Émile BAUMANN
PARIS
BERNARD GRASSET
ÉDITEUR, 61, RUE DES SAINTS-PÈRES, 61
MCMXXVII
DU MÊME AUTEUR
IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE :
NEUF EXEMPLAIRES SUR PAPIER ANNAM DE RIVES, NUMÉROTÉS ANNAM 1 A 6 ET I A III ; VINGT-QUATRE EXEMPLAIRES SUR PAPIER VÉLIN D’ARCHES, NUMÉROTÉS ARCHES 1 A 20 ET I A IV ; ET CENT DIX EXEMPLAIRES SUR PAPIER VÉLIN PUR FIL LAFUMA, NUMÉROTÉS VÉLIN PUR FIL 1 A 100 ET I A X.
Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés
pour tous pays.
Copyright by Bernard Grasset 1927.
Dilecto meo et Exquisito
poetae
CAROLO GROLLEAU
Fervente animo
hoc opus dedico
E. B.
Il m’a plu d’orner d’un titre musical les études qu’assemble ce livre, écrites dans l’intervalle de travaux plus étendus. Car c’est pour mon esprit une nécessité de tout construire symphoniquement. L’occasion les suscita, une lecture, un centenaire, une mort, un rythme d’idées qui, certain jour, me sollicitait. Cependant, qu’on n’y cherche pas de simples variations accidentelles sur des thèmes familiers ; les plus importants de ces morceaux apportent chacun, je le crois, des résonances particulières ; une esquisse peut signifier autant qu’un livre.
Sauf Lamennais, les écrivains que j’ai réunis ne s’offenseraient pas d’être mis ensemble. Tant d’affinités natives rapprochent un Barbey d’Aurevilly et un Villiers de l’Isle-Adam ! Dumesnil, à un rang plus modeste, fut de la même lignée. Tous trois seraient fiers du voisinage d’Anna Moës, humble et merveilleuse mystique ; ils ne l’ont point connue ; la plupart de nos contemporains l’ignorent ; elle mérite un vitrail, bien qu’elle ne soit pas béatifiée.
La critique, d’ailleurs, comme je la conçois, est une façon de vivre en présence d’un personnage, pour en buriner le portrait, de même que je l’exprimerais dans un roman, mais avec le souci de l’exactitude historique. Elle se gardera bien de ployer sous la tyrannie d’un système les œuvres d’autrui ; elle rectifiera les erreurs, elle endiguera les désordres ; plus encore, elle voudra susciter de la vie. Des principes larges et procréateurs, l’invisible révélé sous les apparences, la passion du vrai, des idées vivifiées par des images, et non la revanche dure de l’analyse sur l’intuitif qui peut créer ; telle doit être la critique d’un romancier et d’un surnaturaliste catholique.
J’ai inséré ici quelques pages doctrinales faites pour se rejoindre. Faut-il l’ajouter ? La même substance anime réflexions et portraits ; tout est immergé dans un seul courant de foi et de haut espoir.
Ce n’est pas un hasard si Intermèdes commence par la chute de Lamennais et s’achève par l’esprit de triomphe dans l’Église. Lamennais fut, jadis, justement condamné ; mais le vertige millénariste des Paroles d’un croyant trouble aujourd’hui des têtes que l’on supposait fermes. Au sortir de la guerre, ou plutôt durant une trêve apparente, les vieux peuples las voudraient oublier ; ils aimeraient à croire que l’humanité saura s’installer au Paradis terrestre, que les nations vont se fondre dans un baiser de paix. La syllabe : paix, emplit à la lois des bouches pieuses et des bouches impies ; le chœur discordant de la paix se prolonge comme l’affreux bêlement d’une cohue de moutons lorsqu’ils approchent de l’abattoir[1]. Les bouchers eux-mêmes entonnent le refrain, pour mieux pousser à l’hécatombe le troupeau. Qui leur donne le ton ? Le mauvais berger invisible, le Haineux que la paix ne visitera jamais. Cette folie de la paix désarmée achemine la France au suicide et l’univers aux cataclysmes.
[1] Nous visons, cela s’entend, la paix chimérique, aveugle, la paix à tout prix des pacifistes, et non la paix juste, fière, vigilante, la seule qui convienne a à une nation libre, la seule qui puisse durer.
Je les aurai trop prévus. La voix qui sort de mes livres, si quelqu’un songe à les interpréter, lui rappellera celle de l’homme qui, dans les rues de la ville assiégée, courait annonçant : « Malheur à Jérusalem ! » Mais, quand je verrai venir sur moi le coup de la mort, je ne crierai pas comme l’autre : « Malheur à moi-même ! » parce qu’au bout du cloaque obscur où jusqu’à la fin je resterai debout j’apercevrai, béante sur la splendeur des saints, l’arche de la Porte indestructible.
12 janvier 1927.
Dire qu’il est tombé, c’est trop vrai. Sa rupture avec l’Église ne peut s’appeler autrement qu’une chute : après cette catastrophe, il n’a plus rien fait qui vaille. Il s’est voué à une stérilité plus morte que la mort du sarment arraché du cep et qui sèche dans la poussière d’un grenier ; car le sarment saura au moins nourrir le feu, chose de vie, chose joyeuse et sainte ; tandis que les derniers ouvrages de Lamennais, l’Esquisse d’une philosophie, le Livre du peuple, sont frigides comme le prêche d’un pasteur anglais débité sur une banquise du pôle. Le bruit de sa chute fut énorme ; nous en percevons, près d’un siècle après, le retentissement. Ses travaux antérieurs le mettaient, dans l’Église de France, dans l’essor de la pensée française, au premier plan. Il avait été l’apologiste ultramontain de la souveraineté du Saint-Siège ; la condamnation des Paroles d’un croyant ruina l’espérance d’un accord possible entre les dogmes de l’Église et ceux de la Révolution. S’il n’avait pas été frappé, sa personne occuperait moins de place sur la scène de son temps. Les hommes raisonnables n’ont point d’histoire. La curiosité flaire, comme son vrai gibier, ce qui est excentrique, hétérodoxe, anormal. Nulle tragédie ne saisit le cœur autant que le spectacle d’un prêtre qui perd la foi ; il semble qu’on assiste à l’écroulement d’un monde. L’âme de Lamennais fut une âme à spirales, à réduits secrets ; les fanaux de l’analyse la scruteront indéfiniment sans en épuiser l’inconnu.
Un récent livre[2] ajoute de poignantes clartés à l’investigation de ces profondeurs ; il suit les cheminements de la révolte, ses points d’arrêt, les réactions de la croyance, et l’historien conclut que le terme de la crise était évitable. M. Pierre Harispe, qui a mis en nobles vers, dans sa Divine tragédie, la théodicée catholique, veut, tout en défendant la sévère orthodoxie, rester un mennaisien fervent. D’après lui, sans les intrigues politiques qui enserraient la cour pontificale, sans la pression qu’exerçaient par leurs ministres le tsar de Russie, le roi de Prusse et surtout le prince de Metternich, la censure de Grégoire XVI eût été épargnée aux Paroles d’un croyant. La foi de Lamennais n’aurait peut-être pas succombé.
[2] Pierre Harispe. — Lamennais, le Drame de sa vie sacerdotale (Casa éditorial, Paris, 1925).
Mais, depuis l’encyclique : mirari nos, elle vacillait. Avait-elle été jamais ferme et, si l’on peut dire, cubique, équilibrant les aspirations de l’amour avec les principes d’une forte théologie, percevant le surnaturel comme la chose la plus réelle de toutes et qui soutient toutes les autres, invisiblement immédiate, espérable et nécessaire ?
Dans son enfance, il avait d’abord été pieux par élans, d’une dévotion naïve comme peut l’être celle d’un petit Breton. Il se plaisait à révérer des images, il restait, des heures entières, à genoux devant une statue de la Bienheureuse Vierge[3] ; la forme céleste contemplée suppléait sa mère morte trop tôt, dont il se souvenait à peine. Enclin à la sauvagerie du plein air, courant le long des landes, au milieu des bois, il aurait pu dire déjà de lui-même, comme plus tard, Chateaubriand : « Je sens en moi l’impossibilité d’obéir. » Il aimait cependant l’atmosphère de l’église, la volupté du recueillement, la sujétion douce des offices. Il sera toujours, avec des contrastes maladifs, un tendre et un coléreux, un sentimental et un logicien à système, un visionnaire et un ironiste, quelqu’un de passif et d’indiscipliné, de contredisant, de contradictoire.
[3] V. Christian Maréchal. — L’enfance et la jeunesse de Lamennais.
Comment n’aurait-il pas accueilli l’influence de Rousseau ? Il était, à huit ans, une sorte de Jean-Jacques catholique. Son oncle des Saudrais, qui se chargea de son éducation, professait une doctrine directement issue de L’Émile. Son écrit : Le bon curé, copiait les formules du Vicaire Savoyard. « Si j’étais un curé, déclarait-il, je ferais aimer à mes paroissiens la concorde et l’égalité. »
« Dans mes instructions je m’attacherais moins à l’esprit de l’Église qu’à l’esprit de l’Évangile, où le dogme est simple et la morale sublime, où l’on voit peu de pratiques religieuses et beaucoup d’œuvres de charité. »
En même temps il enseignait à son neveu l’horreur du despotisme. Voilà le vrai fond doctrinal, très simpliste, de Lamennais. C’est Rousseau qui l’a formé. Toutes les influences qui le traversèrent n’auront sur son âme qu’une emprise passagère ; il se retrouvera jusqu’au bout disciple de Rousseau.
A seize ans, il avait délaissé les pratiques religieuses ; il cédait à des imaginations sensuelles ou il se complaisait dans un pessimisme factice et, littérairement, l’abrégeait en cette boutade : « Problème à résoudre : accumuler dans un temps donné la plus grande somme de maux possible. Solution : la vie humaine. »
La Terreur dégoûta cependant son oncle et lui des philosophes. Il revint à Pascal, une des admirations de M. des Saudrais. L’Essai sur l’indifférence reprendra, pour l’éclaircissement des grandes énigmes, la méthode pascalienne, les phrases de Pascal que l’oncle lui avait inculquées dans la mémoire. Félicité lut, aussitôt paru, le Génie du christianisme. Il regarda vivre son frère Jean-Marie qui s’acheminait au sacerdoce. Jean-Marie le dominait par une fermeté persuasive et tendre. Le meilleur des idées de Lamennais lui vint, semble-t-il, de son frère. Ardent à imaginer, mais, dans le domaine des concepts, recevant plus qu’il ne créait, il ébaucha aussitôt les lignes d’un vaste ouvrage d’apologétique issu tout ensemble de Pascal et de Chateaubriand.
Un dogme néanmoins le rebutait ; chez un familier de Rousseau peut-on en être surpris ? Il trouvait dur d’admettre que l’Église exigeât l’obéissance du sentiment personnel à l’autorité de ses Docteurs et à la tradition. Jean-Marie mobilisa, pour justifier ce magistère, toute une cohorte d’arguments. Comme il voyait Félicité encore indécis, il osa tout d’un coup lui dire :
« Confesse-toi. »
Félicité s’agenouilla devant son frère ; il se fit humble, dans la douceur des aveux et un abandon de soi-même où l’évidence de sa faiblesse devenait un principe de force. En se relevant, il dit à Jean-Marie :
« J’ai la foi et je suis étonné de n’avoir pas compris ce que tu m’exposais tout à l’heure. »
L’amour vainquit la fausse logique ; l’ascendant d’une volonté plus droite que la sienne, l’empire de la grâce avaient brisé ses résistances.
Sa conversion fut-elle suffisamment décisive ? Demeurer imparfait, jouir de l’être, c’est le plus grave des risques pour une âme que la sainteté presse de son appel. Lamennais n’éliminera jamais de sa vie profonde, avec une secrète vanité de littérateur, une indulgence pour l’exaltation libertaire de son Moi. Peut-être aussi restait-il avec la faim des bonheurs terrestres qu’il n’avait pas goûtés.
Il aura beau se pénétrer des conseils de l’Imitation, du livre dont il faisait ses délices ; il n’arrivera pas à se rabaisser, comme disait Marguerite-Marie, « au centre de son néant ». Il écrivait à son frère :
« Comment donc se fait-il que tout m’ébranle, que tout m’entraîne, que tout me pousse hors de ce centre où la main de notre bon Maître cherche à me fixer dans un délicieux repos ? »
Il se crut, un moment, attiré vers le cloître ; il rêvait d’entrer dans une Trappe. Jean-Marie l’en détourna, discernant en cette recherche d’une vie solitaire un piège de l’amour-propre. Au temps même où Félicité se voyait, en imagination, trappiste, il se préoccupait d’une combinaison commerciale, d’un système d’assurance qui lui permettrait, avec quinze cents francs, d’en gagner deux mille cinq cents. A la veille de recevoir les Ordres mineurs, il se demandait « s’il ne ferait pas mieux en telle autre situation ». Il semblait désabusé de la vie sacerdotale, avant de s’y enchaîner.
Malgré tout, Saint-Sulpice, par son frère, l’avait conduit à fréquenter Bossuet. Il lisait Bonald et, à sa suite, réprouvait les impuissances du sentiment, les chimères de Rousseau. Le futur apôtre de là démocratie jugeait, d’après Bonald, cette tendance politique liée à une philosophie sensualiste et grossière : « tandis qu’une métaphysique erronée soumettait l’âme aux sens, la volonté aux organes, l’être simple à l’être multiple et composé, une absurde et coupable politique assujettissait le souverain au peuple, le pouvoir au sujet, et le chef ou l’âme de la société au corps de la société[4] ».
[4] Réflexions sur l’état de l’Église, p. 57.
Il apercevait le péril social de l’erreur et déclarait, tendant les cordes, sans le savoir, à ceux qui devaient un jour flageller ses propres écrits :
« L’erreur n’est si dangereuse que parce qu’on en tire nécessairement, un peu plus tôt, un peu plus tard, toutes les conséquences[5]. »
[5] Id., p. 54.
Il reçut la tonsure et le sous-diaconat. Son frère et un ami, l’abbé Brute, avaient obtenu de lui cette décision. Fut-elle voulue ou subie ? Il s’y jeta, dans un enthousiasme fiévreux, comme pour se convaincre qu’elle partait bien de lui-même.
Il préludait par l’agitation à la paix intérieure qu’il croyait acquise à jamais, mais il avouait ensuite :
« Je me suis trouvé deux ou trois jours dans un état d’affaissement qui ne me permettait pas même de lire une lettre[6]. »
[6] V. Maréchal, op. cit., p. 295.
Il se désolait de son aridité ; sa grande misère était de chercher en Dieu la jouissance de sentir. Si le bien-être spirituel se retirait, il jugeait tout perdu.
Ces alternatives d’exaltation et d’accablement avaient des causes mystiques ; elles tenaient aussi à son état maladif. Lamennais sera, jusqu’en son âge mûr, la proie d’une folle nervosité. Un besoin furieux de mouvement le précipitait hors de sa chambre. Il courait au hasard dans la campagne ; il ne s’arrêtait qu’épuisé, tombait au pied d’un arbre. A de certains moments, son rire saccadé faisait craindre une pointe d’hystérie ; ou des colères d’épileptique le secouaient. Il payait ses excès de travail par des prostrations désolantes. Au bout d’une crise de spasmes, il tombait en syncope. Chétif de taille, gringalet, gauche de tournure, il eût évoqué ces petits pommiers broussailleux que le vent d’Ouest, en Bretagne, tord et couche, sans les abattre, sur la face des guérets. Mais l’arbre doit sa force à son humilité ; les bourrasques le ploient ; ferme sur ses racines, il se redresse toujours. Chez Lamennais, le tumulte vient du dedans. Ses portraits confessent un déséquilibre natif : le visage est asymétrique, un peu comme celui d’Edgar Poë ; une ride se crispe entre les yeux ; d’autres pincent les joues ; les plis tourmentés des lèvres combinent la tendresse et l’ironie. Le regard se trahit inquiet, plus inquiétant encore ; il a quelque chose d’en-dessous, je ne veux pas dire de faux ; scrutateur, méfiant, visionnaire, chimérique, au lieu d’appréhender simplement les objets, il voit au delà ou à côté. Ce n’est pas le regard d’un homme que l’expérience pourra convaincre ; il raille ceux qui le contrediront ; il les défie ; il les enveloppe néanmoins d’une fine séduction. L’ensemble des traits atteste plus d’entêtement que de volonté ; sous l’onction ecclésiastique on discerne des appétits mal domptés qui se débattent entre eux dans une amère incertitude.
