grosse bête. Même les petits pins attachés au flanc de la falaise avaient été passés en revue. Quand le soir tomba, c’était fini. Il ne restait plus un seul nid de chenilles. Gaétan triomphait.

Le lendemain, dimanche, dès le matin, le vilain tas de soie grise et de brindilles serait livré aux flammes. On avait bâti ce bûcher, par crainte d’incendie, sur la terrasse pierreuse qui dominait le flot, en haut de la falaise. Parce qu’il avait aidé Gaétan dans son travail en jetant les branches coupées dans un panier, Jacquot devait y mettre le feu lui-même. Aussi, dès sept heures et demie, était-il descendu au jardin, malgré la paresse qui, chaque matin, le retenait au lit, après l’heure réglementaire, malgré son goût pour les bâillements, les étirements et la suave torpeur des réveils. Mais ce spectacle nouveau et la part qu’il devait y prendre lui offraient de trop fortes tentations.

Quand il arriva sur la terrasse, tout était prêt pour la cérémonie. Quelques chenilles, échappées pendant la nuit, avaient été écrasées par l’implacable talon de Gaétan, et Gaétan se frottait les mains, content de son œuvre, impatient de la voir achevée.

« Voulez-vous une allumette, monsieur Jacquot ? »

— Pas besoin, Gaétan, j’en ai. »

Il venait de les prendre à la cuisine. Gravement, il en alluma une et la glissa sous le bûcher. Puis il recula de deux pas pour considérer la chose.

A cet instant, Pascal, le valet de chambre, arriva en courant.

« Gaétan, dit-il, Monsieur vous demande tout de suite à la villa.

— Oui, dit Gaétan, c’est à propos de la corbeille de géraniums, pour sûr. Tant pis, monsieur Jacquot, je vous laisse seul. Surveillez bien le feu ! Je reviendrai. »

La surveillance était facile. Il n’y avait que des pierres à cet endroit. Jacquot s’assit sur un banc et regarda fumer les branches.

L’air était lourd, ce matin-là, plus lourd, semblait-il, sous ce ciel gris. Il pleuvrait peut-être avant le soir. La fumée montait, tout droit, en une épaisse colonne bleuâtre ; plus haut, elle s’effilochait sous un courant d’air. Bientôt, quelques flammes parurent, courbes, aiguës, très jaunes. Jacquot allait s’amuser : il aimait les flammes, leurs jeux, leurs couleurs ; il aimait les belles braises qui rougeoient et, lentement, s’étouffent dans la cendre. Mais, bientôt, le spectacle fut gâté : une des bourses de soie ayant crevé, ce fut, quelques instants, une trop visible grillade de chenilles. Jacquot se plaisait mal à ces contorsions. Une autre bourse s’ouvrit ; une autre encore. Non ! c’était dégoûtant, c’était sale. Il regrettait d’être venu. Il détourna la tête. Pourquoi donc avait-il mis le feu lui-même ? Pourquoi faire souffrir ? Puisqu’il fallait détruire ces bêtes, il eût préféré n’avoir point du tout participé à leur supplice. Mais que la fumée était donc jolie.

Gaétan revenait en boitillant.

« Je m’en vais encore, monsieur Jacquot. Monsieur m’envoie en ville acheter des rosiers. Je vous laisse. Eh bien ! ça a été drôle ?

— Les pauvres bêtes ! dit Jacquot en souriant.

— Oh ! il ne faut pas dire ça ! monsieur Jacquot, c’est comme qui dirait de la vermine, et la vermine, voyez-vous ! Et puis, quand ça passe sur les mains, ah ! Bonne Mère ! ça laisse des démangeaisons. Les maladies qui s’attrapent, vous savez bien, c’est tout pareil à ces saletés. Quand un pin les a, tout le bois les prend ! Au revoir, monsieur Jacquot ! Je jetterai les cendres, ce soir, quand ça sera froid. »

Il partit.

Les maladies qui s’attrapent… contagieuses, oui, Jacquot les connaissait : la roséole, par exemple, qui l’avait empêché, l’année dernière, de voir Lucienne pendant quinze longs jours. Et puis le choléra, et puis la petite vérole, et puis la peste dont on parle dans les livres.

Oh ! que la fumée était jolie !

V

« Tiens ! on a fait un feu de joie ! »

Jacquot tourna la tête.

Accoudé au treillage qui séparait la villa Mireille du territoire militaire, un soldat regardait le bûcher qui déjà s’affaissait et n’avait plus de flammes.

« Non, répondit Jacquot, ce n’est pas un feu de joie. On a brûlé des chenilles qui mangeaient le bois de pins.

— Ah ! oui, dit le soldat. C’est de la sale vermine. On n’en a pas comme ça, chez nous. »

Puis, après un silence :

« Dites-moi, Monsieur, est-ce que je pourrais allumer ma cigarette à l’une des branches ?

— Mais oui », dit Jacquot.

Et, comme le soldat s’approchait, ayant enjambé le treillage, Jacquot se dit que ce serait plus poli de lui offrir une des allumettes qu’il portait dans sa poche.

« Tenez ! j’ai des allumettes.

— Merci, Monsieur. »

Il restait debout devant Jacquot, poussant du pied une braise du bûcher.

« C’est de la sale vermine ! murmura-t-il en hochant la tête.

— Gaétan dit la même chose », répondit Jacquot.

Maintenant, le soldat fumait en regardant la mer.

C’était un assez grand gaillard, fort, large des épaules, de ceux dont on dit qu’ils sont « bien plantés ». Les yeux d’un bleu transparent, le nez court, un peu camus, la bouche mobile, le menton carré donnaient à cette figure une expression indécise et double, car certains traits étaient ceux d’un homme volontaire, tandis que le regard et le sourire restaient ceux d’un enfant.

Il se sentait intimidé devant Jacquot, ne sachant par quelle phrase accompagner son départ, et Jacquot, non plus, ne savait plus que dire. Le soldat regardait l’enfant mince, au teint hâlé, aux yeux noirs, aux lèvres d’un rouge sombre et qui, dans son costume bleu marine, avait tellement l’air d’un « petit monsieur ». Ils comprirent, sans doute, qu’ils étaient de la même race nette et franche, car le soldat sourit à l’enfant et l’enfant rendit le sourire.

« Vous appartenez au fort ? » demanda Jacquot.

— Oui, Monsieur. J’attends des camarades. Nous allons poser une guérite, là, tout près du treillage. C’est parce que des étrangers sont entrés, samedi dernier, et qu’ils ont traversé le territoire militaire. Alors, vous comprenez, avec une guérite pour la nuit et les jours de mistral… alors, on ne passera plus sans dire pourquoi.

— Ah ! je comprends ! dit Jacquot. Comment vous appelez-vous ? »

La connaissance était faite. Gentil, ce soldat ; et le soldat, heureux de voir qu’on l’interrogeait, prenait courage.

« Je m’appelle Jean Leduc, dit-il ; je suis de Bretagne, de Plougastel, un joli endroit ; c’est là qu’habite la mère. Le père est mort l’an passé ; et puis, j’ai ma sœur qui est mariée, et il y a aussi un frère qui fait la pêche.

— Comme les pêcheurs d’ici ? demanda Jacquot.

— Non ! oh ! non ! dit le soldat en riant. Il est morutier, il pêche la morue, là-bas, sur les bancs de Terre-Neuve. Moi, je suis le cadet. J’aurais dû faire mon temps, comme lui, dans la marine, mais je me suis engagé dans l’armée de terre. Voyez-vous, je ne sais pas pourquoi ! comme ça ! »

Jacquot réfléchit un instant.

Ce soldat était tout à fait gentil. Il lui devait une réponse.

« Moi, dit-il, je m’appelle Jacques Laurenty, mais on m’appelle Jacquot. Mon père est notaire, en ville. Il descend tous les jours à son étude par le tramway et revient pour les repas. C’est à nous, la villa Mireille, tout ça ! »

Il fit un grand geste circulaire.

« Vous avez de la place pour courir, dit le soldat. Je vous ai vu, il y a quelques jours, avec vos amis.

— Ah ! oui ! dit Jacquot. Il y avait Lucienne, Alice, Paul et le petit Henri. C’est Lucienne que j’aime le mieux.

— Vous vous amusiez bien ! dit le soldat.

— On s’amuse beaucoup, dit Jacquot gravement, mais quand nous jouons à cache-cache, Alice, Paul et Henri ne savent pas se cacher. Ils n’inventent rien de nouveau : toujours la cabane aux outils ou les bosquets de thuya. Quand c’est Lucienne et moi qui nous cachons, les autres ne nous trouveraient jamais, si Lucienne pouvait se taire, mais elle parle tout le temps ; alors, vous comprenez ! Oui, on s’amuse beaucoup. »

Le soldat regarda au loin, sans rien dire, puis, d’une voix basse et prudente, comme s’il craignait de froisser Jacquot, il murmura :

« A votre âge, Monsieur, je travaillais déjà, et je travaillais dur !

— Oh ! s’écria Jacquot, moi aussi, je travaille ! C’est monsieur Salvert qui me donne des leçons, tous les jours, excepté le dimanche, et aussi le jeudi, dans l’après-midi. Il est très gentil ; il explique bien les choses. »

Le soldat ne put s’empêcher de sourire. Tout ça, c’était du travail de riche !

Brusquement, Jacquot l’interrogea :

« Avez-vous lu l’Ile mystérieuse ? Oh ! c’est si beau ! c’est de Jules Verne ! Un jour, je vous dirai l’histoire. »

Non, le soldat n’avait pas lu l’Ile mystérieuse. Il réfléchit un instant, cherchant à se rappeler un titre de livre qu’il pourrait citer. La comtesse… la comtesse… C’était bien ça ! La comtesse adultère. Il valait mieux n’en point parler.

— Vous savez, Monsieur, on n’a pas le temps de lire, dans le métier. Quelquefois, le feuilleton du journal, mais, un jour, on oublie, et alors on n’y comprend plus rien, et puis, tout ça, c’est des mauvaises lectures. C’est pas pour vous, Monsieur. »

Jacquot savait qu’il se trouvait de bonnes et de mauvaises lectures. Jacquot savait beaucoup de choses. Au début de l’hiver, il s’était passé une scène fort violente à la villa Mireille. Couché dans un coin du divan, Jacquot regardait l’abat-jour rose de la lampe, qui ressemblait au chapeau de Lucienne. Il ne bougeait pas. Il ne disait mot. Il lui suffisait de contempler l’abat-jour rose à fond de soie garni de dentelles. Ses parents l’avaient oublié.

Soudain, M. Laurenty, prenant sur la table un livre à couverture jaune, s’était écrié :

« Hélène ! comment peux-tu lire de pareilles choses ! Ce roman est ignoble ! Et tu le laisses traîner sur la table ! S’il venait à l’enfant l’idée de le parcourir seulement, il y a de quoi lui salir l’imagination à tout jamais ! »

Intéressée par son journal de modes, Mme Laurenty ne répondit pas, tout d’abord, puis, après un temps, mais sans se déranger :

« Je ne suis plus une petite fille, Julien, dit-elle, et vous me ferez la grâce de ne pas surveiller mes lectures. Quant à Jacquot, il lit seulement les livres que je lui donne. »

Elle baissa la feuille de devant ses yeux, et vit le témoin de la scène.

« Et veuillez, reprit-elle, ne plus me parler sur ce ton, spécialement en présence de l’enfant. Je m’étonne qu’il ait encore pour nous le moindre respect.

— Charmant ! » avait grogné M. Laurenty en sortant de la chambre.


« Des mauvaises lectures, Monsieur », répéta le soldat.

Le souvenir était désagréable à Jacquot. Il rompit les chiens.

« Appelez-moi « monsieur Jacquot », comme tout le monde.

— Alors, dit le soldat, appelez-moi Leduc, comme les camarades.

— Je veux bien, dit Jacquot, mais il faudra que nous causions souvent. Je suis presque toujours dans le bas du jardin ou dans la pinède ; quand vous me verrez, faites-moi signe. Nous nous raconterons des choses.

— Volontiers, dit le soldat, mais, vous savez, je n’ai pas l’habitude de causer avec des… Ah ! Monsieur Jacquot, il faut que je vous dise adieu. Voilà les autres qui apportent la guérite. Si vous voulez la voir mettre en place… »

Jacquot enjamba le treillage.

C’était une belle guérite toute neuve, peinte en gris clair. Quatre soldats la portaient. Elle fut dressée à quelques mètres du sentier. Cette grande boîte prenait une étrange importance et changeait la vue si familière.

« Hein ! mon vieux Leduc ! dit un des soldats, c’est toi qui auras son pucelage ! »

Leduc eut l’air gêné, il regarda Jacquot, puis, se reprenant, répondit avec bonne humeur :

« Eh ! oui ! pas plus tard que ce soir !

— Je te promets pour ta garde un joli temps de chien ! Ça souffle déjà et, cette nuit, tu ne te croiras pas dans la coloniale !

— Rentrons, dit un autre. Faut aller aux pommes ! Ce salaud de sergent…

— Au revoir, Monsieur Jacquot, dit Leduc en s’approchant. A bientôt, j’espère !

— Au revoir, Leduc ; à bientôt ! »

Ils se serrèrent la main.

Du bûcher de chenilles, il ne restait plus que des cendres.

Jacquot partit.

« C’est vrai que le vent se lève, pensait-il en remontant par le jardin. Pourvu que Leduc n’ait pas froid, cette nuit ! »

VI

N’ayant plus rien à dire, M. Salvert se tut. Il n’aimait pas se dépenser en paroles inutiles. Assis dans un fauteuil du salon, devant le père et la mère de Jacquot, il attendait, maintenant, qu’on l’interrogeât.

« Résumons-nous, dit Mme Laurenty. Vous pensez que l’enfant n’a pas les nerfs solides ? »

M. Laurenty qui, par un tic habituel, mâchonnait une pointe de sa moustache brune, approuva la question, par un signe de tête.

Geoffroy Salvert les regarda d’un air étonné.

« Oh ! point du tout ! Madame, répondit-il. J’ai dû mal me faire comprendre. Sauf qu’il se montre d’une intelligence et d’une précocité remarquables, Jacquot me paraît être un enfant tout à fait normal. Il a du bon sens, de la curiosité ; il aime jouer et, quand il joue, semble bien ne penser qu’à son jeu. Je dis seulement qu’il est sensitif, que, parfois, au début d’une leçon, je dois m’ingénier pour le rappeler à lui. Les petits faits de la vie quotidienne l’émeuvent fortement, il en garde l’empreinte, il en souffre, il y songe, il y songe même trop longtemps. Jacquot manque tout à fait de cette puissance d’oubli que la plupart des enfants de son âge ont à un si haut degré. Mon observation ne va pas au delà et le trait que je vous signale est une particularité qui n’offre rien de morbide. »

Il se tut de nouveau.

M. Salvert avait parlé d’une voix calme et grave. Il tenait à ce que l’on comprît ses paroles, sans dépasser leur sens. On eût pu relever dans son langage cette même élégance froide qui se manifestait dans sa haute taille, vêtue de façon stricte. Il n’avait rien du pion de lycée.

« Oui, je comprends… dit Mme Laurenty lentement.

— Je vous demanderai la permission de me retirer, Madame, dit M. Salvert qui se leva.

— D’ailleurs, dit M. Laurenty en hésitant un peu sur les mots, d’ailleurs… nous reparlerons de ces choses. Mais… mais je vous remercie, monsieur Salvert.

— Au revoir, monsieur Salvert », dit Mme Laurenty.

M. Salvert prit congé. Mme Laurenty sonna le valet de chambre.

« Pascal, où est monsieur Jacquot ?

— Il est dans le bois, Madame. Monsieur Paul et Mlle Alice sont venus. Il joue avec eux.

— C’est bien. »

VII

Ni M. Laurenty ni sa femme ne parlèrent de quelque temps. Il y avait entre eux une gêne qui ne se dissipait pas. Tout à coup, M. Laurenty leva la tête et dit, de cette voix pâteuse qui alourdissait toutes ses phrases :

« Écoute-moi, Hélène, cet homme a raison. Il nous a expliqué, le plus poliment du monde, que Jacquot souffrait des scènes continuelles dont il est le témoin. Je pense que Salvert voit juste et qu’il dit vrai. Ma chère Hélène, nous donnons un spectacle lamentable ! »

Il semblait souffrir. Le ton de ses paroles était triste, découragé. Il y passait comme une prière.

« Nous en arrivons à des querelles absurdes, reprit-il. Voyons, Hélène, cela n’a pas toujours été ainsi ! rappelle-toi !… Et puis, enfin, Jacquot souffre ! »

Elle n’avait pas dit un mot. Elle ne l’avait pas regardé. Elle maniait nerveusement un coupe-papier sur la table.

M. Laurenty continua :

« Oui, je l’avoue, je suis impatient ; j’ai des violences de brute, parfois ; mais, toi, n’as-tu rien à te reprocher, Hélène ? Recueillons-nous, un instant. Vois-tu, la vie… la vie s’est emparée de nous et nous vivons… sans faire attention. Depuis que nous sommes désunis, la maison est un enfer ; nous n’y prenons pas garde. On pense : « Ça ira comme ça pourra ! » et puis voilà Salvert qui arrive, un jour, et, comme il aime bien Jacquot et que c’est un honnête homme, il nous dit, (oh ! très prudemment et avec retenue, mais, tout de même, il nous dit) : « Attention ! l’enfant souffre ! » Voyons, Hélène, voyons ! ne pourrions-nous pas ?… »

Mme Laurenty regarda son mari. Il y avait de l’effroi dans ses yeux. Brusquement, elle éclata en sanglots.

M. Laurenty, s’approchant de son fauteuil, se pencha sur elle et lui prit les épaules d’un geste affectueux.

« Hélène ! »

Sa voix tremblait. Il ne trouvait plus de paroles.

« Hélène ! »

Mais Mme Laurenty, pleurant toujours, le visage dans ses mains, disait non de la tête. Il s’éloigna, attendant qu’elle eût séché ses larmes, et prit une brochure sur la table. Quelques instants plus tard, Jacquot entrait, tout rouge d’avoir couru.

« Maman ! Alice et Paul vont partir. Est-ce que, cet après-midi, je puis aller en ville avec eux ? C’est pour le cirque, à la foire ! en matinée !… Oh ! Maman…

— Ce n’est rien, Jacquot ! J’ai la migraine. Mais oui, tu peux aller au cirque, avec tes amis, pourvu que Mlle Stéphanie vous accompagne.

— Merci, Maman ! » dit Jacquot, joyeux de la permission si vite accordée.

Il allait sortir quand M. Laurenty le rappela :

« Viens m’embrasser, mon petit ! »

L’enfant se laissa embrasser avec indifférence, les yeux ailleurs, puis il partit en courant.

Mme Laurenty s’était levée. Elle ne voulait pas que la conversation pût reprendre ; elle se sentait gênée ; elle avait peur.

« Je monte m’habiller, dit-elle. Nous déjeunerons bien exactement à une heure. J’ai des visites à faire cet après-midi. »

Longtemps, M. Laurenty resta immobile, le front bas, les yeux vagues, les mains ouvertes sur les genoux.

VIII

De sa petite enfance, Jacquot gardait une habitude qui lui était chère, celle de voyager avant de s’endormir. Voyages dans le temps et dans l’espace, où l’univers et les siècles se livraient à lui ; voyages plus modestes, entre les quatre montants de son lit de cuivre, au cours desquels il s’amusait à perdre le sens de l’orientation, à s’imaginer la fenêtre là où elle n’était pas et à se retrouver, tout soudain, en touchant du doigt le mur de la ruelle ; voyages où il piquait une tête entre deux draps, à la recherche des oasis de fraîcheur, pour émerger, en étouffant un peu, sur l’autre bord du traversin. Jacquot goûtait fort toutes ces belles promenades.

« Julien ! l’enfant est fou ! avait déclaré un jour Mme Laurenty. Figurez-vous que je l’ai trouvé, hier soir, enfoncé dans son lit, la tête en bas et les pieds sur l’oreiller ! Il m’a fait grand’peur ! »

Elle ignorait que Jacquot se préparait des songes pour la nuit et que, dans ces promenades silencieuses, il modelait, en quelque sorte, son prochain rêve.


A la villa Mireille, la chambre à coucher de Jacquot était située devant celles de son père et de sa mère, de l’autre côté du couloir : une jolie chambre claire, tapissée d’un papier à personnages, pleine de soleil dès le matin, grande, un peu vide, et dont le carrelage était couvert d’une natte agréable aux pieds nus.

Dans le temps, le papier du mur intéressait beaucoup Jacquot. Maintenant, il dédaignait cela. On pouvait y voir, courant de gauche à droite, un paysan hollandais en sabots, une oie, une paysanne à fichu vert et un cheval jaune traînant une charrette ; après quoi, le paysan revenait. Or, le soir de ce même jour où sa mère lui avait permis d’aller au cirque, Jacquot ne put s’endormir. Rien, ni les voyages lointains, ni les souvenirs des belles acrobaties, ni, en désespoir de cause, l’évocation du papier peint, ne l’engageait au sommeil. Il ne partait pas sur l’aile de ce demi-rêve qui, à l’ordinaire, le menait si loin dans les pays aérés de la fantaisie pour le poser enfin sur les molles rives où l’on dort.

Deux incidents de la journée le tracassaient beaucoup. Lucienne avait été punie, (il le savait par Julie, la femme de chambre), pour avoir brisé une coupe de Venise. Elles sont si fragiles, ces verreries ! et peut-être celle-là portait-elle déjà une fêlure ! Lucienne n’était pas venue au cirque. De ce fait, le spectacle avait perdu de son charme, Paul ayant l’habitude de s’ennuyer partout, sous le prétexte qu’il connaissait les cirques de Paris et les féeries du Châtelet. Quant à Alice, elle pleurait à tout bout de champ, criait : « Ah ! mon Dieu ! il va se tuer ! » dès qu’un clown faisait la culbute, et participait au spectacle, de toutes les forces de son âme sensible. Parfois on souriait alentour. A la longue, n’est-ce pas ? cela devenait gênant.

Assurément, Jacquot décrirait à Lucienne les pitreries, les prouesses des acrobates, les grâces de l’écuyère, l’essor audacieux des trapézistes, mais ce ne serait pas la même chose. Cette punition le chagrinait beaucoup.

Il avait encore un autre sujet de tristesse ; de tristesse ? non, de gêne, plutôt. Il se sentait inquiet. Sa mère pleurait quand il était entré au salon. Ces yeux rouges et gonflés, ce mouchoir qu’elle tenait… Une migraine ? allons donc ! Certes, il avait souvent vu pleurer sa mère, à la fin d’une scène, quand M. Laurenty sortait de la pièce en claquant les portes. Cette fois, il comprenait mal. Et pourquoi son père l’avait-il embrassé si fort ? pourquoi l’avait-il serré contre lui ? Sur le moment, Jacquot ne s’en était pas inquiété, mais, à la réflexion… Et, dans son lit, Jacquot se mit en boule pour mieux songer à ce problème.

Jacquot songeait, dans la nuit noire, en écoutant les bruits de la maison. Il entendit Julie préparer la chambre de gauche : celle de Madame. Il entendit sa mère se coucher. Pascal verrouilla la porte-fenêtre donnant sur le jardin. Quelques minutes plus tard, un pas lourd dans l’escalier lui annonça son père. Puis il y eut du silence, sauf que le vent se plaignait au dehors et qu’un chien aboyait furieusement du côté de la route. Dans la chambre de droite, M. Laurenty avait allumé sa lampe, (un trait de lumière se reflétait de la porte dans le miroir de Jacquot), mais il ne s’était pas couché ; il ne lisait pas au lit comme tous les soirs. Il marchait de long en large. Cela faisait, sur le tapis de laine, un bruit mat. Il marcha longtemps, longtemps. Jacquot se sentait de plus en plus triste. Et le sommeil tardait à venir.

M. Laurenty marchait dans sa chambre. Jacquot se mit à compter les pas. Vers soixante-quinze, il perdit le compte et s’endormit.

IX

Le vieux Pierre raccommodait ses filets et Jacquot le regardait faire. Assis sur l’avant de la Marie-Claire, les coudes aux genoux, les pieds ballants, il écoutait l’histoire que le pêcheur lui racontait. Le vieux Pierre savait raconter une histoire, n’en rien omettre, décrire un paysage, répondre aux questions. L’interroger était le plus souvent un sûr moyen de l’engager dans quelque nouveau récit.

A soixante ans passés, Pierre, ayant regagné son pays natal, se reposait. Il avait beaucoup voyagé, trop pour exagérer, bien trop pour mentir. Parfois, afin de donner à Jacquot une idée d’ensemble de ses voyages, il lui chantait certain vieux noël, d’une voix indécise d’ancien ténor, en battant la mesure avec sa main :

« Yeou ay vis lou Piémoun,
L’Italie et l’Aragoun,
La Perse et la Turquie,
L’Arabie,
Et la Chine et lou Geapoun,
Et per terre
Et per mar,
Yeou ay vis l’Angleterre,
La Poulogne et lou Danemar…

« Vous comprenez, monsieur Jacquot, je n’ai pas vu tous ces pays-là, parce qu’il y en a qui ne sont pas au bord de la mer, mais j’ai vu l’Amérique du Sud dont on ne dit rien dans la chanson. »

Il trouvait en Jacquot un auditeur attentif et passionné.

« Oh ! Pierre ! Parlez-moi du détroit de Magellan ! »

Jacquot aimait surtout les détroits et les îles.

« Eh bien, monsieur Jacquot, je vais vous expliquer : c’est comme la Norvège, vous savez bien ! des murailles qui tombent tout droit dans l’eau, des calanques, mais beaucoup plus grand ; je vous ai raconté ; seulement, il fait encore plus froid, c’est plus triste, et les gens du pays, les gens du pays…

« O Pierre ! pourquoi criez-vous ? » interrompit Jacquot, qui détestait que l’on parlât fort.

Et, de fait, sur ses dernières paroles, le vieux Pierre avait tout soudain élevé la voix, lui qui parlait si doucement à l’ordinaire.

« Pardon, monsieur Jacquot. »

Il reprit :

« Je vous disais donc que, dans le détroit de Magellan, il fait très mauvais et que mon bateau, la Bonne-Aventure… »

Mais, ce jour-là, Jacquot n’en apprit pas davantage.

« Jacquot ! »

Mme Laurenty était derrière lui, tout près, accompagnée du docteur Périer, sur le sentier de la douane. Jacquot ne les avait pas entendus venir.

« Tu causes avec Pierre ? Bonjour, Pierre.

— Bien le bonjour, Madame, et Monsieur, répondit Pierre d’un ton sec.

— Oui, Maman, Pierre me raconte des choses. Bonjour, Parrain. Est-ce que Lucienne viendra, cet après-midi ?

— Je le pense, mon petit. »

Le docteur Périer posa sa main sur la tête de Jacquot et lui caressa les cheveux, puis il se détourna.

« Allons ! dit Mme Laurenty, quand Lucienne viendra, tu iras jouer avec elle dans le bois.

— Au revoir, Jacquot », dit le docteur Périer.

Ils partirent.

« Pierre ! vous n’avez pas fini ! s’écria Jacquot. Et les pingouins ? Vous alliez me parler des pingouins ?

— Demain, monsieur Jacquot, demain, je vous promets ! Il faut que je raccommode le filet, et, quand je parle en même temps, alors je fais des bêtises.

— O Pierre !

— Et puis, voilà votre petite amie, Mlle Lucienne. »

Lucienne arrivait, comme toujours, en courant et tout essoufflée, les cheveux à l’aventure, son chapeau rose sur la nuque.

« Alors, Pierre, je m’en vais, dit Jacquot. Mais, demain, n’oubliez pas pour les pingouins ! »

Il laissa le vieux pêcheur à ses travaux et s’en fut. D’ailleurs, Pierre semblait tout à coup de fort mauvaise humeur, car il haussait les épaules et marmottait entre ses dents de vagues injures en patois.

X

« Bonjour, Jacquot ! dit Lucienne. C’était amusant, le cirque ? »

Ils montaient par le sentier de la douane, vers le bois de pins.

« Oh ! dit Jacquot, je vais te raconter ! »

Il avait mille choses à dire à son amie. D’abord, il la plaignit d’avoir été punie, la veille, à cause de cette coupe de Venise. Il voulut savoir les détails, les circonstances, l’heure et le lieu de l’accident, puis il la renseigna sur les événements du jour.

« Oh ! tu sais, Lucienne, eh bien, Papa est parti à onze heures pour Paris. Pascal lui a apporté une dépêche, ce matin, avec le café au lait. Il paraît qu’un monsieur est mort, là-bas ; alors, tu comprends, Papa, comme il est notaire, a dû partir tout de suite, à cause du testament et de l’argent, pour éviter un procès ; je n’ai pas bien compris, mais ça n’allait pas assez vite et il a presque manqué le train. On a crié ! On a crié ! Papa, Maman, tout le monde ! Oh la la ! Et le cirque ? Ah ! je vais te raconter ! Mais il ne faut pas qu’on nous dérange. Veux-tu que nous allions dans le hangar aux outils ? Nous serons tranquilles.

— Oui, oui, dit Lucienne, je veux bien. »

D’ailleurs, elle voulait toujours ce que voulait Jacquot.

Ils s’installèrent dans le hangar aux outils. C’était une cabane minuscule, fermée par une porte en treillage, capharnaüm bizarre où voisinaient des pots, des pelles, des pioches, des paniers. On s’y mettait fort à l’aise sur un tas de terreau, en se serrant un peu, et l’on y goûtait une très charmante impression de solitude, d’éloignement du monde, comme si l’on s’était trouvé au fond d’une grotte marine, d’une mine d’or ou de quelque endroit du même genre. Enfin, inappréciable avantage, par la porte de fil de fer, on pouvait surveiller les alentours. Banal comme cachette, le hangar aux outils restait un refuge merveilleux.

A Lucienne attentive, Jacquot décrivait les jeux du cirque. Ce fut très long, car il ne négligeait aucun détail et regrettait même de ne pas joindre, par manque de place, l’éloquence du geste à celle des paroles.

« … Et les trois petits chevaux noirs sautaient, l’un après l’autre, dans les cerceaux qui flambaient ; et, chaque fois, Alice poussait un cri et Paul haussait les épaules ! Oh ! tu te serais bien amusée !

— Oh ! oui ! » soupira Lucienne.

Maintenant, il allait lui expliquer le sujet de la pantomime de clowns qui terminait la représentation, mais une diversion se produisit. Mme Laurenty et le docteur Périer entraient dans le bois. Lucienne interrompit Jacquot.

« Jacquot ! regarde ! dit-elle, Papa et ta mère. Oh ! si tu veux, nous allons rester bien tranquilles, et puis nous sortirons quand ils seront tout près. »

Rapidement, Jacquot réfléchit. Une farce de ce genre risquait de le faire punir, mais puisque Lucienne s’en amusait !