Sans être sûr de sa vocation, Lamennais se laissa conduire au sacerdoce ; il s’y résigna, comme à regret ; quand il célébra, aux Feuillantines, sa première Messe, les assistants remarquèrent « sa pâleur livide »… Il entendit très distinctement une voix qui lui disait : « Je t’appelle à porter ma croix, rien que ma croix, ne l’oublie pas[7]. »
[7] V. Maréchal, op. cit., p. 530.
Cette croix, il avait besoin, pour la porter, d’allégresse. Or, peu de mois après[8], il jetait à la fin d’une lettre ces confidences :
[8] 25 juin 1816.
« Je suis et ne puis qu’être désormais extraordinairement malheureux… Tout ce qui me reste à faire est, s’il se peut, de m’endormir au pied du poteau où l’on a rivé ma chaîne ; heureux si je puis obtenir qu’on ne vienne point, sous mille prétextes fatigants, troubler mon sommeil. »
La nostalgie d’un bonheur impossible ne cessera jamais de le tourmenter. Seulement, son intelligence acceptait, alors, des directions droites. En travaillant il trompait, anesthésiait ses anxiétés secrètes. Mais les plus beaux essors de sa pensée apologétique procéderont moins d’une vue exacte du vrai que d’une impulsion de sentiment. Pourquoi son frère l’engagea-t-il sans peine dans un système ultramontain ? La tyrannie de Napoléon indignait Félicité ; contre l’absolu des prétentions temporelles il se plut à dresser l’absolu du pouvoir spirituel. Dans sa théorie du consentement général, exigé comme un signe de vérité, nous retrouvons une des marottes de Rousseau, le système de la souveraineté collective : c’est le suffrage universel appliqué aux certitudes métaphysiques !
Alors même qu’il dogmatisait dans un sens orthodoxe, Lamennais ne savait point s’affranchir des idées libérales où il avait été nourri. Par suite, quand la chute de la Restauration s’annonça comme probable, il reprit sa pente naturelle, il s’abandonna au fil du courant : si les peuples s’élançaient vers la liberté, pouvaient-ils avoir tort ? Entre le christianisme et la démocratie l’alliance était nécessaire. Parce que le Christ apporte aux hommes la liberté de l’Esprit, il tendait à conclure qu’en politique toutes les libertés sont bonnes et saintes, qu’au bout des Révolutions doit surgir spontanément une ère de bonheur, une paix merveilleuse.
Au fond, il donnait, comme la plupart des illuminés modernes, dans la vieille rêverie millénariste : le Paradis terrestre serait devant nous, et non derrière. L’humanité n’a qu’à marcher où l’emportent ses impulsions ; elle ne peut errer en ses voies ; le Progrès est certain. Il oubliait que les rares intervalles de lumière et de paix, dans le chaos des siècles, furent le prix de luttes héroïques, et qu’il suffira de laisser le monde suivre ses instincts pour que tout retombe à une barbarie sans nom.
Libertaire, Lamennais détesta logiquement l’autorité. Elle est, par essence, une digue, une barrière immobile. Or, son illusion, c’était la fatalité du changement :
« Apporté ici par une vague, j’y reste jusqu’à ce qu’une autre vague me reprenne pour me jeter ailleurs. Ainsi me laissé-je aller en attendant le dernier flot qui me déposera sur le rivage éternel[9]. » Penchants instables de Celte nomade, réminiscences de lieux communs qu’avait semés dans l’air Chateaubriand et Lamartine ? Ce qui dure sans changer lui semblait un défi à la loi divine du mouvement ; ce qui commande, une contrainte inique et qu’on doit briser.
[9] Lettre à la baronne Cottu, du 26 mai 1833.
Cette aversion, il la limita d’abord au domaine temporel. Il voyait dans la monarchie le rempart des oppressions, une forme de pouvoir morne, branlante et caduque. Le spectacle de la Pologne martyrisée justifiait à ses yeux l’extermination des tyrans qu’il confondait avec les rois.
Mais lorsqu’il vit le Saint-Siège blâmer les évêques polonais d’avoir soulevé les fidèles contre la tyrannie tsariste, il fut tenté d’envelopper le Pape dans la même réprobation que les rois. Il généralisait en sentimental et en faux logicien. Son naïf simplisme posait, d’un côté, comme dans une parabole du jugement dernier, le passé cadavéreux, méprisable ou atroce, et, de l’autre, le jeune avenir, les peuples libérés, fraternels, justes et heureux. Chimère que lui emprunteront le Lamartine de la Chute d’un ange, le Victor Hugo des Misérables et de la Légende des Siècles.
Un séjour à Rome troubla profondément sa foi en la Papauté. La condamnation du journal l’Avenir, les menaces coalisées autour des œuvres de son frère parce qu’elles étaient aussi les siennes, ses déboires financiers, vraiment inouïs[10], l’espionnage qui l’enserra, toutes ces épreuves dont un Saint fût sorti plus fort et plus grand, achevèrent de l’aigrir contre les choses existantes ; il se réfugia plus âprement dans ses rêves humanitaires. De cet état d’esprit allaient naître les Paroles d’un Croyant, poème composite où les prophètes, l’Évangile, l’Apocalypse, Dante, Ballanche, Mickiewicz ont collaboré avec Rousseau.
[10] « Il s’était intéressé, dit M. Harispe (p. 14), à une librairie. Il y avait englouti 120.000 francs ; il avait répondu pour une somme égale auprès d’un banquier ami, M. Cor, qui lui fit signer, en surprise, un écrit par lequel il répondait de toutes les dettes de la librairie et même de celles de M. de Saint-Victor, qui l’y avait engagé. Il avait apuré, un peu plus tard, le passif intégral de la librairie, mais il avait oublié l’écrit de son engagement entre les mains de M. Cor. Le banquier Cor, à son tour, s’étant mis en liquidation, l’engagement tomba entre les mains de M. de la Bouillerie, qui lui en réclama d’urgence le remboursement, comme s’il n’avait rien payé du tout… M. de la Bouillerie poursuivit Lamennais et obtint, en première instance, sa condamnation avec contrainte par corps. Mais ses amis s’interposèrent, parmi lesquels Montalembert. » Lamennais se vit néanmoins forcé de payer à M. de la Bouillerie 62.000 francs qu’il ne devait pas.
Lamennais se trouvait alors en une disposition plutôt moderniste que nettement hérétique. Il avait écrit au Père Ventura :
« Votre foi dans le Saint-Siège et dans les éclatants privilèges de la Papauté est entière et inébranlable… La mienne, je le confesse, s’y refuse invinciblement[11]. »
[11] Lettre du 8 mai 1833.
Néanmoins, il restait et voulait rester prêtre.
Deux mois plus tard (le 15 juillet) il annonçait à Rohrbacher :
« J’irai certainement à la retraite (ecclésiastique). »
Et l’on doit admettre comme sincère son intention. Il ne cessera tout à fait de dire sa messe que devant l’évidence de sa foi perdue. Mais la foi n’est pas simplement l’adhésion de l’intellect à des principes surnaturels. C’est tout l’homme qui croit. L’effusion divine a pénétré sa substance ; elle ne s’en retire que par degrés, elle ne meurt qu’à la surface ; elle revit brusquement, surtout chez un prêtre saturé d’une onction sainte, établi médiateur entre Dieu et ses frères, et qui ne peut, sans déchirement, renoncer à d’inestimables privilèges.
Autour de Lamennais, Jean-Marie, des amis tels que Gerbet ou Montalembert s’efforçaient de le retenir dans l’axe de la discipline catholique. Son indécision naturelle le détournait d’une franche rupture. Il écrira un jour, en prison à Sainte-Pélagie :
« Comme mes pensées flottaient mollement dans le vague de l’âme assoupie ! »
Phrase élégiaque où il faut reconnaître autre chose que de la rhétorique. Sa complexion mentale serait assez bien figurée par la structure de ces gros crabes, appelés tourteaux, qu’on pêche sur les côtes bretonnes : leur carapace brune est dure comme du grès ; mais elle couvre une chair flasque, inconsistante. Il sentait ses incertitudes et ses contradictions ; il n’en faisait point, comme Renan, ses délices ; même il en souffrait. Cependant, il ne voulait pas voir jusqu’où elles l’entraîneraient.
On s’est indigné parce qu’étant déjà en esprit, hors de l’Église, il continua, plusieurs mois, à célébrer. Mais qui peut être juge des sentiments vrais d’un homme[12] ? Il croyait encore, puisqu’il se confessait à Jean-Marie. Se fût-il révolté, si les vexations atroces, les campagnes de presse, l’hypocrisie ou la fureur démesurée des attaques n’avaient exacerbé son amour-propre et froissé, en lui, le sens de la justice ? Il se laissa, peu à peu, glisser vers cette dangereuse conclusion : La vérité n’est pas avec mes ennemis, elle est avec moi.
[12] « L’homme qui, même de bonne foi, dit : « Je ne crois point », se trompe souvent. Il y a bien avant dans l’âme, jusqu’au fond, une racine de foi qui ne sèche point. » (Paroles d’un croyant, ch. XVI.)
En somme, il hésita longuement à rompre. Dans sa lettre au Pape (du 4 août 1833) il déclarait en termes non ambigus :
« Personne, grâce à Dieu, n’est plus soumis que moi, dans le fond du cœur et sans aucune réserve, à toutes les décisions émanées ou à émaner du Saint-Siège Apostolique sur la doctrine de la foi et des mœurs, ainsi qu’aux lois de discipline portées par son autorité souveraine. »
Sur la doctrine de la foi et des mœurs. Il sous-entendait par cette précision une réserve. Son autre lettre à Grégoire XVI (du 5 novembre) définit, d’ailleurs gauchement, avec une lourdeur abominable, la limite de sa soumission :
« Afin que, dans l’état actuel des esprits, particulièrement en France, des personnes passionnées et malveillantes ne puissent donner à la déclaration que je dépose aux pieds de Votre Sainteté de fausses interprétations qui, entre autres conséquences que je veux et dois prévenir, tendraient à rendre peut-être ma sincérité suspecte, ma conscience me fait un devoir de déclarer en même temps que, selon ma ferme persuasion, si, dans l’ordre religieux, le chrétien ne sait qu’écouter et obéir, il demeure, à l’égard de la puissance spirituelle, entièrement libre de ses opinions, de ses paroles et de ses actes, dans l’ordre purement temporel. »
Dégagé des pâteuses circonlocutions, ce texte visait simplement à distinguer : En matière de foi et de mœurs, j’obéis au Saint-Siège ; en politique je suis libre de ne pas obéir.
Le malheur de Lamennais fut d’établir son Credo politique et social au-dessus de sa foi religieuse.
L’avenir démocratique des peuples devenait, pour son illusion, un dogme cardinal, celui que le Christ impose comme souverain. Rien n’arrêterait « le magnifique développement » de l’humanité[13]. « Quelques dégoûtants tripoteurs n’empêcheront pas l’immense changement de se préparer et de se faire[14]. » L’état social contraire au christianisme doit être une bonne fois vaincu, ou le christianisme doit périr. « Car il n’est point de lutte éternelle entre deux principes qui s’excluent rigoureusement. Or, le christianisme ne saurait périr… Le combat a duré longtemps, et il n’est pas encore fini, et il ne finira même tout-à-fait, que lorsque la régénération de l’homme aura été pleinement accomplie[15]. »
[13] Lettre au baron de Vitrolles, 27 septembre 1833.
[14] Lettre à Montalembert, du 15 mars 1833.
[15] Lettre à la comtesse de Senfft, 8 juin 1834.
Assurément, Lamennais ne peut être confondu avec les humanitaires athées pour qui l’homme est à lui-même sa propre et unique fin. La « régénération des peuples » devait, dans son espérance, les rapprocher du Christ, les aider à vivre selon l’Évangile. Les libertés civiles seraient la condition des libertés spirituelles ; le Sermon sur la Montagne, au lieu d’être entendu seulement par les saints, retentirait enfin au cœur des multitudes. Si les chrétiens ne prenaient part au mouvement irrésistible de libération qui emportait l’humanité, il se ferait sans eux, contre eux. Il faudrait « se résigner à des révolutions sans fin », et les catholiques subiraient éternellement « la tyrannie des hommes sans Dieu et sans foi[16] ».
[16] Lettre à Montalembert, 19 novembre 1833.
Mais il posait le christianisme et la démocratie comme une équation tellement nécessaire que le second des deux termes équivalait au premier, que le premier en venait à tenir du second sa raison d’être, à n’être plus rien sans lui. Poussé vers l’alternative de renier l’Église et sa hiérarchie ou sa foi démocratique, il crut impossible de sacrifier celle-ci, parce qu’elle était « la vérité ».
Des agitations qui précédèrent et suivirent les Paroles d’un croyant, M. Pierre Harispe fait un récit chargé d’incidents, où le débat noué autour du petit livre, en France et à Rome, prend une grandeur terrible, puisque le sort d’une âme allait en dépendre.
Des intrigues politiques — c’est manifeste — pesèrent sur la décision. Une partie des cardinaux — le coin des théologiens — trouvaient excessive une condamnation en forme. Le Pape inclinait à juger comme eux. S’il céda aux politiciens, ce fut « pour la paix de l’Église », afin de ne pas troubler ses rapports avec les monarchies européennes. Mais, quand bien même des motifs peu surnaturels se mêlèrent aux raisons doctrinales, si nous relisons l’ouvrage à distance, en pesant les suites des principes qu’il insinuait, nous devons reconnaître que le jugement fut mérité.
L’erreur est un danger surtout alors qu’elle pénètre sous le couvert de hautes vérités, servie par l’enchantement des images.
Telle page, dans les Paroles d’un croyant — comme la parabole des nids : Deux hommes étaient voisins, reste admirable de candeur évangélique et de lumière sereine. Lamennais veut sur terre le règne de la justice et de l’amour : qui le contredira ? Il croit à l’efficacité divine de la prière. Il admet la propriété, même le pouvoir comme légitimes en fait.
« Chacun a le droit de conserver ce qu’il a… Alors, parmi eux, ils en choisirent un ou plusieurs qu’ils croyaient les plus justes… Le pouvoir qu’ils exerçaient était un pouvoir légitime, car c’était le pouvoir de Dieu qui veut que la justice règne, et le pouvoir du peuple qui les avait élus. »
La pauvreté « étant fille du péché », « il prévoit » qu’il y aura toujours des pauvres « parce que l’homme ne détruira jamais le péché en soi ».
Le tableau qu’il esquisse de la condition des prolétaires, à son époque (ch. VIII) serait trop véridique s’il n’oubliait que la Révolution, en leur ôtant le droit de s’associer, les avait mis à la merci des exploiteurs.
Il oppose superbement à la tyrannie de l’État neutre les droits de la famille :
« Pouvez-vous disposer de vos enfants comme vous l’entendez, confier à qui vous plaît le soin de les instruire et de former leurs mœurs ? Et, si vous ne le pouvez pas, comment, êtes-vous libres ?… Vous êtes incapables de discerner quelle éducation il est convenable de donner à vos enfants, et, par tendresse pour vos enfants, on les jettera dans des cloaques d’impiété et de mauvaises mœurs ; à moins que vous n’aimiez mieux qu’ils demeurent privés de toute instruction. »
Plusieurs épisodes détiennent un étrange prestige de terreur surnaturaliste et biblique. (Les sept ombres assises dans le brouillard sur la pierre humide. Le roi que les morts, ses victimes, enferment vivant dans un sépulcre fait avec les pierres des tombes.)
Dans la vision paradisiaque de la fin, et ailleurs, il se révèle un profond symboliste, disciple de Dante, de Saint Paul et de Platon :
« Ce que vos yeux voient, ce que touchent vos mains, ce ne sont que des ombres, et le son qui frappe vos oreilles n’est qu’un grossier écho de la voix intime et mystérieuse qui adore, qui prie et gémit au sein de la création. »
Toute une part d’aspirations justes pouvait donc défendre contre la censure romaine Les Paroles d’un croyant. Si Lamennais n’avait pas été un ecclésiastique, il est bien probable qu’on l’eût épargné.
Mais, osées par un prêtre, un ex-ultramontain, certaines insolences choquèrent en haut lieu comme inadmissibles : le portrait du Pape, du vieillard qui a les Sept Peurs autour de son lit[17] ; et, plus encore peut-être, l’apostrophe :
[17] Dans les premières éditions, il l’avait remplacé par des points et un blanc ; ce qui donnait à supposer des outrages beaucoup plus graves, impubliables.
« Écoutez-moi : il faut gagner les prêtres du Christ avec des biens, des honneurs et de la puissance. Et ils commanderont au peuple, de la part du Christ, de nous être soumis en tout, quoi que nous fassions, quoi que nous ordonnions. »
Ces imputations, que Victor Hugo et d’autres devaient tourner en blasphèmes, attirèrent contre Lamennais les animosités cléricales. Il fut très facile de donner corps au procès de tendances que ses ennemis voulaient pousser à fond. Son livre est, en effet, gonflé d’opinions subversives ; et je n’en dirais pas avec M. Harispe : « Il peut faire plus de bien que de mal. »
Enchaîné aux erreurs de Rousseau, Lamennais en a subi l’héritage ; son œuvre demeure, en partie, responsable des calamités où elles acheminent le genre humain. Erreurs de deux espèces : d’expérience et de doctrine.