Ils ne bougèrent pas, retenant leur souffle, serrés l’un contre l’autre dans la petite cabane étroite, et Lucienne avait pris la main de Jacquot, et Jacquot lui caressait les doigts, doucement.

Mme Laurenty et le docteur Périer s’étaient approchés. Ils s’arrêtèrent à dix pas de la cabane, silencieux tous deux. Mme Laurenty, les yeux baissés, faisait de petites lignes sur le sol avec la pointe de son ombrelle.

« Où sont les enfants ? dit-elle soudain.

— Rentrés, sans doute », répondit le docteur Périer.

Puis, ils parlèrent à voix basse. On entendait mal ce qu’ils disaient, quelques mots à peine, incompréhensibles. Pourtant, Jacquot saisit une phrase de M. Périer :

« Nous devrions être plus prudents. Il a onze ans depuis quelques jours ! »

On parlait donc de lui !

Lucienne gardait sur ses lèvres un sourire ravi à l’idée du bon tour qu’on allait jouer dans un instant. Jacquot pensait :

« Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? »

Il ne comprenait pas. « Nous devrions être plus prudents. » Pourquoi donc ? et pourquoi parlait-on de lui ? Soudain, il s’étonna. Oui, Jacquot était sûr d’avoir entendu sa mère tutoyer M. Périer dans une phrase qu’elle disait très vite en balbutiant un peu, et M. Périer avait répondu de sa voix triste et toujours grave :

« Oui, je le sais, Hélène ! »

Jacquot était follement intrigué.

« C’est drôle ! pensait-il, et Maman qui ne tutoie jamais Papa ! Et Papa qui disait, l’autre jour, à dîner : « Mme de Narville est une femme impossible ! elle a tutoyé le fils du préfet ! »

Non, il ne comprenait pas.

« Maintenant ? lui dit Lucienne à l’oreille.

— Non ! non ! non ! murmura Jacquot, sans tourner la tête et sans quitter des yeux sa mère et son parrain qui s’approchaient encore. Non ! Attends ! »

Ils s’arrêtèrent de nouveau.

« Depuis cinq ans ! dit Mme Laurenty, et jamais tu ne m’as été plus cher !

— Hélène ! »

Brusquement, Jacquot rougit, stupéfait de ce qu’il venait de voir. Le docteur Périer avait embrassé Mme Laurenty, tout droit sur la figure, et longtemps. Les sourcils hauts, les yeux ronds, Jacquot regarda Lucienne, mais elle ne s’était aperçue de rien. Elle serrait toujours la main de son ami, elle guettait son sourire, elle attendait ses ordres, elle le contemplait.

« Oh ! soupira Jacquot.

— Quoi ? demanda Lucienne.

— Rien ! » dit Jacquot.

Il ne comprenait pas ! Il sentait que ce n’était pas normal, que ça ne devait pas être normal, oh ! sûrement ! mais… et puis, il avait le sang aux joues, honteux comme d’écouter à une porte.

Mme Laurenty et le docteur Périer étaient partis vers la villa.

« Jacquot ! alors… on ne fait rien ? demanda Lucienne.

— Non ! non ! Tu sais, Maman me gronderait si elle avait peur. Non ! une autre fois !

— Oh ! c’est dommage !

— On a trop chaud ici, dit Jacquot. On étouffe.

— Alors, si tu veux, sortons !

— Attends un moment. Oui, maintenant. »

On pouvait sortir. Ils avaient disparu.

« Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Lucienne quand Jacquot eut secoué le terreau qui salissait la petite jupe. On joue ?

— Non, dit Jacquot, il est trop tard. Dis-moi, Lucienne, rentre goûter ! rentre !

— Mais c’est pas l’heure !

— Rentre ! poursuivit Jacquot sans répondre à l’interruption. Tu comprends, j’ai encore un problème qui n’est pas fini et M. Salvert vient à cinq heures, alors… »

Ce n’était pas tout à fait un mensonge, mais il suffisait qu’il recopiât la solution du problème, trouvée depuis le matin. Oh ! il voulait être seul ! Même Lucienne l’ennuyait ! Il voulait être seul ! Il fallait absolument que Lucienne s’en allât !

« Alors, je rentre, Jacquot. Seulement, tu ne m’as pas donné ma rose, comme tous les jours ! Tu es fâché, Jacquot ? dis-moi ? »

Il se sentit tout honteux.

« Tiens ! nous allons la cueillir ensemble. »

Il en prit une qui venait de s’ouvrir.

« Merci, Jacquot, mais… »

Il l’embrassa sur la joue.

« A demain ! »

Elle partit, toute triste, se croyant fautive, et, de cela, elle se consolait mal.

XI

Enfin ! Enfin ! Un instant de plus, il eût pleuré ! C’était horrible, cette gêne dont il ne devinait pas la cause ! Il voulait être seul. Pourtant, quelle douceur si quelqu’un l’avait consolé, quelqu’un de fort qui le prendrait dans ses bras, comme dans le temps, comme… Enfin, quelqu’un qui donnerait des raisons tout à fait claires ! Oh ! qu’il se sentait gêné ! Oh ! qu’il avait mal !

La tête basse, Jacquot suivait le petit sentier de la douane. Il se disait, maintenant, que son acte était impardonnable. Il avait écouté aux portes, en somme. Il avait écouté aux portes. Il ne discuterait pas l’accusation. Il l’acceptait. Considéré ainsi, le mystère s’éclaircissait un peu ; mais il n’oserait jamais avouer la faute ! Et pourtant, il fallait toujours avouer lorsqu’on était coupable ; ses parents le lui avaient dit ; M. Salvert le lui avait dit ; M. Salvert avait même expliqué la chose, longuement. Eh bien, non ! Il ne pourrait jamais ! Il se sentait bien trop honteux, inexcusable, en vérité ! Quant à Lucienne : elle n’y était pour rien, puisqu’elle n’écoutait pas et n’avait pas vu la scène. Jacquot portait, seul, tout le poids de la faute, et il pliait.


« Alors, monsieur Jacquot, on n’est plus bons amis ? dit une voix lente.

— Oh ! tiens ! ah ! bonjour, Leduc ! Je ne vous voyais pas ! Bonjour. »

Jacquot n’a pas vu Leduc. Il ne sait pas où il est lui-même. Comment a-t-il gagné cette terrasse où brûlait, avant-hier, le bûcher des chenilles ? Il ne sait pas ! Il ne sait plus !

Le soldat reste debout, derrière le treillage, à côté de la guérite neuve.

« Je ne vous ai pas aperçu, dimanche, monsieur Jacquot ; j’étais de garde, à l’autre bastion. »

Il se tient un peu penché, paraît triste, hésite sur les mots.

« Il fait chaud, aujourd’hui ! On dirait que le temps ne passe pas. Il y aura de l’orage.

— Ah ! Leduc ! »

Il poussa un soupir.

« Quoi, monsieur Jacquot ? Ça ne va pas comme vous voulez ? »

Ce jour-là, Jacquot n’aurait rien su répondre à un homme heureux.

« Je veux dire… vous avez du chagrin ? » reprit le soldat, se croyant mal compris.

Jacquot le regarda d’un air vague et naïf. Il hocha la tête. Il sentait sa bouche trembler.

« Moi aussi », dit Leduc.

Ni l’enfant, ni le soldat ne se posèrent de questions. Chacun avait sa douleur, la gardait pour soi, s’en nourrissait.

« Allons ! au revoir, Leduc ! Je rentre à la villa.

— Au revoir, monsieur Jacquot. Au revoir. »

Puis, quand Jacquot fut parti :

« Pauvre gosse ! » murmura-t-il.

Et il se reprit à souffrir.

XII

La pleine lune montait dans un ciel de cendre bleue et creusait la mer d’un sillon d’argent. Pas un nuage ne voilait les étoiles éblouies. La falaise semblait couverte d’un linceul. Sur la colline, dans les petits bois du bord de l’eau, nul souffle ne touchait le feuillage. Les arbres restaient immobiles comme des arbres morts. La route serpentait, mauve, parmi leurs massifs noirs. Quelques lumières veillaient au sommet des jardins où voletaient les lucioles. — Immense paix d’une nuit de printemps, sérénité que troublait à peine le halètement sourd du flot ! Les choses écoutaient, depuis le brin de mousse jusqu’au rayon de lune, car, voluptueux, aérien, pur, persuasif et puissant, jaillissait alentour le chant des rossignols.

« Oh ! comme ils chantent ce soir ! » murmura Jacquot.

Il glissa son bras droit sous l’oreiller, étouffa de sa main gauche un dernier bâillement et se livra tout entier à ses rêves. Il était tranquille. La décision prise, il ne voulait plus y penser. Oui, le lendemain même, avant la leçon de botanique (phanérogames, cryptogames, étamines, pistil, calice), il parlerait à son ami M. Salvert. Et il s’endormit.


Lucienne dormait déjà sous sa moustiquaire. Par ordre de M. Périer, la fenêtre de sa chambre restait toujours ouverte. Lucienne dormait sur le dos, la bouche ronde. Un songe vint sans doute la troubler, car elle se réveilla en sursaut.

« Oh !… les rossignols ! »

Elle sourit, se frotta les yeux, écarta une boucle qui frôlait ses lèvres, se retourna contre la ruelle et s’en fut lentement vers un autre pays.


Un coup de vent avait dû troubler la mer, au large, car une vague bruyante s’abattit au pied de la falaise. Leduc, qui faisait les cent pas devant la guérite neuve, leva la tête, sourit d’un air un peu méprisant, puis haussa les épaules.

Ah ! non ! ça n’était pas l’Océan ! Il se remit à marcher. Il fallait attendre, il fallait attendre huit jours encore. Maintenant qu’il avait loué cette chambre en ville, pour sûr elle ne refuserait pas ; elle viendrait. Comme il l’aimerait ! Comme il l’aimait déjà ! Dans huit jours, c’était « son dimanche ». Ses maîtres lui donnaient congé jusqu’au soir. Il demanderait une « permission de théâtre », pourvu que l’adjudant… Elle viendrait ! oui, elle viendrait ! Son sang coulait plus chaud. Il murmura de tendres sottises. Et, tout de même, l’autre jour (vendredi, c’était bien vendredi), elle se promenait avec Gaétan, le jardinier de la villa Mireille ! Ils causaient. Ah ! celui-là ! si jamais… Leduc ferma ses poings. Il était conscient de sa force. Mais non ! impossible ! elle lui avait dit qu’elle l’aimait, lui seul ! Il l’imaginait, là, devant lui. Il brûlait de désir.

La nuit fraîchissait. Une petite brise du nord-est faisait bruire les pins. On n’entendait plus dans le bois qu’un rossignol obstiné à conter ses amours.

Leduc eut froid et rentra dans sa guérite.

XIII

« Vous voyez bien la différence, Jacquot ? Voici les pétales qui forment la corolle, voici le calice composé de sépales, voici les étamines et voici le pistil. Demain, je vous apporterai une loupe pour que vous vous rendiez mieux compte et, maintenant, nous allons descendre au jardin : je veux que vous vous y reconnaissiez vous-même, sur d’autres fleurs. »

Un bouton d’or à la main, M. Salvert enseignait à Jacquot les éléments de la botanique.

Par la méthode de ses explications, la clarté familière de son langage et certaine tournure d’esprit personnelle, ce jeune homme savait réduire et simplifier toutes les questions comme d’autres, plus nombreux, les embrouillent. Il lui plaisait de voir qu’une leçon, donnée la veille, portait son fruit dès le lendemain, que Jacquot ne s’ennuyait pas, qu’il écoutait bien et comprenait vite. Mais, certains jours, il n’y avait rien à tirer de l’enfant. Au lieu du regard grave, des sourcils froncés, de la moue attentive, c’était le sourire vague, la voix blanche, l’expression de complète absence. Jacquot se trouvait ailleurs, il écoutait de plus beaux discours, il songeait à autre chose. Et, ce jour-là, spécialement, la voix de son précepteur semblait ne point du tout l’atteindre. Étamines… pistil… Les fleurs ne l’intéressaient guère. Il attendait l’instant où il aurait le courage de parler à son tour, de dire ce qu’il voulait dire et ne savait pas exprimer.

« Descendons au jardin. En cueillant les fleurs, c’est vous, cette fois, qui m’apprendrez la botanique. »

M. Salvert parlait d’une voix ferme, douce et engageante. La réponse vint de très loin.

« Oui, monsieur Salvert…

— Venez, Jacquot ! »

Et il pensa :

« Je crains bien que mon élève ne soit, aujourd’hui, en pleine crise d’exotisme. Quel nouveau problème occupe son esprit ? »

Jacquot le suivait nonchalamment, le long des allées. M. Salvert s’assit sur un banc, au bord du bois de pins.

« Allez cueillir des fleurs, Jacquot ; celles que vous voudrez, et apportez-les-moi. »

Quelques instants plus tard, Jacquot revint, tenant une grande gerbe. Il la posa sur le banc, s’assit et, levant soudain un petit visage pâle dont la bouche instable révélait l’émotion :

« Monsieur Salvert, dit-il, je voudrais…

— Quoi donc, Jacquot ? Me poser une question ?

— Oui, c’est cela, monsieur Salvert, mais… »

Il y eut un long silence. L’enfant souffrait visiblement. Il avait rougi ; il baissait les yeux.

Pour l’engager à parler, Salvert reprit :

« Avant de poser une question, Jacquot, il faut bien se rendre compte de ce que l’on va demander. Comprenez-vous ? Je vous ai conseillé de toujours réfléchir, un instant, quand vous allez répondre. Il faut voir la phrase et la prononcer ensuite. Faites de même quand vous posez une question ; c’est la seule façon d’être clair. Allons, recueillez-vous, et parlez. »

Jacquot serra fortement ses petits poings l’un contre l’autre, puis les traits tendus par l’effort que lui coûtait son aveu :

« Eh bien, voilà ! Monsieur Salvert, dit-il. On doit toujours avouer, n’est-ce pas, quand on a fait quelque chose de mal ? »

Salvert acquiesça de la tête.

« Alors, eh bien… eh bien, j’ai fait quelque chose qui est très mal, je sais, très mal ! mais je ne…

— Quoi ? interrompit Salvert, pour couper court.

— J’ai écouté aux portes ! »

De nouveau, il devint pourpre de confusion et il répéta, pour affirmer son crime d’une voix mieux posée :

« J’ai écouté aux portes ! »

Salvert n’en crut rien. Ce n’était pas dans la « manière » de Jacquot. Il voulait être plus exactement informé. Il demanda donc d’un air calme, comme si la révélation ne le bouleversait pas beaucoup :

« Comment ça ?

— Oh ! c’était hier après-midi, s’écria Jacquot, parlant très vite. J’avais causé avec le vieux Pierre, à propos du détroit de Magellan, et il allait me dire des choses sur les pingouins, quand Lucienne est arrivée et m’a demandé de lui raconter la représentation du cirque. Vous savez, elle n’avait pas pu y venir, parce que… »

Il reprenait courage.

Son récit, assez clair, très complet et circonstancié, se rapprochait de la fatale péroraison. D’ailleurs, l’enfant ne craignait plus rien. On n’interrompt pas une « histoire ». Il avait commencé ; il finirait. Mais, à mesure que Jacquot retrouvait son assurance, M. Salvert perdait la sienne. Il se sentait envahi de toute la gêne dont se délivrait l’enfant, il redoutait ses paroles et, l’imaginant de quelques années plus âgé, souffrait déjà pour lui.

Si visible, dès l’abord, qu’eût été le trouble de Jacquot, si profond qu’il semblât et si pathétique son effort vers la sincérité, Salvert n’attendait, en conclusion, que l’aveu d’une peccadille, nécessitant tout au plus quelques mots de reproche, voire un simple éclaircissement ; or, la confession devenait grave, non point par la qualité de la faute, la faute n’existant pas, mais par la révélation qu’elle impliquait. L’enfant n’avait pas fini de parler que, déjà, par la ligne générale du récit, par son détail minutieux, Salvert devinait la conclusion.

Depuis longtemps il sentait le divorce moral des parents de Jacquot. Parce qu’il connaissait beaucoup de monde en ville, bientôt il avait su, presque malgré lui, les aventures qu’on leur prêtait : à Mme Laurenty, une liaison déjà ancienne avec le docteur Périer ; à M. Laurenty, l’habitude de se réserver une artiste du Théâtre Municipal ou du Casino pour toute la durée de son engagement. Mais quelles paroles, au juste, quels gestes avaient été surpris par Jacquot ? Et, surtout, quelle douleur obscure naissait dans cette petite âme neuve ?

« Alors, vous comprenez, monsieur Salvert, pour leur faire une farce nous restions bien tranquilles. L’idée, c’était moi qui l’avais eue, pas Lucienne. »

Sur ce point, d’ailleurs mensonger, Jacquot insista quelque temps.

« Nous ne disions rien, ou nous parlions tout bas. Et vous savez, Monsieur, ce n’est pas commode d’empêcher Lucienne de parler !

— Si cet enfant avait compris ce qu’il a vu ou entendu, pensait M. Salvert, jamais il ne m’en soufflerait mot ! S’il n’y avait rien compris, il n’y songerait plus et n’en ressentirait pas cette peine profonde.

— Alors, voilà, disait Jacquot, nous étions assis sur le tas de terreau, et, du dehors, on ne voit rien dans la cabane aux outils.

— Il est inquiet, pensait M. Salvert, il ne comprend pas. Il est troublé, rien de plus, ou bien je le connais mal et me fais de lui une idée absurde.

— Mais, de la cabane, disait Jacquot, on voit tout le chemin des douaniers et la petite clairière.

— S’il a surpris une imprudence de Mme Laurenty, pensait M. Salvert, il me faudra trouver un biais, détourner son attention du point qui le navre en éclaircissant quelque point tout proche. Il les confondra bientôt et peut-être cette défaite le satisfera-t-il.

— Eh bien, disait Jacquot, Maman me croyait à la maison, je suppose. Même, elle l’a demandé à mon parrain.

— Oui, pensait M. Salvert, c’est bien cela. Encore une phrase, et je coupe.

— Puis, ils ont parlé de moi, disait Jacquot, et j’ai été…

— Merci, dit M. Salvert ; merci, Jacquot, je suis maintenant assez renseigné pour vous répondre.

— Oh ! non ! monsieur Salvert ! je veux finir ! Vous ne savez pas ! Ils ont…

— C’est bien, Jacquot, vous pouvez…

— Mais Lucienne n’a rien vu !

— Vous pouvez vous taire. Écoutez-moi. »

Malgré la douceur du ton de voix, c’était la voix du maître. L’enfant se tut.

« Je vous sais gré de m’avoir parlé, Jacquot ; je vois avec plaisir que vous me considérez comme un ami. Il faut que je vous blâme, en effet, mais « écouter aux portes » était un bien gros mot ! Vous êtes coupable d’indiscrétion ; il suffit que je vous avertisse pour éviter toute récidive. Prenons un exemple : vous frappez à la chambre de votre père et, croyant être admis, vous entrez. Vous le trouvez qui se lave les dents. Que faites-vous ? Comme je vous connais, Jacquot, vous sortez en vous excusant. Eh bien, le cas est pareil. Moins qu’une indiscrétion, votre faute d’hier me paraît une impolitesse. On évite d’entendre quelque chose malgré soi. C’est le devoir d’un honnête homme. On se retire, ou bien on se montre, suivant les cas, et l’on bannit aussitôt l’événement de sa pensée. Mon cher Jacquot, vous êtes, aujourd’hui, assez mûr d’esprit : vous comprendrez cela. Ne profitez plus de l’indulgence que l’on aura quelque temps encore pour vous, à cause de votre âge. Soyez un homme : soyez brave, sincère et discret. La récompense ne viendra que de vous-même. »

Le cœur de l’enfant battait plus fort. Pourquoi M. Salvert lui parlait-il ainsi ? De ces phrases tendres et graves, il sentait déjà le bénéfice.

« Oui, la récompense ne viendra que de vous seul. Combien vos travaux et vos plaisirs y gagneront ! Aux heures de leçons, je ne serai plus le maître qui enseigne, mais le camarade qui vous a devancé ; je vous apprendrai des choses nouvelles que vous ne soupçonnez pas ; je vous ferai voir le monde plus beau que vous ne l’imaginez (et vous y rêvez sans cesse). Je le vous ferai voir tel qu’il est vraiment ! Ah ! comme vous avez bien fait de me parler, Jacques ! »

Jacques ! Jacques ? Personne ne l’appelait Jacques ! Jacquot restait immobile, les mains jointes. Il écoutait de tout son être.

« Aujourd’hui, je vous parlais des fleurs. Au jeune homme, j’eusse parlé autrement. Je lui aurais montré, dans ce beau jardin où il vit, l’enchantement du printemps, comment la nature se transforme, naît, s’épanouit et meurt pour renaître encore ; je lui aurais expliqué les travaux patients des insectes et les ruses des oiseaux, et il aurait tant joui de tout cela ! Mais ce sera pour demain, Jacques ! ce sera pour demain. »

Pas un mot de réponse, d’abord. L’enfant se recueillait, la tête penchée, le regard demi-clos ; enfin il leva les yeux, et, répétant la dernière parole entendue :

« Ce sera pour demain, murmura-t-il. Merci, monsieur Salvert. »


Il était seul, maintenant. Il songeait, assis sur ce banc de pierre où gisaient les fleurs cueillies pour la leçon de botanique. Une inquiétude sourde le troublait peut-être encore, mais d’autres et de plus beaux soucis l’occupaient ! Il fallait devenir un homme ! il fallait tout comprendre ! tout connaître !

Il ramassa la jonchée de fleurs et, remontant par les allées du jardin, rentra chez lui.

XIV

De sa fenêtre, le docteur Périer voyait toute la mer. Une bâche de toile qui, mal tendue, clapotait sous la brise le protégeait de la trop vive ardeur du jour, mais, le soir, accoudé à la barre d’appui de sa fenêtre, il pouvait, sans se brûler les yeux, considérer l’innombrable et magique mobilité des flots. Il avait tant fait pour gagner ce plaisir !

Quand, à Paris, ces gens heureux qui voyagent lui parlaient jadis de la Méditerranée, du soleil, des oliviers d’argent et des roches chaudes, il lui semblait, derrière un voile de brume et d’averses, contempler une vision du Paradis.

Plus tard, les premières visites qu’il fit aux lieux de son désir l’enchantèrent encore davantage. Vivre là-bas ! un trop beau rêve ! et, pourtant, c’était là-bas qu’il devait vivre.

Ce jeune homme de taille bien prise, d’allure élégante et grave, à la barbiche brune, aux yeux noirs, dont la parole était facile et prenante, le geste souple et le regard profond, ne pouvait, malgré mille succès, supporter Paris, sa fièvre et son vacarme. D’heureuses études de médecine, une assez brillante vie mondaine, de quoi flatter l’ambition et la fatuité, tout cela ne sut le satisfaire. Le « beau Périer » restait triste ; son piano même ne le consolait plus et les cahiers de musique restaient sans usage. Il n’aimait les livres que lus en plein air ; aux tableaux peints, il préférait ceux que deux arbres aidés d’un coin de ciel composent, et toute chair lui paraissait fade si elle n’était dorée. Vers trente ans, pour éviter l’ennui, il espéra beaucoup d’un mariage raisonnable. Il épousa donc une jeune fille de taille, d’intelligence et de beauté moyennes. Elle mourut avant qu’il ne s’en fût lassé. Quelque temps, il la regretta, sans mensonge ; puis il ne pensa qu’à son enfant : deux ans, des cheveux de soie blonde, un sourire délicieux. Elle semblait un peu délicate ; il s’inquiéta, prit peur, et, brusquement, partit. Il quitta tout : Paris, sa clientèle, ses amis, pour s’installer avec sa fille au bord de la vivifiante mer, dans cette villa où, huit ans plus tard, il habitait encore.

Avait-il touché le but proposé ? Oui, sans doute. Sut-il en jouir ? La vie ne le lui permit guère.

D’abord, ce fut bien la joie rêvée. Il avait emporté ses livres et quelques objets choisis. Tout cela vivait d’une vie nouvelle : devant ce décor, les poètes chantaient plus clair ; il trouvait, dans leurs aveux, des accents plus suaves, des larmes plus persuasives. Tous ses souvenirs d’art furent glorifiés par la magie du soleil. Dans une page froide, il découvrait un peu de vérité humaine et il ne se lassait pas, le soir, assis à son piano, d’apprendre comment Beethoven et Jean-Sébastien avaient souffert.

Ainsi, le docteur Périer fut heureux près d’un an. Ce pays convenait à sa nature. Il y trouvait le bénéfice de ses études d’autrefois, de ses rêves, de sa science, de ses goûts d’artiste. Il renaissait, pour cueillir au soleil les épis dont il avait, jadis, semé le grain dans l’ombre. Il devenait fou de la Provence, belle fille au teint brun, couchée dans la lumière, et ne quittait plus Toulon que pour aller chasser en Camargue, visiter, sur son petit cotre agile, les calanques les plus secrètes, ou courir les routes, apparition bruyante et poussiéreuse, ronflement passager. Car de cette contrée magique, il voulait tout connaître : les matins bleus, les crépuscules de lavande, les rochers, les ravins et le moindre arbrisseau.

Il ne songeait plus à Paris et, s’il s’y rendait, c’était une fois l’an, pour quelques achats de livres, quelques visites à des laboratoires. Il n’abandonnait pas la médecine, heureux d’alléger le mal autour de lui, heureux de collaborer en quelque sorte avec la brise salée, le soleil et la senteur des pins qui, déjà, lui avaient guéri sa fille. Le docteur Périer était content de son sort ; un seul bienfait lui manquait : l’amour.

Que de fois il avait rêvé d’une brusque passion, dramatique, absorbante et courte, pour une fille de ce pays ! Cela vécu, il pourrait vieillir en paix. Or il rencontra Mme Laurenty.

Ce furent d’abord des devoirs de voisinage, des assiduités auxquelles la jeune femme fit bon accueil. Elle devint sa maîtresse sans qu’il eût songé à l’aimer et, bientôt, il s’en crut épris. Dès lors, il refusa de rien examiner, il vécut au jour le jour, acceptant la situation telle que la lui donnait l’heure. Rompre, il n’y songeait pas. Hélène Laurenty, mécontente et délaissée, le chérissait sans doute ; il la plaignait, et leur liaison, connue à la suite d’une imprudence, devenait officielle. Peu lui importait que demain fût semblable à hier et qu’il n’eût rien à espérer d’aujourd’hui ! Le docteur Périer avait renoncé.

Dans ce médiocre bonheur, il trouva cependant quelque avantage. Près de Lucienne, rieuse et rose, il vit grandir Jacquot, plus grave, aussi charmant, qui lui plaisait par sa naïve sagesse, par ce regard un peu inquiet, un peu rêveur que les Laurenty ne voyaient pas. Son filleul… Jacquot était devenu son filleul. Parrain !… appellation commode.


Accoudé à la barre d’appui de sa fenêtre, le docteur Périer songeait aux jours passés en regardant la mer. Du jardin, montait un parfum de résine et de roses. Des pas firent grincer le sable. Jacquot cherchait Lucienne. Et, soudain, Périer eut grande envie de causer avec l’enfant, de l’embrasser, de se croire innocent de cette tristesse qui, parfois, assombrissait le clair visage.

« Jacquot ! »

Jacquot n’avait pas entendu ; il se mit à courir vers le bois de pins.

« Mais, plus tard ? songeait le docteur Périer, plus tard ?… »

XV

C’était une jolie fille brune, de taille mince, à la bouche un peu grande ; ses belles dents brillaient entre de très rouges lèvres. Elle aimait rire, elle savait sourire, elle était jeune, et, depuis quelques mois, il ne lui déplaisait point qu’un garçon la tînt dans ses bras, si les bras étaient vigoureux et le garçon plaisant.

Mais, ce soir d’automne, Jeanne, troublée par l’incident brutal qui la surprenait et changeait sa vie, longeait le trottoir de la rue Courbet d’un pas moins alerte que de coutume. Si douce que fût l’heure, si violette et si parfumée, elle ne la goûtait point. Ayant traversé la place d’armes, Jeanne erra quelque temps, indécise, mécontente, ne sachant s’il fallait se plaindre d’elle-même, de ses maîtres ou des dieux. Un conseil est toujours bon à prendre : elle entra dans l’épicerie qui fait le coin de la rue d’Alger. La nouvelle, colportée dès le matin par le garçon laitier, y était déjà connue. On plaignit Jeanne un peu, puis on se tut et bientôt elle s’en alla. Une de ses amies qui se promenait sur la place, lui dit que Marseille offre plus d’une ressource, et une autre, qui tenait un modeste fonds de mercerie sur le port, lui vanta les facilités de Paris. Afin de s’assurer, pour la nuit, un endroit où dormir, Jeanne se rendit au 21 de la rue du Canon, chez sa tante, Mme Mayeux, herboriste. Peut-être disposerait-elle d’un lit.

La boutique embaumait le romarin, le thym et la lavande. Sur le comptoir, un chat rayé de jaune marchait avec délicatesse. Contre les murs était rangé un puissant arroi de flacons étiquetés. Ils contenaient tout ce qu’il faut pour éloigner les maladies et vivre en santé parfaite : des prèles, de la chélidoine, du cynorrhodon, des semences de courge, l’ortie et le mélilot, des fleurs de matricaire, la quintefeuille et l’angélique, la germandrée, le myrte et le chardon bénit. Mme Mayeux était une personne importante et heureuse, sauf les jours où ses rhumatismes (que les herbes ne guérissaient pas) la tenaient clouée dans un fauteuil. Le chat tricolore qui rôdait sur le comptoir de Mme Mayeux était une bête sans défauts, le plus beau des chats et le plus propre. La maison de Mme Mayeux était une maison ancienne, étroite et honorable ; Mme Mayeux en occupait le rez-de-chaussée par sa boutique et le premier étage par deux chambres ; une petite grue (très honnête, très réservée), occupait le second ; au troisième, logeait un quartier-maître fourrier de la Majorité générale, et au quatrième, un matelot vétéran de la Direction du Port, chargé de famille et dont le linge séchait présentement aux fenêtres.

Ayant vendu à des clientes du quartier une feuille de papier à mouches et de l’onguent pour les cors, la vieille embrassa tendrement sa nièce. Jeanne s’enquit de la santé de Mme Mayeux, puis conta tout au long ses misères. L’accueil ne fut pas chaleureux.

« Un lit ? Oui, peut-être, ma bonne, pour quelques jours, deux ou trois, mais, après, tu sais… Eh ! voyez-vous, cette grosse folle, qui se laisse prendre avec son amoureux ! Enfin ; reviens ce soir ; on verra ! »

Jeanne se retrouva dans la rue.

Son histoire était simple. Née à la campagne, placée à dix-huit ans comme femme de chambre chez un conseiller municipal de Toulon, elle ne tarda guère à se rendre compte que les jeunes gens de la ville manifestaient envers elle les mêmes sentiments que les gars du village et les exprimaient en termes analogues. Le fils de son maître, un adolescent dont la moustache promettait d’agréables caresses, fut son premier amant ; plus tard, elle se laissa séduire par un jardinier qui travaillait chez M. Laurenty, notaire, et se nommait Gaétan. Il descendait en ville deux fois par semaine et rejoignait Jeanne dans sa chambre. Un soir, elle y fut surprise par ses maîtres qui la congédièrent aussitôt.

Sans place, inquiète de l’avenir et, par ailleurs, très perplexe, Jeanne ne savait au juste que penser d’elle-même. Malgré sa « boiterie » (il s’était fait prendre le pied sous une charrette), malgré certaines brutalités souvent excessives et un goût fâcheux pour les éclats de voix, les jurements et les imprécations, Gaétan lui plaisait par son assurance et un continuel entrain, mais, récemment, il était arrivé à Jeanne une aventure aux conséquences singulières. Ayant glissé dans une flaque d’eau sur la route du Pont du Las, elle fut relevée par un jeune soldat qui passait. Une conversation s’ensuivit. Jeanne s’était presque aussitôt intéressée à ce grand garçon volontaire et tendre qui lui parlait avec des politesses assidues et mille précautions. Point d’effronterie dans ces yeux bleus qui regardaient droit, du respect bien plutôt, mais pas de faiblesse. Ils se revirent le lendemain, le surlendemain, le jour qui suivit, (entrevues de quelques minutes, don timide et gauche d’un bouquet, sourires), et Jeanne apprit, un soir, que Jean Leduc l’aimait.

L’aventure se fût dénouée sans peine et de façon très banale si Jeanne n’avait eu un scrupule. Elle ne voulait pas quitter Gaétan ; pas encore. Il lui déplaisait de prendre deux amants. Le temps lui manquait d’ailleurs pour de telles fantaisies, car ses maîtres la laissaient rarement sortir. Deux amants ! et si le fils de la maison revenait de Paris, comme il en était question, cela ferait trois ! Enfin, ne s’ennuierait-elle pas avec ce garçon grave qui la traitait en demoiselle ? En regardant Leduc, il lui venait de grands attendrissements et puis des envies de rire. Elle le sentait jaloux, jaloux de façon douloureuse, parce qu’il l’avait rencontrée au bras de Gaétan, un soir à la musique du Mourillon. Que faire, puisqu’elle ne voulait pas choisir ? Quitter sa place de femme de chambre ?

Maintenant, la question se posait de nouveau. Ses maîtres l’avaient renvoyée. Certes, Gaétan lui donnerait de quoi vivre un ou deux mois, mais ensuite ? Chercher d’autres maîtres ? Elle était lasse de son métier. Alors, quoi ? faire la rue ?

Leduc l’épouserait-il ? Il ne pouvait lui promettre qu’une dure vie. Aller en Bretagne, là-bas, où il pleut toujours ? Être la femme d’un pêcheur ? Ah ! non ! Jeanne, les mains aux hanches, cambrait sa fine taille et souriait, et, la tête un peu renversée, battait des cils. Alors, quoi ? faire la rue ?

Peut-être, — mais Leduc ne serait pas son amant.

XVI

« Oui, Leduc, un artilleur ! Pas grand’chose, pour sûr ! Je crois qu’elle se paye sa tête ! Ah ! c’est une belle fille ! »

Gaétan éclata d’un rire satisfait.

Jacquot s’éloigna, la tête basse.

Que voulez-vous ! les sous-sols de la villa Mireille ouvrent sur le jardin par un grand soupirail. En passant sur la pelouse, on peut entendre ce que disent les domestiques. Ce n’est pas écouter, cela ! Jacquot a surpris cette conversation sans le vouloir. Gaétan était à la cuisine ; la cuisinière et lui parlaient fort. Jacquot se promenait. Il s’est arrêté, surpris par ce nom : Leduc. Il était question de son ami. Alors, de quelques instants, il n’a plus bougé. Non, ce n’est pas écouter, cela !

Jacquot s’en va vers le fond du jardin. Derrière le treillage, Leduc fait les cent pas.

« Eh bien ! monsieur Jacquot ! Ça va toujours ?

— Ça va toujours, Leduc. Il fait bien beau, ce matin.

— C’est vrai qu’il fait bien beau. »

Et ils se taisent tous deux.

L’heure passe, ensoleillée et pure, joyeuse, fraîche et folle, chantante par ses oiseaux, par ses cigales, par le bourdonnement des mouches, le grésillement des libellules peureuses et, tout au bas de la falaise, par le léger clapotis de la mer. Il fait beau, il fait doux. Ce serait bon de vivre si le cœur ne saignait.

Les deux amis parlent encore. Ils se disent des phrases courtes suivies de longs silences. Ils parlent de la pêche du vieux Pierre, du fort où l’on doit, le lendemain, entreprendre des travaux ; Leduc parle de son capitaine malade ; Jacquot parle de Lucienne, absente jusqu’au soir. Puis, de nouveau, ils se taisent, très longuement.

Ah ! qu’ils voudraient, tous deux, se confier leurs peines ! Mais ils ne peuvent pas. De rester ainsi muet, Leduc souffre davantage. Il n’a pas d’amis à qui se confier ; ses camarades se moqueraient de lui et, vraiment, c’est par trop cruel de rester à souffrir pour soi tout seul. Parler à cet enfant ? Non, ce ne serait pas bien. Et puis, il n’oserait pas, il ne saurait par où commencer. Enfin, ce serait inutile ! Mais, sans rien lui dire, il aimerait tant lui faire comprendre qu’il a très mal ! Si Jeanne ne l’aime pas, il se sent perdu. Leduc aime Jeanne absolument, aveuglément, comme dans son pays, là-bas, on aime les belles saintes des chapelles. Que fait-elle donc ? pourquoi, tout à coup, ne veut-elle plus le voir ? Ce Gaétan ? Est-ce qu’elle aime Gaétan ? Voyons ! si, d’un air tranquille, et sans trembler, il lui disait, demain : « Mademoiselle Jeanne, voulez-vous que nous nous mariions ? » Il faudrait avoir une tenue bien propre, offrir un bouquet, sourire d’un air gentil. « Mademoiselle Jeanne, voulez-vous que nous nous mariions ? » Que répondrait-elle ? Mais peut-être est-il une gourde ? Oui ! oui ! on lui a bien fait entendre que Gaétan, et d’autres aussi… Alors il ne comprend plus ! Il croyait ne pas lui déplaire. Pourquoi donc se refuse-t-elle ?… Non ! des mensonges !… Se mettre en ménage ?… Leduc revient au moulin…

« Mais, j’ai pas le sou ! »

Sans y penser, il a dit ces mots à voix haute.

Jacquot lève la tête.

Pour mieux réfléchir, il s’est allongé dans l’herbe, contre la palissade. A l’aide d’un fétu de paille, il met le désordre dans une petite fourmilière de fourmis rousses. D’un seul coup de lance, il crée une révolution. Cela s’apaise, peu à peu. Alors, Jacquot repique dans le tas.

On pense très bien, ainsi, couché à plat ventre, appuyé sur les coudes, les mollets nus battant l’air, avec, autour de soi, l’herbe courte, les mouches et le peuple distendu des sauterelles. Car il ne prête guère d’attention à son travail perturbateur : d’autres soins l’occupent. Comprendre ! il ne peut comprendre. Il n’ose demander ; il ne sait même pas formuler sa question ; il se sent perdu. Une angoisse trouble, obscure, inexprimable, le torture. Quand Lucienne est là, très bien, on joue ; on travaille avec M. Salvert ; mais, seul, on songe à ce qui vous occupe, et le sujet est parfois si difficile, si compliqué !

Qu’est-ce que tout cela veut dire ?

Depuis quelque temps, il entend trop de choses nouvelles. La veille, Mme Laurenty a grondé sa femme de chambre. Le crime ne laissait pas d’être grave, Julie ayant, de façon irrémédiable, brûlé des dentelles en les repassant. Mais, l’après-midi, quel affreux vacarme à la cuisine ! Traitée, à son goût, avec trop de rigueur, Julie ne se possédait plus. Elle parlait de Mme Laurenty et du docteur Périer en usant de mots bien étranges. Assis sur un banc dans le jardin, Jacquot tâchait d’apprendre le Songe d’Athalie, mais les imprécations de la femme de chambre lui parvenaient en bouffées sonores. Qu’il était donc malaisé de retenir des vers !

Un jeune enfant, couvert d’une robe éclatante,
Tel qu’on voit des Hébreux…

Fallait-il prononcer des z’ Hébreux ou des Hébreux ? Des z’ Hébreux, sans doute.

Tel qu’on voit des Hébreux les prêtres revêtus.

On parlait aussi de M. Laurenty, en termes très grossiers. Oh ! cela devenait insupportable. Se souvenant des conseils de M. Salvert, Jacquot ferma le livre et s’en fut rendre visite au vieux Pierre qui raccommodait un filet pour sa pêche du lendemain.

Et, aujourd’hui encore, ce que Gaétan disait de Leduc !

Jacquot taquinait toujours les fourmis et songeait.

« Qu’est-ce que cela veut dire, tout ça ? Papa fait la noce en ville. Maman couche avec mon parrain, « couche avec… » couche avec mon parrain, et Gaétan, quand il parlait de cette personne qui « se paye la tête de Leduc » disait : « Oh ! je couche avec elle depuis longtemps ! » Il « couche avec elle », et papa « fait la noce » en ville… » Tant de mots dont Jacquot ne sait pas au juste ce qu’ils signifient !

Jacquot sent des picotements à ses yeux. Les fourmis ne l’intéressent plus. Il lâche le brin de paille. Il voudrait se cacher la figure dans l’herbe et pleurer, non pas tranquillement, comme il fait parfois, et sans bruit, à la façon digne des grands garçons, mais en poussant des cris, en donnant des coups de pied, en hurlant, en se démenant. Lucienne a pleuré ainsi, la semaine dernière, puis elle s’est endormie. Oh ! dormir !

A cet instant, Leduc dit à voix haute sa dernière pensée.

« Mais j’ai pas le sou ! »

Et Jacquot lève la tête.

Cela est clair. Il comprend cela.

« Vous n’avez pas le sou, Leduc ?

— Oh ! pardon, Monsieur, j’ai parlé fort sans le vouloir ! Des ennuis, vous savez ! Des chagrins ! Pardon, monsieur Jacquot ! »

Des chagrins, des ennuis, cela aussi est clair ! Mais Jacquot, ce jour-là, ne peut compatir au mal d’autrui. Et, pourtant, Leduc a des ennuis, il souffre. Brusquement Jacquot s’assied, se prend les genoux dans les mains, lève le menton et, regardant son ami droit dans les yeux, demande :

« Leduc, qu’est-ce que cela veut dire : coucher avec ? »

Le soldat est tout secoué d’un haut-le-corps.

« Ah ! comme c’est vilain, monsieur Jacquot !

— Pourquoi, Leduc ?

— Parce que c’est pas des choses à dire !

— Pourquoi, Leduc ?

— Mais… mais qui vous apprend ça, monsieur Jacquot ?

— Je l’ai entendu, Leduc.

— Il ne faut plus, monsieur Jacquot !

— Leduc ! qu’est-ce que cela veut dire : coucher avec ? »

L’enfant ouvre de grands yeux suppliants et sombres. Il veut savoir, et le soldat ne sait comment répondre.

« C’est mal, monsieur Jacquot ! c’est vilain ! c’est pas propre ! c’est un péché ! »

Que peut-il dire d’autre ?

« Ah !… ah ! oui ! mais alors… »

Jacquot réfléchit encore un peu, devant le soldat qui ne souffle mot.

« Merci, Leduc. Au revoir ; à demain ! »

Sa petite figure est grave.

« Nous ne sommes pas fâchés, monsieur Jacquot ?

— Oh ! non ! Leduc. Je vous aime bien ! »

Mais maintenant, la petite figure est désolée.

XVII

« Oui, reste ici, mon petit. Allonge-toi sur le divan, si tu veux. Je vais jouer du piano. Ça ne t’ennuiera pas ?

— Oh ! non ! parrain ! »

Jacquot était venu demander à M. Périer des nouvelles de Lucienne, enrhumée depuis la veille. Ce ne serait rien ; elle aurait pu sortir ce jour même. Sans inquiétude désormais, il s’installa donc sur le divan, un coussin contre sa joue, et se prit à écouter.

C’était comme un appel qui commandait de venir, de venir vers autre part. Jacquot ne savait au juste vers où, mais il écoutait avec ravissement. « Oui, oui », murmurait-il. On lui parlait donc ? Et puis, des gens venaient, à travers une forêt. Ils tenaient de grands éventails. Ils l’emportaient, dans un hamac de cordes fines. Couché dans le hamac, il se laissait conduire, et les branches bruissaient, au-dessus de sa tête, en un bruissement très doux, et quelques oiseaux chantaient clair, un surtout, divinement ; et les esclaves qui portaient les éventails (des palmes vertes, ces éventails), l’éventaient comme fait la brise de mer, et, toujours, il allait plus loin ! Ah ! que les pas des porteurs étaient souples, sur la mousse ! De grandes fleurs embaumaient. Qu’il se sentait tranquille ! Qu’il se sentait heureux !

Oh ! que cela ne cesse jamais ! Loin des peines ! Toujours plus loin des peines ! Où donc ?

M. Périer s’arrêta de jouer. Brusquement, Jacquot se reprit. Il pleurait ! Il ne s’en était pas aperçu. L’enfant sécha ses larmes.

« Oh ! merci, parrain ! »

M. Périer ne lui connaissait pas ce regard. Il se souvint de Lucienne qui, certains soirs, s’amusait tranquillement dans un coin de la pièce, riait toute seule ou s’endormait, durant qu’il faisait gémir ou chanter le piano. Mais, cette petite figure extasiée…

« Ce que j’ai joué, le comprendrait-il ? »

Soudain, sans savoir pourquoi, M. Périer se sentit très triste.

XVIII

« Hélène, je descends en ville, je ne rentrerai que pour dîner.

— Avez-vous regardé le calendrier ?

— Non, ma chère ! Le 12 ?… Qu’offre-t-il de spécial ?

— C’est l’anniversaire de la naissance de Jacquot.

— Ah ! tiens ! c’est vrai ! Je lui achèterai quelque chose, en remontant, ce soir.

— Moi, j’y ai déjà pensé hier. »

M. Laurenty était de bonne humeur ; il se contenta de sourire et répondit aimablement :

« Hélène ! tu penses à tout ! »

Ce fut pour Jacquot une belle journée. Sa mère lui donna de très élégants mouchoirs, une douzaine, brodés dans le coin, d’un double chiffre ; M. Périer, trois livres, reliés en rouge, à tranches d’or, non pas de Jules Verne, cette fois, mais qui promettaient, à n’en juger que par leurs images, de passionnantes lectures. Enfin, M. Salvert arrivait à la villa, vers deux heures, chargé d’un très encombrant paquet : un aéroplane, un merveilleux aéroplane dont les ailes avaient, pour le moins, cinquante centimètres, et qui volerait, oui, qui volerait comme un oiseau. M. Salvert allait, tout de suite, expliquer le mécanisme à Jacquot, tout de suite, car on ne travaillerait pas aujourd’hui, bien entendu !

« Oh ! sortons ! monsieur Salvert ! Dans le pré des Pêcheurs, au tournant de la route, il y aura assez de place ! »

On alla chercher Lucienne et, tout l’après-midi, devant les gamins du quartier, rassemblés et pleins d’extase, on entendit des cris de joie.

A six heures, Jacquot, Lucienne et M. Salvert rentraient à la villa Mireille, essoufflés, poussiéreux, mais ravis. Jacquot s’essuyait le front avec un de ses nouveaux mouchoirs ; Lucienne n’en pouvait plus ; M. Salvert semblait exténué.

« Vous êtes bien aimable, monsieur Salvert, de vous dépenser ainsi ! lui dit Mme Laurenty.

— Oh ! vraiment, Madame, je crois m’être amusé autant que Jacquot. »

M. Laurenty n’arriva qu’à huit heures. En gagnant son étude, il avait passé chez le libraire qui donne sur la place d’Armes.

« Je voudrais un livre pour enfants, Mademoiselle.

— Un livre pour enfants ? Bibliothèque Rose ? ou bien un album ? nous en avons reçu hier de très jolis. Il y a des récits de voyages, et ce beau volume, voyez, Monsieur, à quarante francs, qui…

— Oh ! non ! Tenez, Mademoiselle, je prends celui-là. Combien vous dois-je ? Voilà, Mademoiselle. Faites-le envelopper, je vous prie. Oui, je le laisse. Je passerai ce soir. »

Jacquot attendait son père avec impatience.

« Un livre ! oh ! Papa ! quel bonheur ! »

Il ouvrit le paquet, regarda le dos du volume, le feuilleta.

« Ah !… oui…

— Quoi ? tu n’es pas content ?

— Je suis très content, Papa, mais c’est un vieux livre ; Parrain me l’avait déjà donné il y a longtemps, longtemps ! C’est pour les tout petits garçons. Ça ne fait rien, Papa, j’en ferai cadeau à Henri. »

Il sourit gentiment, mais Mme Laurenty eut aussi un sourire en regardant son mari, — un autre sourire.

« Ce sont des romans qu’il lui faut, maintenant, à ce gosse ? dit M. Laurenty, du Zola ? »

Et il sortit, en battant la porte.

XIX

« Que voulez-vous, mon cher, ce garçon est un mufle !

— Oh ! de cela, je suis bien d’accord !

— Il vous a fait des excuses.

— Il n’avait pas d’excuses à me faire : le silence suffisait.

— Eh ! vous l’avez vite obtenu !

— Mais si j’entends encore quelqu’un parler sur ce ton, je promets à celui qui…

— Ne vous échauffez donc pas, Salvert ! c’est vraiment superflu ! Allons voir, en haut, la fin de la partie. »

Quelques instants plus tard, un officier de marine se leva de la table de baccara où il venait d’offrir la « suite » de sa banque, et, prenant Salvert par le bras, l’entraîna dans la salle de lecture toute voisine.

« Oui, j’étais là, mais, maintenant l’incident est clos. Vous avez mouché l’individu, un peu vertement d’ailleurs ; c’est fini ; causons. Écoutez ! le cas n’est guère défendable. Vous entendez souvent parler des Laurenty sur un ton… léger ; que voulez-vous ! ils ont été trop imprudents ; alors, si l’on jase… Enfin, je n’en dirai pas plus long ! Salvert, rappelez-vous seulement que nous vous attendons dimanche à déjeuner au Charlemagne. A bientôt, mon ami. »

Cette scène avait eu lieu, la veille, au cercle de Toulon où Salvert allait parfois rejoindre quelques amis, officiers de marine ou d’artillerie, qu’il savait y rencontrer, le soir.

Un passant, étranger au cercle et qui semblait de fort belle humeur, après un dîner copieux, s’étant permis, devant Salvert, des propos de forme déplaisante touchant les Laurenty, fut repris par le jeune homme sur un ton des plus acides. En réponse, il ne sut que bredouiller.

Salvert ne songeait plus à l’incident, quand, le lendemain, il arrivait à la villa Mireille.

Le très excellent effet de l’aéroplane durait encore, et Jacquot travaillait double afin que, la leçon finie, M. Salvert l’accompagnât jusqu’au pré des Pêcheurs pour assurer le vol de l’oiseau. La frêle machine buterait si facilement contre un mur ! Et quel désastre si, dépassant la route, elle allait se perdre en mer.

Salvert ne voyait plus, dans les yeux de son élève, cette ombre de douleur qui, lui-même, l’inquiétait si fort et, jamais plus que ce matin-là, Jacquot ne s’était montré attentif, jamais la leçon n’avait été mieux sue.

« Maintenant, Jacques, nous pouvons sortir.

— Monsieur Salvert, j’ai quelque chose à vous demander.

— Quoi donc, mon ami ?

— Eh bien, voilà ! J’ai entendu des mots, comme ça… et je ne sais pas ce qu’ils veulent dire ; des mots, vous comprenez… des mots pas bien… mais…

— Alors, Jacques, il ne faut jamais s’en servir. Si ce sont des expressions grossières, il convient de les oublier. Souvent, je vous mets en garde contre des expressions, usuelles dans le pays, mais incorrectes ; il en va de même des jurons, des trivialités, des phrases injurieuses ou brutales. Vous les avez entendus, oubliez-les ! Vous pouvez être sûr que le sens en est bas et, par conséquent, inutile à saisir. Nous sortons ? »

Salvert s’était levé.

Les bras posés sur la table, les mains à plat, la tête levée, l’œil quêteur, Jacquot ne bougeait pas.

« Venez, mon petit !

— Monsieur Salvert, qu’est-ce que ça veut dire : coucher avec ? On m’a…

— Jacques, taisez-vous !

— Ah ! je vois bien que vous aussi, monsieur Salvert…

— Jacques !

— Vous pensez que c’est un péché. »

M. Salvert ne savait plus que dire. Il se leva, il prit entre ses mains le visage de Jacquot.

« Vraiment, Jacques, vous me gênez. Cela m’étonne de vous ! »

Il pensa que cette phrase ne voulait rien dire, était inutile, était sotte, n’était pas honnête. Alors il embrassa Jacquot sur le front.

« Mais, monsieur Salvert…

— Allons jouer ! »

Jacquot se leva aussi. Il se sentait triste.

« Allons jouer ! » murmura-t-il sur un ton résigné.

Et, ce matin-là, pour que tout concourût à gâter la journée, l’aéroplane, en frôlant un arbre, faussa son aile.

Mais Jacquot ne se doutait pas que l’inattention de Geoffroy Salvert en était cause.

XX

« Oui, sans doute, Hélène, nous nous sommes aimés, nous nous aimons encore, mais ce danger dont je parle ne fera que grandir. Vous en souffrez et, pour ma part, j’aime cet enfant comme s’il était le mien, alors, je crains que, plus tard, il ne comprenne et que, déjà…

— Non ! mon ami ! Non ! non ! »

Mme Laurenty parlait d’une voix nerveuse, comme font les gens effrayés.

« Un enfant peut avoir mal sans savoir ce qui le blesse !

— Georges ! De grâce ! »

Le docteur Périer leva les sourcils. Il hésitait. Il retenait tant de paroles !

C’était, au crépuscule, sous les pins. Heure grise : une poussière de jour brillait encore au sein de l’ombre, mais, bientôt, s’épaissirait le soir.

« Hélène ! Ayez pitié de l’enfant !… Oh ! vous pleurez !

— Oui, Georges ! mais je pleure sur moi ! L’enfant ne m’aime pas ! l’enfant ne m’aime plus ! Jadis, il jetait ses bras autour de mon cou, et me serrait si fort ! Oh ! je me rappelle tant de petits gestes que jamais je ne vois, aujourd’hui ! Il caressait mes mains, il disait : « Maman ! c’est bon ! c’est doux ! » Il me racontait des histoires folles et charmantes… mille autres choses ! Et la tendresse de son regard ! Maintenant, il n’y a, dans ses yeux, que de l’étonnement, ou de la gêne, ou presque de la peur ! Mon ami, mon ami, je n’ose plus l’embrasser !

— Ma pauvre Hélène !

— Georges, je suis trop malheureuse ! Mon amour ! je n’ai que toi ! »

Elle se blottissait contre lui, et, le visage levé, tendait ses lèvres.

« Chéris-moi ! console-moi ! »

Georges Périer l’éloigna lentement, d’un geste tendre :

« Chérissez-le, Hélène ! consolez-le ! »

XXI

Assis dans un fauteuil d’osier, M. Laurenty fumait le premier de ses deux cigares quotidiens. On sortait de table ; il faisait chaud et M. Laurenty souffrait de la canicule. Non point qu’elle altérât son humeur, elle l’améliorait plutôt, mais le laissait sans forces. Il ne se fâchait pas, n’élevait pas la voix, ne protestait pas, répondait à peine aux questions. Rien ne l’intéressait plus de ce qui demande un effort. Dans le salon, tout à côté de la véranda où M. Laurenty fumait, sa femme recevait un officier de marine. Il n’avait pu se décider à la joindre, bien qu’il s’ennuyât beaucoup et que cet officier fût, à son ordinaire, un causeur agréable, mais se lever était trop pénible et se dépenser en paroles trop compliqué. Fumer silencieusement lui paraissait une limite d’énergie.

M. Laurenty se demanda comment il emploierait la fin de l’après-midi et la soirée. Sans doute, vers cinq heures, descendrait-il à Toulon. Au cercle, il ferait un écarté. Mais ensuite ?

La porte de la véranda s’ouvrit doucement et Jacquot entra.

Mais ensuite ? Ensuite, il rentrerait au Mourillon vers huit heures et, comme tous les dimanches, redescendrait en ville après dîner.

M. Laurenty passait rarement la soirée chez lui ; le dimanche, surtout, il avait au cercle ses habitudes, et, plus tard, vers minuit, les terrasses de café l’amusaient par leurs lumières, leur gaîté, les rencontres que l’on y pouvait faire.

« Quelle charmante enfant, cette Valentine ! »

Il jeta son cigare.

Jacquot, l’air indécis, errait dans la véranda.

Un drôle de gaillard que le précepteur de Jacquot ! Il le rencontrait souvent au café, au bas du Casino, accompagné de jolies filles, au cercle, parfois au théâtre. Toujours élégant, toujours précis. Gentil garçon, en somme, mais froid.

« Ça le gêne de me rencontrer en ville ! »

D’ailleurs il était froid avec tout le monde.

« Je m’étonne que l’enfant ait pu s’habituer à lui. »

Jacquot s’arrêta devant son père.

M. Laurenty se souvint que c’était la soirée de réouverture du Casino.

« Valentine y sera, je pense. »

Jacquot semblait vouloir poser une question. M. Laurenty le regarda quelques instants. C’était vraiment là un joli visage. Il lui sourit.

« Papa !…

— Que veux-tu, Jacquot ?

— Eh bien, voilà Papa. Mon aéroplane, tu sais que monsieur Salvert…

— Oui, oui, je sais !

— Hier, une branche de pin a troué son aile. Je veux le raccommoder. Si tu me donnais un peu de ton papier gommé, ce serait fait tout de suite.

— Du papier gommé ? »

M. Laurenty avait un rouleau de papier gommé, au fond du tiroir de son bureau, dans la pièce voisine… Mais se lever par une telle chaleur !

« Je te chercherai ça plus tard, mon petit. Va jouer. »

L’enfant hésita quelque peu, puis il rouvrit la porte :

« Bien, Papa ! »

Et sortit.

On ne pouvait tout de même se déranger à chaque instant pour une fantaisie de gosse ! Où cela mènerait-il ?

M. Laurenty ferma les yeux. Une sieste serait si agréable ! Il lui vint comme une façon de remords, ridicule à coup sûr ! Ce n’aurait pas été un bien grand travail de sortir du tiroir ce rouleau de papier gommé. Tout de même, il ne faut pas céder aux caprices d’un enfant.

Malgré la température, M. Laurenty se sentait heureux dans son fauteuil d’osier. Pour mieux jouir de cette chaude béatitude, il alluma des cigarettes.

XXII

Ce pin tors et fourchu offrait de trop sérieux dangers. A la branche morte dont il piquait la brise, l’aéroplane risquait toujours de déchirer son aile. Il convenait d’aller autre part, et, pour obtenir des vols satisfaisants, on ne pouvait trouver mieux que le pré des Pêcheurs. Par malheur, il fallait, quand M. Salvert était absent, demander la permission de s’y rendre, M. et Mme Laurenty n’aimant pas que leur fils se commît avec les gamins du quartier.

La licence accordée, Jacquot, embarrassé de son encombrant et léger fardeau, allait sortir de la villa Mireille. Ayant posé l’aéroplane sur l’herbe, il voulut ouvrir la petite grille, pour faire passer l’oiseau avec soin, de biais, sans rien froisser du délicat organisme, mais il s’arrêta, un peu effaré par l’excessif rayonnement de l’heure et regarda la route à travers les barreaux.

Le large ruban de poussière brûlait, chauffé au blanc, et les rails du tramway le marquaient ainsi que d’un double galon luisant et bleuâtre. Plus loin, un fossé, profond en cet endroit et très malodorant, pour la suppression duquel M. Laurenty était en litige ; plus loin, le talus ; plus loin, un mur, blanc comme linge, coiffé d’éclats de verre ; plus loin, les campagnes étagées ; plus loin encore, la montagne grise aux nobles lignes et, plus haut, la roue divine du soleil.

A l’encontre de son père, Jacquot aimait les jours de belle chaleur, les bruits métalliques de l’été et ces minutes de vaste silence qui, parfois, le surprenaient comme un bruit nouveau. Il allait ouvrir la petite grille, quand un enfant parut sur la route. Il marchait vite, faisant tourner et chassant devant lui à coups de fouet une grosse toupie. Il la relançait, la rattrapait, puis, d’un juste cinglon, la relançait encore, tout droit. Jacquot admira cette adresse. Il n’était pas capable de gouverner ses jeux aussi proprement. Sa toupie, il l’eût depuis longtemps jetée contre un mur, à droite, à gauche, n’importe où.

Oh ! ces bonds précis ! ces claquements du cuir souple !… A cet instant même, l’enfant eut un geste malheureux et la toupie tomba dans le fossé. Ce fut tout un drame ! L’eau était bien bourbeuse, bien infecte, et le fossé bien profond ! Comment repêcher l’objet ? Un matelot, qui passait sur la route, offrit son aide, mais la branche dont il voulait se servir était trop courte. On tint conseil. Il semblait impossible, vraiment, de descendre dans ce trou empesté. Survint alors un marchand de vieux habits qui gagnait la ville, haillonneux, poussiéreux et cassé. Il s’arrêta pour savoir ce que l’enfant et le matelot regardaient dans le fossé noir. Point de perche assez longue… Quelqu’un devait se dévouer.

« Eh ! je vais sauter dedans ! »

Il posa sur une pierre le sac d’habits qu’il portait, se déchaussa, releva son pantalon sur de très vieilles jambes, et fit comme il avait promis de faire. En sortant, il tenait la toupie et la séchait sur le bord de sa manche.

« Ça pue un peu ! » dit-il avec un bel accent de terroir.

Il haussa les épaules, agréa le merci de l’enfant, dit quelques paroles au matelot, et s’en fut. Bientôt après, sur l’éclatante poussière, l’enfant relançait sa toupie.