« Tous les hommes naissent égaux. » Il répète obstinément cette sottise du maître ; comme si jamais deux hommes étaient nés égaux de corps, d’esprit, de volonté, d’aptitude à vivre. Même s’il voulait dire que tous naissent prédestinés à une même perfection : celle de posséder Dieu, son langage serait faux encore ; car l’inégalité reste la loi de l’éternelle assomption dans l’amour que nous appelons le Paradis. Seules sont égales entre elles les Trois Personnes Divines.
Sur l’origine du pouvoir, ignorant des faits comme tous les idéologues, il croit que l’élection du peuple a établi dans leur fonction ceux qui commandaient. Il connaît fort mal l’histoire de l’antiquité, celle du royaume de France, et, chose plus grave, celle de l’Église dont la hiérarchie semble inexistante devant ses yeux.
Pour lui les rois sont, fatalement, des usurpateurs, des oppresseurs, des suppôts de l’Enfer :
« Et après avoir écouté la parole du Serpent, ils se levèrent et dirent : « Nous sommes rois. »
Ces rois, les peuples doivent se dresser contre eux, les abattre, les exterminer. Lamennais reprend à son compte la thèse anarchique de La Boétie, l’ami de Montaigne, dans La servitude volontaire ou le Contre un[18].
[18] Il donna de cet opuscule déclamatoire, en 1835, une édition accompagnée d’une préface-pamphlet dirigée contre Louis-Philippe.
« Si les oppresseurs des nations étaient abandonnés à eux-mêmes, sans appui, sans secours étranger, que pourraient-ils contre elles ? »
Vous êtes le nombre ; le roi n’est qu’un homme ; et vous vous courbez devant lui ! L’écrasement d’un seul par les masses, tel est l’Évangile que propose au peuple l’abbé de Lamennais.
Dans une Europe faite de monarchies, il prêche la révolution universelle, donc l’émeute et la terreur[19], puis la guerre avec les pays qui résisteraient à l’idéal démocratique. Et ne faut-il pas que toutes les nations, de gré ou de force, arrivent à « ne faire plus qu’une nation » ?
[19] Lamennais, en 1834, n’allait pas encore au bout de ses conceptions jacobines. Plus tard, vers 1852 ou 53, il déclarait à un journaliste américain : « A mon avis, le programme de l’ancienne révolution est le seul bon : il faut en finir avec l’aristocratie ! Qu’attendre de ces gens-là ? Ce sont des voleurs et des assassins : on devrait les exécuter comme les autres criminels. Autrefois… je m’imaginais qu’on pouvait gagner à la justice et au progrès les classes dirigeantes ; aujourd’hui je suis persuadé que ce rêve est irréalisable. Elles sont radicalement, entièrement, cordialement opposées au peuple ; elles ne céderont jamais : il faut s’en débarrasser. » (Cité par Duine, La Mennais, p. 295.)
Le chant du jeune soldat (ch. XXXVI), sauf le premier verset : « je vais combattre pour Dieu et les autels de la patrie », pourrait aisément devenir l’hymne du soldat rouge :
« Je vais combattre pour renverser les barrières qui séparent les peuples et les empêchent de s’embrasser comme les fils d’un même père. »
Ces phrases et beaucoup d’autres devaient être, en leur influence, coupables du sang qui fut versé aux journées de juin 48.
Mêlées aux tendresses mystiques, les incitations à la haine étaient d’autant plus troublantes ; il y avait là un vertige de confusion, mortel au bon sens latin.
Cet esprit d’erreur brouille la théologie du livre, volontairement vague, comme honteuse d’elle-même. Il le reconnaissait, dans sa lettre du 29 avril 1834 à l’archevêque de Paris, à l’admirable Mgr de Quélen, qui poussa pour lui l’indulgence jusqu’aux extrêmes limites de la compassion :
« En parlant (au peuple) de Jésus-Christ, je m’abstiens soigneusement de prononcer un mot qui s’applique au christianisme déterminé par un enseignement dogmatique et positif. Le nom même d’Église ne sort pas de ma bouche une seule fois. »
Alors, à quoi bon une Église qu’on peut et doit sous-entendre ? Dans l’avenir de la démocratie, quelle place aura-t-elle ? Les médiateurs seront inutiles. L’Esprit-Saint viendra ; le règne de Satan va finir ; celui de Dieu commencera. « En ce temps-là, les petits enfants cueilleront des fleurs et les apporteront à leurs mères qui doucement leur souriront… Il n’y aura plus ni pauvres, ni riches… »
Peu importe à Lamennais de se contredire ; il oublie qu’ailleurs il a dit : « Il y aura toujours des pauvres. » Un reste de foi chrétienne cohabite comme il peut avec le délire d’un millénarisme idyllique.
Peut-on s’étonner qu’après avoir débattu le pour et le contre, Grégoire XVI ait conclu : Ce livre est mauvais, et qu’il l’ait désigné à la réprobation des fidèles par l’encyclique : Singulari nos…?
Même sans être condamné Lamennais n’aurait guère pu rester prêtre de la Sainte Église catholique romaine. Entre l’Église du Pape et la démocratie son choix était fait : il serait officiant dans le temple du dieu Peuple. L’Encyclique précipita simplement sa révolte. Le succès éphémère des Paroles d’un croyant l’enivra ; il se crut investi d’un rôle messianique, persécuté comme le Christ par les Pharisiens.
Il n’essaya point de fonder une secte ou une école ; ses doctrines lui appartenaient trop peu ; il n’avait point l’étoffe d’un grand hérésiarque ; vieilli, solitaire, impuissant, il ne garda de ses anciennes facultés qu’un don de raillerie âpre et cynique. Sa bouche prit le rictus de ceux qui n’ont plus d’espérance.
Et sa personne douloureuse évoque le profil grimaçant d’une ruine frappée par la foudre, de la ruine d’une chapelle désaffectée, rongée de lichen, sans clocher, sans portail et sans vitraux. Le vent d’automne, quand il s’y lamente, semble répéter à jamais deux voix : celle du moribond criant à sa nièce, qui le suppliait de recevoir un prêtre : « Non ! Non ! Non ! » et l’appel de son frère visitant la Chênaie ; « Féli ! où es-tu ? ».
L’histoire, celle qu’écrivent les historiens profanes, rappelle ces canevas où des petites filles brodent gauchement les premiers points d’une tapisserie. Ils marquent les lignes extérieures des faits palpables ; la merveilleuse trame des Causes fuit sous leurs doigts. Sans doute, des obscurités inaccessibles leur dérobent la plus vaste part du mystère humain ; nous ne saurons qu’au Jugement universel le tout de l’histoire. Mais on voudrait sentir chez les narrateurs d’événements connus une humilité tremblante vis-à-vis de cet Inconnu, l’adoration de l’invisible Main qui pousse, à travers l’imprévu des conjonctures, dans la gloire ou les catastrophes, les hommes, les groupes d’hommes et les peuples. La révélation des principes et des effets, leur concentrique intelligence, les Élus la voient, d’un coup d’œil, dans l’unité de la lumière, comme peinte sur la rose d’un vitrail. En attendant, voici un épisode, entre mille autres, qui nous laisse suivre, au fond d’un clair-obscur miraculeux, un fil ténu des divines concordances.
Tout le monde sait qu’au lendemain de la Révolution, jusqu’en 1840, l’Ordre dominicain subit une phase de lamentable délabrement : « En France, en Allemagne, en Belgique, en Irlande, plus un seul couvent régulier… Il y en avait bien quelques-uns à travers l’Italie, mais en quel état ! La vie religieuse y était éteinte… Ils ne gardaient même plus les observances essentielles. Seules, les provinces d’Espagne pouvaient prétendre à sauver l’héritage de saint Dominique ; encore s’étaient-elles soustraites à l’obédience du maître général. La révolution de 1835 allait d’ailleurs… saccager tous leurs couvents, à l’exception d’un seul[20]. »
[20] R. P. Bernadot, O. P. : « L’action surnaturelle dans la restauration dominicaine au XIXe siècle : La Mère Claire Moës ». Je m’appuie, pour cette étude (qui a paru dans La Vie spirituelle) sur cet excellent opuscule, et j’utilise la biographie d’Anna Moës adaptée de l’allemand, d’après l’ouvrage de l’abbé Barthel : La Mère Marie-Dominique-Claire de la Sainte-Croix (Couvent des Dominicaines, à Limpertsberg, Luxembourg, 1910).
Or, la restauration, on peut dire la résurrection de l’Ordre se fit avec une vigueur qui déconcerta les obstacles : le 9 avril 1839, Lacordaire recevait, à Rome, l’habit des novices ; soixante ans plus tard, les Frères Prêcheurs occupaient, dans l’univers, quatre cents couvents. Le grand point, pour Lacordaire et son coopérateur admirable, le P. Jandel, fut de rétablir les Dominicains dans la primitive observance, selon la règle du moyen âge. Les jeûnes, l’office de nuit, l’austérité conventuelle, la dure superposition d’une vie apostolique et d’une vie claustrale, ils ne se firent grâce de rien. Ce qui veut être chrétien ne peut l’être sans héroïsme. Ils le savaient ; mais, pour soutenir ce paradoxe d’énergie magnanime, ils eurent à ployer leur vouloir insoumis et, ensuite, à retremper chez leurs disciples une tradition d’ascétisme presque perdue.
Dans ce labeur, en apparence surhumain, l’Aide infaillible leur réserva une très humble auxiliatrice, d’autant plus puissante qu’elle était toute faiblesse, une pauvre fille lointaine, ignorant qu’ils existaient ; comme ils ont, jusqu’à la fin, ignoré son existence. Sa mission était de pâtir et de mériter à seule fin que pût renaître la famille dominicaine ; et, avec chaque étape insigne de ce relèvement coïncidait, au fond de ses souffrances ou de ses extases, quelque signe prodigieux.
Anna Moës, sœur Dominique-Claire de la Sainte-Croix, reste, maintenant encore, un nom à peine connu. Elle a été, cependant, une des plus extraordinaires mystiques du dernier siècle. Mais ce n’est point à cause de sa singularité que je voudrais, ici, la désigner à la vénération de ceux qui désirent le contact des saints. Rechercher, dans l’ordre religieux, l’étrange pour l’étrange, c’est une faiblesse de dilettante curieux, comme le fut Huysmans, même après sa conversion. En approchant d’une âme telle qu’Anna Moës, une tout autre pensée nous incline : nous sentons notre indignité accablante ; mais, par cette vie extatique, nous atteignons les mondes sublimes où la bienheureuse fut admise, presque de plain-pied, dès ici-bas. Nos yeux, trop imbus de ténèbres, s’épurent et se consolent dans les blancheurs qui ont touché son visage.
Seulement, pour voir à travers elle un peu de ce qu’elle vit, il faut se soumettre aux possibilités du mystère, répudier le vieil homme, les préjugés scientistes, la peur du surnaturel, et ne plus hocher une tête dédaigneuse ou méfiante quand résonnent les mots : miracle ou mystique. Je connais des croyants qui ont lu, dans leur enfance, les récits des Saintes Écritures ; ils admettent que, parfois, au long d’un passé proche de la légende, des anges aient apparu à des hommes exceptionnels, à Jacob, à Tobie, à Saint Joseph. Mais, si on ose leur raconter d’une petite fille de notre temps qu’elle eut, dès son baptême, la présence lucide de son ange gardien, qu’elle reçut par son entremise des intuitions transcendantes, leur premier mouvement sera un recul de scepticisme, non un sursaut de ferveur joyeuse. Cette personne, lorsqu’elle s’avoua, plus tard, comblée de privilèges exorbitants, ne fut-elle pas dupe d’une rétrospective autosuggestion ? Et puis, les mystiques, les femmes surtout, peut-on croire ce qu’elles ont cru sentir, entendre et contempler ?
« Mystique », dans des milieux où l’on prétend avoir la foi, équivaut à : exalté, morbide, follement crédule. La note de mysticisme est dangereuse pour ceux et celles qui en sont frappés. Il y a, c’est trop évident, une zone à maintenir entre le vrai et le faux mysticisme, entre les visions réelles et les imaginaires[21]. Le surnaturel a, d’ailleurs, pour se manifester, bien d’autres moyens que les visions. On n’en affecte pas moins de confondre avec les visionnaires les mystiques ; et on qualifierait sans peine d’halluciné quiconque rencontre Dieu familièrement dans l’intimité du cœur ou dans des signes tangibles.
[21] Les théologiens l’ont nettement définie (ainsi, le cardinal Bona, dans son traité De discretione spirituum). En fait, l’Église n’impose à notre créance aucune révélation privée. Mais, quand un homme ou une femme ont vécu une vie de sainteté authentique et éminente, il n’est pas admissible que leurs visions aient été constamment illusoires, ou mal interprétées par eux. Ne l’oublions pas, au reste : dans la langue exacte de la théologie, une âme mystique, c’est une âme élevée à l’état d’union intérieure, sans qu’elle ait nécessairement des révélations.
Et pourtant, devraient se dire ces croyants incrédules, s’il existe des Anges, des Saints, une Vierge Marie, un Christ ressuscité, et, au centre d’une gloire sans limites, Trois Personnes éternellement agissantes, les suppose-t-on claquemurés en leur Paradis, absents des choses qui se passent dans le royaume de l’Homme, image de Celui qui est ? La Lumière veut illuminer, la gloire se dilate, l’Amour se donne ; et comment des vestiges n’attesteraient-ils pas ces visites de la Béatitude à notre misère, de la Justice à notre iniquité ? Ce n’est point la faute de la Splendeur cachée si notre condition pécheresse lui résiste, si les Puissances d’en bas nous tirent à elles de tout leur poids. Chaque homme vient en ce monde avec la clarté du Verbe ; et certaines créatures, élues selon des fins nécessaires, sont envahies, en naissant, par de célestes prédilections ; l’intégrité des dons est restituée, en leur âme, autant qu’elle peut l’être, au genre humain ; elles ressuscitent une part du premier Paradis, de cet état où l’Image de Dieu parlait à Dieu, comme un fils parle à son père, étant constituée « peu au-dessous des Anges », dit le Psalmiste dans ce Psaume VIII qui articule, sur les privilèges des Saints, d’ingénues et magnifiques vérités : « De la bouche des petits enfants qui tètent tu as tiré la louange, parfaite, et cela, à cause de tes ennemis… »
Les Saints ne sont pas des anormaux. L’anormal, c’est l’homme enfoncé dans l’illusion des appétits, caricature bestialisée de la race divine qu’eux seuls rétablissent près de l’originelle perfection ; et leurs souffrances, en partie volontaires, ne sont qu’une conformité aux douleurs glorieuses d’une Rédemption qui, par eux, développe sa plénitude.
Si on met en doute le miracle de cette renaissance paradisiaque, on ne peut rien comprendre à une vie tissue de prodiges, comme celle d’Anna Moës.
Elle était née en 1832, à Bous, village riverain de la Moselle, dans ce catholique Duché de Luxembourg dont les Dominicains, puis les Jésuites, avaient fait un bastion contre l’hérésie. Son père était un instituteur, sa mère, une femme de piété simple, semblable à d’autres du pays. Vingt-quatre heures après sa naissance, Anna fut baptisée ; mais ce baptême s’accompagna de circonstances intérieures que sa mémoire transcrivit extraordinairement :
« Éclairée, dit-elle, par une lumière surnaturelle, j’acquis aussitôt le plein usage de ma raison. Cette lumière, qui formait trois rayons quoique n’étant qu’une lumière, fit connaître clairement à mon âme le Dieu un et trine, Créateur, Rédempteur et Sanctificateur, mon attitude en face de lui en tant que créature et les dons qu’il me faisait par le Saint Baptême. En même temps, Dieu me fit connaître la vocation de ma vie entière : ma mission au sujet de l’Ordre de Saint Dominique et de la fondation d’un couvent de religieuses contemplatives selon l’esprit du Saint Patriarche. Le Seigneur m’annonçait qu’il me demanderait des prières et des souffrances continuelles en vue de ce but et me laisserait en proie aux persécutions des hommes et des esprits infernaux. Saint Dominique et Sainte Catherine de Sienne, accompagnés d’une foule de Bienheureux de l’Ordre, assistaient à la cérémonie[22]. »
[22] Extrait des comptes rendus de conscience écrits par Sœur Claire selon la volonté de son directeur, et classés par ordre chronologique.