Jacquot avait suivi la scène avec intérêt. Il se baissa pour ramasser son aéroplane. Là, sur l’aile gauche, se voyait encore la blessure qui, grâce à de la colle fournie par Gaétan, était pansée tant bien que mal. Pourtant, le papier gommé eût été d’un meilleur usage, plus léger, plus sûr. Jacquot s’assit dans l’herbe pour mieux voir la chose. L’oiseau volerait bien ainsi ; il volerait bien… mais Jacquot ne désirait plus se rendre au pré des Pêcheurs. Il se sentait trop seul ; cela ne l’amusait plus ! Et si la déchirure se rouvrait, que de complications ! Non ! il resterait à la villa Mireille et se coucherait sous les pins. Plus tard, Lucienne viendrait peut-être, quand la chaleur serait un peu tombée, vers cinq heures, toute rose sous un grand chapeau, le nouveau chapeau bleu ciel. Oui, peut-être…

Jacquot rentra, mit son aéroplane dans le placard de l’antichambre et gagna un coin d’ombre, au fond du bois de pins, avec un livre d’aventures, de belles aventures lointaines.

XXIII

Le crépuscule de ce jour descendait parmi de petits nuages roses et mauves qui composaient un ciel très tendre. Mme Laurenty rentrait d’une visite dans une campagne voisine. Elle trouva son mari ronflant au fond du fauteuil d’osier de la véranda. Elle se sentait heureuse : sa robe de coutil blanc lui seyait, l’après-midi s’était agréablement laissé vivre (médisances, compliments, cartes et boissons fraîches) et le soir promettait de la brise.

Debout, très fine, malgré la robe de coutil, un peu hanchée à gauche et s’appuyant par un bras tendu contre le chambranle de la porte vitrée, sa silhouette, au seuil de la véranda, était vraiment séduisante.

M. Laurenty s’embrouilla dans un long ronflement, se réveilla, toussa et regarda sa femme. Elle souriait.

« Le pauvre homme ! » pensait-elle.

Tour à tour, elle éprouvait à son endroit des sentiments de haine et des sentiments de pitié presque affectueuse, de l’agacement et puis de la condescendance. La veille encore, elle le détestait pour quelques mots murmurés par Georges Périer, au sujet de Jacquot, mais, dans ce fauteuil, il avait l’air si pacifique et tellement vaincu !

« Vous dormiez, Julien ?

— Eh oui, ma chère ! cette chaleur m’abrutit. J’ai même dormi très longtemps… Oh ! quelle toilette charmante ! Venez que je vous admire ! »

Elle s’approcha :

« Ce coutil vous plaît ?

— Vous êtes exquise ! »

Il la débarrassa de son ombrelle, de son voile de gaze, de son chapeau. Jamais il ne l’avait vue aussi printanière, illuminée d’un tel sourire. Brusquement, il la regarda dans les yeux. C’était là sa femme.

« Asseyez-vous, Hélène ; restez quelques instants. »

Tous deux s’assirent, silencieux et songeant. Elle frémit un peu, car il lui avait baisé les mains, mais, d’abord, ils ne dirent mot. Ils se sentaient envahis d’une gêne sourde, pris par une sorte d’hésitation, non point celle qui nous trouble devant un acte précis à entreprendre, mais celle qui nous saisit devant la vie même, devant une façon d’être que l’on voudrait et que l’on ne voudrait pas adopter, devant un sentiment que l’on désirerait rappeler à soi et que l’on a mis en exil depuis si longtemps ! devant le carrefour de deux chemins mal dessinés l’un et l’autre et dont on ne sait au juste où ils peuvent mener. Douleur profonde et diffuse, inquiétude où se mêle un remords ; ils en souffraient tous deux ; ils n’osaient se le dire.

Et, peu à peu, Mme Laurenty se demanda si elle ne ferait pas bien de quitter son amant. Ne valait-il pas mieux rompre, et pour toujours ? rompre et tâcher de vivre auprès de cet homme qu’elle n’aimait certes pas, que jamais elle ne saurait chérir, mais avec lequel, peut-être, un compromis était possible, en demandant plus de patience, en promettant plus de douceur ? Pourtant, elle aimait son amant ; oui, mais lui, ne se lasserait-il pas ? Alors, à quoi bon ? A quoi bon souffrir ? souffrir en vieillissant ! Oh ! l’atroce pensée : vieillir, aimer encore et n’être plus aimée !

Cependant, M. Laurenty, les yeux à demi clos, évoquait la double image de sa femme et de son enfant. Il se souvenait aussi d’un vieux rêve, d’un très vieux rêve de jadis : se marier avec une jeune fille qu’il aimerait, avoir d’elle un garçon bien portant, d’humeur avisée, qui lui ferait honneur ; vivre ainsi, paisible, vivre ainsi et vieillir sans en demander davantage. Son rêve de vingt ans ! Or, il l’avait vécu sans voir, comme fait un aveugle, sans entendre, comme un sourd, sans savoir, ah ! Dieu ! sans savoir ! et, peut-être, demain, mourrait-il ! Une sueur lui glaça le front. Il pensa que, depuis quelque temps, il s’alourdissait beaucoup. Son père était mort d’un coup de sang, très jeune. Il le revoyait, le soir de l’accident, étendu par terre, la face violette et boursouflée. Finirait-il ainsi, sans avoir joui de rien ? Car le cercle, le casino, les cafés, les charmantes filles de Toulon l’amusaient bien, sur le moment, mais leur souvenir l’ennuyait. Alors, ne pourrait-il, sans trop se découvrir, sans grandes scènes, sans rien manifester, se rapprocher de sa femme, connaître un peu ce beau gamin qui était son fils, rester un peu chez lui, vivre enfin le rêve de ses vingt ans ! Et, par exemple, pourquoi ne passerait-il pas auprès de sa femme et de Jacquot la soirée de ce jour ? Valentine ne l’attendait pas, en somme…

Prudemment, presque honteusement, il reprit la main nerveuse et longue qui reposait sur la jupe de coutil blanc. Il la baisa de nouveau et se sentit devenir très rouge.

XXIV

Jacquot passait au pied de la villa. Dans la prairie, Gaétan brandissait une vanne de fer et coupait l’eau des rigoles avec un grand bruit de cailloux froissés.

« Bonsoir, Gaétan !

— Bonsoir, monsieur Jacquot ! Eh bien ? il a volé, votre machin ?

— Non, Gaétan, je n’ai pas essayé ; il faisait trop chaud. »

D’ailleurs, pourquoi n’avait-il pas lancé son… machin, comme disait Gaétan ? Il ne s’en souvenait plus.

M. Laurenty entendit la voix de Jacquot et s’approcha de la fenêtre :

« Viens donc ici, mon petit ! »

Et, tout de suite, il ouvrit son bureau pour prendre le rouleau de papier gommé.

« Tiens, Jacquot ! voilà ce que tu demandais. J’avais tellement sommeil quand tu es venu à deux heures !

— Oh ! merci, Papa ! mais je n’en ai pas besoin, maintenant. C’était pour l’aéroplane. Gaétan m’a donné de la colle et j’ai bouché le trou avec un morceau de journal.

— Tant pis ! »

M. Laurenty rejeta le rouleau au fond du tiroir.

Sa femme caressait le visage et les cheveux de l’enfant.

« Tu es beau, mon petit ! tu as de bonnes couleurs ! »

Jacquot regardait plus loin, par-dessus l’épaule de sa mère.

Elle le prit dans ses bras, l’assit sur ses genoux. Qu’il était lourd ! qu’il était grand ! Elle le berça, mais il ne se laissait pas aller, il résistait presque : il n’avait pas l’habitude.

« Je ne sais plus l’aimer ! » pensa-t-elle.

Quelques instants, elle souffrit cruellement.

« Tu m’aimes ?

— Mais oui, Maman ! »

Pourquoi lui demandait-on cela ?

M. Laurenty s’était approché :

« Et moi, tu m’aimes aussi, mon gros garçon ?

— Bien sûr, Papa ! »

Et il rit, comme d’une plaisanterie.

Son père, s’il avait dit une sottise, se fût senti moins gêné. Il semblait que l’enfant se défendait contre eux. Fallait-il donc apprendre à se faire aimer par son propre fils ?

Mme Laurenty posa des questions à Jacquot. Il répondait avec calme, de façon polie, un peu trop polie. De temps en temps, le père hasardait un mot. Que fallait-il faire ? Lui donner quelque chose ? Mais que désirait-il ? Lui parler ? Mais de quoi ? de quel sujet ? A quoi s’intéressait ce petit étranger que sa mère ne savait pas bercer et qui riait des paroles de son père ?

Mme Laurenty venait de s’apercevoir que les souliers poussiéreux de Jacquot salissaient sa jupe blanche. D’une voix très douce, elle le lui fit remarquer :

« Va te changer, mon petit ! »

Pour atténuer encore la phrase, elle aurait aimé embrasser l’enfant, pour qu’il ne pût croire à un reproche, mais Jacquot s’était si vite dégagé !

Que lui voulait-on ? Son père l’appelait, sa mère l’asseyait sur ses genoux. Et, s’il salissait la jupe de coutil, l’avait-il fait exprès ? Une autre fois, avant d’entrer, il se serait épousseté sans qu’on le lui dît, mais on l’appelait. Alors ? Et, maintenant, ils allaient le gronder ! procédé bien connu ! Il partirait avant l’orage.

Jacquot sortit ; il ferma la porte doucement mais il sortit vite.

M. et Mme Laurenty restèrent silencieux, agacés l’un et l’autre. Ils se sentaient mécontents, mal à l’aise, écorchés. Pourtant, M. Laurenty fit encore une tentative.

« Hélène ! ne pensez-vous pas… »

Qu’allait-il dire ? Il ne savait pas, au juste. Il y avait quelque chose à dire ! Quoi donc ? On ne trouve jamais, tout de suite ! Ah ! qu’il se sentait troublé !

Quelques minutes passèrent, lugubres, dans un silence épais. M. et Mme Laurenty se reposaient de leur effort. Ils avaient tenté de se dégager, ils ne tentaient plus rien, ils ne luttaient plus, ils ne voulaient songer à rien, ils devenaient lâches, ils renonceraient bientôt. Lentement, sûrement, l’ancienne habitude les reprenait, les entravait, leur mettait son bâillon, ses chaînes, ses menottes ; presque libres, un instant, ils se retrouvaient esclaves. Dans peu de jours, sans doute, goûteraient-ils à nouveau l’agrément de leur servitude. Rentrer en prison ! la vie les y invitait comme de toute part. Dans la geôle ! Encore un pas, un pas facile, presque une glissade. — Ils entendirent l’un et l’autre une façon de bruit de clef.

« Hélène !

— Eh bien ? »

La voix était hargneuse, coupante. Mme Laurenty songeait à Georges Périer ; son mari l’interrompait sans raison. Elle se souvint de la brusque sortie de Jacquot.

« Vraiment, les manières du petit deviennent bizarres ! »

M. Laurenty ne dit mot. Valentine ne manquait pas d’un certain charme. Ce soir-là, Salvert dînant à la villa, ils pourraient, après dîner, descendre tous deux jusqu’au casino. Pour répondre à sa femme, il eut un geste de parfaite indifférence.

« Que voulez-vous, mon amie ! cet enfant a un sale caractère ! »

XXV

Jacquot, un peu troublé, quitta ses parents. Il resta quelques minutes, debout dans l’antichambre de la villa, en se mordant les ongles, puis, brusquement, il sortit et s’arrêta encore pour regarder le jardin. Là, devant, il y avait la mer qui fonçait avec le soir ; tout près, à droite, les plates-bandes s’étendaient, roses, d’un rose très sombre, et cela sentait bon.

Pourquoi ses parents voulaient-ils ?…

Non ! non ! pas maintenant ! plus tard ! Il y penserait plus tard.

Alors, tout à coup, Jacquot se mit à courir, très vite. Il courut à perdre haleine, comme il faisait quand, vers la fin d’une partie, il devait, à toute force, attraper un adversaire qui se rapprochait du but. Il courait comme un fou. Le vent lui soufflait dans la figure.

« Ho ! ho ! je vais toucher le but ! Ho ! Lucienne ! Henri ! ho ! ho ! »

Il criait de toute sa voix, parce que c’était amusant, parce qu’il fallait crier, crier fort, crier plus fort !

Clair dans son costume de toile bise, avec un foulard rouge autour du cou, il dessinait une rapide et charmante image de la joie d’un enfant. Et le crépuscule mauve, autour de lui, était si tendre ! et la mer violette chantait si doucement ! et quelques oiseaux… ah ! ces oiseaux ! et dans tout le jardin se répandait un parfum de fleurs, pénétrant, suave, divers, mais où dominait encore la royale odeur des roses mûres.

« Ho ! ho ! prends garde. Lucienne ! Ho ! ho ! »


Oui, ce soir-là, je l’ai vu ! J’ai vu le petit Jacques Laurenty courir dans le beau crépuscule, en poussant des cris de joie. Mais il ne savait pas qu’il fuyait : il croyait courir vers quelque chose. Il ne savait pas qu’il fuyait la douleur, car elle ne se donnait même pas la peine de le poursuivre ; elle était trop sûre de l’atteindre. Déjà, dans l’ombre, tout auprès, elle lui tendait ses longues mains accueillantes.


« Ho ! ho ! je touche ! »

Jacquot courait encore, il courut jusqu’à la pinède et là, le cœur battant, les joues en feu, saisit un pin à bras le corps. Le but ! le but ! il avait touché le but ! à ce pin-là ! puis, mollement, n’en pouvant plus, il se laissa couler à terre.

L’ombre avançait sous les branches ; ce serait bientôt la nuit. L’horizon, rouge, au loin, devenait pourpre ; les larges flaques de sang qui tachaient le sol se fondaient dans la poussière et le brun des brindilles. Dans un coin, ce petit tas de toile bise, tout haletant, qu’était Jacquot, s’apaisa. Il y eut quelques minutes de calme parfait, de silence plat, puis, une brise courut, légère et douce encore, mais plus fraîche, et, comme si la nuit l’eût touché soudain, le bois entier se mit à frémir.

Jacquot se dressa lentement sur un coude et regarda autour de lui.

Il se sentait inquiet. Il voulait rentrer à la villa, mais la pensée de ses parents lui revint aussitôt et il ne sut plus que faire. A la manière de certains problèmes d’arithmétique très difficiles et qui absorbent toute l’attention, cette pensée de ses parents le gênait. Il ne comprenait pas. Cela lui donnait mal à la tête d’y songer, cela le rendait malheureux. Ce problème-là, il ne savait par où le prendre. Mais… mais n’était-ce pas ce soir que M. Salvert devait dîner à la villa ? Il lui avait même promis d’arriver tôt ! Causer avec M. Salvert, voilà qui arrangerait tout ! Jacquot avait juste le temps de s’habiller et de se laver les mains. Il rentra en toute hâte par les allées obscures du jardin.

XXVI

« Alors, monsieur Salvert, qu’est-ce qu’il faut que je fasse ? »

Perplexe, Jacquot attendait la réponse. Il avait rencontré son précepteur à la grille de la villa et, tout de suite, s’était débarrassé de son lourd fardeau. Même quand l’heure du dîner est proche, on a toujours le temps de se laver les mains, et d’ailleurs, si elles ne sont pas trop sales, on ne se les lave pas. Il est mille choses plus importantes : Jacquot attendait la réponse de M. Salvert.

Le jeune homme prit l’enfant par les épaules et le tint tout près de lui, puis il parla d’une voix très douce, très lente :

« Peut-être, mon petit, vos parents souffraient-ils, et vous ne les avez pas consolés. Il y a des choses qu’il ne faut pas dire, Jacquot ! « Maman ne m’aime pas ! » quelle idée ! quelle idée saugrenue ! Allons ! changez-moi cette figure ! Sans doute vos parents avaient-ils du chagrin. Ils n’ont pas fait attention à ce que vous leur disiez. Si tendrement qu’ils vous aiment, vous n’êtes pas la seule préoccupation de leur vie. Et, parce qu’ils ne vous ont pas répondu tout de suite, vous êtes parti. Oui, en somme, vous êtes parti. Bien plutôt deviez-vous rester pour les consoler un peu. Il faut toujours consoler ceux qui souffrent. »

Quelques instants, il parla encore sur le même ton, mais à lui-même, il se disait :

« Je fais un tour de jonglerie. Jusqu’à quand cela va-t-il réussir ? Je lui dis de consoler les autres ; moi, je ne le console pas, je l’égare. »

Salvert était mécontent de sa méthode. Bientôt, il quitta l’enfant et gravit les marches de la villa pour aller dîner.

A table, Jacquot fut silencieux. La conversation ne l’intéressait pas. On discutait les élections. Souvent, les causeries, même ennuyeuses, des grandes personnes ont quelques moments drôles. Dans celle-là, il ne voyait rien qui pût l’amuser. Le mieux était donc de se taire, de penser à autre chose. Jacquot réfléchissait et cela occupe beaucoup. Jacquot réfléchissait à l’une des phrases de son précepteur : « Il faut toujours consoler ceux qui souffrent. »

Après le dîner, M. et Mme Laurenty s’assirent sur la terrasse pour prendre le café. Deux cigares firent dans l’ombre des points rouges et Jacquot descendit dans le jardin, car il en avait assez d’entendre parler des avantages de la représentation proportionnelle.

Une nuit tiède et très noire offre des plaisirs merveilleux. Elle est plus jolie sans doute avec la lune, mais alors, on ne peut avoir l’impression charmante de se perdre, de se perdre pour rire, bien entendu, car le jardin, le bois et le chemin de ronde sont connus de Jacquot. Il faut qu’il aille voir son ami Leduc qui monte la garde à la limite du fort. Pour se rendre là-bas (c’est à quinze pas), il fera un grand détour sous les pins. Il veut réfléchir quelques instants de plus. A la fin du repas, il a surpris le regard de sa mère ; il a fait le geste d’envoyer un baiser. Mme Laurenty a considéré Jacquot longuement, puis elle a souri. Pourtant, elle souriait comme si… comme si elle avait mal. C’est drôle que des gens puissent sourire comme s’ils avaient mal !

Et Jacquot entre dans le bois de pins qui vraiment est très séduisant à cette heure. Dans les branches passe un bruit sourd, le bruit que l’on fait en parlant bas. Ce sont peut-être les oiseaux, ou bien la brise. Au pied de la falaise, la mer froisse les galets, mais on l’entend à peine, il faut prêter l’oreille. Jacquot ne pense plus à la souffrance de ses parents. Il s’est perdu dans la grande forêt. Là-bas, sur la montagne, il trouvera le condor dans son nid. Ne l’effarouchons pas ! le bel oiseau s’envolerait ! Un rat vient de passer ! Jacquot n’a pas crié, parce qu’il est brave, mais ce sont là, tout de même, des émotions bien désagréables. Où se trouve le camp des Indiens ? Il les verra danser, le tomahawk au poing. Oh ! les affreux visages couverts de peintures ! et ces plumes rouges ! ces verroteries ! Qu’il est doux de marcher dans un sentier que l’on ne voit guère ! Voilà une lanterne, celle du fort ; il faudra prendre garde de ne pas se heurter aux fils de fer de la clôture. Leduc doit être là. Jacquot va l’appeler, tout bas, tout bas ! On parle bas quand il fait sombre.

« Leduc ! Leduc ! c’est moi, Jacquot !

— C’est vous, monsieur Jacquot ! »

Jacquot s’approche. Qu’y a-t-il donc ? Il a surpris son ami Leduc, debout sur le bord du sentier de ronde, et qui pleure.

« Qu’avez-vous, Leduc ?

— Oh ! c’est rien, monsieur Jacquot.

— Vous avez du chagrin, Leduc !

— C’est rien, je vous dis, monsieur Jacquot ! Pardon, je suis un imbécile !

— Leduc ! il faut me raconter. Moi aussi, j’ai eu du chagrin, beaucoup ! souvent !

— Et j’aurais pas dû vous laisser voir que je pleurais.

— Qu’est-ce que ça fait, Leduc ! puis… je ne suis plus un petit garçon ; je comprends les choses.

— Pas tout ! et c’est impossible ! Vous êtes trop jeune, monsieur Jacquot. »

Un gros sanglot l’étouffait ; il se mit à tousser. Il s’essuya les yeux et hocha la tête d’un air mécontent. Il n’aurait pas dû pleurer devant ce gosse.

Jacquot s’était éloigné de quelques pas. Il n’avait pas peur, mais craignait de se montrer indiscret. Les leçons de M. Salvert portaient leur fruit ; il y pensait souvent.

Leduc, en s’essuyant les yeux, eut encore un sanglot, presque un sanglot d’enfant, que Jacquot reconnut : il avait pleuré ainsi. Profondément ému, il murmura :

« Leduc ! racontez-moi… »

Mais une voix criait au fond du jardin de la villa :

« Jacques ! Jacques !

— Tiens, dit Leduc, on appelle chez vous.

— Jacques, rentrez vite !

— J’y vais ! j’y vais ! »

Ce cri ! cela changeait tout. Il faisait moins sombre, maintenant. Quand il fait sombre, on parle à voix basse.

« Rentrez, monsieur Jacquot, dit Leduc. Vos parents vous appellent.

— C’est pas mes parents, c’est mon précepteur. Oui ! oui ! j’y vais, monsieur Salvert ! cria-t-il. Bonsoir, Leduc ! »

Il lui serra la main.

« Et puis, Leduc, ajouta-t-il, j’aimerais vous embrasser.

— Oh ! vous êtes gentil, monsieur Jacquot ! »

Leduc appuya son fusil contre la guérite, prit l’enfant par les épaules, entre ses deux fortes paumes, le souleva, très haut, à bras tendus, et le regarda.

Oh ! il avait bien de la reconnaissance pour ce petit, si honnête !

Puis il l’attira vers lui, l’embrassa sur les deux joues et le reposa doucement à terre.

Jacquot s’amusait d’être ainsi manié.

Leduc ne pleurait plus.

« Vous êtes bien bon, vraiment, monsieur Jacquot, dit-il, vous m’avez un peu consolé.

— Tant mieux, Leduc. Bonsoir. A bientôt. »

Jacquot partit en courant.

« Tu es resté dehors bien tard, Jacquot, lui dit Mme Laurenty, quand il rentra dans le salon. Tu n’es pas assez couvert.

— Oh ! Maman ! il faisait si beau !

— Va te coucher, mon petit !

— Bonsoir, Papa ; bonsoir, Maman ; bonsoir, monsieur Salvert. A demain matin ! »

Il monta dans sa chambre, il se coucha ; puis, quand il eut, en enfonçant sa tête dans l’oreiller, retrouvé l’ombre, l’ombre où l’on parle bas, il revit Leduc, il l’entendit pleurer.

« Leduc a un gros chagrin, murmurait-il ; Leduc a un affreux chagrin. »

Il aurait voulu ne plus penser à autre chose, mais, comme il se sentait très fatigué, bientôt le sommeil le surprit et vint sécher quelques larmes qui avaient glissé sous les paupières closes.

XXVII

Le jour suivant fut radieux. Le soleil eut tôt fait de boire les brumes grises que l’aube laisse en passant. Dès le premier matin, il régna, omnipotent et rouge, dans un ciel sans nuances. Les brises défaillirent devant tant de splendeur et les oiseaux restèrent cois.

On se plaignait beaucoup à la villa Mireille, Mme Laurenty d’une obsédante migraine et son mari d’étouffements. M. Salvert, quand il arriva, vers trois heures, paraissait accablé. Il faisait trop beau. Seul, Jacquot aimait ces après-midi brillants dont il ne sentait ni la rigueur ni l’oppression. Il vivait mieux, il vivait davantage ; regarder la miroitante mer était pour lui un délice, respirer l’air plein de parfums le ravissait. Sa leçon finie, il gagna le petit bois, voulant revoir Leduc qui devait prendre sa garde sur le sentier du fort.

Il le trouva, faisant les cent pas. Leduc regardait droit devant lui. Tout d’abord, il ne parut pas apercevoir Jacquot ; puis, soudain, ce fut comme s’il se réveillait.

« Ah ! monsieur Jacquot ! c’est vous !

— Bonjour, Leduc ! je viens causer avec vous. Ça ne vous ennuie pas ?

— Bien sûr que ça ne m’ennuie pas ! Mais faites attention au soleil ; ne restez pas là ! Tenez, monsieur Jacquot, asseyez-vous sous ce pin. »

La place était bonne ; Jacquot s’y installa.

Il y eut un instant de silence.

« Alors… dit Jacquot. Alors, Leduc…

— Alors, Monsieur, dit Leduc en parlant très vite et d’un air agité, alors, j’ai été un imbécile, et je vous demande pardon. J’aurais pas dû… oui, j’avais du chagrin, mais…

— Oui, Leduc… oui, Leduc… »

Un sentiment de gêne étrange naissait entre eux. Parler de ces choses, en plein soleil ! Leduc se reprochait d’avoir laissé voir sa douleur ; aujourd’hui, il souffrait davantage encore, mais il ferait attention ! Oh ! oui ! Ce gosse si gentil qui venait, comme ça, causer avec lui, un soldat, et… Leduc rougit. Il lui semblait avoir dit des choses pas propres devant le petit monsieur qui le regardait de ses yeux tristes. On ne l’y reprendrait plus ! Et Jacquot, d’autre part, ne savait que dire. Au cours d’une conversation entre grandes personnes, il se sentait parfois de trop. C’était tout à fait la même chose. Mais il ne voulait pas s’en aller, cette fois ; il se trouvait bien au pied de l’arbre noir, dans ce pan d’ombre bleue. Jacquot s’allongea sur les brindilles, la tête posée près d’un romarin. La mer scintillait durement, là-bas ; le ciel était plein de feux ; tout cela l’éblouissait, comme aussi le petit sentier, d’un blanc de farine contre la verdure sombre des buissons et le coin de la falaise, si rouge. Tout cela l’éblouissait sans lui faire mal. Il éprouvait une espèce de contentement physique, d’heureuse langueur. Non, il n’avait plus aucune envie de parler. Et comme Leduc semblait grand, debout à quelques pas de lui, la tête renversée, la bouche entr’ouverte, les yeux fous ! Jacquot eut peur, un instant, des yeux de son ami et ferma les paupières.

Leduc avait appuyé son fusil contre la guérite : il sursauta, le bruit l’ayant étonné dans ce grand silence de lumière. Il regarda autour de lui.

« Tiens, monsieur Jacquot s’est endormi. »

Il ne bougea plus, il considéra l’enfant vêtu de toile blanche, couché dans l’ombre du pin.

Jacquot sommeillait à demi, la tête au frais, les pieds dans la chaleur. Il ne pensait plus à rien qu’à goûter le plaisir du moment. Certes, il ne bougerait pas.

Leduc regardait toujours Jacquot.

« Si je voulais le lui dire, je saurais pas tout de même… je saurais jamais. »

Il se mordit la lèvre.

« Et puis, ça serait un beau tour de cochon ! »

Leduc se voila les yeux ; le brasillement de la mer l’étourdissait. En cet instant, s’il avait pu contempler un paysage de son pays ! n’importe quoi : un mur, un chêne mouillé par l’averse, un coin de roche baigné d’écume, quelque chose qui lui fût fraternel, qui lui fût familier. Oui, cette côte d’un éclat si dur l’épouvante. Dans le flamboiement du jour, il est seul, tout seul. Jamais le soleil n’a eu tant de splendeur, jamais il n’a paru en si prestigieux apparat. Ses rayons heurtent le regard, pénètrent la chair, obsèdent l’âme. Le décor est celui d’un triomphe. En vérité, l’astre monte dans le ciel comme pour affirmer toute sa gloire en tout son lustre, mais, s’il occupe le monde entier de sa flamboyante apparence, à l’homme il n’est plus rien qu’un étranger dédaigneux, hostile et fier. Cela, Leduc le sent vaguement, et tant de soleil lui fait peur.

Dans ce pays brûlant, personne à qui se confier, personne à qui dire sa peine ! S’il allait à l’église, tout là-bas, en ville, cette église, il ne la reconnaîtrait pas, et puis, c’était bon dans le temps, chez lui ; maintenant, il ne saurait plus. Il n’entrera dans une église que pour se marier. Se marier ! Son cœur se met à battre fort ; l’image de Jeanne lui revient ; il voit Jeanne sourire, et son angoisse reprend, plus âpre, plus atroce, plus impérieuse.

Leduc regarde encore Jacquot étendu dans l’ombre du pin noir.

Or, Jacquot reste sur les rives du sommeil. Il garde encore du monde une conscience obscure, mais un songe le baigne déjà de son onde bleue, le caresse, l’attire, et Jacquot ne se défend pas.

Leduc regarde Jacquot.

« Il dort, songe-t-il. Ah ! monsieur Jacquot ! que vous êtes heureux de pouvoir dormir ! Moi… bientôt… »

Jacquot respire paisiblement.

« Ah ! qu’elle me fait de la peine ! qu’elle me fait de la peine ! »

Se confier à quelqu’un, c’est là son plus grand désir. Leduc soupire. Faire partager sa détresse ! Il lui semble qu’il aurait moins mal, peut-être, qu’il y verrait plus clair. A voix basse, il murmure :

« Si vous saviez, monsieur Jacquot ! »

Jacquot n’a pas bougé.

« Il dort », pense Leduc.

Alors, debout devant le petit corps étendu, il parle d’une voix basse et prudente, à peine sensible, mais il parle. Ce murmure maladroit vaut mieux qu’une pensée, c’est presque une confidence.

« Vous comprenez, monsieur Jacquot, j’ai bien du chagrin à cause d’elle. Elle me fait des misères. Elle ne veut pas que nous soyons amis, elle et moi… mari et femme, comme qui dirait. Il y a des autres gens avec qui elle est amie, et alors… alors, j’ai le cœur bien gros ! »

Jacquot nage dans une belle onde verte qui glisse doucement contre lui. Il va vers la droite, il va vers la gauche, il monte, il descend ; c’est doux, c’est tiède, c’est délicieux.

« Oui, dit Leduc à voix basse, vous comprenez, monsieur Jacquot, chaque fois que je descends en ville, je vais la voir, et, souvent, elle n’est pas gentille. Elle me dit des mauvaises paroles… non, pas des mauvaises paroles, mais des choses, comme ça, qui font de la peine. Elle a d’autres amis… un autre ami… c’est pas bien. »

Il s’émeut à ses propres paroles.

« Vous comprenez, monsieur Jacquot… et il y a des jours où je peux pas descendre en ville : c’est loin, la rue du Canon ; elle habite au 21, maintenant, chez sa tante. Oh ! voyez-vous ! c’est terrible, quand on aime une femme, de ne pas savoir ce qu’elle fait ! Je ne suis jamais sûr ! et je l’aime ! oh ! je l’aime !… de tout mon cœur ! je voudrais être près d’elle tous les jours… tout le temps… et l’embrasser aussi, tous les jours… tout le temps ! Ah ! c’est plus fort que moi ! »

Leduc parle maintenant à voix haute et gesticule.

« Elle est jolie, monsieur Jacquot ! elle est jolie ! si vous saviez ! Dans mon pays, il y en a de belles, mais pas comme celle-là ! Ça finira mal, si elle ne veut pas m’épouser ! Quand elle me parle gentiment, je vois le paradis ! Mais c’est plein de sales filles, à Toulon, alors j’ai peur qu’on lui donne des mauvais conseils, n’est-ce pas, et puis les hommes lui courent après ! Ah ! si je tenais le cochon qui l’empêche de m’épouser ! ah ! si je le tenais, ce cochon-là ! »

Jacquot nage toujours dans l’eau tiède et verte ; des paroles de Leduc, il entend peu de chose, bien que les dernières aient été criées plutôt que dites ; mais, à cet instant, une pomme de pin tombe tout près de sa tête et rebondit sur une pierre. Jacquot traverse d’un élan l’eau d’émeraude et touche le soleil en ouvrant les yeux.

Oh ! qu’y a-t-il ? qu’y a-t-il donc ?

Cette expression, Jacquot la connaît déjà ! il la revoit en ce moment, mais son souvenir est plus lointain. Jadis… il dormait comme aujourd’hui, il entend parler, il se réveille, et son père avait cette expression-là ! oui, cette même expression-là !…

Jacquot a poussé un cri d’effroi, et, comme pour y répondre, Leduc lui dit :

« Eh bien ! Monsieur, si vous y passez jamais, au 21 de la rue du Canon, vous pourrez le lui dire, à Jeanne, que j’en ai assez, que c’est trop vilain de faire des misères, comme ça, à un homme ; que j’en ai par-dessus la tête, que ça finira mal, oui, que ça finira mal ! 21, rue du Canon ! vous entendez ! 21, rue du Canon !… »

Jacquot s’est levé. Il recule à petits pas dans le bois de pins. Il a peur ; il recule toujours ; il ne quitte pas des yeux Leduc qui lui parle, sans le voir, dirait-on, qui parle si fort, qui parle en tremblant quelquefois et puis qui crie, et dont le regard est fixe, terrible comme le regard d’un homme très en colère, très, très en colère, et dont les poings sont fermés.

Brusquement, Jacquot se retourne et s’enfuit.

Leduc voit une forme vêtue de toile blanche disparaître dans le petit bois.

« Qu’est-ce que j’ai dit ? Oh ! là ! oh ! là ! qu’est-ce que je lui ai dit, au gosse ! »

Leduc titube, à la façon d’un homme saoul.

« Qu’est-ce que je lui ai dit ! »

De rage, il se mord le poing, puis il pleure.

Dans le jardin de la villa Mireille, assis sur le banc de pierre, Jacquot pleure aussi.

XXVIII

Voici une partie bien engagée : l’air est doux, le soleil brille, il fait bon courir, se cacher dans les bosquets, grimper aux arbres, puis courir encore, et ce bon Henri qui, d’ordinaire, n’invente pas grand’chose, a trouvé une cachette nouvelle ; mais, si passionnants que soient ces jeux quand on s’y livre, Jacquot ne s’amuse pas. Il joue mal, il ne joue guère. Il ne se laisserait pas attraper, oh ! non ! Quand il court, il court bien et le choix de ses cachettes est toujours imprévu et judicieux, mais, que voulez-vous ! le cœur n’y est pas ! Tapi derrière une palissade, près de Lucienne, il oublie de surveiller les alentours, de cet œil d’épervier auquel rien n’échappe, il ne se jette plus à terre pour écouter, l’oreille collée au sol, suivant les conseils des livres, les pas de l’ennemi ; Jacquot se laisse aller à de vagues songes, il ne fait pas attention et déjà Lucienne s’en étonne.

« Qu’est-ce qu’il y a, Jacquot ? C’est pas de ma faute, tout de même, si je n’ai pas touché le but, la dernière fois !

— Mais non ! mais non ! »

Il répond avec un peu d’impatience. Lucienne ramène tout à soi. Elle n’est pour rien dans la tristesse de Jacquot ; elle s’inquiète pourtant et se tourmente. C’est très gentil, mais… Oh ! qu’on le laisse tranquille ! qu’on le laisse tranquille ! et pas de questions, surtout !

Mécontent, Jacquot s’était assis sur un banc avec Lucienne. Lucienne se tenait tout près de lui, tout près. Mme Laurenty parut. Elle accompagnait le docteur Périer jusqu’à la grille de la villa.

« Regardez les enfants, dit-elle, là, sur le banc. Ils ont l’air de petits amoureux ! »

Et le docteur Périer eut un de ces bons sourires tendres qui ravissaient toujours Jacquot.

Ils passèrent.

« Alors, Jacquot, dit Lucienne, tu n’es pas fâché, dis ? »

Il l’embrassa pour la rassurer tout à fait.

Une heure plus tard, Jacquot gagnait la salle d’étude, pièce claire et grande, au premier étage de la villa. Il devait, avant le soir, finir une composition française, une narration, et la remettre à M. Salvert, le lendemain. Il y avait déjà travaillé, la veille. Le sujet était difficile. A première vue, cela semblait tout simple : dites ce que vous pensez du printemps ! Dites ce que vous pensez du printemps ! Jacquot n’en pensait plus rien et restait assis devant son papier, à regarder le ciel et la mer dans le cadre de la fenêtre.

Il avait parlé des fleurs qui s’ouvrent à cette époque et des oiseaux qui chantent. Il avait même décrit le jardin de la villa, plus nuancé, plus vert, et qui embaume, et qui semble revivre et qui paraît plus beau.

Au printemps, les petits lézards gris sortent sur les marches du perron. Ils ont l’air tout content de se promener, parce qu’ils sont forcés de rester dans leurs trous quand il fait froid. Quand il fait très froid, peut-être qu’ils s’endorment comme les serpents. Alors…

La narration s’interrompait là. Jacquot n’était pas très sûr de sa dernière phrase. Les lézards s’endorment-ils vraiment comme les serpents ? N’en avait-il pas vu très souvent, l’hiver, se tortiller au soleil ? N’importe ! et, d’ailleurs, il n’aurait qu’à se renseigner auprès de M. Salvert avant de lui livrer son œuvre.

Maintenant, il fallait finir. Il reprit sa plume, songea, fit un petit dessin dans la marge, poussa un soupir, grignota le bout de son porte-plume… Il ne trouvait rien.

Le printemps… le printemps… Jacquot avait lu dans les livres que le printemps était la saison de la joie. Il pourrait toujours mettre cela. Il barra d’un trait le mot : alors, puis écrivit :

Tout le monde est content quand vient le printemps, parce qu’on aime à voir de jolies choses et que le printemps est joli. Le printemps est la saison de la joie. Le printemps est la saison de l’amour.

Cela aussi, Jacquot l’avait lu. Dans quel livre ? Il ne s’en souvenait pas.

Il s’arrêta soudain, n’ayant plus envie de travailler, se souciant peu de sa narration. Il se répétait la dernière phrase qu’il venait d’écrire et son dernier mot, ce seul mot : amour. Il posa son porte-plume et se prit la tête dans les mains ; une mèche de cheveux lui tombait sur le front. Il fermait les yeux, parce que, là, devant, le ciel était très rouge de tout son soleil couchant et parce qu’il voulait songer, être seul en lui-même. On n’a qu’à fermer les yeux et se boucher un peu les oreilles pour être seul. Des idées errantes, des souvenirs presque oubliés se pressaient autour de lui, le harcelaient, dansaient, faisaient tourbillon.

Il ne ressentait rien qu’un grand trouble. Il n’aurait pas su dire, au juste, de quoi il souffrait, quelle était son inquiétude, son effroi, son angoisse ; il n’aurait pas su expliquer, mais un flux de larmes montait à ses yeux et, derrière les paupières closes, les yeux restaient secs. Oh ! cette foule de souvenirs dans sa cervelle, et ces phrases et ces mots qui semblaient écrits en lui, qui se reconnaissaient, qui se réunissaient, puis se tenaient l’un à l’autre comme des personnes qui se tiennent par la main !

Jacquot tremblait de peur. Il n’en pouvait plus, il se rendait ; son pauvre cœur battait la chamade.

Aimer. Amour. Amoureux. Amant.

D’abord, ces mots-là, ces mots qu’il avait entendus si souvent et qui, tout à coup, devenaient terribles.

Oh ! il se souvenait ! Son père avait dit, un jour, en fumant son cigare :

« Hélène, on m’en a raconté une bien bonne, au cercle. Il paraît que le petit Soulac est l’amant de Mme Deforge ! »

Jacquot se rappelait la phrase avec précision. Sa mère avait d’abord froncé le sourcil.

« Faites donc attention, Julien ! »

Ça, c’était pour lui. Puis elle avait souri d’un air méprisant.

« Si l’histoire est vraie, elle rend plus ridicule encore son air pimbêche et pudibond. D’ailleurs, je l’excuse : le mari de Charlotte Deforge est si bête !

— Ce n’est vraiment pas une raison, ma chère ! » répondait M. Laurenty avec une grimace ironique.

M. Soulac était donc l’amant de Mme Deforge. Jacquot les connaissait tous deux ; mais, d’autre part, à la cuisine, on avait parlé de M. et Mme Laurenty de la même façon. Julie, la femme de chambre, se servait de ce mot : amant. Tant de phrases encore lui revenaient à l’esprit :

« Je les ai vus s’embrasser. Ils ne se gênaient pas !

« C’est son amant !

« Il faut être aveugle pour ne pas s’en apercevoir ! »

« Le pauvre gosse ! Heureusement qu’il ne comprend pas ! »

Il s’agissait de sa mère, de son parrain, de lui-même. On entend tout, par ce soupirail qui donne sur la cuisine !

Un autre jour, Gaétan disait :

« Vous ne savez pas ? Monsieur, eh bien ! il s’est payé une jolie fille. Elle s’appelle Valentine ; elle danse au Casino. Il ne doit pas s’embêter ! »

Jacquot avait si mal à la tête ! De temps à autre, il rouvrait les yeux. Le ciel rouge, devant lui, l’éblouissait. Il rentrait alors dans l’ombre intime de ses paupières baissées.

Et ces quatre mots que personne n’avait voulu expliquer : « Il couche avec elle. » C’était donc la même chose ? Tous ! Gaétan et la jeune fille de Toulon que Leduc allait épouser et qui habitait 21, rue du Canon, sa mère, son parrain, le lieutenant Soulac et Mme Deforge, son père et cette personne du Casino !

Et encore, à propos de la chatte siamoise du docteur Périer, si maigre et qui miaulait sans cesse, Gaétan disait, un soir, en riant d’un gros rire :

« Probable qu’elle a envie de faire l’amour ! »

Et la réponse de la cuisinière :

« C’est pas la seule dans la villa !

— Pour sûr ! »

Cette chatte hurlante avait beaucoup effrayé Jacquot. On n’entendait qu’elle pendant trois jours dans le jardin, puis elle s’était enfuie, mais le dernier soir… Non ! à cela Jacquot ne voulait pas penser ; ses lèvres tremblèrent. Non ! il ne voulait pas ! Il était déjà bien assez malheureux ! La douleur eut sans doute pitié de lui.

Enfin, M. Salvert et Leduc disaient en somme la même chose : c’est un péché, ce sont des saletés, c’est mal.

Qu’il avait chaud ! Qu’il se sentait malheureux ! S’il pouvait pleurer ! Sa mère faisait des péchés ; son père, son parrain… Ah ! qu’il comprenait bien que son ami Leduc eût tant de chagrin !

Oh ! et puis… non ! non ! cela, c’est trop ! Non ! Il trépignait d’effroi. Une phrase de sa mère, ce jour même, à propos de lui et de Lucienne, de lui, Jacquot, et de Lucienne :

« On dirait de petits amoureux ! »

Et les larmes vinrent, soudain. Jacquot pleurait à grands sanglots. Ses tempes brûlaient, il se sentait la gorge sèche. Il tâcha de pousser un cri. Il ne sut d’abord que gémir. Le petit visage rouge était tout convulsé…

« Monsieur Salvert ! Monsieur Salvert ! Monsieur Salvert ! Maman ! »

Il avait hurlé cela, puis la tête de l’enfant s’abattit sur la table, entre les bras croisés.

XXIX

« Mais non, ma chère, c’est absurde : le soleil était presque couché.

— Pourtant, Julien, regardez comme l’enfant est rouge, voyez comme il a le front brûlant !

— Il faudrait lui mettre des compresses froides. Pourvu que ce ne soit pas une fièvre typhoïde !

— Oh ! mon ami ! quelle idée horrible !

— Madame a sonné ?

— Y a-t-il de la glace à la maison, Julie ?

— Je crois, Madame, je vais en chercher. Oh ! monsieur Jacquot est souffrant ? Madame ! quel malheur !

— Ce n’est rien, Julie… un coup de soleil, je crois. Allez me chercher de la glace.

— Tout le monde l’aime, ce petit. Voyez, chère amie, il est tout à fait tranquille, maintenant. Il respire mieux.

— Dieu soit loué !

— Cela m’étonne que Périer n’arrive pas.

— Écoutez, Julien ; j’entends quelqu’un dans l’escalier ; ce doit être lui.

— En effet.

— Ah ! mon ami ! vous voilà ! L’enfant paraît très malade ! Un coup de soleil ! c’est affreux !

— Un coup de soleil ? Une petite insolation…

— Je l’ai trouvé dans sa salle d’étude, évanoui, à demi couché sur la table. Il avait appelé.

— Voyons. Oui, il a un peu de fièvre, le pauvre gosse ! Dites-moi, Laurenty, faisait-il très chaud dans sa salle d’étude ?

— Oui, assez, mais la fenêtre était ouverte.

— Nous avons demandé de la glace.

— Excellente idée.

— Que fait donc cette fille ? J’y vais moi-même !

— Hélène croit à un coup de soleil. Pendant qu’elle n’est plus là, dites-moi, Périer ! ce n’est rien de grave ? L’idée d’une typhoïde me hante. Dites-moi la vérité, mon ami !

— Rassurez-vous. Il me semble que c’est tout simplement la fin d’une assez forte crise de nerfs.

Savez-vous si Jacquot avait du chagrin, aujourd’hui ? Les enfants souffrent si vivement parfois et de façon si obscure ! Tenez ! le voilà qui ouvre les yeux. Comment ça va, Jacquot ?

— J’ai bien mal à la tête, parrain !

— Ça va passer, mon petit.

— C’est toi, Papa ! oh ! que j’ai mal à la tête ! Où est Maman ?

— Elle va venir, mon garçon.

— Venez par ici, Laurenty. Vous ne savez rien ? Aucun petit ennui ? L’a-t-on grondé ? L’a-t-on puni ?

— Pas que je sache, mais… Il me parle si peu ! il est si réservé, même avec nous ! Une crise de nerfs ? Quand Hélène et moi l’avons couché ici, l’enfant portait sur sa figure les traces d’une émotion violente. On aurait dit… comment vous expliquer ? on aurait dit qu’il avait eu peur !

— C’est très possible. »

XXX

Depuis quelques jours, Jeanne est souveraine maîtresse dans la boutique de l’herboriste, embaumée d’odeurs sèches où domine la lavande. Sa tante, Mme Mayeux souffre d’une forte crise de « douleurs ». Elle a prié Jeanne de la remplacer derrière le comptoir. Jeanne ne demandait pas mieux. C’est pour elle le vivre et le couvert, car elle prépare et partage les repas de sa tante ; l’arrière-boutique lui sert de chambre. Mme Mayeux ne peut marcher ; elle devra garder le lit une quinzaine de jours, pour le moins. Dès que les « douleurs » l’ont surprise, elle a renvoyé sa bonne, une fille trop bête qui ne savait pas lui frotter les genoux, ni faire infuser de façon intelligente les nombreuses tisanes qu’elle absorbe chaque jour, car, les médecins étant tous des imbéciles, Mme Mayeux se soigne sur son propre fonds. Elle a aussitôt appelé Jeanne auprès d’elle, de sorte qu’elle réalise une économie et fait en même temps une bonne action qui, plus tard, (le plus tard possible !) lui sera comptée. Dans la conduite de la vie, il ne faut rien négliger.

Jeanne est ainsi devenue une petite personne très importante et, derrière la longue table où traînent toujours des brindilles et des feuilles, entre la pelote de ficelle et la pile de papier gris, elle « fait la dame » et sourit.

En outre, elle est contente, ce jour-là, pour d’autres raisons. Elle attend une visite. Elle l’attend sans hâte, tranquille et satisfaite.

Jeanne a pris une décision. Depuis deux jours, elle n’est plus la maîtresse de Gaétan, elle ne sera plus jamais la maîtresse de Gaétan. D’ailleurs, sa situation nouvelle lui crée des devoirs nouveaux, et puis… il était grossier. Quand, l’avant-veille, elle lui a signifié son congé, il a crié trop fort, il a parlé comme un voyou. Depuis deux jours, Jeanne se sent très honnête ; elle veut commencer sa vie ; enfin, elle se l’avoue tout bas : elle croit… il lui semble… qu’elle aime Leduc. Et si Leduc continue à lui faire la cour avec politesse, gentiment, ainsi qu’on la fait aux jeunes filles, eh bien !… et si Leduc promet de ne pas retourner en Bretagne à la fin de son service, eh bien ! peut-être…

Jeanne se voit déjà mariée.

Une petite fille entre et demande pour cinq sous de tilleul.

Jeanne fait le paquet et se rassied.

On tape à la vitre, deux coups, tout doucement, le rideau vert de la porte s’écarte. Un soldat paraît, qui tient à la main un bouquet de violettes.

XXXI

Jean Leduc, soldat de 1re classe, sortit du fort et, vite, par un petit chemin de traverse, gagna la grand’route. Il se sentait jeune, il était heureux. Il descendit vers la ville d’un pas rapide, en se balançant un peu, et son ombre se balançait à sa suite. Cela fait une promenade d’aller du Mourillon jusqu’à la place d’Armes de Toulon, une longue promenade, certains jours où l’on a le cœur gros ! la plus belle des courses, quand on est heureux ! Il foulait la poussière blanche sans s’arrêter, sans regarder autour de lui ; il levait seulement la tête, un peu, quand passait un tramway. D’abord, il avait songé à diverses choses, aux dernières paroles de son caporal, au temps qu’il ferait le lendemain, au petit Jacques Laurenty, le fils du notaire et qui était son ami, mais, bientôt, il ne songea plus qu’au but de sa promenade.

Devant la caserne d’artillerie, un soldat lui crie :

« Eh ! bonjour, Leduc ! Ça va ?

— Ça va ! » répond Leduc, en faisant un signe de la main.

Il dit vrai. Leduc trouve que la vie est bonne. Ça va.

La poussière est épaisse, il faudra se brosser en arrivant. Il eût certes pu prendre le tramway pour descendre, mais les quelques sous qui dorment au fond de sa poche, il veut les garder pour acheter un bouquet. Il presse le pas. L’air est tiède. De toute façon la journée sera belle. Une fête se prépare dans son cœur et jamais le ciel ne fut si bleu. Il croise un officier et le salue. Devant la buvette : Au rendez-vous des Boulomanes, il croise un de ses camarades qui remonte vers le fort.

« Ohé ! Leduc ! tu es bien pressé !

— Mais oui ! »

Il rit d’un bon rire content.

« Je te paye un verre ! dit le soldat.

— Pas le temps, mon vieux ! dit Leduc. Merci tout de même ! »

Et il passe.

Dans un quart d’heure, il sera chez elle. Il se hâte ; il a chaud ; le sang lui monte aux joues. Tout à coup, il devient plus rouge encore. Une inquiétude sans cause l’envahit, le torture. Il porte la main à sa gorge. Il respire avec effort. Si Jeanne était sortie ! Mais il hausse les épaules et chasse l’idée mauvaise qui l’a troublé. Non, elle ne peut guère être sortie, à cette heure : elle garde la boutique de sa tante, Mme Mayeux.

Le voilà en ville. Il ralentit sa marche, de crainte de bousculer les passants. Un peu plus loin, il tourne dans la rue d’Alger, s’arrête, un instant, achète des fleurs sur l’étalage d’une marchande : pour trois sous de fleurs, des violettes. Jeanne aime les violettes. Le voilà dans la vieille ville. Du linge sèche aux fenêtres. On a groupé des chaises sur le pas des portes. On coud, on cause. Il tourne encore. Le voilà dans la rue du Canon, et voici le numéro 21. Il fait halte quelques secondes. Il se tient sur un pied, puis sur l’autre. Il reprend haleine. Il frappe enfin deux coups discrets à la vitre. Il écarte le rideau vert.

« Bonjour, mademoiselle Jeanne !

— Bonjour, monsieur Jean ! »

XXXII

M. Salvert se montre vraiment bien gentil ; non pas que sa parole soit spécialement douce, de cette douceur molle qui parfois donne envie de rire chez certaines vieilles gens et qui finit par agacer, mais, quand il explique quelque chose, c’est tout à fait clair, et il continue à expliquer jusqu’à ce que l’on ait bien compris. Et puis encore, ce qu’il dit sert toujours à quelque chose : on s’en apercevra aujourd’hui même, ou demain, ou plus tard, mais l’instant viendra où la leçon portera son fruit.

Hier, un drame s’est passé à la villa Mireille et Jacquot n’en garde aucun sujet d’orgueil. Lucienne, Paul, Alice et lui jouaient à sauter par-dessus le banc de bois vert qui se trouve au fond du jardin. Paul, étant de grande taille, y arrivait sans peine ; Alice, s’abstenait ; Lucienne trichait un peu, sautait en oblique, évitait le dossier ; tout cela d’un air drôle, bien entendu, et sans se cacher, de sorte que l’on riait. Mais Jacquot avait voulu franchir le banc comme faisait Paul, honnêtement. Une fois, il y parvint ; en recommençant, il se prit le pied et culbuta. Des pleurs s’ensuivirent : Jacquot est un peu nerveux depuis quelques jours. Lucienne, par sympathie, ne laissa pas que de pleurer aussi. Paul, qui pose beaucoup au grand garçon, haussa les épaules et s’éloigna non sans dignité. Ce fut toute une scène, et fâcheuse. Dans le coin du jardin où l’on a disposé une table et des chaises rustiques, M. Salvert lisait un gros livre à couverture bleue. Il s’approcha tranquillement, puis, d’un air étonné dont Jacquot perçut le reproche, s’enquit des raisons de cet orage.

« Eh bien ! dit-il, cela prouve seulement, mon cher Jacquot, qu’il faut apprendre à sauter mieux. Le banc n’est pas très haut, et, puisque Paul a su le franchir, vous pouvez en faire autant. Allons ! taisez-vous, Jacquot. Vous ne vous êtes pas blessé ! Ce n’est rien du tout. Rentrez-moi ces larmes ! Allons, Jacquot ! allons ! et maintenant, recommençons ! »

Que M. Salvert saute donc bien ! on dirait qu’il saute tous les jours ! qu’il a l’habitude ! C’est rapide, c’est élégant, c’est vigoureux : Jacquot se souvient d’un acrobate du cirque dont l’élan n’était pas plus sûr.

M. Salvert explique.

« Regardez ! Quand je quitte terre, je plie les jambes de côté, sous moi. Vous voyez l’effet : je gagne de la hauteur. Là… »

M. Salvert saute à merveille ; M. Salvert saute de façon inégalable.

« Là… et quand je retombe, je me laisse aller un peu. Là… Essayez vous-même, par-dessus cette canne d’abord. Encore ! Encore une fois ! Plus haut ! Encore plus haut ! Là… c’est bien. Maintenant, voyez : vous avez, sans vous en apercevoir, sauté plus haut que le banc. Encore une fois, mais par-dessus le banc, cette fois : il est plus bas que la canne. Ah ! vous avez peur, Jacquot ! vous gardez le souvenir de votre chute, et vous avez peur… Allons, Jacquot ! »

Jacquot saute, Jacquot saute encore, Jacquot recommence ; il sauterait vingt fois de suite. Jacquot franchit le banc sans effort.

Et toutes les leçons de M. Salvert sont ainsi.

XXXIII

Depuis deux semaines, Geoffroy Salvert était fort épris de Mlle Arlette Luce dont le fin profil et l’humeur folâtre l’avaient dès l’abord séduit. Elle jouait, tout récemment, une demi-douzaine de rôles dans la Revue du Casino, mais, la revue finie, elle ne songeait pas à regagner Paris, ayant trouvé à Toulon l’emploi de ses soirées pour quelque temps encore.

Geoffroy Salvert lui plaisait. Il savait parler aux femmes, il était beau garçon, ses manières n’avaient rien de la rondeur excessive ni de la cordialité bruyante qui la choquaient chez la plupart des Toulonnais. Il la traitait avec des égards délicats ; si chaleureuse que fût sa cour, il la lui fit avec un certain respect, tout en nuances, qui séduit toujours. Elle agréa donc ses hommages. Salvert prit goût à son commerce. La courte aventure devenait presque une habitude.

« Et voici, ma petite Arlette, lui dit-il en entrant chez elle, un sac des bonbons que vous aimez.

— Merci, mon petit Geoffroy, je vais les enfermer dans un tiroir pour que la bonne ne les mange pas, (elle est gourmande, cette fille !) et je m’en nourrirai demain, en pensant à vous. Vraiment, mon petit Geo, je vous aime bien, et ces bonbons-là, je les adore. Mais, tout de suite ! tout de suite ! écoutez-moi ! Je veux vous parler de choses graves.

— Ah ! mon Dieu, je devine ! vous avez cassé la plume de votre chapeau !

— Non ! Figurez-vous que je ne suis jamais allée aux gorges d’Ollioules. Il faut que vous m’y meniez !

— Ma petite Arlette, permettez-moi d’abord de reprendre haleine et de m’asseoir. Voilà ! Vous voulez voir les gorges d’Ollioules ?

— Oui… »

Elle fit une moue comique et reprit :

« En auto !

— Toutes les folies !

— En auto… mardi.

— Ah ! mon enfant ! c’est que, mardi…

— Geoffroy, vilain Geo ! Je ne serai plus jamais heureuse si, mardi, tu ne me mènes pas aux gorges d’Ollioules. Il faut avoir vu les gorges d’Ollioules, je veux les voir avec toi ! Nous resterons toute la journée ensemble. Tu sais que, dimanche, j’ai promis d’aller à Marseille, pour les courses, et jeudi, c’est trop loin ! Ton jeune élève se passera bien de tes leçons tout un jour ! Allons ! Allons, mon petit Geo ! »

Elle avait dit cela d’une voix gentille, en souriant, et, comme elle souriait bien, d’un joli sourire malicieux et tendre, il ne tarda guère à céder.

« Mardi, c’est entendu ! Et maintenant, mettez votre beau chapeau, poudrez-vous le bout du nez, faites, le plus vite possible, devant la glace, les petites grimaces d’usage, et venez dîner à la Rotonde, où Lohéac nous attend. »

« Je m’excuserai demain auprès de Mme Laurenty », songeait-il.

Le dîner fut plein d’agrément. Lohéac raconta un incident très drôle de son voyage en Chine. Arlette n’en pouvait plus de rire et Salvert se disait à part soi que c’étaient là les présages d’une heureuse nuit.

Elle fut exquise.

XXXIV

Durant toute cette nuit, Jean Leduc se promenait, au hasard, dans les rues de Toulon. Il n’avait aucun but ; quelque temps, il marchait droit devant lui ; puis, sans raison, il tournait à gauche, puis revenait sur ses pas. De neuf heures du soir à quatre heures du matin, il parcourut ainsi la ville entière. N’en pouvant plus de fatigue, il s’assit alors sur un banc de la place d’Armes et se prit la tête dans les mains.

Il n’y comprenait plus rien ! Souvent, la vie lui avait semblé incompréhensible, difficile, âpre et compliquée ; pourtant, avec un caractère doux et des poings solides, certaines difficultés finissaient par s’aplanir ; mais, cette fois !

Le matin même, il avait reçu, vers onze heures, une lettre de Jeanne. L’ordonnance du colonel, un Breton, un ami, et qui connaissait Mme Mayeux et sa nièce, la lui avait remise en rentrant à la villa du colonel, située tout près du fort. Parfois, il lui apportait ainsi des nouvelles de Jeanne… mais une lettre ! Leduc ne recevait presque jamais de lettres, sauf, tous les trois mois, un court billet de ses parents. Celle-ci fut pour lui une grande surprise, tout d’abord, et, quand il l’eut ouverte, une grande joie. Il dut s’y prendre à deux fois, pour la lire. Il voyait double.

Monsieur Jean,

Ma tante a toujours ses douleurs. Je serai chez moi ce tantôt. Si vous avez une permission, venez me voir sur les cinq heures. Je vous salue bien.

Jeanne.

Oui, ce fut une belle joie dont il vécut, dont il se nourrit tout le jour, une joie qui ne cessait pas, qui ne se ternissait pas, qui renaissait à chaque instant, et chaque fois plus vive ; une joie du corps, une joie de l’âme, une joie qui faisait chanter à ses oreilles des musiques éclatantes et battre des tambours. A quatre heures, il était en ville. A cinq heures moins un quart, il marchait encore, d’un pas irrégulier, de-ci, de-là, et regardait dans tous les magasins l’heure que marquait la pendule, enfin il s’assit devant la boutique d’un horloger et ne quitta plus des yeux les cadrans. Il se trouvait à cent mètres de la rue du Canon ; il avait décidé d’attendre jusqu’à cinq heures moins deux minutes. A cinq heures moins cinq, n’y tenant plus, il se leva.

Leduc s’arrêta devant l’herboristerie Mayeux ; il n’osait pas entrer, mais Jeanne l’avait aperçu :

« C’est vous, monsieur Jean ? »

Il franchit le seuil. Il se sentait à la fois faible comme un enfant et plus fort qu’un hercule ; la moindre parole le faisait frémir, mais il eût soulevé un monde.

« C’est moi, mademoiselle Jeanne ! »

Il riait. Immobile, les bras ballants, les mains ouvertes, il riait, sans bruit, d’un grand rire intérieur qui le secouait.

« Asseyez-vous, monsieur Jean. »

Jeanne était contente de voir Leduc, contente qu’il fût aussitôt venu à son appel, contente comme on l’est en voyant un chien qui sait obéir. Elle dominait de toute sa petite personne dans l’herboristerie où elle se sentait reine : tout cela, ces bocaux, ces gerbes sèches pendues aux murs, ces boîtes, ces tiroirs, à elle, tout cela, et ce grand garçon qui restait la bouche ouverte et les yeux ronds, à elle aussi.

« Asseyez-vous donc, monsieur Jean. »

Leduc s’assit, mais se releva aussitôt, car une dame entrait. Elle s’enquit auprès de Jeanne des douleurs de Mme Mayeux, puis demanda un purgatif pour son fils. Des paroles, des confidences, des potins s’ensuivirent.