Dans le récit d’un fait humainement invraisemblable Anna ne laisse vibrer aucune emphase ; son humilité ni ne s’étonne, ni ne s’embarrasse. Elle relate ce qui advint, comme la Moselle, entre ses rives, répète, sous son miroir tranquille, les vignes de ses coteaux. En dépit des commotions qui la heurtèrent au dedans et au dehors, jamais elle ne semble s’être départie de ce calme robuste et d’une simplicité presque impersonnelle. Il ne faudrait pas chercher en ses paroles les violences fulgurantes d’une Angèle de Foligno, les hauteurs d’une Sainte Thérèse. Sa précocité surnaturelle n’admet qu’une explication, l’influx d’une force sanctificatrice qui dénouait dans l’enfant nouveau-né les facultés supérieures d’une intelligence hâtive.
A six semaines, se souvenait-elle, déjà elle pouvait répondre à son Ange gardien, si elle ne parlait pas encore aux hommes. Dès l’Avent de 1832, selon l’impulsion de l’Ange, elle faisait pénitence, trois jours par semaine, refusant le sein et se privant de sommeil le mercredi, le vendredi et le samedi. On lui disait qu’elle était mignonne ; elle ouvrit la bouche pour articuler : « Admirez Jésus, seule et vraie Beauté. » Elle l’adjura de la rendre laide, et un mal, dont elle fut longtemps défigurée, lui tomba sur les yeux. Mais la compagnie des Anges la consolait de ses souffrances : elle voyait souvent un Ange sous l’apparence d’un enfant de cinq ans, « à l’air doux et triste, la tête un peu inclinée, les mains croisées sur sa poitrine. » Il l’appelait sa petite sœur, la prenait par la main, l’emmenait dans des prairies où jouaient avec elle d’autres Esprits bienheureux, et dans une mystérieuse école, pour apprendre à lire sur une ardoise d’or.
Son obéissance aux Anges, loin de la réduire à une béatifique domesticité, augmentait sa conscience d’être libre :
« Dieu, écrivait-elle, me laissait libre d’être bonne ou mauvaise. Il permettait souvent que je fusse assaillie de tentations de toutes sortes ; à côté de cela venaient les inspirations intérieures et les secours des anges pour m’encourager à aimer le bien et à fuir le mal ; mais toujours je sentais ce pouvoir de choisir entre les deux voies. »
A quatre ans, elle demanda que ses souffrances fussent aggravées, et son corps se couvrit de pustules, d’abcès, devint un objet de répulsion. Sa mère, comme honteuse d’elle, l’abandonnait souvent, dans un coin sombre de la maison, à la tendresse de l’ange qui la visitait.
Il lui apprit, à cinq ans, l’usage de l’oraison mentale. Seulement elle eut une peine extrême « à se mettre dans l’intelligence la notion d’un pur esprit ». Quand elle sut que le Christ avait porté une couronne d’épines, elle voulut s’en tresser une, alla dans l’église la montrer au Seigneur en croix pour qu’il vît « si elle était bien ». Et, la nuit, elle se l’enfonçait autour des tempes. Trois heures de sommeil lui suffisaient : « Ce sommeil si court, disait-elle, rafraîchissait mon esprit et mon corps d’une façon merveilleuse, comme si j’avais reposé une nuit entière. »
A six ans, elle prononça le vœu de virginité perpétuelle, de même que Sainte Rose de Lima l’avait fait en sa cinquième année, et Sainte Catherine de Sienne, à sept ans.
Vers la fin d’octobre 1840, ses maux d’yeux s’étant atténués, son père la prit dans son école ; elle savait déjà tant de choses, on ne comprenait pas comment, qu’il la chargea d’instruire et de garder une partie de ses petites compagnes. Un des signes propres de sa mission devait être d’unir incessamment une vie d’action extérieure à une vie extatique. Par là, elle configurait dans son idéal l’Ordre dominicain dont « aucun mortel, jusqu’alors, ne lui avait parlé ». C’était pourtant aux fins de son avenir qu’elle jeûnait, veillait, se flagellait. Et, justement, durant ces années-là, après de terribles conflits intimes où « son âme tombait sous lui, comme un cavalier sous son cheval », Lacordaire décida cette chose inouïe : refaire au XIXe siècle ce qu’avait créé, au XIIIe, Saint Dominique. L’impiété des temps allait fléchir devant sa fougue de conquête, l’Église servit ses desseins. Pour sa victoire, qui défia toutes les prévisions, un élément de force incalculable fut la pénitence d’Anna, spécialisée à cet effet, toute la somme des austérités qu’elle insérait dans les douleurs omnipotentes de la Passion.
Elle cessa bientôt d’aider son père à l’école ; mais elle s’occupait du ménage ou travaillait aux champs depuis l’aube jusqu’au soir et n’en continuait pas moins des jeûnes rigoureux : les jours où la voix intérieure lui interdisait de se nourrir, si elle désobéissait, des souffrances pires que celles de la faim la corrigeaient. « Je veux que tu sois forte uniquement par ma grâce », commandait la voix.
Un tel régime n’ôtait rien à sa vigueur paisible. Le P. Engler, jésuite, son cousin, qui l’avait longtemps fréquentée, attestait de son caractère : « Anna est une vraie virago, portant une âme virile dans un corps de femme, bien plus personne de tête que de sentiment. Elle est d’humeur tranquille, égale, plutôt joyeuse. »
Elle s’évertuait à cacher ses extases, et une jeune fille dont elle fit ensuite la première associée de sa vie religieuse, Anna Engels, la représente à l’église, « très simplement, presque pauvrement vêtue, debout près d’un confessionnal comme si elle eût craint de prendre la place d’une autre personne dans un banc ou sur une chaise… Jamais elle ne me révéla rien de son intérieur qui pût donner une haute opinion d’elle. »
Cependant, elle demeurait avertie des répercussions immenses qu’obtenait sa vie obscure. Le jour de la fête du Sacré-Cœur, en 1849, elle sut qu’un événement considérable, avec son aide, se préparait pour l’Ordre dominicain ; et, le jour de Noël 1850, il lui fut révélé que cet événement était accompli, mais elle en ignora les conjonctures. Or, le pape Pie IX, « passant par-dessus les pouvoirs du Chapitre général », venait de nommer, le 1er octobre 1850, vicaire général de l’Ordre, le Père Jandel, prieur du couvent de Nancy. Lacordaire déclara cette nomination « miraculeuse », personne ne s’y attendait ; on peut dire qu’elle allait être le salut de l’Ordre revivifié. Les hommes prédestinés sont irremplaçables. Il fallait un Supérieur comme le Père Jandel, un saint et un prudent, un homme d’un zèle tenace, positif à la manière des grands mystiques, pour imposer partout la règle primitive, la faire durer, ranimer, avec l’esprit de renoncement, la volonté d’expansion, l’ardeur de savoir, la confiance de l’amour triomphant.
Quelles allégresses spirituelles concentre une pareille œuvre, et aussi quelles contradictions des puissances mauvaises, quelle résistance des orgueils, des sensualités, des paresses elle dut abattre, nous en suivons l’image réflexe dans les illuminations et les souffrances d’Anna Moës.
Le 20 janvier de cette année 1850, étant à la Messe, au moment de la communion, elle vit Jésus, en présence de la Vierge Immaculée, de Saint Dominique et de Sainte Catherine de Sienne, s’approcher d’elle, et lui passer au doigt l’anneau des épousailles éternelles. Cet anneau était d’or, avec des gemmes translucides où elle apercevait, perceptible à ses yeux surnaturalisés, le visage vrai de son âme.
Le même jour, elle reçut de Dieu un ordre écrasant, celui de fonder à Luxembourg un couvent de Dominicaines où seraient en pratique toutes les disciplines de la vieille observance :
« Les Sœurs imiteront fidèlement la vie cachée du Sauveur à Nazareth. Elles pourvoiront autant que possible à leur subsistance par le travail manuel. Leur monastère et leur façon de vivre seront très simples, leur vêtement pauvre et d’étoffe commune. Elles garderont les jeûnes et l’abstinence perpétuelle prescrite dans le grand Ordre. L’Office divin se fera aussi solennellement que possible ; les Matines auront lieu à minuit. La clôture et le silence seront strictement observés… Les sœurs s’exerceront, chacune selon sa mesure, à un complet renoncement, et regarderont comme perdue la journée où elles n’y auraient pas fait de progrès… Elles s’offriront chaque jour à Dieu en réparation de l’impiété des hommes, particulièrement des persécuteurs de l’Église, et pour obtenir à l’épouse du Christ la force et la victoire dans ses combats. »
L’exigence divine la consterna ; elle se jugeait indigne, incapable : fonder une maison d’un Ordre qui n’existait plus dans le pays, elle, fille de la campagne, dénuée de science, de prestige et d’argent ! Elle ne put, d’ailleurs, obéir aussitôt. Son frère, l’abbé Michel Moës, fut nommé vicaire à Septfontaines, près de Luxembourg, et il eut besoin d’elle pour tenir son ménage, d’autant qu’il logeait aussi deux de ses frères plus jeunes. Anna se fit joyeusement sa servante. Il la traitait d’une façon dure, ne lui laissait, dans la journée, pas un moment de répit. Elle couchait en un réduit au-dessus de l’étable ; son plus jeune frère, dont la chambre était voisine, l’entendait, durant les oraisons de ses veilles, se cingler le corps jusqu’au sang. Elle lavait, avant l’aube, le plancher, pour qu’on n’y surprît aucun vestige de ses flagellations.
Deux ans plus tard, l’abbé Moës mourut d’une maladie soudaine ; Anna eut la vision de son Purgatoire, et, afin de l’abréger, en assuma une part effrayante. L’expérience de ces tourments lui permit de consigner une admonition salutaire et profonde :
« Les souffrances d’une personne dont l’âme est unie au corps ne peuvent en aucune façon équivaloir aux souffrances des âmes séparées. Ici-bas, une seule douleur très forte affecte tellement le corps entier, qu’au cas où une douleur plus faible vient s’y ajouter, elle est en quelque sorte absorbée. Mais, dans ces souffrances de l’autre monde, on sent tout à la fois avec une telle intensité qu’on semble être, en quelque sorte, multiplié pour être plus accessible à la douleur. »
Elle n’eut pas simplement à endurer les tortures qu’appelait sur elle son libre vouloir compatissant. Sauf le Curé d’Ars, il n’y a pas eu, peut-être, au siècle dernier, une créature harcelée par les démons, comme Anna Moës le fut presque jusqu’à sa mort.
Cette persécution lui avait été prédite, en 1859, le jour de la fête du Sacré-Cœur, dans un transport où elle contempla Jésus sous sa couronne d’épines, et le cœur lacéré de plaies. L’épreuve commença par des tentations bizarres, qui allèrent en s’exaspérant, à mesure qu’Anna s’enhardissait contre elles et les méprisait. La ceinture de fer qu’elle portait autour des reins disparaissait sans qu’elle pût s’expliquer comment. Tantôt des images obscènes la hantaient, tantôt des bêtes hideuses fourmillaient à travers sa chambre. Si elle voulait proférer le nom de Jésus, des doigts lui serraient la gorge, l’étranglaient. Quand elle prenait le chemin de l’église, il lui semblait qu’une nappe d’eau submergeait la campagne et qu’en avançant elle se noierait. Les exorcismes rompaient pour quelques journées ces obsessions. Mais, alors, elle était atterrée d’elle-même, sollicitée au suicide. Elle voyait sur la table une corde, un couteau, du poison. Une fois même elle avala un réel poison, mais le rejeta aussitôt.
Pourtant, dans les intervalles de ces supplices, des joies extatiques la comblaient ; elle recevait en son âme toutes les gloires du Christ souffrant, les agonies de sa Passion transfigurées, et sur les suavités ineffables de cette agonie rédemptrice une de ses confidences ouvre un abîme de lumière :
« L’état dans lequel on se sent fait penser à celui de nos premiers parents en l’état d’innocence : les trois puissances, la mémoire, l’intelligence et la volonté, ne sont plus sous l’influence des suites du péché originel, et peuvent s’adonner sans entraves à leur activité supérieure. »
La compassion qui la transperçait en présence de l’Amour déchiré lui mérita de porter même sur sa chair les signes du crucifiement. Après une extase où elle avait senti le Sauveur ôter de son propre front la couronne d’épines pour lui en ceindre la tête, elle vit « avec effroi » que du sang avait coulé de son front jusqu’à ses vêtements. Le 30 mars 1860, comme elle fut portée, en esprit « sous la Croix », un rayon, aigu comme une lance, partit du Cœur crucifié, transverbéra le sien, en fit couler du sang et de l’eau. Lorsqu’elle reprit ses sens, elle avait « une fièvre dévorante » et « le sang avait percé jusqu’à sa robe ».
« Le 6 avril, le Vendredi Saint, explique-t-elle, ayant suivi le Sauveur jusqu’au Calvaire dans une grande et ardente compassion, au moment où le doux Agneau fut attaché à la croix, une vertu mystérieuse sortit de lui pour dilater les puissances de mon âme et de mon corps. Une vive lumière me jeta par terre, m’étendit sur une croix mystique, et aussitôt des rayons lumineux, sortant des plaies du Sauveur comme des clous énormes, vinrent percer mes mains et mes pieds. La douleur fut telle que jamais je n’en avais éprouvé de pareilles dans mes extases. Le sang coula abondamment. Revenue à moi, j’eus beaucoup de chagrin de constater les plaies visibles sur mes mains. Je n’en parlai à personne et dissimulai mon état aux yeux de tous. »
Bien d’autres mystiques, et surtout des femmes, ont eu ce poignant privilège de la Compassion empreinte par des stigmates. Mais, chez Anna, ces phénomènes coïncidèrent avec une autre révélation : le lendemain, jour de Pâques, l’ordre lui fut réitéré de fonder un couvent dominicain et le Christ lui désignait même la maison où elle devait, avec Anna Engels, se retirer.
Elle consulta des religieux ; son projet paraissait extravagant, ils y mirent obstacle. L’un voulait faire entrer Anna Moës chez les Franciscaines garde-malades, un autre dans un Carmel. Elle vainquit la résistance de son directeur, le P. Romi, en lui signalant un épisode de sa vie intérieure qu’elle ne pouvait, jugea-t-il, connaître d’une connaissance naturelle[23].
[23] Il avait éprouvé, dans son couvent, un petit froissement d’amour-propre. Elle lui dit : « Tel jour, à telle heure, vous avez eu cette pensée. »
Il obtint de deux vieilles filles, pour les servantes de Dieu, un gîte aussi pauvre que « l’étable de Bethléem ».
C’était une petite ferme délabrée, proche de Luxembourg, au Limpertsberg, « si triste et malpropre, raconte Anna, qu’elle nous fit l’effet d’un repaire de brigands. Au moyen d’une échelle on arrivait à un grenier dont le plancher était tellement troué qu’on risquait, à chaque pas, de tomber dans la pièce du rez-de-chaussée. Le toit était si mauvais que la pluie et la neige y entraient librement… »
Un jardin attenait à cette masure ; mais comment, pour le cultiver, acheter les semences ? Anna Moës et Anna Engels eurent l’idée d’aller dans les immondices ramasser des chiffons et de les vendre. Elles firent transporter quelques meubles, hérités de l’abbé Moës, dans le logis qu’elles n’eussent pas échangé contre un palais, et, le 22 mars 1861, elles y passèrent la première nuit. Une tempête affreuse faillit renverser le toit. Anna Moës, priant jusqu’au matin, s’en aperçut à peine, et Anna Engels dormit dans une paix délicieuse.
Dès le lendemain, elles suivirent la règle conventuelle que leur avait tracée le P. Romi. Mlle Moës avait pris le nom de Sœur Claire, et Mlle Engels, celui de Sœur Josepha. Elles se levaient à minuit pour les Matines, se recouchaient un court moment, puis se rendaient à la Messe, fort loin, en pleine nuit noire, dans la chapelle des Rédemptoristes. Par les temps mauvais elles arrivaient trempées, restaient des heures à l’église. Au retour, des travaux manuels coupaient les offices. A midi, elles mangeaient, agenouillées devant un maigre feu, des pommes de terre cuites à l’eau. Parfois elles n’avaient ni pommes de terre ni pain, et travaillaient jusqu’au soir sans autre nourriture que l’Hostie.
Bientôt, quelques pieuses femmes se joignirent à elles. Le noyau d’une communauté régulière se constitua. Les Rédemptoristes confièrent aux Sœurs le soin du linge de la sacristie. Leur dénûment s’atténua, mais les souffrances extatiques ou démoniaques de Sœur Claire persistaient ; dans la vie commune, elle ne pouvait plus les cacher.
La première fois que Sœur Josepha fut témoin d’une extase de la Passion — c’était un Vendredi de Carême, en 1861, — elles disaient ensemble les petites Heures de l’office de la Sainte Vierge. Tout d’un coup, entendant Sœur Claire s’arrêter, Sœur Josepha lève les yeux, aperçoit du sang qui tachait le bonnet de sa compagne et coulait en grosses gouttes sur son front. Sœur Claire, chancelante, se retire dans sa cellule, et Sœur Josepha l’y trouve « étendue sur son lit, les mains jointes, le bouche entr’ouverte et comme desséchée, les yeux et les tempes enfoncés, pâle et raide comme une morte. » A onze heures du matin, elle sortit de cette extase, mais faible, hors d’état de se soutenir, brûlée d’une soif horrible. Ses cheveux étaient imbibés de sang, les plaies des mains et des pieds étaient énormes, celles des pieds plus grandes que celles des mains.
Une autre Sœur, plus tard, a décrit, en des termes minutieux, les stigmates des mains :
« Ils étaient ronds, un peu allongés du côté des doigts, rouges et remplis de sang caillé, d’environ un à deux centimètres de diamètre. On voyait dans le milieu de la main un tout petit creux, et, du côté opposé, une petite proéminence, comme si un clou avait été enfoncé du dedans au dehors. »
Le plus étrange peut-être en ces ravissements, c’était de les voir interrompus soudain ; elle reprenait une façon de vivre normale, parlait, répondait comme si rien ne se fût passé, puis retombait subitement dans sa vision, défigurée, les yeux fixes, se tordant les mains, râlante, agonisante, parfois les bras étendus et soutenue dans le vide. Elle eut des extases purement joyeuses, celle entre autres d’un matin de Pâques où, vers trois heures, elle se leva, courut sonner à toute volée la petite cloche du Couvent ; elle criait : « Jésus est ressuscité, alleluia ! » et ne sortit de son transport qu’en reconnaissant, autour d’elle, le cercle des Sœurs effarées. Le plus souvent, ses élévations étaient crucifiantes. Elle ne retenait point, comme Catherine Emmerich, pour les transcrire en tableaux, les circonstances de la Passion. Elle entrait, avec Angèle de Foligno, dans l’intime des blessures de l’Homme-Dieu, les prenait en son être autant et plus que son humanité le tolérait.
« Car, avoue-t-elle, il m’est impossible de décrire ce que je souffre, et je serais incapable de l’endurer, si Dieu ne me mettait dans l’état surnaturel de l’extase. Le Sauveur m’unit en quelque sorte à sa nature divine, dans la mesure où Il veut que je prenne part à ses souffrances… Les douleurs physiques sont si fortes que je ne puis les comparer à aucune souffrance naturelle. Ces plaies produisent une sensation très particulièrement aiguë, mais qui n’excite dans l’âme aucun désir d’en être délivrée ou seulement soulagée… Il est nécessaire pour cela que le corps soit entraîné par l’âme dans un état supérieur et surnaturel qui le recrée et le transforme en quelque sorte… L’âme, de son côté, voyant la docilité et l’amour avec lesquels le corps assume ces dures souffrances, se trouve encouragée à le soutenir, et d’autant plus qu’elle constate que le corps ne lui fait plus d’obstacle pour sa vie supérieure et surnaturelle. »
D’autre part, les Esprits malfaisants se relayaient à la tourmenter. Ils la frappaient, la traînaient à travers sa cellule, essayaient de l’étouffer sous la paillasse de son lit. Une des sœurs l’en retira, un matin, à demi morte. Pendant ses jeûnes, une faim atroce la rongeait ; il lui semblait « qu’un troupeau de moutons n’aurait pas suffi à la rassasier ». Et cette faim n’avait rien d’une faim « naturelle qui, soufferte pour Dieu et son Église, accroissait, au contraire, en elle, la charité et l’amour de la pénitence ». Dans l’église, elle voyait une cohorte de démons, tendant des glaives de flamme, faire la haie depuis la porte jusqu’à la table de la communion. Des violences même physiques assaillaient sa chasteté. Excédée, proche du désespoir, croyant sa damnation certaine, elle n’apercevait qu’une délivrance : fuir n’importe où.
Un jour, elle s’enfuit réellement, courut à la gare et prit un billet pour Trèves. A peine arrivée en cette ville, après avoir pu communier dans la cathédrale, elle sentit qu’une force surhumaine l’enlevait à travers l’espace. Elle fut transportée, en France et en Allemagne, au milieu d’assemblées lucifériennes et contrainte d’assister à des abominations. Les démons la martyrisèrent, la jetèrent, mourante d’horreur et de faim, parmi les arbres d’une forêt sans route. Là, elle perçut dans l’air un bruissement et une clarté qui croissait. La Vierge Marie, avec des Anges, descendait la délivrer. Elle lui fit boire un breuvage qui la ranima, et l’emmena « en planant au-dessus des villes, des villages, des fleuves et des bois, jusqu’à un petit bourg situé sur une montagne… Les portes de l’église s’ouvrirent d’elles-mêmes, et je fus déposée dans une chapelle à gauche où se trouvait une belle statue de la Mère des Douleurs. » En sortant, elle apprit, à l’auberge voisine, que cette chapelle était un lieu de pèlerinage, dédié à Saint Eberhard, dans le diocèse de Trèves, et elle regagna son couvent où ses compagnes se désespéraient.
A ces tentations exorbitantes s’adjoignait, pour elle, la tristesse de l’impiété d’un siècle qu’elle voyait très misérable. Cet événement eut lieu du 6 au 8 décembre 1877. Trois ans auparavant, elle avait eu la vision du Christ justicier proférant d’une voix semblable au tonnerre : « O monde, monde aveuglé, pourquoi me persécutes-tu ? Que t’ai-je donc fait ? » Mais la Mère de Dieu adjurait son Fils d’avoir encore pitié ; elle Lui présentait Sœur Claire comme expiatrice ; et le poids des péchés du monde tomba sur la victime, avec une angoisse et des remords indicibles.
Auprès de tribulations pareilles comptaient peu les opprobres venus des hommes ; on se doute qu’ils ne lui furent pas épargnés. Elle avait fait demander, en 1863, à l’évêque de Luxembourg, son approbation pour la petite communauté ; prévenu contre elle, il refusa net, et même voulait exiger la dispersion des sœurs ; elles obtinrent cependant de rester ensemble pour cultiver la ferme, mais sans oratoire, sans habit religieux, sans pouvoir admettre aucune des vingt postulantes qui voulaient s’associer à elles.
La soumission de Sœur Claire fut totale et admirable : « Mon âme, remarquait-elle, a un besoin naturel d’être méprisée et humiliée de temps en temps… Parfois je suis étonnée d’entendre dire que les mépris blessent et offensent profondément. Cela me paraît incompatible avec le véritable amour de Dieu… O un mépris, un seul mépris, que de grandes choses il peut valoir devant Dieu !… Je n’ai pas d’ennemis, car tous ceux qui nous calomnient et nous persécutent sont nos meilleurs amis. »
Pourtant, le Tiers-Ordre de Saint Dominique commençait à se propager dans le Grand-Duché de Luxembourg. Sœur Claire et les autres Sœurs y furent admises. C’était une étape vers la fondation du monastère régulier. D’inintelligentes hostilités la retardaient. Une fausse extatique s’était introduite auprès de Sœur Claire ; l’évêque les condamna toutes deux, interdit aux prêtres qui les dirigeaient d’avoir désormais aucun rapport avec elles. Sœur Claire se vit délaissée, méprisée comme une visionnaire « maladive et dangereuse ». Elle n’aurait, par instants, souhaité qu’une chose : être libérée de sa mission, ne plus approcher de Dieu par des chemins extraordinaires. Mais la Voix inflexible lui intimait d’obéir en tout : « Je veux achever en toi ce que j’ai commencé, tu n’as pas la possibilité d’échapper à ma puissance. » Le même Esprit, qui lui commandait de souffrir, l’armait d’une force supérieure à toutes les lassitudes.
En 1869, et pendant les six années qui suivirent, elle satisfit aux nécessités réparatrices en jeûnant tout le Carême un jeûne absolu, n’étant sustentée que d’un seul aliment : de la communion quotidienne. Et son corps se pliait à cette abstinence. Elle ne dormait qu’une heure par nuit.
Des périodes de paix radieuse surpayaient ses désolations. Elle atteignait une telle profondeur « d’union transformante » que, parfois, la présence sensible du Christ se substituait en elle au sentiment de sa propre vie :
« Dès que j’eus reçu la Communion — ceci se passait en 1876, le jour de la fête du Sacré-Cœur, — je perçus que mon cœur était mystérieusement transformé en celui de mon Bien-Aimé. Les espèces du pain disparurent, et je sentis en moi le Cœur vivant de mon adoré Rédempteur qui enveloppa totalement mon cœur et le liquéfia, de façon que je dus me dire : « Ton cœur n’existe plus ; à sa place se trouve celui de ton Époux bien-aimé. »
Humainement, des assistances imprévues, celle d’un oncle prêtre qui revint des États-Unis, celle du P. Rouard de Card, vicaire général des Frères-Prêcheurs, avaient soulagé l’excessive indigence du Couvent et redressé, à l’égard de Sœur Claire, l’opinion publique. Les Sœurs avaient maintenant un petit oratoire ; en 1873, il leur fut permis de faire, là, profession. Elles étaient dominicaines, mais sans l’habit. L’évêque de Luxembourg mourut ; son successeur, Mgr Koppes, autrement disposé, fit examiner par des théologiens les révélations de Sœur Claire. Ils répondirent à l’unanimité : « Sœur Claire n’a pu être trompée par le Démon et tout ce qu’elle se propose est louable. »
La Volonté du Christ lui désigna, pour y établir le monastère des dominicaines, une vallée du Luxembourg belge, Clairefontaine, ainsi appelée parce que Saint Bernard, dit-on, accompagnant le Pape Eugène III de Reims à Trèves, fit halte en ce lieu et bénit une source dont l’eau reçut une vertu de guérison. Des châtelains du pays donnèrent l’argent que Sœur Claire n’avait pas, afin qu’on pût construire une chapelle et des bâtiments. Sœur Claire, seule religieuse de chœur depuis qu’étaient mortes Sœur Josepha et Sœur Johanna, aidée de quelques converses, disposa tout dans leur nouvelle demeure, avec un enthousiasme de joie qu’atteste cette parole d’une de ses lettres :
« Pour faire la volonté de Dieu, j’affronterais le glaive et le feu. Je sens en moi une telle force surnaturelle qu’il me semble que rien ne pourra m’ébranler. Qu’un monde nouveau et un enfer nouveau surgissent et se conjurent pour m’exterminer, je ne broncherai pas. »
Le 30 avril 1882, en la fête de Sainte Catherine de Sienne, fut célébrée la cérémonie de sa vêture, où, selon le rite de l’Ordre, l’officiant présente aux novices deux couronnes, une de fleurs et une d’épines. Devant celle-ci, Claire Moës n’était point une novice. La couronne qu’elle avait, en secret, choisie dès son enfance, elle la prenait liturgiquement ; de même que la consécration de l’Ordre dominicain au Sacré-Cœur, accomplie, depuis des années, dans le désir de la Voyante, avait été visiblement réalisée par le Père Jandel, peu avant sa mort, en 1872.
Mais Sœur Claire ne demandait à Dieu que de souffrir jusqu’à la fin. Elle voulait les dérisions et les injures comme son seul manteau de gloire. Le fiel ne manqua jamais dans son calice. En 1884, il y eut, à travers les rues de Luxembourg, au temps du carnaval, un défilé sacrilège ; Sœur Claire, en effigie, fut bafouée, déshonorée avec les prêtres qui la dirigeaient. Deux ans plus tard, au moment d’une grève, les ouvriers d’Arlon allèrent manifester devant le monastère de Clairefontaine ; on insulta les religieuses, on lança des pierres contre leur porte ; une hache envoyée par-dessus le mur de la clôture alla s’enfoncer dans le plancher d’une cellule. Les Sœurs décidèrent de revenir à Luxembourg, au Limpertsberg, et c’est là que fut édifié leur couvent actuel. L’ampleur des constructions, proportionnée à l’affluence des postulantes, fait songer au grain de senevé devenu un grand arbre.
Sœur Claire, élue prieure, se manifesta aussi apte au gouvernement temporel qu’à la direction ascétique. Ses maximes portaient le sceau d’un bon sens que les inspirations divines avaient confirmé dans sa rectitude :
« Les austérités, disait-elle, doivent être pratiquées avec un esprit vrai d’humilité et de renoncement ; sans cela elles sont vides de mérites et peuvent devenir une abomination aux yeux de Dieu… Mieux vaut faire peu avec suite et allégresse que de se charger de fardeaux qu’il faut déposer presque aussitôt.
« L’obéissance extérieure, sans la soumission de la Volonté et du jugement, est comme l’enveloppe d’une noix sans son fruit. »
« La vraie liberté consiste dans l’obéissance. »
Pour prévenir les zizanies, les aigreurs médisantes, les vanités stériles, elle avait imposé une règle : quand deux religieuses, pendant la récréation, s’entretenaient, il leur était interdit de parler d’une troisième, ni de se décerner l’une à l’autre des louanges. Elle exigeait des Sœurs l’obéissance absolue, mais s’humiliait devant elles, expiait leurs fautes à leur place, voulait être la plus pauvrement vêtue.
Trois ans avant sa mort, le 29 juillet 1892, elle subit encore une crise d’obsessions démoniaques où elle se croyait damnée, criait son désespoir, injuriait, malgré elle, le prêtre qui l’exorcisait. Victorieuse jusqu’au terme, elle ne connut le repos qu’après avoir consommé l’offrande d’elle-même. Les derniers temps de son épreuve terrestre, elle ne pouvait plus, trop faible, quitter sa cellule. Mais, de son lit, ses yeux atteignaient le chœur de l’oratoire et l’autel. Elle expira le 24 février 1895, sa tête inclinée en avant, comme Jésus moribond. Sa bouche et ses yeux se fermèrent d’eux-mêmes.
Il ne semble pas que sa mort ait suscité autour de sa vie une immédiate rumeur de vénération. J’allai à Luxembourg six mois plus tard, j’y retournai en 1896 ; personne ne me parla d’elle dans le pays. Elle devait être de ces âmes cachées qui émergent peu à peu du silence et d’une sorte de nuit surnaturelle.
Je n’ai pu qu’abréger, à traits rudimentaires, les phases saillantes d’une existence dont le récit intime, tracé par Anna Moës à la demande expresse de son confesseur, tient 1,704 pages de manuscrit. Ce que j’en ai dit suffit à dévoiler, une fois de plus, l’inévaluable pouvoir d’une âme qui s’est donnée au Christ totalement. L’élection mystique de Sœur Claire, ses douleurs et ses joies suréminentes témoignent quel prix Dieu mettait à l’avenir de l’Ordre dominicain ; et telles furent les conditions de sa renaissance, telles demeurent celles de sa durée. « La vraie dominicaine se bâtit dans les souffrances », répétait Sœur Claire. La croix de Lacordaire, dans la crypte des Carmes, la grossière croix brune couronnée d’épines où il se faisait suspendre et flageller a plus acquis aux Frères Prêcheurs que toutes les persuasions de son éloquence. « Nous sommes faits, disait le Curé d’Ars, en forme de croix. » Se faire croix, c’est, qu’on le veuille ou non, l’unique manière d’être homme au sens de Dieu.
Le centenaire[24] de Barbey d’Aurevilly semble une occasion de ruiner sa légende paradoxale et d’imposer sur sa mémoire un jugement véridique en criant la grandeur de ce qu’il fut.
[24] D’Aurevilly est né le 2 novembre 1808.
Il prévoyait assurément l’indifférence posthume des générations. Il eut le cœur assez haut pour en souffrir peu ; sans toutefois porter le dédain ou l’abnégation jusqu’à vouloir se faire, ainsi que Maurice de Guérin, son ami, « une auréole d’obscurité », ni prendre à son compte le mot plus humble de Donoso Cortès : « Je ne veux pas que mon nom résonne » ; car il aima le succès, même populaire[25] : à chacun de ses retours en Basse-Normandie, dans ce Cotentin où les vieilles pêcheuses l’appelaient toujours Monsieur Jeules, il exultait de retrouver son pays plus fier de ce qu’il l’avait peint. Mais il ne pouvait admettre qu’un catholique condescendît à des courbettes devant les dispensateurs de glorioles : Hello, quémandant des articles laudatifs, l’indignait. En songeant à Raymond Brücker, le magnanime apôtre qui, ayant beaucoup fait pour l’Église, n’en avait rien eu, il concluait pour lui-même, loin de toute aigreur :
[25] « J’ai la plus belle popularité de salon, écrivait-il à Trebutien en 1845, au moment où il travaillait à Une vieille maîtresse, et je veux un succès grossier de cabinet de lecture. »
« Le catholicisme a cela de beau qu’il peut, sans ingratitude, se décharger sur Dieu du soin de payer les services qu’on lui rend[26]. »
[26] Romanciers d’hier et d’avant-hier, p. 153.