Leduc, debout dans un coin, ne bougeait pas. Il avait posé son képi sur le comptoir. Il attendait. Il ne riait plus, mais il regardait Jeanne qui parlait, qui souriait, qui courait de droite et de gauche, alerte, gracieuse, fine. Leduc s’émouvait de la voir si jolie. Le sang lui montait aux joues.

Ce fut ensuite un couple de vieillards qui vint demander certaine tisane dont Mme Mayeux leur gardait à l’ordinaire deux livres, puis un enfant, puis la fille du commissaire de police. Jeanne, toujours empressée, veillait à ce que chacun fût servi et, pour chacun, trouvait quelques mots aimables. Avant de fouiller dans un tiroir plein, elle se releva les manches jusqu’aux coudes. Leduc vit ses bras ronds et roses.

Enfin les clients partirent, laissant Leduc et Jeanne seuls dans la boutique parfumée de lavande. Jeanne regarda Leduc. Elle souriait d’un sourire tranquille et satisfait. Leduc fut frappé par ce sourire, droit au cœur. Elle l’aimait ! Elle le lui disait ! A ce sourire, les paroles n’ajouteraient rien. De rouge qu’il était, le visage de Leduc tourna au pâle ; ses lèvres tremblèrent, ses mains se fermaient, s’ouvraient, se refermaient en gestes nerveux.

Jeanne restait debout au milieu de la boutique.

« Eh bien, monsieur Jean ? »

Alors, Leduc fit deux pas en avant. Entre ses mains qui travaillaient à vide, il saisit la taille de Jeanne, puis, brusquement, passionnément, sans un mot, il lui planta sur la bouche un baiser, un long baiser, et il tenait la jeune femme serrée tout contre lui et, de son corps entier, il la touchait, et de ses lèvres chaudes, il se collait à elle, et il la regardait, et il la forçait du regard, jusqu’au fond des yeux.

L’instant d’après, elle s’était arrachée de lui, elle avait fait un bond en arrière. Pourpre de colère, les mains hautes, elle l’injuriait :

« Insolent ! Insolent ! Voyez-vous ça ! il m’embrasse ! Sortez ! sortez ! »

Elle choisissait pourtant ses injures, retenant les plus simples, ne proférant que les vocables qui lui paraissaient dignes d’elle. Ce qui la transportait de rage, ce n’était pas le baiser lui-même, mais que Leduc l’eût embrassée là, devant le comptoir.

« Et si on m’avait vue ! Et si Mme Pagliano, ou Mme Vidal, ou la dame du commissaire de police m’avait vue ! Insolent ! misérable ! sortez ! »

Elle le traita même de « brigand ! »

Il ne bougeait pas. Il ne comprenait pas. Blanc comme un linge, il tremblait sans plus oser faire d’autre geste que de manier son képi qu’il avait repris sur le comptoir. Il claquait des dents un peu, ses paupières battaient.

« Et si ma tante m’avait vue ! »

Cette supposition la rendait folle. Tout son avenir aurait peut-être croulé !

« Sortez, je vous dis ! misérable ! »

Il ne bougeait pas. Il gardait un air stupide, ses dents claquaient toujours et toujours ses paupières battaient.

Alors, elle eut un geste de trop. D’un revers de main, elle s’essuya la bouche, elle essuya le baiser.

« Oh ! oh !… Mademoiselle ! »

Cela, il ne put le supporter, et il sortit, marchant à reculons, sans la quitter des yeux. Cela ! non ! il ne pouvait pas. Et il disparut.

Deux heures plus tard, il marchait encore, sans but, au hasard des pas, au hasard des rues. En traversant la place du Théâtre, il oublia de saluer un officier qui, d’ailleurs, n’y prit point garde. Rue Peiresc, il faillit renverser une petite fille qui sortait du jardin public. Il s’excusa.

« Je vous ai fait mal, Mademoiselle ?

— Oh ! non, Monsieur. »

Elle le regarda et s’enfuit ; la figure de ce soldat l’épouvantait.

Il marcha toute la nuit. Il oublia de manger. Ce fut à quatre heures seulement qu’il s’assit, exténué, sur un banc de la place d’Armes et tâcha de réfléchir à tout cela. Vers six heures du matin, il entra dans une boulangerie et demanda pour deux sous de pain.

XXXV

Avant de s’endormir, Jacquot réfléchit. La lecture lui reste interdite parce que cela est mauvais pour les yeux et que, d’ailleurs, les enfants ne doivent pas lire au lit ; encore un agrément réservé aux grandes personnes ; mais nul ne peut empêcher Jacquot de réfléchir.

Réfléchir, c’est, au juste, penser à ce que l’on a fait pendant la journée ; voir si l’on comprend toute la leçon de M. Salvert ; s’imaginer Lucienne jouant avec soi dans le bois et le jardin ; causer avec Leduc comme s’il se trouvait là ; compléter la liste des questions que l’on posera à M. Salvert dès le lendemain. C’est cela, réfléchir.

Parfois un chagrin dérange tout, dès le premier instant ; on ne réfléchit pas, on est malheureux ; on se roule dans son lit, de droite et de gauche, comme si l’on avait la fièvre, ou bien on se pelotonne dans un coin frais, on rentre dans sa coquille à la façon des escargots, et, le matin, en se réveillant, on a mal à la tête. A midi, au déjeuner, l’on dit : « J’ai passé une mauvaise nuit » ; à quoi Maman répond souvent d’un air railleur : « Voyez-vous ça ! Monsieur a passé une mauvaise nuit ! » et l’on devient rouge.

Ce soir, Jacquot est obsédé par des préoccupations multiples. Il ne réfléchira pas, il fera cette autre chose qui rend malheureux et donne la migraine : il pensera à ses chagrins. Il en a ; il en a plus d’un.

L’important est, d’abord, de mettre un peu d’ordre dans tout cela. Encore un conseil de M. Salvert :

« Il faut sérier, Jacquot, mettre les choses dans une même série (comprenez-vous ?) afin de ne rien embrouiller, et vous le ferez aussi bien pour vos billes que pour vos phrases. Quand vous m’expliquerez quelque chose avec ce système, vous serez beaucoup plus clair, et je saisirai votre pensée tout de suite. »

Alors, voilà : il y a les affaires de Leduc, les affaires de Maman et de Parrain, les affaires de Papa, enfin ses affaires propres à lui, Jacquot, les affaires propres de Jacquot. Pour l’instant, il ne veut s’occuper que des affaires de Leduc, parce que Leduc est très malheureux. Or, M. Salvert, à propos du saut en hauteur, après avoir achevé sa démonstration et le cours des exemples qui l’appuyaient, disait en particulier à Jacquot :

« Écoutez, Jacques ! on ne pleure plus à votre âge ; ce n’est vraiment pas convenable. Vous serez bientôt un homme. Non seulement il faut agir seul, mais porter avec courage la peine de ce que l’on fait. Pleurer, c’est bon pour les enfants et les gens faibles. »

D’autre part, son père et sa mère se sont disputés à table, au début de la semaine dernière. Il s’agissait de savoir si Jacquot devait être accompagné quand il descendait en ville. M. Laurenty a décrété, d’une voix autoritaire et décisive, que Jacquot pouvait se promener seul.

« Moi, disait-il, à neuf ans… »

Les parents commencent souvent leurs phrases par moi, quand ils veulent avoir raison.

Dès lors, Jacquot a donc pu sortir de la villa sans surveillance, dans l’intervalle de ses heures d’étude, à condition toutefois d’y être autorisé. Plusieurs fois, déjà, il s’est promené, tout seul, comme un homme.

En troisième lieu, Jacquot souffre d’un gros chagrin, chagrin mystérieux, chagrin obscur, qui lui fait tourner la tête quand il y songe. Mais, avant d’y songer, il tient à s’occuper de son ami Leduc. Et d’ailleurs, ce chagrin spécial, M. Salvert sûrement l’en guérira.

Le plan commence à se dessiner mieux.

Leduc pleure quelquefois. Jacquot a vu pleurer Leduc. Leduc pleure parce qu’il est malheureux et parce qu’une femme lui fait de la peine : Jeanne, 21, rue du Canon. On ne sait pas au juste en quoi elle lui fait de la peine, mais cela se rapporte à ce même ordre d’idées où se place le chagrin de Jacquot, « série » mystérieuse, pleine de choses inexpliquées, où se trouve le mot « amour », le mot « péché », le mot « amant » et des mots sales qu’il ne faut pas dire, comme les mots « coucher avec »… et cela se relie aussi à l’histoire de la chatte qui criait sur les toits… cela fait peur. Cette femme qui donne tant de chagrin à Leduc, eh bien ! cette femme oblige certainement Leduc à être amoureux d’elle.

Jacquot sourit. Il écarte la pensée pénible. M. Salvert lui expliquera. M. Salvert reste toujours en dehors de ces choses, étant parfait. Mais Leduc…

Soudain Jacquot prend une décision.

Demain, avant l’heure du déjeuner, il montera dans le tramway, tout seul, gagnera la rue du Canon, entrera au numéro 21, demandera Mme Jeanne… madame ou mademoiselle ?… lui dira qu’il ne faut plus faire de la peine à Leduc, qu’il ne faut plus… et que Leduc est très malheureux.

Cette mademoiselle Jeanne, Jacquot ne sait encore s’il l’aime ou la déteste. Il lui dira : « Mademoiselle… Mademoiselle… » Il n’a pas décidé ce qu’il lui dira, tout au juste… mais il parlera.

Et Jacquot s’endort tranquille.

Oh ! le beau rêve qui s’approche, qui s’abat sur lui et de ses ailes molles l’évente et qui bientôt l’ensorcelle.

Oh ! le beau rêve !

XXXVI

Jeanne se rendait compte qu’elle avait fait une sottise.

D’abord sa colère l’occupa encore quelque temps, puis ce furent des clients tardifs, puis les soins qu’il fallut donner à Mme Mayeux, une tisane qu’elle dut préparer, une friction de la jambe malade, puis la clôture de la boutique, le dîner, et une lecture à voix haute du feuilleton.

Durant tout ce temps, elle ne sut cacher son trouble. Mme Mayeux s’en inquiéta, la croyant souffrante, et le boucher du no 7, quand il vint, comme chaque jour, l’aider à remettre les volets de la boutique, lui donna des conseils :

« Mademoiselle, c’est les chaleurs. Ça vous vaut rien, les chaleurs. Vous voilà toute pâle. Il faut faire attention à l’eau qu’on boit : le journal dit qu’elle est mauvaise. »

Jeanne se rendait bien compte qu’elle avait fait une sottise. A l’instant même où Leduc sortit, elle s’en douta ; le lendemain, elle en fut persuadée, après une nuit peuplée de réflexions que le sommeil ne voulut pas interrompre : sa première nuit blanche.

Jeanne le savait, maintenant : elle aimait Leduc, elle aimait son beau soldat, elle s’en voulait de l’avoir malmené ainsi pour un baiser. Ah ! certes, Gaétan, jadis, se montrait plus brutal. Pour si peu, devait-on se fâcher ? Elle se sentait triste. Quelques instants, elle voulut mourir, elle voulut être morte, puis, plus simplement, elle continua à se sentir triste.

Car, en somme, Jeanne a bon cœur. Elle se repent. Le pauvre garçon ! si malheureux à cause d’elle ! Il s’en faut de peu qu’elle n’ait honte.

De temps en temps, elle suspend ses réflexions pour servir un client, puis, elle repense à Leduc. Elle voudrait que « cela s’arrangeât » sans qu’elle eût à mettre beaucoup du sien, et de façon, pourtant, à ce que Leduc fût consolé. Elle pourrait aller jusqu’à la caserne et demander à lui parler, oui, mais elle ne saurait laisser la boutique vide et sa tante seule. En elle, monte une inquiétude sourde, elle s’agite, elle ne tient pas en place, elle vient de jeter à terre un tiroir en le tirant trop fort. Elle pourrait lui écrire. C’est cela ! c’est cela ! Elle lui enverra une lettre, gentille, longue, affectueuse, où elle lui dira de revenir, sans demander pardon, bien entendu ! Et il sera content, et il reviendra, et, dès son entrée, elle aura un bon sourire d’accueil. S’il veut l’embrasser encore, eh ! mon Dieu ! elle le laissera faire ! D’ailleurs, il embrassait de manière agréable et la serrait contre lui fortement, comme un homme doit serrer sa promise. Ah ! il vaut mieux que Gaétan ! Elle revoit ses yeux, ses bons yeux fidèles, sa bouche si polie, ses mains vigoureuses. Elle est sa promise ; elle l’aime !

« De la lavande en sachets, Madame ? Voici… Je vous recommande ces sachets roses, Madame. C’est pour des mouchoirs, n’est-ce pas ? Et le petit, comment va-t-il ? Oh ! qu’il est mignon ! Je l’ai vu à la musique, dimanche dernier ! Ma tante ? Vous êtes bien bonne, Madame ! sa jambe la tourmente encore. Bonjour, Madame. Attendez, un instant, je vais faire le paquet. Oui, ce sont les grosses chaleurs qui commencent. Bonjour, Madame. »

La cliente (son mari est employé à la Poste) sort en disant mille amabilités. C’est ainsi que Jeanne fait prospérer la maison, pendant la maladie de Mme Mayeux.

Et puis encore, si sa tante meurt, alors, cela changerait tout ! ce serait la fortune ! Oh ! il ne faut pas penser à ces choses !

« Des couleurs à l’aquarelle ? Non, Monsieur, nous n’avons pas ça, mais, au coin de la rue, chez Dareste, vous trouverez. Bonjour, Monsieur. Pas de quoi ! »

Ce monsieur lui a souri. Tout le monde lui sourit. Jeanne se sait jolie, appétissante et fraîche comme un fruit. Mais, cette fois, elle a gardé son air le plus grave : elle aime Leduc.

Et comme il sera content en recevant la lettre ! ah ! qu’il sera content ! Elle lui écrira ce soir même, après avoir couché Mme Mayeux.

« Que demandez-vous, jeune homme ? »

Un petit garçon bien vêtu, que Jeanne ne connaît pas, vient d’entrer dans la boutique. Il a l’air gentil, mais paraît avoir peur. Il a soulevé le rideau d’une main hésitante ; il n’ose franchir le seuil, tout à fait.

« Qu’y a-t-il pour votre service, jeune homme ? »

Jamais on ne l’a appelé « jeune homme » ; cela l’intimide beaucoup.

Jeanne sourit derrière son comptoir ; le nouveau venu la regarde ; ses lèvres tremblent, son souffle est court.

Quoi ! ce serait cette jeune femme-là ! si aimable, si contente et qui lui sourit d’un bon sourire ? Non ! non ! impossible !

Il se décide enfin :

« Mademoiselle Jeanne, s’il vous plaît ? Je voudrais parler à mademoiselle Jeanne.

— C’est moi. »

Oh ! c’est elle !

C’est donc elle qui fait tant de chagrin à Leduc ! Ah ! qu’il l’imaginait autrement ! forte, méchante, avec une grosse voix ! Il a plus peur encore, mais, maintenant, il faut parler.

« Voilà, Mademoiselle, je connais un de vos amis, et je voudrais vous dire quelque chose. »

Cette phrase a été préparée tout le long de la route, avec grand soin, tout le long de la route poussiéreuse et chaude dont il a fait une partie à pied, parce que les tramways étaient pleins. Cette phrase, il devait la dire à une maritorne épaisse, au teint rouge, à une femme dépeignée, dont les mains seraient sales, le corsage plein de taches, mal boutonné. Et puis, ce n’était pas cela du tout.

« Je voudrais vous dire quelque chose, un secret, vous comprenez, Mademoiselle, à propos d’un de vos amis. »

Jeanne est très étonnée. Elle ne sait de quoi il s’agit. Elle ne soupçonne rien.

« Parlez, jeune homme, je vous écoute. »

Mais, d’abord, il convient de se présenter.

« Je m’appelle Jacques Laurenty. »

Il n’a pas dit « Jacquot ».

Allons ! il faut avoir du courage.

« Mademoiselle, déclare-t-il tout à coup sur un ton décidé, Mademoiselle, j’ai un ami que j’aime beaucoup et que vous connaissez. Il s’appelle Jean Leduc. Il est très gentil. »

Jeanne ouvre de grands yeux.

« Je cause souvent avec lui et je sais qu’il a beaucoup de chagrin. Oh ! oui ! Mademoiselle ! je vous assure, il a beaucoup de chagrin, et je suis venu pour ça. »

Il s’arrête. Il a très chaud. Sa bouche est incertaine.

Jeanne se tait. Jacquot reprend :

« Oh ! Mademoiselle ! il a du chagrin parce que vous lui faites de la peine, je le sais, et il vous aime bien et vous lui faites de la peine, vous lui faites de la peine… »

Il n’en sort pas, de cette phrase.

« Et il pleure, quelquefois, quand il est de garde, vous savez, et qu’il pense à vous, Mademoiselle… »

Il tousse un peu.

« C’est vrai, Mademoiselle ? c’est vrai que vous lui faites des misères ? »

Voilà ! voilà le grand mot lâché !

Jeanne ne répond pas tout de suite. Elle ne sait que dire, vraiment, ni que répondre à ce petit garçon. Elle est trop étonnée.

« Mais… Monsieur ! Asseyez-vous, Monsieur. »

Et, tandis qu’il s’assoit, elle regarde la jeune figure grave. Soudain, elle voit le tableau que M. Jacques Laurenty lui décrivait, elle voit Leduc, montant la garde et pleurant en songeant à elle, et Jeanne aussi a du chagrin. Non ! elle ne se doutait pas qu’elle fût si méchante ! elle a tout à fait honte ! elle demandera pardon ! Ses joues se sont empourprées ; l’aspect du visage de cet enfant, visage tranquille mais douloureux, lui donne des battements de cœur. Oh ! qu’elle voudrait l’embrasser !

« Oh ! Monsieur ! dit-elle, c’est vrai ! j’ai été méchante, mais je ne sais pas comment il a pu vous dire ça. Monsieur, je lui écrirai pour lui demander pardon, et je serai gentille avec lui. Ce soir, je lui écrirai, Monsieur, et il viendra ici, quand il sera libre, et… »

Elle ne peut expliquer. Elle trébuche au milieu de sa phrase, mais Jacquot l’interrompt.

« Mademoiselle ! vous êtes bien gentille ! »

C’est comme une petite querelle avec Lucienne. On va faire la paix ! Jacquot s’approche. Jeanne, toute rouge, l’accueille, les bras tendus.

« Monsieur… Monsieur…

— Je m’appelle Jacquot.

— Ah ! oui ! Monsieur Jacquot, permettez-vous que je vous embrasse ?

— Oh ! oui, Mademoiselle ! »

Il saute sur ses genoux. Elle le berce, elle lui baise les joues ; il est son enfant ; elle l’aime, ce petit. Lui, se pelotonne, câlin, caressant, heureux de ce qu’il a fait. Il sourit et regarde les jolis yeux de la belle dame qui est l’amie de Leduc. Mais la pendule en sonnant le distrait de son plaisir.

« Mademoiselle, il faut que je retourne à la maison.

— Oh ! tant pis, monsieur Jacquot ! Vous reviendrez me voir ?

— Bien sûr, Mademoiselle ! »

Quelle question superflue ! il l’aime tant, cette mademoiselle Jeanne ! Il l’embrasse encore, il se laisse embrasser. Il se dégage enfin.

« Au revoir, Mademoiselle ! »

Jeanne soulève le rideau de la porte.

« A bientôt, monsieur Jacquot ! »

Elle le suit des yeux, elle lui envoie un baiser, quand il tourne dans la rue des Riaux ; elle pousse un soupir quand il disparaît. Déjà elle se sent meilleure.

Un soldat passe devant la boutique et salue Jeanne.

Ah ! c’est M. Dupuis, le camarade de Leduc.

« Monsieur Dupuis ! Monsieur Dupuis ! »

Elle va profiter de l’occasion.

« Bonjour, Mademoiselle.

— Bonjour, monsieur Dupuis. Est-ce que vous montez au Mourillon ?

— Pas tout de suite, Mademoiselle, mais ce soir.

— Et vous verrez Leduc ?

— Oui, mademoiselle, c’est facile.

— Alors, monsieur Dupuis, écoutez ! Voulez-vous lui dire quelque chose de ma part, comme ça ? Vous me rendrez service.

— Eh ! tout de même, Mademoiselle !

— Alors, voilà ! monsieur Dupuis, voulez-vous lui dire, comme ça, que je le salue bien et que j’ai vu son ami monsieur Jacquot et que monsieur Jacquot est bien gentil, tout à fait ! là ! tout à fait !

— C’est entendu, Mademoiselle.

— Pas autre chose, monsieur Dupuis ! Seulement ça ! que monsieur Jacquot est bien gentil.

— C’est entendu, Mademoiselle.

— Je vous remercie, monsieur Dupuis.

— Oh ! pas de quoi, Mademoiselle ! Ce soir, je le lui dirai.

— Bonjour, monsieur Dupuis.

— Bonjour, Mademoiselle. »

Il part en hochant la tête.

« Ce qu’elle est jolie, la payse à Leduc ! »

Jeanne rentre dans la boutique. Sa tante l’appelle. Ce soir, elle écrira à Leduc une longue lettre affectueuse, et elle l’embrassera à la fin, oui ! c’est cela ! elle terminera la lettre par ces mots :

« Votre fiancée qui vous donne un baiser d’amour. »

XXXVII

Geoffroy Salvert ne prévoyait aucune occupation précise pour ce dimanche-là. Aller au cercle l’ennuyait et la salle d’armes était fermée. Il pensa que, tout aussi bien, pourrait-il, au lieu de boire à la terrasse de la Rotonde un bock mélancolique, rendre officiellement visite à Mme Laurenty et, par ce subterfuge, se donner la liberté plaisante d’aller ensuite jouer une heure avec son ami Jacquot ; mais, comme la journée était belle, il décida de gagner à pied le Mourillon au lieu de monter dans un tramway plein des relents dominicaux de l’ail et de la sueur du peuple. Il partit, marchant d’un pas allègre. Il se sentait content de vivre. Il respirait la brise. De petits tourbillons de poussière le précédaient comme des fumées ; quelque chose de doux passait dans l’air, quelque chose de tranquille et de raisonnable comme le sont certaines joies.

« Un quart d’heure de conversation avec Mme Laurenty, pensait Salvert, puis, je pourrai me divertir. Je ne gênerai pas Jacquot. Non, je tâcherai de trouver quelque nouveau jeu qui l’intéresse. Réfléchissons… »

Il rappela des souvenirs. Quels amusements prisait-il à cet âge ?

« Comme je voudrais qu’il vît en moi un camarade, puis un ami, puis un frère aîné ! Cacher le visage du maître sous ces masques, voilà mon devoir, et diriger mon petit Jacquot doucement ainsi, sans qu’il s’en aperçoive, jusqu’à ce qu’il me dise un jour : « Monsieur Salvert, je n’ai plus besoin de votre aide. Vous pouvez me laisser seul ! »

Et Geoffroy Salvert rêvait de ce moment de l’avenir où son élève serait un homme, un homme qu’il aurait façonné. Rêve agréable qui déjà lui donnait de l’orgueil. Oh ! chimères ! chimères !

Sur la route jaune de soleil, il marchait d’une allure vive et souriait parce qu’un beau songe occupait son esprit. D’ailleurs, tout concourait à nourrir sa paisible joie : le jour amical, la brise, le bruit des pins et, tout au loin, la voix d’une cloche appelant à vêpres par son tintement clair.

Or, cet après-midi-là, un autre promeneur suivait la même route que Salvert, un artilleur à la démarche lasse et hâtive tout à la fois, chagrine, douloureuse. La bouche de l’homme était lourde, les coins tombaient. Le regard des yeux grands ouverts (trop ouverts) exprimaient une façon de vertige.

« Tiens ! une belle tête de Breton, se dit Salvert en dépassant le soldat. Voilà un garçon qui souffre. Voilà un garçon qui souffre certainement. »

Il délaissa Jacquot pour un instant, il bifurqua, s’intéressant à ce problème que tout visage pose.

« De quoi souffre-t-il ? »

Longtemps, ils marchèrent presque côte à côte. Salvert prenait parfois de l’avance, puis il ralentissait et se laissait rattraper.

« De quoi souffre-t-il ? Affaires de métier ? Amour ? Un Breton, oui, sans doute, dépaysé, je pense, dans ce soleil. De la franchise, de la vigueur aussi. Il doit serrer une main proprement, en brave homme. Mais comme il a l’air de souffrir ! »

Soudain, l’artilleur qui roulait une cigarette s’arrêta.

« Pardon, Monsieur, dit-il en saluant. Pourriez-vous me donner du feu ? »

On était arrivé devant la grille de la villa Mireille.

« Volontiers, mon ami. Ah ! ma cigarette est éteinte ! mais voilà mon briquet.

— Merci, Monsieur, vous êtes bien honnête. »

Salvert poussait le battant de la grille. Le soldat eut l’air étonné.

« Probable que c’est le précepteur », se dit-il.

Depuis un instant, Salvert pensait :

« Quel dommage qu’on ne puisse sans ridicule entrer dans l’âme des gens, quand par hasard ils vous intéressent ! Voilà un visage sur lequel on ne lit ni lâcheté, ni vilenie, ni cet affreux contentement des cœurs médiocres, ce contentement plus odieux qu’un vice. Eh bien, si je demandais à cet homme en lui offrant du feu : « Mon ami, de quoi souffrez-vous ? » il croirait que je me moque de lui. »

Et, au même moment, l’artilleur dit à Salvert d’une voix précise qui sonnait juste :

« Bien le bonjour à monsieur Jacquot !

— Quoi ?

— Oui, oui, Monsieur, je le connais. Salut, Monsieur ! »

Et il partit.

XXXVIII

Jacquot se sentait heureux, de ce bonheur tranquille dont M. Salvert lui avait parlé un jour au sujet d’un général romain, et que procure le devoir accompli.

D’ailleurs, on ne pouvait être triste, ce jour-là ! L’air chantait parmi les pins et, de la montagne, venaient de longs souffles tièdes, chargés d’un souvenir de résine et de romarin. Alice et Paul étant allés à Marseille avec leurs parents, on jouerait tous les deux seuls. Cet après-midi de dimanche serait agréable. Parfois, les jours où l’on se sent heureux, on se passe volontiers de camarades. Lucienne et Jacquot savent cela. Les jeux semblent bien moins définis, on délaisse le croquet, on ne s’agite, on ne crie pas autant, mais il y a d’autres plaisirs de qualité charmante et qui ne sont possibles que seul à seul, dans le jardin de la villa, par un beau jour. Lucienne peut alors s’asseoir sur le banc rustique à la lisière du bois, prendre une main de Jacquot dans les siennes et le contempler tout à son aise en ne pensant plus à rien, et se dire que jamais cela ne finira, et Jacquot peut rêver sans nul souci à des voyages lointains sur d’inappréciables voiliers (car il n’aime pas les bateaux à vapeur) et visiter en peu de temps les deux Amériques, les deux pôles et cette admirable Polynésie, fourmilière de points noirs où, dans le vent du large, les cocotiers doivent hocher leurs têtes à panache. Ensuite, on se promène, on grimpe sur un arbre, on va causer dans la fourche supérieure d’un chêne vert ou du grand magnolier, et, de ce haut belvédère, on regarde autour de soi les collines, les jardins, la ville, la falaise qui monte, s’abaisse, devient abrupte, décline, la mer enfin, tout ensoleillée ; on respire le vent chanteur, puis, tout à coup, sans savoir pourquoi, on a envie de chanter aussi.

« Lucienne, à quoi jouons-nous ?

— A ce que tu veux.

— Choisis.

— Oh ! tu es gentil !

— A quoi ? Nous sommes seuls, tu sais.

— Oui. Alors…

— Eh bien ?

— Jouons comme dans le temps, au mariage. Allons dans la petite maison et nous ferons semblant d’être mariés, et d’avoir des enfants, et nous les gronderons, et puis nous nous embrasserons quand ils seront endormis. Tu veux ? dis ?

— Voyons ! tu n’y penses pas ! C’était bon il y a deux ans, mais maintenant tu es une grande fille et je suis un grand garçon. Lucienne ! tu choisis des jeux de petits gosses ! c’est pas bien ! Jouer au mariage ! jouer au mariage ! Dis-moi, Lucienne, un de ces jours, je te donnerai un biberon !

— Jacquot !

— Est-ce que tu sais lire, Lucienne ? Est-ce que tu sais écrire, Lucienne ? Lucienne, est-ce que tu sais compter ?

— Jacquot !

— Je pourrai t’apprendre.

— Jacquot !

— Est-ce que tu sais te tenir à table ? Lucienne ! les œufs brouillés, ça ne se mange pas avec les doigts ! Lucienne ! voyons ! voyons ! tu ne vas pas pleurer ! non ! Tiens, je te demande pardon. Oui, je t’ai trop taquinée, c’était pas gentil. Embrasse-moi, Lucienne ! Embrasse-moi, ou je vais pleurer aussi ! C’est ça ! mets ta tête là ! Lucienne, Jacquot t’aime bien ! et si tu veux jouer au mariage, on va jouer au mariage, tout de suite.

— Oh ! non, Jacquot ; je suis tout à fait contente comme ça. »

Il lui caressait les cheveux ; il l’embrassait de temps en temps ; lui aussi était content. Ils ne bougeaient presque pas. Les roses embaumaient l’air, et des oiseaux proches se disaient les tendres choses qu’inspire la saison.

XXXIX

Il est des nuits vastes qui semblent sonores comme des églises. En elles, l’œil se perd et cherche en vain ces piliers lointains qui supportent la voûte des cieux. Dans ces nuits-là, l’homme peut rêver à sa fantaisie et, toujours, ses rêves y trouvent à prendre leur essor ; il peut chanter aussi dans ces palais de la nuit, dire son allégresse, dire sa peine, car la nuit accueille plaintes et cris de joie pour les lui renvoyer plus amples et plus purs. Il est aussi des nuits étroites où l’on ne peut guère se mouvoir, nuits sourdes, capitonnées, laineuses, nuits bouchées, où l’ombre, de tous côtés, nous heurte mollement, où les paroles ne portent pas, pour sincère que soit la bouche, et tombent, dès le seuil des lèvres. Dans ces nuits-là, les tristesses s’accumulent, les douleurs se fortifient, les blessures s’enveniment ; dans ces nuits-là, un mauvais esprit rôde obscurément et surprend l’homme sans défense et se repaît de lui.

Leduc faisait les cent pas devant sa guérite. De la mer presque invisible, montait un bruit confus qui n’avait plus rien du chant limpide et souple dont la longue nuit était, à l’ordinaire, toute charmée. Masse noire que ne trouait nul rayon, le ciel, occupé d’un horizon à l’autre par une seule nuée basse, pesait sur le monde, et les arbres d’alentour, qu’on ne voyait pas, frissonnaient parfois d’un frisson bref, après quoi le silence reprenait, troublé seulement par Leduc qui, de temps en temps, faisait craquer les brindilles et rouler des cailloux en marchant. De quart d’heure en quart d’heure, la chaleur devenait plus épaisse, plus humide, plus étouffante. Aucun éclair ne rayait encore ou ne blanchissait l’ombre, aucun roulement ne troublait la lourde paix, mais, depuis longtemps, les oiseaux n’osaient plus chanter.