Seulement, plus d’une fois, il se revancha par un sursaut d’orgueil des aveuglements et des haines qu’il affrontait :
« Le bétail imbécile qui forme le monde est digne d’un tel mépris que la plus belle pourpre qu’on puisse attacher aux épaules d’un être fier, c’est la pourpre de la calomnie, et les plus beaux diamants dont on puisse consteller cette pourpre, ce sont les crachats de l’insulte qu’on ne mérite pas[27]. »
[27] Sensations d’histoire, p. 194.
Calomnié, il le fut et dénigré, plus encore par ceux qui devaient le défendre que par les autres. M. de Pontmartin dépassa contre lui Zola en âcreté de rage. Il a eu beau disparaître : ou bien, à son égard, l’iniquité du silence se prolonge ; ou on s’en tient à l’opinion qu’ont faite ses ennemis ; on lui en veut, comme s’il vivait, de deux supériorités irrémissibles : d’avoir été un aristocrate et un catholique, et de l’avoir été superbement, en conquérant, non en vaincu.
Son aristocratie[28], même s’il en eût renié les principes, eût offensé des temps démagogiques exécrant d’instinct quiconque humilie, par sa stature, l’anonyme pleutrerie des masses. Mais Barbey d’Aurevilly, loin d’effacer son écusson sur sa porte, le relustra, et laissait éclater dans tous ses gestes les privilèges d’un sang hautain. Bien qu’il crût aux aristocraties personnelles — certaines individualités « valent des races, parce qu’elles sont faites pour en fonder », — il n’en croyait pas moins que le signe le plus authentique d’une élite traditionnelle, « le génie du Commandement », peut passer d’un ancêtre à quelques descendants élus. Ces virtualités héréditaires, pour sa part, il les transmua en force imaginative et en idées, les glorifia dans ses fictions.
[28] Paul Bourget, qui fut son intime et qui l’a défini avec sa pénétration dans la préface du deuxième mémorandum, me livrait naguère (décembre 1926) ces particularités. Quinze jours avant sa mort, d’Aurevilly l’appela auprès de lui, rue Rousselet, et lui montra des papiers de famille établissant que son arrière-grand-père était le chevalier Barbey : « Vous attesterez, lui dit-il, que mon vrai nom n’est pas Barbey d’Aurevilly, que je suis le chevalier Barbey. » Faut-il admettre que ce Barbey fut fait chevalier, ayant consenti à épouser une demoiselle honorée quelques semaines des faveurs de Louis XV et devenue enceinte du Roi ? Bourget interrogea un jour sur cette origine Barbey ; il répondit par une boutade : « Je ne veux pas être le cousin du comte de Chambord, d’un prince qui ne sait pas monter à cheval. » Mais le duc d’Aumale, qui se croyait bien informé, dit au même Paul Bourget, lorsqu’il lui posa cette question : « Oui, Barbey est un Bourbon. »
Aussi ses goûts aristocratiques lui furent-ils imputés comme une bravade. Il est clair que son besoin de s’en targuer trahissait l’inquiétude d’une décadence, de même qu’avant lui, chez Saint-Simon, le tourment des préséances et de l’étiquette. Néanmoins, il y avait là mieux qu’une pose d’artiste et de mondain ; le gentilhomme en lui se défendait, défendait tout un monde contre la submergeante vulgarité. Ses semblants de dandysme, son souci des nuances rares et des sentiments absolus équivalaient à des vestiges d’indépendance féodale. Il se permettait des élégances tranchantes, sachant trop que personne n’aurait l’audace de les imiter, et il eut celle d’être lui aussi bien dans les dentelles de ses cravates et les tortillons de ses paraphes sanglants que dans ses paradoxes de contre-révolutionnaire et de chrétien. Ce que ses manières étalaient d’original et qu’on a pris pour de l’enfantillage romantique répondait à l’esprit d’une caste qui, dépouillée de ses distinctions, pour attester qu’elle ne voulait pas mourir, se singularisait plus jalousement.
Ses attitudes ostentatoires prévenaient une anxiété du même ordre. D’ailleurs, il ne dépendait guère plus de son caprice d’avoir, comme eussent dit ses pères, le « boute-hors » aisé et avantageux, que d’être doué d’une voix mordante et d’un œil de gerfaut. Il était de ceux qui portent leur blason jusque dans la gouttière de leur nez. Il eût voulu s’encanailler, ou se faire une échine docile ; malgré lui, il se serait dénoncé patricien, impérieux. Très conscient de ce qu’il valait, il passait au milieu des hommes avec une allure de justicier, n’oubliait pas qu’il avait eu pour aïeul un grand bailli à robe rouge, Ango, longtemps fameux en Normandie par ses rigueurs. Sous son harnois de journaliste, il n’abdiqua point la franchise de sa fierté : « On doit la vérité, prononçait-il, à tous, sur tout, en tout lieu et à tout moment, et on doit couper la main à ceux qui, l’ayant dans cette main, la ferment. » Il sabrait les coquins et les médiocres, d’autant plus qu’il les voyait puissants, et se plaisait à claironner les noms d’inconnus qu’il admirait. Plus strictement qu’à Saint-Simon, il lui eût été permis de témoigner qu’il gardait « son pucelage entier sur les bassesses » ; il mourut, ainsi qu’il se le promettait, sans avoir « quitté son gant blanc », et put le tendre à Dieu, net au moins de tout vasselage malpropre.
De telles façons cavalières devaient exaspérer ou le rendre incompréhensible ; une aversion, faite de peurs et de rancunes, s’est étendue de sa personne à son œuvre.
Comment, au reste, eût-on supporté des livres qui prenaient à rebrousse-poil les préjugés modernes ? L’aristocratie elle-même, au temps de Louis-Philippe et du Second Empire, elle que d’Aurevilly reconnaissait étiolée par la vie de salon, « hébétée par le turf », ou racornie, en province, au fond d’un stérile isolement, aurait-elle saisi la beauté d’un roman, tel que le Chevalier Destouches, conçu à la gloire de la Chouannerie ? Aujourd’hui, plus encore, peu de lecteurs, voire titrés, sentiraient la magnificence de cette parole que, dans l’Ensorcelée, la vieille Clotte jette aux pieds de l’abbé de la Croix-Jugan :
« Ah ! vous autres seigneurs, qu’est-ce qui peut effacer en vous la marque de votre race, et qui ne reconnaîtrait pas ce que vous étiez aux seuls os de vos corps, quand ils seraient couchés dans la tombe ? »
Ses romans sont écrits comme les Mémoires d’un homme de qualité qui aurait traversé des aventures de guerre[29] ou d’amour, souvent étranges, au-dessus de la vie commune, en des pays excentriques, vieux de mœurs et d’aspects, où son âme, comme celle d’un bouvier normand d’autrefois, se saturait de légendes et voyait spontanément le surnaturel inséré dans les faits tangibles. Une ère de vile bourgeoisie, s’il en fut jamais, une France peu romanesque, lasse de ses antiques vertus guerrières, blasphémant tout ce qu’elle avait cru, pouvait-elle en faire sa pâture ?
[29] V. dans le livre de François Laurentie : sur Barbey d’Aurevilly, son masque mortuaire reproduit en frontispice. C’est le visage d’un vieux colonel de lanciers.
D’autre part, son catholicisme lui valut des hostilités sans merci ; l’intransigeance, en critique, de ses convictions, gênait les croyants de moyenne espèce non moins que les libres penseurs. Quand les catholiques subissaient l’erreur du libéralisme, d’Aurevilly, avec ses axiomes foudroyants pour la tolérance, sa fidélité à expliquer l’histoire dans le sens absolu de l’Église et à scruter les événements sous le flambeau de ses seules doctrines, effarait la quiétude des compromis. Comme il ne s’embrigada dans nulle faction politique, pas plus qu’il ne voulut être d’aucun cénacle ni d’aucune Académie, les milieux cléricaux se méfièrent d’un si redoutable paladin. La médiocratie, soi-disant religieuse, réprouva, plus que des maîtres incroyants, un artiste qui, s’avérant catholique, représentait sans fausses décences les désordres de la chair, ou ailleurs exaltait le saint et le pauvre, ces deux épouvantails des honnêtes gens.
Et pourtant, dès ici proclamons-le, Barbey d’Aurevilly restera une des gloires les plus solides du catholicisme intellectuel, au siècle dernier. Ses romans ont prouvé — ce que Chateaubriand n’avait su démontrer par l’exemple — qu’un art imbu de surnaturalisme, six cents ans après Dante, est encore possible, et que les sources des intuitions supérieures ne sont point fermées pour nous. En tant qu’essayiste et philosophe catholique, moins perçant que Joseph de Maistre dans l’acuité des aperçus, il le vaut par la décision et l’ampleur de son dogmatisme. Il ramena toutes les modulations de ses idées à cette unique évidence « qu’en dehors du catholicisme il n’y a rien de profond nulle part » ; postulat dont sa propre expérience vérifia l’absolue justesse ; car si sa foi ne fut pas tout son génie, son génie, hors de sa foi, n’eût été qu’une flamme errante, dévastatrice, s’agitant au gré des partis pris et des passions.
Ce qu’il dut à ses croyances, il le savait d’autant mieux que, sans avoir jamais renié son patrimoine de catholicisme, jusqu’à son âge mûr il le laissa dormir infructueusement. Ses deux premiers Memoranda (1836-1838), ses poèmes de jeunesse, Léa, Amaïdée, Ce qui ne meurt pas, accusent les égarements de sensibilité, la détresse d’orgueil où ses forces eussent dépéri, s’il ne fût enfin revenu, de tout son élan, aux tonifiantes réfections des nourritures sacramentelles.
Après une phase juvénile, celle de son droit à Caen, — il rêvait alors « d’une vie fringante, du bruit militaire, des charges et des sonneries, des uniformes et des aiguillettes », — il éprouva, entre vingt-cinq et trente ans surtout, une période d’anémie sentimentale, « de tristesse sèche », de « sensation du néant ». Le byronisme l’atteignit plus intimement que bien d’autres, parce qu’il trouvait une séduction à cette amertume méprisante de l’aristocrate qui s’ennuie. L’ennui devenait « le dieu de sa vie ». Il se jugeait « vieux, vieux, vieux ». Des veilles démesurées, un régime bizarre — souvent il dînait d’une tranche de melon ou d’un morceau de sucre, ou même ne dînait pas du tout — entretinrent son état mélancolique. Lorsqu’il restait seul, dans sa chambre, au crépuscule, des angoisses indéfinies l’oppressaient ; un temps pluvieux, l’après-midi d’un dimanche, par les rues désertes, le navraient comme un abandon.
Irrégulier d’humeur, capricieux, à ses moments les plus moroses il débitait « des folies et des fatuités » ou cédait à une paresse torpide, singulière chez un artiste, plus tard si productif — sa promptitude d’action ne devait, au reste, en nul temps, exclure une certaine pente à l’indolence, au reploiement ; empoigner son labeur « avec une rapidité d’oiseau de proie », n’était-ce pas une façon de s’en libérer plus vite ? — Sa voracité de lectures trompait son isolement ; il lisait n’importe quoi, même les Mémoires du Diable de Soulié, pour « voir ce que c’était ». Avec cela, des riens frivoles comblaient le vide de ses heures : la venue du coiffeur est rarement omise dans son journal ; il se faisait de l’essayage d’une redingote une affaire grave. Il fréquentait quelques salons, s’y composait un rôle de nonchalante et sarcastique supériorité, ne trahissant son fond passionné que par des concetti et des traits étincelants. Mais, quoiqu’il se donnât le maintien d’un héros selon Stendhal, il n’aurait pu, comme Stendhal, rester sèchement l’analyste retors des hypocrisies mondaines. Dès son petit livre du Dandysme et son roman de l’Amour impossible, la verve du poète frémit sous les rigueurs de l’analyse.
Ses froideurs de dandy cachaient une ténuité d’impressions morbide, des facultés d’analogies aussi subtiles que celles des lyriques anglais. La vue d’une capote de soie blanche avec un nœud flottant le remuait pour toute une soirée ; un beau jour de septembre, dans une lumière ambrée, lui causait des sensations « inavouables, tant elles étaient incompréhensibles. » Ses idées, quand elles se cristallisaient en maximes, affectaient une finesse d’antithèse presque féminine :
« Si la perte de ce qui fut est amère, notait-il un matin, la perte de ce qui n’a pas été l’est bien davantage[30]. »
[30] Deuxième mémorandum, p. 23.
Une grande affection sans espoir pour une femme qu’il revit à de rares intervalles creusait au centre de sa vie comme un puits de silence et de douleur murée ; des passades sensuelles eurent peine à l’en divertir ; il aimait, en damoiseau nerveux qu’il était, les femmes sculpturales, ou d’une animalité provocante ; toutefois, peu capable de plaisir, lorsqu’il ne l’intellectualisait point par le sentiment et l’imagination.
Ses amis, Guérin et Trebutien entre tous, l’occupaient plus que ses maîtresses : il s’enivrait de causeries métaphysiques, de correspondances insatiables.
D’Aurevilly, vers cette époque, semblait promettre une sorte de Musset, moins impulsif, plus abstrait, plus réfléchi.
Chez lui, la violence des instincts n’opprima que par crises le libre arbitre. Son besoin de domination sur les autres et sur lui-même, ou, pour mieux dire, son invincible aristocratie le préserva des grossiers dévergondages. Porté, comme tout Normand, aux liqueurs fortes, il s’interdisait d’en faire abus ; il s’exerçait à ne point se rendre l’esclave même des femmes qui lui plaisaient. De même que Julien Sorel, dans le Rouge et le Noir, il cherchait les occasions de petites victoires réitérées, afin de se prouver la force de son ascendant : « On obtient tout ce qu’on veut des hommes, écrivait-il, par la persistance sans colère et par l’idée fixe éternellement reproduite dans les mêmes termes et les mêmes accents. » En attendant, il se contentait, au cours d’une discussion, de « ne pas se laisser désarçonner plus qu’un centaure » ; il s’imposait d’accepter avec calme les déconvenues ; il aurait voulu, à l’exemple de Napoléon, pouvoir prendre et quitter librement « le poids de ses pensées, se maintenir maître, en toute occurrence, de transposer son attention ». Il s’indignait, approchant de la trentaine, d’avoir, jusque-là, si peu agi :
« Qu’ai-je fait et que suis-je ? Qu’est-ce que je laisserais d’achevé, de forclos, si je mourais ? »
Mais sa volonté se cherchait encore sans objet vital, et aurait pu s’ankyloser dans le vide, ou dévier vers de faux principes. Actuellement, par cela seul qu’il se détermina dans un autre sens, on le concevrait mal, confondant, comme le Vigny d’Eloa, l’amour avec la pitié, puis, détrompé des faiblesses du cœur, se raidissant vers un stoïcisme de désespoir, celui des Destinées. Tel est l’orbe pourtant où s’enferme Allan de Cinthry, le héros de Ce qui ne meurt pas. Ailleurs, le philosophe Altaï — c’est d’Aurevilly lui-même — s’est mis en tête de sauver la courtisane Amaïdée ; il l’entraîne dans la solitude, au bord de l’Océan, auprès de son ami, le poète Somegod (Maurice de Guérin). Amaïdée, s’ennuyant, prend la fuite, retourne à sa vie d’esclave, et Altaï conclut en fataliste : « On ne relève pas une femme tombée, et toujours la chute est mortelle. »
Il eût été difficile à Barbey d’Aurevilly, avec sa claire vue ironique des indigences humaines, de s’en tenir à de folâtres chimères, de croire à la bonté de l’espèce et à la souveraineté de la raison. Le danger, pour un byronien épris de Stendhal, paraissait plutôt de finir dans un pessimisme insultant ; les perverses leçons du XVIIIe siècle, dont il ne fut pas indemne, — et c’est pourquoi il l’eut si fort en exécration, — l’incitaient à envisager l’existence comme une fantasmagorie d’art, ou une grimace de vanité plus ridicule encore que féroce, et derrière laquelle il n’y a rien. Il serait alors devenu ce qu’une malveillance radoteuse s’entête à déprécier en lui, un homme tout de décor et d’attitude, un cabotin de haute parade.