Sur le chemin de ronde, Leduc faisait, en partant de la guérite, vingt-trois pas vers la gauche, jusqu’au treillis de fil de fer par-dessus lequel, souvent, il causait avec Jacquot et, vers la droite, dix-neuf pas, jusqu’à la fourche du petit sentier qui menait au fort. Pour occuper ses heures de garde, plus d’une fois, il avait noté les moindres détails du parcours, la forme des troncs d’arbres, la figure des rochers, mais, ce soir-là, on n’y voyait rien, rien du tout, et compter ses pas finit par lasser. Dix-neuf et vingt-trois, puis vingt-trois et un petit arrêt devant la guérite, à chaque deuxième passage, et de nouveau, dix-neuf et vingt-trois. Oui, c’était trop de noir tout autour, et trop de chaleur aussi (de sa manche, Leduc s’essuya le front), et trop de chagrin.

Du chagrin, il en avait plein le cœur, à déborder.

Que voulait-elle ? Que ne voulait-elle pas ? Était-ce donc un mensonge, ce sourire ? et cette voix joyeuse lorsqu’il entrait, un mensonge encore ? un mensonge, la lettre ? un mensonge, le rendez-vous ? Alors… alors pourquoi ne pas lui avoir dit, dès le premier jour, qu’elle ne l’aimait pas ? Pourquoi faire la coquette avec lui, qui, pour sûr, n’en valait pas la peine ? avec lui qui l’aimait tant et pour toujours ?

Il remontait dans son passé, cherchant s’il avait jamais aimé quelqu’un d’autre, s’il l’avait jamais trompée, elle, même avant de la connaître. Il ne trouvait rien. Ses amours ? des rencontres avec Rosa la blonde, Cléo la brune, ou Léa, la belle rousse, mais ça, c’étaient les rigolades des permissions de nuit, quand on a bu du vin, pas l’amour !

Leduc s’arrêta près de la fourche du petit sentier.

Il croyait pourtant ne pas lui déplaire. Il tâchait toujours d’être bien poli, bien honnête, et parfois, elle riait aux choses qu’il disait, des plaisanteries gentilles toujours, des plaisanteries qu’une demoiselle peut entendre. Puis, voilà qu’elle le repousse, qu’elle le chasse, parce qu’il a voulu l’embrasser, mais pourquoi ?

Et d’autres souvenirs se présentèrent, et d’autres images. Il se remit à marcher. Jamais il n’avait eu si chaud ; jamais la nuit n’avait été si noire !

« Mademoiselle Jeanne ! Mademoiselle Jeanne ! »

Il dit ce nom à voix haute. Il le répéta tout doucement, avec lenteur, avec tendresse. Comme il respirait mal, il s’arrêta encore, devant la guérite, et, soudain, il pensa à Gaétan, le jardinier. Alors, dans cette noire nuit, Leduc se mit en colère. De sa main gauche, il saisit le montant de la guérite comme pour donner un point d’appui à son courroux, et il se livra tout entier à l’accès de rage, aveuglément, sans penser, ainsi que font les enfants. Il ne sentit plus la nuit mauvaise autour de lui, la nuit impénétrable entre le ciel opaque et la mer silencieuse, la nuit chaude qui mouillait le bois de la guérite ; sa colère l’occupait, corps et âme, elle régnait en lui, elle était tout lui, et Leduc se prit à jurer en usant de jurons vils et bas qui salissent la bouche, jurons obscènes, jurons sacrilèges entendus jadis mais que jamais il n’employait. Il les cracha, il les vomit, il les remâchait un instant pour les vomir mieux. Leduc ne criait pas ; sa voix était rauque ; il grognait, et les ordures coulaient de ses lèvres. Il en salit Gaétan, il en salit toutes les femmes, Jeanne et toutes les femmes, Jeanne qui maintenant représentait toutes les femmes, puis, n’en pouvant plus, il se remit encore à marcher et il scanda sa marche d’un seul mot, dix fois, vingt fois, cent fois répété, le seul mot : « putain ». Il ne se lassait pas de le dire : « putain ! putain ! » Il le disait sur tous les tons. De sa main gauche il se tenait le flanc, comme s’il avait voulu se gratter le cœur avec les ongles. « Putain ! putain ! » Ce mot faisait naître des images horribles qu’il variait, qu’il rendait chaque fois plus affreuses, plus obscènes, comme si, chaque fois, il avait voulu se torturer mieux. Leduc marchait d’un pas égal dans la nuit sourde et, quand son soulier raclait les cailloux du sentier, il disait : « Putain ! » et, ce disant, il pleurait.

Ah ! Leduc pleurait bien ! Un sanglot de temps en temps, et ce double ruisseau de larmes sur les joues, toujours coulant. Maintenant, il marchait un peu plus vite et quand, au vingt-troisième pas vers la gauche et au dix-neuvième vers la droite, il faisait demi-tour, il disait : « Putain ! » un peu plus fort, et reprenait sa marche en pleurant.

Tout à coup, près de la guérite, Leduc s’arrêta net.

« Qui va là ?

— T’épate pas, mon vieux, c’est moi !

— C’est toi ? Dupuis ? Qu’est-ce que…

— Oui, c’est moi. Je rentre au fort.

— Mais…

— J’ai passé par le petit chemin. Une commission pour toi, mon vieux Leduc… Bougre ! ce qu’il fait noir ! C’est tout de même la pleine lune aujourd’hui. En ville, j’ai vu Jeanne, ta payse.

— C’est pas ma payse !

— Eh ! je croyais !

— Qu’est-ce qu’elle t’a dit ?

— Tu es enrhumé ? Tu parles drôlement.

— Qu’est-ce qu’elle t’a dit ?

— Eh ! bon sang ! attends un peu ! j’y vois pas même pour causer. Qu’est-ce qu’elle m’a dit ? Eh bien ! elle m’a dit comme ça que M. Jacquot, un ami à toi, qu’elle dit… que M. Jacquot est allé la voir et qu’il est bien gentil.

— Quoi !

— Et que ça te ferait du plaisir, qu’elle disait. Bonsoir, mon vieux ! je vais me coucher.

— Dupuis ! eh ! Dupuis !

— Oh ! non ! il fait trop noir ! Où qu’elle a donc passé, la lune ? On parlera demain. Elle est jolie, ta payse ! Compliments, mon vieux ! Bonsoir, Leduc ! Oh ! là ! là ! c’est pas une nuit, ça ! faut demander des réverbères au colonel ! A demain ! à demain ! »

Et Leduc fut seul de nouveau.

Alors, il perdit la tête.

Ça ! ça ! c’était trop. Jeanne et M. Jacquot ensemble ! Et, comme la grosse araignée s’agrippe à la mouche que ses filets retinrent, comme de ses huit ongles la buse s’attache à la souris surprise, comme le maléfice errant s’empare de l’âme inattentive, un horrible, un hideux remords fondit sur Leduc, et, bientôt, Leduc ne fut plus qu’un pauvre homme qui se débat.

« C’est moi qui ai parlé d’elle au petit, disait-il en sanglotant. Pour sûr, c’est moi, et c’est à cause de moi qu’il savait l’adresse, oui ! l’autre jour, quand j’étais de garde ici ! »

Le remords prenait forme, se précisait. Jeanne était maintenant aux yeux de Leduc une fille, une fillasse, une traînée, comme certains disaient, et Jacquot, M. Jacquot, si honnête, qui causait si doucement, qui semblait si gentil, si propre, dans son costume de toile blanche, il le voyait à côté d’elle, et il avait peur. Il ne savait pas encore de quoi.

Leduc tenait son fusil devant lui comme un bâton et s’appuyait dessus.

« Qu’est-ce qui a pu arriver ? Oh ! bon Dieu de bon Dieu, qu’est-ce qu’elle a pu lui dire, la garce ! Oh ! bon Dieu, qu’est-ce qu’elle a pu lui dire ? Oh ! que ça me fait mal dans le cœur ! »

Et la chaleur pesait toujours, rendant la nuit plus noire.

« Oh ! et puis… Non ! non ! ça, c’est trop sale ! c’est vraiment trop salaud !… Non ! t’as pas fait ça ! Tu es putain, mais pas tant que ça ! »

Il la tutoyait pour la première fois. Et il voyait des choses ignobles. Il n’en pouvait plus.

« Eh ! nom de Dieu ! cria-t-il. Fous-lui donc la paix à ce gosse ! »

Il voulut crier encore, mais il avait dans la bouche un tampon de laine chaude, et il sanglotait, appuyé sur le canon de son fusil.

Soudain, il leva la tête. Une goutte d’eau lui était tombée sur le cou.

« Ah ! l’orage ! ah ! un éclair ! »

Il s’arrêta de pleurer.

Il s’arrêta de pleurer parce que quelque chose était changé autour de lui. Une brise, à peine sensible, une brise courte, essoufflée, eût-on dit, brûlante encore comme une haleine de four, sortait de ce trou noir où toute la mer dormait. Puis la goutte d’eau, puis cet éclair, et maintenant un bruit de charrette, là-haut, très loin.

« Ah ! oui ! c’est l’orage. »

Leduc frotta le canon du fusil avec sa main droite, il rentra dans la guérite et, de quelques instants, il ne bougea plus. Il réfléchissait. Certes, il souffrait toujours, plus peut-être, parce que la colère façonne des paroles, des cris, des imprécations avec la douleur et l’allège d’autant. Leduc souffrait toujours, mais il souffrait autrement, sa colère étant morte.

Il posa son fusil debout dans le coin du fond, et se prit la figure entre les mains. Elle était toute mouillée de larmes. Il les essuya rudement avec son mouchoir et continua de réfléchir. Il pensait comme on peine. Il se labourait la cervelle avec lenteur. Il voyait bien où il voulait en venir. Il allait vers son but, sûrement, pesamment, difficilement, mais il allait quand même vers son but, tout droit.

« Alors, c’est ça ! dit-il en poussant une sorte de grognement pour se vider la gorge, car il parlait à voix haute. C’est le bon moyen ! »

Chaque fois qu’un éclair passait dans la nuit, il regardait le ciel et, sur sa bouche, passait comme un sourire triste.

« Pour être en règle, je vais faire d’abord ma prière à la Sainte Vierge, si j’ai pas oublié, et puis je me mettrai dans le fond, là ; ça sera plus commode ; mais… mais il faudra enlever mon soulier ; voyons… oui, mon soulier du pied droit, pour réussir. Je l’ai lu dans le feuilleton. Et puis, je compterai trois éclairs, et puis sept éclairs, et puis trois éclairs, et puis deux éclairs. Tout mon numéro matricule y passera. »

Il sourit, mais à lui-même, cette fois, paisiblement.

« Comme il était gentil, M. Jacquot ! Peut-être qu’il saura. Dommage ! Ça se pourrait qu’il aura de la peine, le pauvre gosse ! »

Un instant très court, il pensa à Jeanne, mais sans mot dire, et il secoua la tête.

Dans l’étroit carré de planches où il se tenait, Leduc s’agenouilla et joignit les mains.

« Je vous salue, Marie, pleine de grâce ; le Seigneur est avec vous ; vous êtes bénie entre toutes les femmes, et Jésus, le fruit de vos entrailles, est béni… »

Mais il bredouilla les paroles suivantes et s’arrêta court.

« C’est peut-être pas bien de lui parler quand on va faire ça ? » murmura-t-il en se relevant.

Alors il s’assit sur le bord de la guérite. La pluie tombait devant lui en grosses gouttes fréquentes. Il déchaussa lentement son pied droit, renoua le lacet de cuir et posa le soulier près de lui, soigneusement.

Un éclair plus violent raya l’ombre. Par un autre, tout le paysage revécut.

Leduc fit deux signes de croix, puis il se mit debout dans la guérite, prit son fusil, le renversa contre lui, s’accota solidement, pencha la tête, mit le canon devant ses lèvres, plia sa jambe droite, et engagea son orteil sous le pontet.

Sans bouger, sans relever le front, il pouvait voir devant lui un peu du sentier où, par moments, brillaient les flaques. Sur l’une d’elles, il compterait les éclairs.

Avant de commencer, il murmura, d’une voix douce et très tendre :

« Non, Mademoiselle Jeanne, c’est pas bien, tout ça ! »

La nuit devint blanche.

« Un ! » dit Leduc.

Il compta un, deux, trois, puis un, deux. Sa jambe pliait, se fatiguait. Ce serait long d’arriver jusqu’à sept et ensuite jusqu’à trois et enfin jusqu’à deux. Et les éclairs n’étaient pas très fréquents. « Cinq ! » dit Leduc.

Mais là, il perdit courage ; son pied nu, trop las, trop lourd, pressa la gâchette.

Il y eut du bruit.

La pluie giclait contre le bord de la guérite, tambourinait sur le toit. De grands traits blancs zébraient le ciel. Cela devenait un bel orage. On déchargeait des pierres dans la nuit, on y laissait tomber des poutres, puis le grand nuage se déchira. L’atmosphère s’éclaira, bleuit. La terre mouillée brilla, puis elle but sa lumière et les pierres seules gardèrent encore de l’éclat. Des étoiles scintillèrent. Toute la lune parut, énorme et basse sur l’horizon.

« Leduc !… eh ! Leduc ! qu’est-ce qu’il y a ? »

Deux soldats couraient sur le sentier, devant leurs ombres noires.

« Eh ! Leduc ! »

Ils s’approchèrent. Déjà la lune, pleine et rose, regardait dans le fond de la guérite ce qui restait de Jean Leduc.

XL

Geoffroy Salvert n’était pas sorti après son dîner. De temps à autre, il consacrait ainsi toute une soirée à sa mère. On causait alors longuement, tendrement, sans hâte, l’un près de l’autre, dans le rond jaune de la lampe, jusqu’au moment où, de sa voix douce qui toujours chantait un peu, Mme Salvert disait :

« Geoffroy, il est près de minuit, je crois que j’ai un peu sommeil. »

Et l’on se quittait à regret.

La cigarette aux lèvres, Salvert s’installa. Il vérifia d’abord certains détails traditionnels. Rien ne manquait : la tasse de café sur le guéridon, le cendrier d’argent rapporté jadis du Tonkin par un officier de marine, un verre de cognac plein aux trois quarts. Assise tout auprès, dans un grand fauteuil, Mme Salvert tira un ouvrage de laine de son fourreau « pour ne pas rester oisive » et rien n’empêcha plus que l’on goûtât l’exquise veillée, heure égale, sans accidents ni surprises, où l’on pouvait se dire tous ses rêves, où, bien plutôt, Geoffroy pouvait dire tous ses rêves et Mme Salvert leur sourire.

« Parle-moi du petit », demanda-t-elle.

Mme Salvert aimait Jacquot sans l’avoir jamais vu ; elle aimait aussi l’influence manifeste que cet enfant avait prise sur son fils à elle, sur son petit. Il lui plaisait de connaître ses progrès, ses ambitions, la qualité de ses jeux, et souvent, quand Geoffroy développait un plan d’éducation trop audacieux, la vieille dame disait son mot, prudemment, avec une ironie perceptible à peine et comme un air de malice lasse, uni à tant de douceur, à tant de charme !

« Parle-moi du petit ; qu’a-t-il fait cette semaine ? Es-tu content ?

— Jacquot travaille très bien, dit Salvert ; il devient de jour en jour plus appliqué, plus sérieux, et, sauf durant ces heures d’inattention dont je t’ai parlé, de complète absence où, pour le retrouver et le reprendre, il me faudrait aller plus loin que je ne sais, Jacquot semble goûter ce que je lui enseigne et en profiter. Ah ! Maman ! c’est là un délicieux enfant ! Que je le voudrais heureux !

— On ne t’a pas chargé de le rendre heureux, mon pauvre Geoffroy, et, d’ailleurs, on ne t’en donne guère les moyens. Il souffrira et tu souffriras de ses chagrins.

— Il souffre déjà, Maman ! Vois-tu, il me vient, à ce sujet, des remords qui vraiment me troublent. Jacquot m’a l’air de comprendre de façon obscure, en tout cas de sentir, mille choses à côté desquelles il devrait passer avec insouciance, et j’en arrive à croire que mes leçons, mes analyses, mes explications ne servent à rien qu’à lui donner des moyens de souffrir plus encore. Eh ! oui ! je mets de l’ordre dans ce chaos de sa petite cervelle, je lui apprends à se rendre compte, à mieux entendre, à raisonner. Il se montre bon élève : il raisonne, mais sur quoi ? il comprend, mais que comprend-il ? De ces armes nouvelles que je lui fournis, il se sert pour attaquer des problèmes dangereux. S’il les résout, un jour, oh ! le pauvre gosse ! comme il souffrira ! Pense donc, Maman ! si, voulant lui donner du bonheur, je lui rendais la vie plus triste ! si je la lui rendais plus dure ! si je lui faisais sentir ce qu’il y a d’inexorable en elle et goûter sa pure amertume !

— Je te le répète, Geoffroy, on ne t’a pas chargé de le rendre heureux !

— Mais, c’est mon devoir tout de même !

— C’est un devoir, ce n’est pas le tien ; non Geoffroy, ce n’est pas le tien ! Vois-tu, il faut être deux pour élever un enfant. L’un doit enseigner, l’autre doit consoler. Une leçon est vite apprise, mais, toujours, elle fait un peu mal ; il faut quelqu’un pour essuyer les larmes qui la suivent. Jacquot n’est pas le seul à se blesser aux leçons qu’on lui donne. Tu lui ouvres les yeux… Quand, dès ses premiers regards, il souffre, qui l’empêchera de pleurer, ce petit ? C’est le rôle des mères.

— De ce côté, je crois, hélas ! que Jacquot chercherait vainement une aide ! Note que je ne tiens pas Mme Laurenty pour une femme sans cœur. Non, simplement, elle est maladroite.

— Et, surtout, ajouta Mme Salvert, elle est désarmée.

— Désarmée ?

— Oui, désarmée. Souviens-toi, Geoffroy, quand tu allais à l’école… »

Elle se mit à rêver, les doigts contre le front. Des souvenirs passaient.

« Bizarres gens ! reprit-elle soudain, ils ne se servent de Dieu qu’aux moments extrêmes, et s’étonnent ensuite de mal supporter l’affliction de chaque jour !

— Oh ! Maman ! ces questions ne me regardent pas ! Mon rôle se borne à… Je sais bien qu’un prêtre intelligent ferait beaucoup pour Jacquot, mais…

— Un prêtre intelligent ! un prêtre intelligent ! Un prêtre tout court ! »

Salvert n’écoutait plus. Il suivait sa pensée.

« Et si tu le voyais ! s’écria-t-il, tu l’aimerais tout de suite ! Quand je lui parle, ses yeux brillent d’intelligence, il est gourmand de ce que je vais lui dire. Il boit (le mot est juste), il boit mes paroles ! Son petit visage est tout bouleversé lorsqu’une fenêtre s’ouvre sur quelque nouveau paysage. Quand je lui parle de géographie, il me suit au loin sur la terre, et, dans l’histoire, il m’accompagne allégrement à travers un siècle, me coupant quelquefois pour que je précise un point, pour qu’il s’imagine mieux, pour qu’il puisse mieux voir. « Oh ! Monsieur Salvert ! que ça devait être beau ! » Et il songe, un instant, l’esprit ailleurs, la bouche entr’ouverte par un sourire, les yeux à demi fermés. Ah ! vois-tu, Maman ! cette expression-là, c’est ma récompense !

— Cette expression-là, mon petit, tu l’as toi-même en ce moment. »

Mme Salvert s’était penchée et caressait le front de son fils. Geoffroy lui prit la main et la baisa.

« Écoute, Maman, je vais te dire un secret : je crois que Jacquot me fera honneur. Je voudrais tant qu’il sortît un peu du commun, qu’il se distinguât, qu’il refusât de croupir. Je vois naître en lui un goût de l’art qui me ravit, mais à côté, je relève avec plaisir sa finesse d’observation, son bon sens. Certaines de ses remarques ont une saveur qui plaît, quelque chose de judicieux et de direct. Cela me rassure. Il ne vieillira pas entre deux bouquins. Déjà, il joue bien ; il sait jouer : il saura vivre ! Tu verras ! J’en ferai un homme sain et robuste, qui suivra sa voie tout droit, qui ne tentera ni les sentiers perdus, ni les chemins morts, et comprendra les beautés du monde, toutes : les couchers de soleil, les beaux vers, le son d’un violon et la voix de l’amour ! Tu verras, Maman ! Jacques sera un homme ! Mon œuvre, cet homme-là ! et, si je réussis, il y aura de quoi s’enorgueillir ! »

Mme Salvert ne travaillait plus à son ouvrage de crochet. Elle connaissait bien les enthousiasmes de son fils. D’ordinaire, elle souriait, amusée par les rêves auxquels Geoffroy se laissait prendre, mais elle n’avait pu le suivre dans ses prédictions du moment. Elle se sentait triste, et ce fut d’une voix sourde et basse qu’elle répondit :

« Oh ! mon petit Geoffroy, ne me parle pas des choses sur ce ton ambitieux ! Je suis vieille, je suis fatiguée, la vie ne m’intéresse presque plus, la mort est trop près ! « Jacques sera un homme ! Jacques sera un homme ! » Sait-on jamais ce que devient un enfant ! Et puis, il est près de minuit ; je crois vraiment que j’ai un peu sommeil ! »

XLI

« Tiens ! se dit Jacquot, Leduc n’est pas encore arrivé ! Et ceux-là, qu’est-ce qu’ils font ? Quand je lui dirai, comme il sera content ! »

Sur le sentier du fort, trois soldats étaient réunis autour de la guérite. Jacquot ne les connaissait pas. Il resta debout à les regarder, n’osant leur parler tout de suite. D’ailleurs, Leduc viendrait bientôt ; c’était l’heure où, d’ordinaire, il prenait sa garde. Jacquot pouvait bien attendre quelques instants.

Les soldats causaient.

« Mets-la par terre, là, sur les rochers. Allons ! un coup de main !

— Oui, il faudrait pas que le feu prenne dans les broussailles !

— Tu vois ça ! si on faisait un incendie !

— Couchons-la sur le côté. »

Que faisaient-ils donc avec la guérite de Leduc ? Ils la renversaient, maintenant !

« Tu as apporté la hache ?

— Bien sûr !

— Ça ne sera pas long ! »

L’un d’eux se mit à frapper la guérite avec la hache. Le toit sauta.

« C’est dur ! essaye un peu voir !

— Fais passer l’outil !

— C’est du bon travail ! C’est bien bâti. »

A Jacquot, cela paraissait fou : démolir une guérite, comme ça ! pour le plaisir ! Il se rapprocha.

Les soldats parlaient toujours.

« Tu comprends, toi, pourquoi le colonel a dit de la brûler ? »

Ils allaient donc la brûler aussi ? Jacquot comprenait de moins en moins. Le soldat qui maniait la hache la passait, de temps à autre, à l’un de ses deux camarades et s’essuyait le front.

« Tu sais pas pourquoi qu’on la brûle ! Eh bien, moi je sais ! Le major, il m’a dit. C’est rigolo.

— C’est rigolo ! c’est rigolo ! tu trouves ça rigolo, toi ! Le pauvre bougre ! heureusement qu’il t’entend pas ! T’es vache, Michel !

— C’est toi qui es vache ! je voulais pas dire ça, voyons ! je veux dire que c’est rigolo la raison pourquoi on la brûle !

— Dis-la donc, puisque tu la sais, la raison !

— Voilà ! Le major a expliqué qu’il voulait qu’on brûle le machin tout de suite, et qu’on en mette une neuve. Tu comprends, il disait pas ça à moi, il disait ça au colon.

— Oui, mais la raison ?

— La raison, eh bien, la raison… c’est un mot que j’oublie, mais ça voulait dire que quand il y avait une sentinelle dans une guérite où il était arrivé des choses comme pour Leduc…

— Eh ! Michel ! interrompit brusquement un autre soldat, tourne la grosse planche ! on voit encore une tache ! C’est pas propre et il y a quelqu’un qui regarde. »

Quoi ? Qu’y avait-il de « pas propre ? » La planche du fond, qui portait une tache rousse ? C’était donc que la guérite semblait sale qu’on la brûlait ? Quelle singulière idée !

« Et la raison ?

— Je vais te dire. Eh bien, n’est-ce pas, quand il y a une sentinelle dans une guérite où c’est arrivé, ça lui fait de la peine, je suppose, ou ça le dégoûte, ou il a peur… j’ai pas bien compris, mais ça doit être tout ça à la fois, et alors il fait la même chose !

— Quoi ! Il se fait sauter le caisson aussi ?

— Mais oui ! c’est bien ça qu’a dit le major. C’est arrivé. Il l’a vu déjà, il disait, aux colonies !

— Moi, je ne sais pas, si j’aurais fait ça, mais tout de même, tu sais, j’aurais pas aimé passer ma nuit dans cette guérite-là !

— Ni moi non plus ! ça me donnerait du souci.

— Le pauvre bougre ! c’est du malheur !

— Pour sûr !

— Le pauvre bougre !… et un bon garçon avec ça !

— Quelquefois, il avait du chagrin, on aurait dit.

— Maintenant, il est tranquille.

— Ah ! oui, il est tranquille ! pour longtemps !

— Dis pas des blagues ! T’es vraiment vache, Michel !

— Je dis pas des blagues ! j’ai du chagrin autant que vous ! je dis qu’il est tranquille ! je dis ça comme ça ! »

Soudain Jacquot fut inquiet, d’une inquiétude étouffante qui lui serrait la gorge.

Il se rapprocha encore.

« Messieurs ! pardon, Messieurs ! Leduc ? où est-il, et qu’est-ce que vous faites là ? »

Celui qu’on appelait Michel répondit aussitôt :

« Jeune homme ! vous ne savez pas ? Leduc ? oh ! le pauvre ! il est mort ! il s’est tiré une balle dans la tête et nous allons brûler la guérite parce que le major a donné l’ordre, rapport aux autres soldats de garde. »

Quelque chose s’effondra en Jacquot : quelque chose manqua subitement en lui. Il ressentit un grand vide, un chagrin comme il n’en avait jamais eu. La tête lui tourna d’abord, puis il se raffermit et, paisiblement, il pleura. Il pleura debout, comme un homme.

« Oh ! s’écria-t-il, c’était mon ami !

— Vous connaissiez Leduc ? Gentil garçon, n’est-ce pas ?

— Oh ! oui !

— Pleurez point ! ça vous ferait du mal ! Il est tranquille, maintenant ! bien tranquille ! Eh ! Michel ! c’est tout des planches à cette heure ! Si on les mettait en tas sur le bord du chemin ?

— Allons-y ! »

Ils construisirent un bûcher avec ce qui restait de la guérite. Jacquot se souvenait d’un bûcher construit au même endroit (quelques pas plus à gauche), un bûcher de branches de pins où s’accrochaient des nids de chenilles, préparé par Gaétan, ce jour déjà lointain où Jacquot avait vu Leduc pour la première fois. Et déjà, ce jour-là, Leduc était si gentil !

Jacquot pleurait toujours. Ses joues ruisselaient de larmes lourdes. Sa gorge lui faisait mal. Il aurait voulu crier.

« Voilà qui est fini ! dit le soldat Michel ; t’as pas une allumette ?

— Eh oui ! mais… attention !

— Aie pas peur ! on veillera ! »

Au bûcher des chenilles, Jacquot se souvenait d’avoir aidé à mettre le feu lui-même.

« C’est fait, fous-y seulement un peu de bois mort et de la broussaille ! ça manque pas dans le pays ! »

Bientôt les planches flambèrent, il y eut une épaisse fumée, puis des crépitements, de longues flammes pointues, de sinistres craquements qui donnaient envie de s’en aller, et le feu s’éclaircit enfin. Cela devint tout jaune et rouge avec un peu de fumée dans le haut, que balançait le vent.

Les parties peintes de la guérite grésillaient, mais cela aussi fut court. Enfin le bûcher s’effondra, on vit des braises rouges, et la fumée s’épaissit de nouveau.

« Plus de danger maintenant !

— Attends encore un peu.

— Pas besoin ! »

Mais ils restaient toujours autour du bûcher pour regarder les dernières flammes, et tous les trois, ils avaient l’air très triste.

« Voyons ! pleurez donc pas, Monsieur ! Il est tranquille, votre ami Leduc ! Probable qu’il avait du chagrin, trop de chagrin ! alors comme ça, il a perdu le bon sens ! C’est malheureux, je sais bien, mais faut pas se rendre malade ! Pleurez donc pas ! »

Le bûcher était presque éteint. Les trois soldats partirent.

« Faut aller dire au major que c’est fini. Bonsoir, jeune homme !

— Bonsoir ! » murmura Jacquot d’une voix étouffée.

Il partit aussi. Il rentra chez lui d’un pas lent. Il monta dans sa chambre et se baigna les yeux. En se penchant à la fenêtre, on voyait encore, sur le bord du sentier, une longue spirale de fumée grise.

« Oh ! Leduc ! Leduc ! s’écria-t-il, oh ! Leduc ! j’ai bien du chagrin ! »

Jacquot resta quelque temps encore penché à la fenêtre. Il regardait cette douce fumée grise qui lui faisait tant de peine, il en suivait les mouvements. Elle s’élevait comme une tige un peu tordue, mais la brise l’écimait ; tout le haut se perdait ainsi et fuyait vers la mer. Bientôt, ce nuage lui-même disparut. Il n’y eut plus rien. C’était fini. Oh ! qu’il avait mal !

Jacquot tourna quelques instants dans sa chambre, déplaça des objets, bouscula une chaise, ouvrit un livre, s’assit, se releva. Il était seul, il était tout seul. Même la fumée n’était plus là. Il redescendit dans le jardin et courut à la villa Périer. Il voulait voir quelqu’un. Il fallait absolument qu’il vît quelqu’un. Il ne pouvait continuer à vivre ainsi.

« Est-ce que mademoiselle Lucienne est à la maison ? demanda-t-il à la cuisinière.

— Je ne sais pas, monsieur Jacquot. Je crois bien qu’elle est sortie avec Monsieur, mais je ne suis pas sûre.

— Merci, Hortense, je vais aller voir si elle est dans sa chambre. »

Il monta. La chambre était vide. Il s’allongea sur une petite chaise longue dont Lucienne s’était beaucoup servie après sa bronchite. Il regardait autour de lui. Ces murs verts et roses lui plaisaient. Il se sentait plus calme.