Son retour au catholicisme disciplina ses penchants, rectifia les oscillations de son intelligence, ouvrit à ses énergies instables un champ de certitude et d’alacrité. Eugénie de Guérin le définissait auparavant « un beau palais où il y avait un labyrinthe ». Désormais, le labyrinthe simplifié se convertit peu à peu en une crypte aux assises granitiques, mâle et pure dans son ensemble, quoique précieuse d’ornementations et traversée encore de souffles lascifs. Quant au palais, toutes ses fenêtres s’embrasèrent, comme si un concile œcuménique y fût venu siéger.
Cette conversion se fit par un travail lent, sans coup de foudre, attendu qu’il n’avait jamais rompu désespérément avec ses croyances. Les supports de la foi, sinon la foi, lui restaient : tels, au donjon de Chandos, à Saint-Sauveur-le-Vicomte, ces puissants gonds des portes arrachées qui s’enfoncent, intacts, au vif des murailles géantes. Lorsqu’il séjournait chez son père, il assistait aux offices le dimanche ; il aimait les traditions liturgiques, dédaigneux cependant du moyen âge, et il eût « donné, disait-il, toutes les cathédrales pour une tresse de Diane de Poitiers ».
Ce ne fut ni l’esthétisme ni une exaltation de sensibilité qui rapprochèrent des sèves catholiques sa vie intérieure. A cet égard, son catholicisme se révèle autrement sérieux que celui d’un Chateaubriand et d’un Lamartine. Sa raison positive fut reconquise en même temps que ses facultés de poète.
Un attrait dominateur le tournait vers l’histoire ; en étudiant les gestes de la Papauté (l’Innocent III de Hurter) il admira de plus en plus « l’imposance » du point de vue catholique. Il lisait avec enivrement Joseph de Maistre[31] ; cet indomptable logicien de la théocratie unitaire le gagna sans effort à une thèse qui rencontrait au fond de son tempérament des concordances impérieuses. La stabilité de l’Église, son entente du gouvernement des âmes et des états, tout ce qui a le plus mis en rébellion contre elle des cerveaux anarchiques et inconsistants, c’est là que d’Aurevilly trouva un motif initial de croire. Il ne concevait rien en ce monde au-dessus du prêtre, parce que le prêtre est, plus que nul autre, fait pour commander, étant investi d’une puissance tellement formidable que Dieu même, une fois qu’il l’y a constitué, ne peut plus l’en faire déchoir. Les plus éclatantes figures de l’histoire laïque lui paraissaient d’une piètre mine auprès des saints et des porteurs de tiare ou de pourpre qui ont mené, depuis le pré-moyen âge jusqu’aux siècles révolutionnaires, les affaires surnaturelles et temporelles de tous les grands peuples.
[31] « Lu la moitié du second volume de de Maistre sur Bacon. J’ai une jouissance inexprimable à lire cet homme ; ce sont des frémissements de plaisir que j’éprouve quand je me plonge dans l’eau vive des abstractions au sein desquelles son merveilleux esprit ne l’abandonne jamais. » (Deuxième mémorandum, p. 189.)
Dans sa pensée d’aristocrate, lorsqu’à la plénitude du sacerdoce s’ajoutait la fierté de la race, l’homme qui se savait doublement roi, et par son sang et par l’onction du chrême, devait atteindre à une omnipotence effrayante en soi, si l’ascétisme ne la réfrénait : son terrible abbé de la Croix-Jugan spécifie, à une hauteur inégalable de tragique, cette conjonction presque surhumaine des deux privilèges, rendue inutile pour lui, survivant d’une féodalité agonisante, et changée, soit par son orgueil, soit par des maléfices occultes, en un pouvoir d’ensorcellement et de mort.
Le respect infini où Barbey d’Aurevilly s’inclina devant le sacerdoce ne gênait point son indépendance critique à l’endroit des prêtres individuellement considérés ou parfois déconsidérés.
Il dit son fait à Lacordaire, quand il le vit verser dans des concessions tantôt mondaines, tantôt démagogiques. Le médaillon de Mgr Dupanloup n’est pas un des moins mordants parmi ceux des quarante Académiciens qu’il coula en bronze, sauf trois ou quatre, pour l’éternité du mépris. Il exigeait du prêtre qu’il restât prêtre en tout et par-dessus tout, son action terrestre devant s’imposer clairvoyante et souveraine d’autant qu’il jugera la terre de plus haut ; Grégoire VII fut un Pape impérial et sa politique sauva l’Église de dérèglements où elle semblait pouvoir se perdre ; mais de quoi tint-il son génie, sinon de sa sainteté[32] ?
[32] V. Sensations d’histoire, de quelle façon magnifique il a expliqué son pontificat.
Même avant de se soumettre au catholicisme comme au vrai absolu, « dans ce qu’il nous suffit tout au moins d’en connaître », d’Aurevilly vénéra donc en sa doctrine la synthèse des forces civilisatrices, la plus parfaite mise en œuvre des supériorités possibles et la seule philosophie concrète « qui embrasse la nature humaine tout entière ».
A mesure que ses facultés d’artiste s’agrandissaient, il constata que, plus sa compréhension de la vie se faisait large, plus elle convergeait vers l’orthodoxie, « cette science du bien et du mal », et qu’un art qui « peint ressemblant est par excellence un art catholique ». Peindre ressemblant, ce n’était point, il le répétera, mouler goujatement, à la manière des naturalistes, l’expression sur le visage des réalités, mais faire saillir l’intérieur des âmes dans un geste, une nuance, un mot, plonger jusqu’aux analogies essentielles, développer la liaison des apparences qu’on touche avec leurs causes supra-sensibles.
L’idée de Cause, fortement saisie, le mena comme par la main vers la surnaturalité du dogme. Il n’en poussa jamais très loin l’étude historique et théologique, et, bien qu’il se gorgeât quelquefois de Saint Thomas[33], « rude moelle de lions », il participa sur ce point à l’insuffisance commune des modernes les plus croyants. Cependant il possédait cette théologie « naturelle et certaine » qu’admirait chez lui Mgr Bertaud.
[33] V. son Mémorandum de 1864, p. 259.
Vis-à-vis des règles morales, en dépit de ses propres faiblesses, jamais il ne prétendit, dans ses conceptions, faire transiger la loi au profit du désordre, humilier l’esprit sous la chair ; leur antagonisme insoluble devint au contraire le texte de ses romans, et, si vieille que fût cette donnée, il la pressentit inépuisable en renouvellements et en profondeurs.
Quand, par rencontre, il s’occupa d’exégèse, il se tint toujours au droit fil du bon sens traditionnel : en lisant la Vie de Jésus de Strauss, il jugea les objections du critique libre-penseur plus débiles que les arguments d’une apologétique surannée. Il abominait cette méthode allemande qu’ont reprise Renan et son acolyte Loisy, et qui « de nuance en nuance, d’effacement en effacement, dépouille et pèle le fait historique, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien ».
Réfractaire au mysticisme sentimental, — il le repoussait en tant que philtre de déraison, lorsque l’obéissance de la foi n’en maîtrise plus les ivresses, — il posa néanmoins, aussi fermement qu’un mystique, à la racine de la vie transcendante, comme de toute vie, le surnaturel. La conviction que, Dieu étant l’origine et la fin, nous ne créons pas la Vérité, mais que nous la recevons de son Verbe et de son Église, descendit, par degrés, jusqu’au fond de son entendement. Il fallait le matérialisme et la cécité rationaliste des temps modernes pour qu’une telle ontologie acquît la valeur d’une découverte imprévue et semblât paradoxale, indémontrable. Elle suffirait pourtant à prouver la logique intuitive et illuminatrice de Barbey d’Aurevilly.
Un philosophe lyonnais, qu’il tenait justement en prodigieuse estime, Blanc de Saint-Bonnet[34], avait, le devançant, tracé les vastes courbes de la même métaphysique ultramontaine, à vol d’aigle. Mais l’Introduction des Prophètes du passé la déploie dans une de ces vues plénières, d’une grandiose sévérité, telles que, depuis Bossuet, nul, sauf Lamennais, n’aurait eu l’haleine d’en soutenir l’essor. Il n’y a, quand on veut atteindre le Vrai, expose en substance d’Aurevilly, que deux voies concevables, l’une qui part de Dieu pour arriver à l’homme, l’autre qui part de l’homme pour s’élever à Dieu, ou plutôt pour ne point s’y élever ; car « du concept de l’homme on ne va pas au concept de Dieu ». Au moyen âge, la notion de Dieu triomphait ; avec la Réforme, elle a été vaincue, et, malgré les désastres où sa défaite continue à précipiter les peuples, à moins d’un miracle, « il n’y aura bientôt plus moyen de la ressusciter ». Si le genre humain doit vivre, il faudra cependant qu’elle ressuscite ; « puisqu’en fin de compte, et quoi qu’on fasse, il n’y a jamais, dans ce fourmillement inépuisable de sociétés, qu’un tête-à-tête éternel de l’homme avec Dieu, l’homme relèvera sa moralité en replaçant Dieu dans sa pensée, ou il mourra de son Moi dilaté, qui crèvera comme une vessie immonde ; mais Dieu sait seul à quels pieds sanguinolents de porcher il ordonnera de l’écraser, pour l’écraser mieux ! »
[34] V. Philosophes et écrivains religieux et Prophètes du passé, ce qu’il dit de ses livres de l’Infaillibilité, de la Douleur, de sa brochure sur l’Affaiblissement de la raison en Europe.
Restaurer en Dieu la conscience universelle, il n’est point d’autre tâche nécessaire pour l’artiste, le métaphysicien, le politique ; et ils ne peuvent la tenter qu’à cette condition d’être absolus, inflexibles dans leur croyance. « Quand on ne rompt pas nettement avec certaines idées, on les partage. » Ils l’avaient bien compris, ceux qu’on dénomma par ironie les Prophètes du passé, de Maistre, Bonald, Chateaubriand, Lamennais avant son apostasie, Saint-Bonnet, ces rares grands esprits qui furent, véridiquement, chacun à son heure, des prophètes.
Barbey d’Aurevilly mérita d’être rangé à leur suite, du jour où il rentra tout entier dans le giron de l’Église. Sa conversion demeura longtemps incomplète, retardée par ses fantaisies charnelles. Il méditait, durant la journée, les Soirées de Saint-Pétersbourg, et allait passer les siennes avec le Conte de Boccace, une soubrette d’une beauté princière, violemment amoureuse de lui. Lorsqu’il se détacha du libertinage — il touchait alors à ses quarante-sept ans — deux influences manifestes avaient coopéré à l’aide mystérieuse de la grâce : celle de son ami, le fougueux et humble Brucker[35], et celle de l’abbé Léon d’Aurevilly[36], son frère.
[35] Sur Brucker, v. Philosophes et écrivains religieux, et Romanciers d’hier et d’avant-hier (à propos de la conversion de Paul Féval).
[36] L’abbé d’Aurevilly fut un de ces saints obscurs et inestimables à qui la France doit de n’avoir pas été foudroyée sous les Jugements divins. Quelques années avant de mourir — en 1872 — il fit une chose d’une sublime étrangeté : assumant sur sa tête, autant qu’elle le pouvait porter, le faix des hontes nationales, il offrit au Christ, en réparation de sa Justice et de son Amour bafoués par un peuple impénitent, le sacrifice, non seulement de sa vie, mais, ce qui est plus inouï, de son intelligence qui était fort belle. Et, en effet, peu après, il fut atteint d’une sorte de gâtisme où il se vit lentement dissoudre.
Le 2 février 1855, il annonçait à Trebutien le grand acte : « Je n’oublierai plus qu’après toute une vie de désordres et de sardanapaleries, Brucker m’a conduit à l’autel où j’ai communié la première fois depuis mon enfance, et qu’il a communié avec moi. Il a été pour moi catholiquement ce qu’étaient les parrains à la réception des chevaliers de Saint-Louis. Il m’a donné du plat de l’épée sur l’épaule, baisé aux joues et armé catholique. »
Cette allégresse féodale, presque guerroyante, peut, en apparence, être dénuée d’humilité ; mais, s’il avait eu l’âme charlatanesque qu’on lui attribue sinistrement, il aurait, comme plus d’un dont le nom retentit encore, sonné des fanfares autour de sa pénitence, et en eût battu monnaie, détaillant ses confessions dans quelque livre à gros tirage. Au rebours, ce qu’il venait d’accomplir ne franchit guère le secret de l’intimité ; et combien son christianisme se maintient au-dessus des préoccupations vaniteuses, d’autres lettres confidentielles en sont des témoignages difficiles à récuser :
« Ne soyons pas des chrétiens littéraires, écrivait-il au même Trebutien. Soyons faibles, mais prions Dieu ; et puisqu’il s’est donné à nous dans l’Eucharistie, ne l’y laissons pas sans l’y prendre. »
Le pli de ses inclinations voluptueuses lui infligea-t-il, dans la suite, des rechutes suivies d’un nouveau retour à une vie sans reproche ? Il le laissait entendre, lorsqu’en mai 1878 il confiait à Mgr Anger :
« Dimanche, j’ai eu le bonheur de communier ; je suis rentré dans le chemin droit, j’ai senti vos prières sur mon âme. »
Cependant, depuis sa conversion première, et même avant — dès 1847, il s’était résolument croisé pour les grandes Causes du catholicisme[37], — les certitudes de sa foi ne trahirent aucun fléchissement ; appuyées sur un Absolu métaphysique, elles défiaient ces muances de sentiment où, d’heure en heure, l’être moral se défait et, en souffrant, se reconstitue.
[37] De cette année-là datent ses articles dans la Revue du Monde Catholique sur Mgr de Bonald, sur Clément XIV et les Jésuites, etc.
Son intelligence des idées chrétiennes n’alla qu’en s’approfondissant. Il se plut, lui si altier par complexion, au culte des humbles ; dans son Mémorandum de 1864, il consacre la mémoire d’un imagier de village ignorant et pieux, mais « à qui Dieu avait donné le don de sculpter » ; cet homme s’était voué à relever sur l’ancien plan l’Abbaye de Saint-Sauveur-le-Vicomte et à l’orner de statues « pour lesquelles il n’avait pas eu de modèles » ; il était mort, sans avoir achevé :
« Dieu ne veut peut-être pas, conclut d’Aurevilly dans une pensée de mélancolie croyante, que les êtres qu’il aime achèvent rien. »
Assez pauvre pour avoir le droit de glorifier la pauvreté, il se ressouvient quelque part avec admiration d’un vieil aveugle qu’il avait connu, à la porte d’une église de Caen, et dont toute la supplique se bornait à murmurer un éternel Ave Maria : « Belle prière pour un pauvre ! Il semblait saluer les femmes qui passaient de ce noble salut d’Ange : « Je vous salue, Marie, pleine de grâce » ; et en même temps il priait CELLE-LA qui ne passait pas, mais qui l’entendait mieux que celles qui passaient[38] ». Il aimait les pauvres, parce qu’ils imposent l’image du Christ souffrant à un monde qui ne veut plus de Lui, ni d’eux. Plus tard, il nimbera, dans un Prêtre marié, la figure pâle de l’abbé Méautis, le curé de village indigent même en science théologique, mais riche d’amour et d’immolation, lavant lui-même le linge souillé de sa mère devenue folle, et, un jour, se communiant avec une Hostie vomie par la bouche d’un pestiféré. Chose admirable ! Les pages que d’Aurevilly semble avoir le mieux écrites avec le charbon de feu des Voyants, c’est Saint Benoît Labre, le Curé d’Ars, Sainte Thérèse qui, pour ainsi dire, les lui dictèrent, quand il les magnifia.
[38] Mémorandum de 1856.
La virginité, cette aristocratie suprême, lui inspira de véhémentes adorations. Devant une Vierge de Memling, il se mettait à genoux et osait songer : « Quels yeux baissés ! Elle serait nue que ses paupières baissées ainsi la couvriraient toute mieux qu’un manteau qu’on laisserait tomber sur elle[39]. » Il vengea Jeanne d’Arc, en quelques phrases flamboyantes, des profanations de Michelet, et, en son Aimée de Spens, du Chevalier Destouches, divinisa presque la vieille fille, honorée comme vierge.
[39] Mémorandum de 1856.
Par contre, la présence du démoniaque dans les perversités humaines lui offrait l’unique explication de ces monstrueuses scélératesses qui reculent les limites de la malice concevable et jettent un défi à la patience de Dieu. Le sens du satanisme fut chez lui plus aigu que l’appétit des béatitudes ; son catholicisme resta positif plus que mystique, et il lui manquait cette candeur qui, seule, ouvre la vision des royaumes célestes.