Cela ressemblait à une devanture de magasin, bien propre et bien en ordre. Lucienne était une personne très ordonnée. Souvent elle taquinait Jacquot parce qu’il ne savait retrouver ni ses jouets, ni ses livres. Dans la chambre de Lucienne (papier vert clair avec des canards blancs et des fleurs) chaque chose gardait une place invariable.

Et cela, qu’était-ce, à la tête du lit ? Ah oui ! le docteur Périer avait donné à sa fille un grand crucifix d’ivoire qui, jadis, appartenait à Mme Périer : un crucifix « de famille », comme on disait. Cela servait pour les leçons de M. l’abbé Duprin. Jacquot ne connaissait pas encore ce crucifix. Immobile sur la chaise longue, il le regarda.

La tête penchée avait l’air si triste ! oh ! si triste ! Jacquot se sentit accablé d’une détresse nouvelle.

Lucienne lui parlait quelquefois des leçons de M. l’abbé Duprin, M. l’abbé lui racontait de belles choses, mais, voilà, Lucienne expliquait toujours mal ; Jacquot s’ennuyait bientôt.


Oh ! quelle expression sur ce visage ! Comme le Christ devait avoir du chagrin !

Jacquot se leva. Il ne savait rien dire au crucifix. Il eut peur. Il partit.

XLII

M. Laurenty est de fort mauvaise humeur : Valentine, qui joue le rôle de la commère dans la Revue, l’a trompé. Cette trahison ne peut être mise en doute. Le complice est un jeune officier de marine qu’il connaît pour l’avoir plus d’une fois rencontré au cercle. Valentine l’a même trompé avec insolence, sans grâce, sans charité. Certes, Valentine est une grue, il se le répète tous les jours, mais cette constatation ne rend pas l’incident moins pénible ; M. Laurenty ne souffre pas, précisément : son déplaisir se répand en mauvaise humeur ; il trouve, à se montrer intolérable, une manière de consolation. Aussitôt rentré, il s’est donc plaint de diverses choses et sa voix bourrue a grondé parce que son veston d’intérieur portait à l’épaule gauche une presque invisible tache de graisse, parce que les plates-bandes du jardin n’étaient pas droites (jamais elles ne le furent), parce que le vent d’est soufflait, et pour mille autres raisons.

Il eût aimé faire aboutir ses plaintes en querelles, mais, par malheur, Mme Laurenty, se sentant d’esprit calme, ne voulut pas s’y prêter. Il fut seul à lancer des flèches, au hasard de l’occasion ; personne ne riposta. Cela lui procurait un agacement plus vif encore.

Mme Laurenty fit quelques essais de conversation. Elle parla d’un bal prochain que l’on devait donner sur un des cuirassés de l’escadre, d’une invitation à Marseille pour la fin du mois, d’une tournée théâtrale, d’un livre nouveau ; tout cela sans succès. Mais elle était bien décidée à ne pas se fâcher : elle ne se fâcherait à aucun prix, quoi que M. Laurenty pût faire ou dire, et elle gardait un air distrait, à la fois absent et souriant. Elle savait, par une indiscrétion d’amie, que la maîtresse de son mari se montrait peu fidèle ; si c’était la raison de cette méchante humeur, un front impassible restait le meilleur des masques.

Mme Laurenty tâcha d’aborder un sujet nouveau, dès que l’on fut assis à table.

« Julien ! avez-vous appris le triste accident dont tout le monde parle ?

— J’arrive à peine, ma chère ! comment l’aurais-je appris ?

— Un soldat du fort s’est suicidé, la nuit dernière. On a cru d’abord à un geste malheureux, mais le major a déclaré qu’il avait voulu se tuer. On ne sait rien d’autre. Le pauvre homme ! quel crime d’attenter ainsi à ses jours ! »

Mme Laurenty ajoutait cette dernière phrase pour Jacquot. Pourquoi, songeait-elle, parler de suicide devant l’enfant ? Elle allait moraliser encore son récit, quand elle fut interrompue.

« Quel crime, dites-vous, ma chère ? quel crime ! N’a-t-on plus le droit de sortir de la vie quand on a suffisamment goûté de son fiel ? Ah ! tenez ! je l’approuve, ce garçon ! Il était malheureux ; maintenant, le voilà tranquille. Eh bien ! qu’est-ce que tu as, toi ?

Jacquot avait tressailli.

Les mêmes paroles ! les mêmes ! tout à fait les mêmes paroles !

« Voyons, Julien, ce ne sont peut-être pas des sujets à traiter devant un…

— Oui ! oui ! vous avez raison, ma chère ! vous avez toujours raison ! mais, si notre enfant était mieux élevé, il n’écouterait pas les conversations à table. »

Jacquot mit le nez dans son assiette.

« A propos de Jacquot, dit Mme Laurenty, hâtivement et pour rompre les chiens, M. Salvert m’a prié de l’excuser, demain, de deux à cinq. Il m’a dit avoir une occupation importante et ne viendra que mercredi. Vous n’y voyez aucun inconvénient, n’est-ce pas Julien ? »

Mais M. Laurenty ne pouvait plus répondre.

Il riait ! il riait d’un grand rire aigre, coupé de hoquets et comme d’un bruit de déchirure ; il riait, renversé sur sa chaise. Bientôt, il se leva en titubant et s’effondra plus loin dans un fauteuil, près de la cheminée : il riait trop pour rester à table ! Son rire variait, tantôt méchant, tantôt large et vraiment joyeux ; il riait sans pouvoir s’en retenir ; il avait été frappé par le rire ; il riait sans mesure.

« Qu’y a-t-il, mon ami ? qu’y a-t-il ? vous m’effrayez ! »

M. Laurenty se serra les joues et dit, d’une voix à peine compréhensible :

« Salvert !… Salvert !… occupation importante ! ah ! ah ! ah !… occupation importante ! voulez-vous savoir ? on me l’a dit au cercle ! ah ! ah ! il va, cet homme grave, il va aux gorges d’Ollioules avec une petite femme ! il manque sa leçon pour aller faire la noce !… ah ! »

Ici, néanmoins, Mme Laurenty se fâcha.

« Julien ! je vous en prie ! Julien ! vous n’y pensez pas ! Julien !

— N’importe qui ! ma chère ! n’importe qui ! pas lui ! lui ! le philosophe ! le moraliste ! ah ! »

Il riait encore, il n’était plus gai. Cela l’agaçait, en somme, que Salvert fût l’amant de la jeune Arlette. Il riait… il l’aurait battue, cette adolescente blonde qui ressemblait à Valentine, qui sortait avec Salvert ! Voyez-vous cela ! Salvert !… Mais il riait toujours.

« Julien ! je vous en conjure ! taisez-vous ! »

Soudain, il pensa à Jacquot. Son rire mourut. De cette crise, il restait tout secoué. Où donc se trouvait Jacquot ?

Jacquot s’était levé de table. Assis dans un coin de la pièce, il regardait le tapis, un peu trop fixement.

« Il est ému, dit Mme Laurenty, par cette histoire du soldat qui s’est tué. »

M. Laurenty avait l’air assez honteux. Il tira de son étui un cigare et l’alluma pour se donner une contenance.

Très pâle, Jacquot demanda s’il pouvait aller se promener dans le jardin.

« Laissez-le sortir, dit M. Laurenty, le soir est doux.

— Va, mon enfant ! »

Jacquot embrassa ses parents et sortit.

« Il faudra surveiller vos paroles, mon cher Julien. Cette conversation à propos du soldat l’a certainement troublé, et puis votre fou rire lui a peut-être fait peur. »

XLIII

Jacquot descendit dans le jardin et s’y promena quelques instants. M. Laurenty disait vrai : la nuit était douce. Toute noyée par l’éclat de la lune, elle semblait de verre, d’un verre magique, bleu pâle, fait d’argent, d’eau et d’azur, mais Jacquot, préoccupé par des soucis plus graves, ne regardait guère la nuit.

Tel autre jour, quel plaisir c’eût été de courir tout seul dans le jardin, à cette heure ! Aujourd’hui, Jacquot souffre trop. Tant de chagrins le tourmentent, si nombreux et si divers ! Il en reprend le compte, mais il ne pleurera pas : il est devenu un homme. Il se raidira. Il sera héroïque à la façon des gens dont on parle dans les livres. Pourtant, quand il pense à ces choses, il se sent bien peu de courage.

Jacquot va dans le petit bois. Il en connaît tous les détours. C’est un lieu choisi pour être malheureux. Les arbres noirs sont proches, sont familiers. Si l’on a peur de la nuit, il y a toujours une échappée de bleu où dort la mer immobile, où chantent des rayons d’argent.

Mais comment regarder tout cela quand on a tant de peine ?

Être consolé ! il voudrait être consolé ! il voudrait que l’on vînt effacer en lui ces images qui le harcèlent. Les arbres noirs font de leur mieux, mais qu’y peuvent-ils, les bons arbres noirs ? qui donc pourrait le consoler ?

Il ne peut aller vers sa mère, il n’oserait. Non point qu’elle soit toujours d’humeur acide, mais avec elle, « on ne sait jamais pour sûr », et Jacquot voudrait un abri dont il ne pût douter.

Son père ? Oh ! il n’y pense même pas ! Son père se montre souvent gentil, mais, comme Lucienne quand elle raconte une histoire, il ne sait pas. Il vint, un soir, à Jacquot cette idée absurde que M. Laurenty avait peur de lui !

Lucienne n’a qu’un défaut grave : elle est inutile. Certes, il l’aime, il l’aime tendrement ; néanmoins c’est toujours lui qui parle ; Lucienne ne dit rien, jamais, ou des bêtises. Pour l’instant, il faut à Jacquot plus qu’un doux regard, plus même qu’un baiser, il lui faut une étreinte forte et ce tendre langage qu’il reconnaîtrait bien, mais a peu entendu.

M. Salvert (oh ! cela est insupportable !) M. Salvert l’aurait consolé tout de suite, sans peine. M. Salvert aurait dit ce qu’il fallait dire pour rendre du courage, mais, maintenant, il ne pourrait plus, car M. Salvert n’est plus le même.

Ces choses pas propres dont on ne peut expliquer la terrible importance, M. Salvert les fait aussi. Jacquot tremble à ce souvenir. Son père l’a dit pendant le dîner. Dès ce moment, tout a croulé. M. Salvert est donc comme les autres ! M. Salvert n’est plus celui vers qui l’on va pour expliquer un problème, pour calmer un chagrin, et qui comprend toujours.

Il avait tant d’affection pour M. Salvert ! tant de confiance en lui ! Jacquot sent son cœur vide et froid. Il n’a pas envie de courir, il n’a plus envie de pleurer. Il marche à petits pas, la tête basse, les mains jointes. Sa bouche tremble un peu, malgré lui. Jacquot n’essaye pas de former des paroles. Jacquot n’a rien à dire ; il ne peut que désespérer.

Et Leduc est mort ; Leduc s’est tué. Cela aussi lui paraît affreux, mais si triste que ce soit, Jacquot y trouve un peu d’allégement, car il a pris une décision, depuis quelques minutes déjà. Sans doute, il ne causera plus avec Leduc, il ne lui rendra plus visite sur le sentier du fort, et jamais plus il ne lui serrera la main. Peut-on se figurer cela ! jamais plus il ne lui serrera la main ! Oui, oui, la décision semble bonne. Les soldats ont dit : « Le pauvre bougre, il est tranquille, maintenant. » Jacquot se répète la phrase. Son père aussi a dit : « Ah ! tenez, je l’approuve, ce garçon ! » Jacquot s’en souvient très exactement. Il a donc raison ; Jacquot va se tuer. Il lui manque un fusil, mais il se tuera quand même. Son chagrin le gêne trop dans la gorge, et dans la poitrine, et dans la tête. La décision est prise. Il serre l’une contre l’autre ses petites mains ; il s’est fait une promesse. Vingt fois, cent fois, on lui a dit : « Ne va pas au bord de la falaise, tu pourrais te tuer ! » Aujourd’hui, seulement, il peut bien désobéir, puisqu’il sera tranquille après, puisque ce sera fini. Il ne peut continuer à vivre de cette façon. Trop d’inconnu l’entoure ; tant de noir que personne ne peut éclairer !

Un instant encore. — Il veut penser. Il s’assied sur le banc. Sans paroles, il dit adieu à ses parents, à M. Salvert (avec une petite bouche honteuse qui fait peine), à Leduc qui est mort, au docteur Périer, à Lucienne, à tous les autres, aux domestiques, à Mlle Jeanne, là-bas, en ville ; Jacquot se lève et prononce plusieurs fois, à voix basse :

« Adieu ! adieu ! »

Par de petits gestes, presque des baisers, il envoie ses adieux aux deux villas, au bois de pins, au fort, à la colline, aux plates-bandes, à la mer, à toutes les choses qu’il aime, de tous les côtés, partout.

Et maintenant, il va marcher vers la falaise.

Oh ! la mer, là, devant lui, toute bleue ! Oh ! il a peur, il recule.

Mais M. Salvert a dit qu’un homme devait être brave. Il faut sauter.

Non ! non ! c’est trop haut ! non ! il ne peut pas ! il… il se fera mal !

M. Salvert a dit qu’il fallait être brave. Allons !

Oh ! sur le bord, c’est glissant ! les cailloux roulent, ils font du bruit en bas. Tomber comme ces pierres ! oh ! et si longtemps !

M. Salvert a dit… et la mer qui miroite ! si grande ! si claire ! si dure !

Jacquot crie, Jacquot a très peur. Brusquement, il se tait. Une pensée nouvelle se propose.

M. Salvert lui a montré comment on sautait sans avoir peur. Jacquot sait sauter sans avoir peur. On prend son champ, on replie les jambes sous soi… et c’est fait.

Il va chercher le banc. Il le traîne jusqu’au bord de la falaise. Il s’anime, il y met plus de force qu’il n’est besoin. Le voilà droit. Allons ! il sautera. M. Salvert l’a dit. Il aime bien M. Salvert. Il a tout oublié. Allons ! allons ! Il joue. Il part du fond de l’allée. Un, deux, trois ! Le voilà parti ! Il court ! il court ! Il saute d’un brusque élan.

XLIV

Une heure passa.

Le jardin bleu n’était occupé que par le bruit d’une famille d’oiseaux, réveillée subitement au passage d’une chauve-souris. Ses membres s’interpellaient avec ardeur, et se plaignaient, et protestaient. Ils gazouillèrent encore quelque temps, puis s’endormirent de nouveau. On n’entendit plus alors que le chant de la mer, monotone, très doux et régulier, au pied de la falaise.

Les plates-bandes avaient un peu foncé, depuis une heure ; elles perdaient peu à peu leur ton verdâtre de turquoise, elles devenaient violettes et bleues, d’un bleu de saphir, tandis que les pins de la lisière du bois, noir de velours, maintenant, semblaient, contre le ciel où se couchait la lune et contre les rochers pâles, de très subtiles et japonaises découpures.

Mais le jardin restait toujours magique, délicieux par son détail et son ensemble, avec quelque chose d’ensorcelé et de charmant, d’une couleur de conte et d’un dessin d’estampe exotique. Que ce fût d’amour, de poésie ou de pays lointains, on eût rêvé là toute une nuit.

Sur la plage, un flot souple, tranquille et long, venait mouiller le sable, se retirait et revenait à petit bruit, en jouant avec le clair de lune. Il jouait avec le clair de lune ; il brassait des fragments de miroirs, devant la falaise rouge et triste qui le regardait.

A quelques pas de l’endroit où le vieux Pierre amarrait son bateau, il y avait un petit tas de choses grises que l’on voyait à peine, tout ramassé, tout humble, qui ne prenait presque pas de place. La pointe du flot parvenait juste à en toucher le bord, mais, quand il se retirait, on eût dit qu’il en ramenait chaque fois quelque chose de sombre, de liquide et de sombre, qui se perdait bientôt.

Là-haut, dans le jardin, quelqu’un criait :

« Jacquot ! Jacquot ! »

M. et Mme Laurenty étaient tous deux sur le perron de la villa.

« Ma chère ! cet enfant abuse des permissions qu’on lui donne.

— Où peut-il avoir passé ? Jacquot ! Jacquot ! »

La voix de Mme Laurenty était perçante et maigre.

« Jacquot ! Jacquot ! »

La voix de M. Laurenty sonnait plus lourd et portait moins loin.

Ils crièrent ensemble :

« Jacquot ! Jacquot ! »

« Ce que je vais lui tirer les oreilles ! ajouta M. Laurenty.

— Je commence à être inquiète », ajouta Mme Laurenty.

On héla les domestiques. Le jardin fut plein de cris. Surpris par ce tumulte, le docteur Périer accourut :

— Qu’y a-t-il, mes amis ?

— Jacquot a disparu !

— Il doit être sur la route ! »

On chercha.

Le vieux Pierre, qui rentrait du cabaret, passa devant la grille. On requit son aide.

« M. Jacquot ? il doit être dans le petit bois.

— Allez voir par là-bas, mon brave Pierre, dit Mme Laurenty, mais il nous aurait entendus. Allez-y tout de même. »

Le vieux Pierre s’en fut parcourir le bois.

« Monsieur Jacquot, criait-il. Voyons ! Monsieur Jacquot ! vous vous cachez ! Je vais me fâcher, monsieur Jacquot ! »

Il se renseigna auprès du soldat qui montait la garde à côté d’un tas de cendres.

Depuis longtemps, le soldat n’avait vu personne. Alors, comme il se sentait inquiet et de mauvaise humeur, le vieux Pierre lui reprocha le tas de cendres, si près des buissons.

« On fait attention, bon Dieu ! C’est comme ça qu’on fout le feu ! »

Mais le soldat haussa les épaules.

« Peut-être qu’il est allé voir ma barque », pensa le vieux Pierre.

Il descendit par le sentier et les deux escaliers menant à la plage.

« Monsieur Jacquot ! voyons ! Monsieur Jacquot ! C’est pas raisonnable ! »

Puis il aperçut, à quelques pas, sur le sable, une chose grise, couchée.

« Ah ! Bonne Mère ! cria-t-il, monsieur Jacquot est tombé ! »

Il se sentit très vieux, tout à coup ; il avait froid ; il tremblait.

« C’est monsieur Jacquot ! c’est bien lui ! »

Il tâcha de soulever le corps, mais, en vérité, ses bras refusaient tout service. Accroupi sur le sable, il prenait les mains de l’enfant, il pressait sa poitrine, il touchait son visage. C’était inutile. De quelques instants, il n’osa point appeler. Lui qui ne craignait pas les nuits de pêche en plein hiver, il grelottait dans ce clair de lune de septembre.

« Faut pas faire la femme, murmura-t-il. Faut pas pleurer. »

Le vieux Pierre souleva Jacquot.

Mme Laurenty criait toujours dans le jardin d’une voix exaspérée. Lucienne, qui venait de se coucher, la fenêtre ouverte comme à l’ordinaire, fut intriguée par les clameurs de cette voix perçante. Elle sauta du lit et regarda dans le jardin de la villa Mireille. Le beau jardin bleuâtre avait l’air calme et doux.

« Comment que je vais leur dire ça ? pensait le vieux pêcheur en remontant la pente rude et caillouteuse. Ah ! quel malheur ! bon Dieu ! quel malheur ! »

Et ces cris, là-haut ! tous ces cris obstinés ! tous ces cris inutiles !

Le vieux Pierre tenait Jacquot dans ses bras, doucement, religieusement ; parfois il s’arrêtait pour le regarder encore et parfois il le pressait contre lui.

Peu d’instants plus tard, Lucienne, au moment même où elle allait se recoucher, aperçut le vieux Pierre qui débouchait dans le jardin par le sentier de la falaise, tenant dans ses bras quelque chose qui ressemblait à un sac.

XLV

C’est devant la grille de la caserne du Mourillon. Une jeune femme s’approche d’un air timide :

« Pardon, Monsieur… pour un renseignement…

— Adressez-vous au poste, Mademoiselle, dit le sergent de garde, d’un air aimable.

— Au poste ?

— Oui, là, sur la gauche.

— Ah ! bien ! Merci, Monsieur. »

Elle se hâte, franchit presque en courant les trois marches de l’escalier, frappe à la porte vitrée où une pancarte est accrochée, pénètre enfin dans la petite chambre obscure que des soldats et des sous-officiers occupent. Ils sont assis et fument.

« Pardon, Monsieur… pour un renseignement…

— De quoi s’agit-il, Mademoiselle ? dit un sergent qui sourit déjà et se penche d’un air empressé.

— Voilà, Monsieur. Il y a un soldat de votre régiment, n’est-ce pas ?… un artilleur qui est mort, n’est-ce pas ?… qui est mort, et je voudrais…

— Mademoiselle, pour ça, il faut s’adresser à l’hôpital. Je vais vous donner l’adresse.

— Non, Monsieur, pas un malade. Il a eu un malheur, on m’a dit. »

Elle se trouble. Elle reprend sa phrase.

« Un soldat m’a dit… enfin, qu’il avait eu un malheur, avec son fusil.

— Ah ! Leduc ? Vous connaissiez Leduc, Mademoiselle ? »

Le sergent sourit, bien qu’il veuille avoir l’air triste.

Elle rougit et dit, d’une voix tremblante :

« Oui, Monsieur, c’était mon cousin, un cousin de loin, de la campagne, et comme ça… n’est-ce pas ?… »

Les larmes lui montent aux yeux.

Le sergent redevient grave. Pour un peu, il s’excuserait.

« Oui, Mademoiselle, Leduc est mort. Oh ! puisque vous êtes de sa famille, vous pourrez nous donner l’adresse de ses parents : on ne la trouve pas. Leduc était Breton, je crois… »

Sans attendre la réponse, il ajoute :

« Oui, il a eu un accident… ou bien… »

Mais il n’en dit pas davantage.

« Sa famille ? oh ! je ne sais pas ! Vous comprenez, Monsieur, on ne se voyait presque jamais. Mais il était breton. Il était breton, ça, j’en suis sûre.

— Et vous vouliez savoir, Mademoiselle…

— Quand on va l’enterrer. Je voudrais… n’est-ce pas ?…

— Demain, Mademoiselle ; demain matin, à six heures. Ça se fera en partant de la caserne.

— Merci, Monsieur ; vous êtes bien honnête. »

Elle pleure pour de bon. On la regarde avec intérêt. Elle salue rapidement et s’en va.

« Elle en a du chagrin, la petite ! dit le sergent qui la suit des yeux. Le pauvre bougre ! Faut-il qu’on ait des ennuis pour se détruire comme ça ! Sa bonne amie, peut-être ! Regarde, Dupuis, elle marche tout de travers. On dirait qu’elle est saoule ! »

XLVI

Dans cette chambre claire, l’enfant avait dormi tous ses sommeils ; là, il s’était assoupi, rompu de fatigue après les folies, les courses et les cris d’un heureux dimanche ; là, il avait sombré dans le noir, à la fin d’un orage de larmes, et tandis qu’il se laissait prendre par les songes, la bonne nuit, faute d’une consolatrice plus humaine, essuyait ses yeux chauds. Dans ce même lit, il rêvait de voyages lointains et faisait entre les draps de pittoresques plongées, dont il revenait haletant, les cheveux en désordre. Maintenant, il reposerait encore quelques heures, puis serait couché dans un autre lit, plus bas.

C’était peu de chose que Jacquot dans son lit, un tout petit cadavre dans le grand lit blanc, presque rien. On avait pu cacher les horribles traces de l’accident. La figure restait belle et pure, tranquille aussi, sans même ce sourire que les morts ont parfois, qui rend la bouche mince et tire le coin des yeux. Jacquot dormait tranquillement comme fait un enfant sage.

Trois personnes veillaient, son père, sa mère et l’amant de sa mère : son parrain.

M. Laurenty, assis sur une chaise trop petite pour son gros corps, n’avait plus forme d’homme. Ses joues, veinées de rouge, débordaient la mâchoire, sa lèvre inférieure pendait ; il s’essuyait la bouche de temps en temps ; de ses paupières pourpres tombaient par instants de lourdes gouttes d’eau qui disaient quelque chose de sa douleur ; mais il ne comprenait pas, il ne comprenait rien.

Mme Laurenty, assise, toute droite, vêtue de coutil blanc, ne pleurait plus. Les yeux secs regardaient de droite et de gauche, brusquement, sans que tournât la tête ; la bouche aussi restait immobile, les mains de même, croisées sur les genoux, mais le regard de ce visage figé ne cessait de balayer le petit horizon de la chambre où deux lampes mettaient une lumière jaune. A la proposition de Julie d’acheter des cierges, M. Laurenty ayant haussé les épaules, on n’avait pas insisté.

Soudain, Mme Laurenty se leva, fit deux pas vers le lit. Son visage maigre eut quelques expressions rapides, vivement marquées, toutes de peur, de peur profonde. Les lèvres donnèrent comme un petit gémissement. Guindée, les mains jointes, les bras tendus, elle regarda son fils, puis alla se rasseoir et, de nouveau, ses yeux épouvantés passèrent de la lampe de droite à la lampe de gauche et de l’abat-jour de gauche, qui était orange, à l’abat-jour de droite, qui était citron. Dès lors, chaque fois que l’horloge du vestibule sonnait un quart d’heure, Mme Laurenty répondait comme à un signal, se levait, marchait jusqu’au lit, contemplait fixement Jacquot, se rasseyait enfin, croisait les mains, et d’un quart d’heure ne bougeait plus.

Le docteur Périer la suivait des yeux avec inquiétude. Quant à lui, il souffrait immobile, en silence. Appuyé contre la cheminée, longtemps il avait regardé Jacquot, le visage penché, le menton dans la main, le poing fermé sur sa barbiche noire. Il ne se lassait pas d’examiner en son détail le petit visage pâle et régulier. Il certifiait, il accentuait et complétait le souvenir qu’il aurait plus tard de cette face délicate et reposée, du front où se dessinait en boucle une mèche de cheveux châtains, du nez mince, de la bouche sérieuse et pâlie, du menton déjà volontaire. Le docteur Périer n’interrompait sa contemplation que pour surveiller Mme Laurenty. Depuis le début de la veillée, un sanglot montait en lui, qu’il réprimait et cela le faisait respirer difficilement, mais il ne voulait pas pleurer ; il ne voulait pas que l’on vît ses larmes.

La porte s’ouvrit lentement. M. Salvert entra. Il avait déjà dit les paroles qu’il fallait ; maintenant, il veillerait l’enfant et pleurerait tout son saoul. Machinalement il serra trois mains et s’assit. Le visage de Jacquot se présentait à lui de profil. Salvert ne le quitta plus du regard. Il le verrait encore si peu ! Il voulait le voir, une bonne fois, pour toujours.

Ce petit visage grave et reposé… reposé…

« Ah ! mon Dieu ! »

M. Salvert ne peut plus y tenir. Il pleure comme faisait jadis l’enfant, à gros sanglots qui l’étouffent, puis il se reprend, et la veillée continue.

La porte s’ouvre encore. Julie, la femme de chambre, explique par gestes quelque chose et livre passage à quelqu’un.

« C’est bien la peine, maintenant ! » dit Salvert.

Ces paroles basses lui échappent malgré lui. Le docteur Périer les a entendues ; il hausse les épaules.

Le prêtre qui vient d’entrer fait les prières d’usage, puis s’en va.

Mme Laurenty se lève toujours au quart de l’heure, contemple le petit visage et se rassied.

« Quoi ! se dit Salvert, ce ne peut pourtant pas être un accident ! Le banc ? Pourquoi le banc ? A quoi jouait-il ? »

Salvert pleure de nouveau entre ses mains.

M. Laurenty s’essuie encore la bouche et les yeux et murmure :

« Mon pauvre gosse ! »

Le docteur Périer ne pleurera pas.

Tout à coup Mme Laurenty pousse un cri, se rejette en arrière, pousse un autre cri, tombe à terre. On la relève, c’était prévu.

« Emportons-la, un instant, dit le docteur Périer. Une simple crise de nerfs. »

Il sort avec M. Laurenty. Geoffroy Salvert reste seul.

« Il m’aimait bien, pourtant ? songe-t-il. N’ai-je pas été assez doux ? lui ai-je fait de la peine ? Sait-on jamais avec un enfant ! Ah ! Maman avait bien raison de me faire taire quand je parlais de son avenir ! »

Le docteur Périer a recommandé que l’on ouvrît la fenêtre, car il fait trop chaud. La femme de chambre entre discrètement. Salvert repousse sa chaise pour la laisser passer.

« Oui, je l’aimais bien ! quel charmant sourire il m’adressait quand il avait compris une leçon nouvelle ! et comme il savait remercier par un regard ! »

Mme Laurenty se sent mieux. Elle rentre avec son mari et le docteur Périer.

Le petit visage semble plus clair. Un peu de jour, encore diffus, entre par la fente des volets.

Salvert se lève pour écarter une mouche qui s’est posée sur la figure de Jacquot. Périer lui dit tout bas à l’oreille :

« Il n’y a aucun doute, n’est-ce pas, que ce soit un accident ? »

Salvert reste muet.

M. Laurenty s’est approché lourdement de sa femme et l’embrasse.

« Pardon ! dit-il. Pardon ! c’est affreux ! je resterai toujours auprès de toi ! je ne te quitterai jamais, Hélène ! »

Mais Mme Laurenty ne semble pas comprendre et secoue la tête comme pour nier.

La mouche se pose encore sur le visage de Jacquot. Salvert se lève, l’écarte lentement et se rassied.

« Il était bon, il était beau, il était doux, songe-t-il. Voilà ce qu’il en reste ! »

La veillée se prolonge. M. Laurenty n’est vraiment plus qu’un gros tas de chair. Mme Laurenty semble pétrifiée. Périer croise et décroise ses doigts en regardant droit devant lui.

Une faible lueur pénètre dans la chambre. Il fera bientôt jour, dehors. Les volets laissent filtrer un peu d’aube.

Mme Laurenty est allée prendre un mouchoir sur la table. Elle contemple son fils encore une fois et, passant devant son mari, caresse les cheveux de M. Laurenty. M. Laurenty lève le front et la regarde. Il y a une détresse infinie dans ces deux regards.

Mme Laurenty est debout près du lit. Elle se penche, puis se redresse et dit d’une voix brouillée :

« Puis-je l’embrasser ? »

Un mince rayon de soleil traverse la chambre en oblique. La mouche a enfin quitté le visage mort et joue dans ce rayon de soleil ; elle joue dans ce rayon poussiéreux et bleu, elle joue, elle ne cessera pas de jouer.

La tête de Jacquot repose sur l’oreiller, plus colorée, maintenant, presque vivante.

Une heure passe. Le matin se lève tout à fait. Le monde se met à bruire, les pins à chanter. La mer salue le nouveau soleil par un murmure, et les oiseaux d’arbre en arbre, se répondent. C’est l’aurore d’un beau jour.

Mais Jacques Laurenty est mort, ayant connu trop tôt la douleur humaine.

Dors, mon enfant !

Abbeville. — Imprimerie F. Paillart.

*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 74128 ***