Il n’en reçut pas moins de sa culture catholique l’intuition des extrêmes, forme de lucidité singulièrement rare, depuis que la Renaissance, en voulant barrer les avenues par où la vie terrestre se prolonge et s’amplifie vers l’invisible, circonscrivit les puissances du désir et la sagesse aussi bien que le vice dans le fond de cuvette de la mediocritas antique, où barbote, bon gré mal gré, tout ce qui a cessé d’être chrétien. D’Aurevilly comprit que l’abîme appelle l’abîme, que la damnation est l’envers de la Rédemption, et que l’homme peut, sans terme, se transfigurer ou déchoir, puisqu’il est maître de s’unir à l’Infini et au Parfait ou de s’accointer à l’Esprit du mal. Il fondait ses certitudes sur une induction expérimentale et non, comme l’en invectivait aveuglément Zola[40], sur un a priori mystique : toutes choses se correspondant entre elles dans l’ordre créé, il lui paraissait absurde que le sens de notre vie s’arrêtât à notre conscience et que l’homme fût le haut bout de l’univers. Ce qui se passe en nous et autour de nous se répercute en des volontés supérieures dont les mouvements oppriment ou soulèvent notre volonté.
[40] A l’occasion des Diaboliques (v. Buet, op. cit., p. 219).
La pénétration qu’il acquit des mondes spirituels le ramenait aux façons de sentir du moyen âge[41] ; de même que telles autres de ses tendances le feraient aisément supposer contemporain de Brantôme et de la Ligue, et, telles autres, proche cousin du prince de Ligne et des dilettantes du XVIIIe siècle.
[41] Il songea quelque temps à écrire un roman sur l’an 1000, dont le plan se trouve dans ses notes intimes.
Il atteignit, au sein du catholicisme, l’équilibre de toutes ses propensions, spécialement nécessaire à un féodal de décadence qui roulait dans son sang les instincts de plusieurs siècles contradictoires. Il pondéra son individualisme et néanmoins en accrut l’indépendance originale. Au lieu d’imposer à son imagination[42], comme contrepoids, l’ironie, il se livra désormais aux forces traditionnelles dont l’ensemble s’ajoutait à ses croyances pour fixer la valeur sérieuse de ses actes. Dans l’Amour impossible, il avait raillé, non sans motif, la fausse distinction de l’aristocratie moderne, cette tyrannie des convenances qui aboutit à l’impuissance d’aimer ; dans Une vieille maîtresse, le Chevalier Destouches, il représentera l’enchantement des vraies mœurs aristocratiques, de celles qu’enfant il avait vu finir ; personne, aussi bien que lui, n’aura portraituré ni mis en scène d’authentiques grandes dames[43]. Convaincu de la nécessité des cadres sociaux, il ne voulait plus chercher dans le roman que « l’histoire des passions à travers une forme sociale ». Ses emportements imaginatifs, il les restreignit, autant qu’il le pouvait, pour ployer à une vraisemblance les conjonctures de ses fictions.
[42] « L’imagination était la seule faculté développée en moi. » (Ce qui ne meurt pas, lettre d’Allan de Cinthry à André d’Albany.)
[43] Les grandes dames de Balzac parlent comme des harengères ou des maîtresses d’école ; celles de Musset, comme d’agréables caillettes, de portée nulle. V. au contraire Mme de Flers et Mme d’Artelles dans Une vieille maîtresse, la comtesse de Montsurvent dans l’Ensorcelée, Mlle de Percy dans le Chevalier Destouches, etc.
Au retour d’un de ses voyages en Normandie, il avait écrit étourdiment que « sa patrie était là où étaient ses habitudes », et il dédaignait, de Paris, son Cotentin. Désormais, il se reconnut Normand jusqu’aux moelles, fils « de ces immenses races qui ont tout gardé de ce qu’elles ont conquis », et peut-être de « ces fiers Iarls scandinaves qui ont tenu et retourné l’antique Neustrie sous leurs forts becs de cormoran ». Il aima la mélancolie, robuste quoique langoureuse, des pays de l’Ouest, les eaux glauques et torpides, les châteaux oubliés derrière les étangs brumeux, les vieilles routes toujours les mêmes, les brusques ensoleillements, les ciels gris, les « petites pluies qui n’en finissent pas », les herbages foisonnants « où les bœufs en ont jusqu’au ventre », et la santé plantureuse de ces paysans probes, « bâtis en force », tels que Maître Tainnebouy, dans l’Ensorcelée, en perpétue le magnifique exemplaire. La santé, Barbey d’Aurevilly la retrouvait, pour lui-même, lorsqu’il traversait à cheval des landes désertes, et courait le long de la mer, la grande nourrice. Le rythme élargi et glorieux de sa pensée remémora les vastes palpitations d’un vent que les embruns des houles ont enivré. Au contact des rustres, des pêcheurs, il retint le patois local, « ce premier flot salin de toute langue » ; la verdeur crue de leurs métaphores et l’ingénuité de leurs impressions imbiba sa mémoire de rhapsode ; il aviva auprès d’eux ses étranges facultés de conteur, égales à celle des bardes de jadis ; comme Shakespeare — dont il tient moins par son romantisme que par les affinités immédiates des deux pays — il fit siennes leurs légendes sanguinaires et amoureuses, leur surnaturalisme mêlé de réminiscences païennes et de dogmes catholiques. Grâce à une puissance d’illusion capable de rendre vrai même l’impossible, il campa debout ces formes primitives, jeta sur elles, à plis redondants, la limousine diaprée de son verbe aventureux[44].
[44] Barbey d’Aurevilly suggère la vision des objets, colore les reflets qu’ils échangent, bien plus qu’il ne les décrit. Quelle que soit la vigueur du détail, ses contes saisissent, avant tout, par l’animation fascinatrice du développement. Paul de Saint-Victor trouvait à son style le mordant d’une eau-forte ; il serait plus exact d’en comparer les phosphorescences métaphoriques au poudroiement d’un pastel. Sa phrase écrite n’était que de la parole fixée. En outre, ses récits s’échappent involontairement vers les digressions et les incidences, analogues par là aux narrations populaires dont l’essentiel est souvent dans l’à côté des faits ; ils « s’égaillent » à la manière des Chouans dans leur stratégie fantaisiste. Tout, jusqu’aux négligences, laisse l’impression d’un improvisateur impétueux, dupe lui-même de ses inventions ; car d’Aurevilly en est dupe bien plus qu’il ne cherche à méduser son lecteur ; leur fréquente et bizarre naïveté l’atteste.
A d’autres heures, lorsqu’il exerçait son magistère de critique, l’autorité de ses opinions, leur puissance de synthèse issue de stables certitudes répondait à la droiture de tous ses élans. Il possédait dès lors ce qui définit, selon ses propres exigences, le grand critique : « la carrure, le poids, l’élévation dans une compréhension et une exclusion également souveraines ». Il savait faire d’un jugement sur un livre une leçon de moralité, pénétrant — et, quelquefois, « le fouet à la main » — jusqu’à la conscience de l’auteur, jamais pédant ni lourdement doctrinaire, ni articlier par routine, sans fiel dans la sévérité, sûr et tranchant, s’il condamnait, mais réhabilitant d’un commentaire fastueux une idée pauvre chez autrui, épandant la vie où elle était absente, dominant sous l’ampleur de sa foi les tendances d’art et les philosophies les moins conciliables, au point que les Œuvres et les hommes édifiaient un « inventaire intellectuel » de son siècle et du passé, semblable, au moins par sa richesse, à l’inventaire social de la Comédie humaine.
Son adhésion pleine au Catholicisme ne fut pas une simple coïncidence avec la maturité de son génie, elle la décida.
Il est frappant en effet qu’il a le mieux approché de la grandeur parfaite dans ceux de ses livres où il a le plus fidèlement interprété l’esprit du dogme et son accord avec les vérités d’expérience, tandis que ses conceptions faiblissent toutes les fois qu’émancipant trop ses héros, il les enlève à leur condition d’humains fornicateurs et déchus.
Son premier roman, Ce qui ne meurt pas, n’était « religieux » qu’« à force de tristesse, le néant des passions prouvant la nécessité de Dieu ». Aussi déborde-t-il de verbiage et de sentiments faux ; l’étrangeté des situations y confine au baroque (Mme de Scudemor enceinte, en même temps que sa fille, d’Allan de Cinthry). Dans Une vieille maîtresse, déjà, le sérieux de l’action se proportionne au catholicisme de l’idée ; ici, l’accouplement de la douleur et du péché se noue dans un faisceau de causes tellement oppressif qu’il semble tenir à des racines occultes et surnaturelles. L’épigraphe : Perseverare diabolicum se darde, comme une flèche d’anathème, au travers des épisodes luxurieux. Un homme a aimé dix ans une femme laide, sans esprit, et qui n’est plus jeune, mais dominatrice par une sorte de possession démoniaque que soutient l’ascendant de sa volonté et de sa race ; cet homme, après l’avoir quittée pour se marier, se laisse reprendre, et c’est sa damnation de la subir sans dénouement.
Si Barbey d’Aurevilly eût pressé toute l’horreur d’un pareil sujet, son roman aurait être la nosographie pu la plus énergique de l’amour moderne. Mais, plus d’une fois, de sourdes condescendances pour les faiblesses dont il croit faire abhorrer les servitudes l’ont induit à des épisodes d’un lyrisme désuet (la rencontre dans la cabane, le tombeau du diable, etc.) ; malgré lui, il environne la passion d’une splendeur, et, sur ce point, outrepasse çà et là les justes libertés que sa préface de 1851 revendique pour l’artiste croyant.
En ce temps-là, c’étaient des libres penseurs, imbus de cagotisme puritain, qui posaient l’objection insidieuse : un romancier catholique peut-il, en toute indépendance, se permettre de décrire les vices et faire de la beauté avec ce qui est une souillure ?
Plus tard, quand les Diaboliques furent taxées de sadisme, c’est chez les croyants eux-mêmes que d’Aurevilly devait heurter cette peur maladive de l’indécence, dont la contagion, depuis lors combien aggravée, irait aisément jusqu’à vouloir épurer les Évangiles. Dans la Préface ajoutée à la seconde édition de sa Vieille maîtresse, Barbey d’Aurevilly transperce d’aphorismes péremptoires l’hypocrite préjugé en expliquant selon sa vraie largeur la moralité catholique :
« Le catholicisme, dit-il, est immense… Il permet tout, pourvu que l’art ne fasse pas du bien le mal et du mal le bien… Il hiérarchise les mérites ; mais il ne mutile pas l’homme… Les artistes sont au-dessous des ascètes, mais ils ne sont pas des ascètes… Quand un écrivain a créé une réalité, si, en la peignant, il est une occasion de scandale, il n’en est pas plus cause que Dieu, en créant les sens et l’âme libre de l’homme. Ou il faut renoncer à peindre le cœur humain, ou il faut le peindre tel qu’il est. »
Il aurait pu, comme il y pensa dans la suite[45], justifier historiquement ses hardiesses et invoquer les artistes du moyen âge, libres jusqu’à l’obscénité dans les détails des cathédrales, dans celle entre autres de Rouen, où Salomé, sur le portail, — Flaubert s’en est souvenu pour son Hérodias — « danse la tête en bas et les jupes relevées ». S’il avait serré l’analyse du bégueulisme contemporain, il eût demandé aux sacristains de l’art décent pourquoi ils admettaient dans le roman et au théâtre, des récits de crimes d’une fabuleuse noirceur[46], mais se hérissaient et criaient au scandale dès qu’un écrivain traitait avec franchise, d’après leur réalité qui n’est point toujours immatérielle, les choses de l’amour. Est-ce donc que la férocité ou l’avarice sont des tares inoffensives à décrire, tandis que la moindre allusion érotique chatouille des instincts irrésistibles ? Si le romancier ne sait point douer les passions d’un semblant de vie sans brûler fictivement de leur feu mauvais, Balzac péchait-il davantage en s’identifiant aux concupiscences de Félix de Vandenesse et de Lady Dudley ou aux solitaires et abstraites dépravations d’un cupide, à un Gobseck, un Rigou, un Grandet ? Sous couleur de moralité, toute expression du mal serait exclue de l’art ; et même la peinture séraphique de Fra Angelico deviendrait suspecte, comme nourrie de songes voluptueux.
[45] V. Sensations d’art, p. 218.
[46] Les romans qui constituaient alors le fond populaire des bibliothèques catholiques étaient ceux de Raoul de Navery ou d’autres, pleins d’histoires effroyables.
On peut le dire sans paradoxe : la pudibonderie d’un certain monde bien pensant procède du même fond de matérialisme que les grossièretés voulues des naturalistes. Lorsque l’art suscite des formes amoureuses, c’est le corps qui parle au corps, et le corps étant à peu près tout pour des générations dénuées du sens de l’invisible, il n’y a guère à s’étonner si l’émotion physiologique, seule, affriande les uns et bouleverse la pudeur des autres.
Barbey d’Aurevilly pouvait donc abriter sous le sceau de l’orthodoxie la donnée d’Une vieille maîtresse. Toutefois, dans cette œuvre encore, il en use parfois à la légère avec la règle qu’il a édictée nette comme un verset de Saint Paul : ne pas faire du bien le mal ni du mal le bien. Il s’oublie, par exemple, à écrire de Vellini, son héroïne, quand, pour éprouver son ancien amant, elle se pose à l’extrême bord d’une falaise surplombant la mer : « Elle tourna le dos au précipice avec une insouciance du danger qui la rendit sublime » ; ou, de son amant, alors qu’il vient de succomber : « C’était un être fort que Ryno de Marigny. »
A tous les endroits où la notion du péché s’oblitère, le sentiment gauchit vers un romantisme suranné.
L’équation de la logique et du merveilleux, des faits naturels et de l’Inconnu qui s’y entrelace, fut résolue par l’Ensorcelée, un de ces triomphes d’inspiration comme il en est rarement départi, même aux plus inspirés. Ici, le romancier tient les réalités par les deux bouts, induisant de ce qu’on voit ce qu’on ne voit pas, et ferme à chevaucher la légende autant que Maître Tainnebouy, l’herbager, sur sa jument. La sécurité d’allure et la belle humeur virile du récit, parmi l’inquiétude océanique de la lande, les terreurs qui en émergent, les réminiscences de la Chouannerie, l’histoire formidable de Maîtresse le Hardouey et de l’Abbé de la Croix-Jugan, c’est une harmonie sans analogue, impossible à concevoir hors d’une tenace tradition religieuse, du catholicisme séculaire implanté dans le sol et les passions d’une race.
En nul de ses romans, le tragique[47] ne s’empreint de cette nécessité simple. De même que dans les Mystères espagnols et chez Eschyle, l’émotion s’alimente au sein d’une idée théologique, elle-même ramifiée à des superstitions locales et à des préjugés immémoriaux. Barbey d’Aurevilly rappelle que la sorcellerie et la magie ont été condamnées par l’Église non « comme choses vaines et pernicieusement fausses, mais comme choses RÉELLES, et que ses dogmes expliquaient très bien ». Il ne se tourmente guère, au cours des étranges catastrophes qu’il déroule, d’établir un départ entre ce qui est spontanément humain et ce qui vient d’ailleurs. Lorsque Jeanne de Feuardent, cette féodale mariée à un simple fermier et à un Bleu, se voit hantée d’un amour maudit pour le gentilhomme en soutane, l’ancien Chouan qui a voulu se tuer plutôt que de survivre à sa cause, l’abbé « de la goule fracassée », dont le visage « sans nom » produisait une sensation « sans nom », est-ce le simple émoi d’un même sang noble qui la précipite vers l’impassible prêtre ? Ou sort-il de cet homme une silencieuse fascination d’orgueil et de laideur, semblable à l’attirance d’un abîme ? Ou subit-elle le sortilège du vieux pâtre, l’envoûtement de sa parole : « Vous vous souviendrez longtemps de ces vêpres, Maîtresse le Hardouey ! » Aux furies de son désir s’ajoutent, pour l’ensorceler, les persuasions d’une terre farouche, acharnée, elle aussi, par ses horreurs secrètes, à lui jeter un sort.
[47] On pourrait extraire de l’Ensorcelée un sujet prodigieux de drame, surtout de drame musical.
Tout cela, Barbey d’Aurevilly n’en veut nullement démêler le mystère ; mais il pose le surnaturel avec l’évidence d’un fait ; la connexion de Puissances indéfinies et d’actes humainement explicables constitue le signe de ses personnages. Elle autorise le simplisme des épisodes et sauvegarde, en un si audacieux sujet, la sévérité des peintures ; car, attribuant à une détermination presque satanique la chute de Maîtresse le Hardouey, il s’étend fort peu sur l’impureté de ses obsessions et n’a même pas besoin de longues analyses scabreuses pour la mener de la convoitise au désespoir et au suicide.
La présence d’un élément sacerdotal et liturgique dévoile toute sa force impressionnante dans la mort de la Clotte (l’absolution sur la lande), dans cette prodigieuse Messe de Pâques où, à l’instant de la Consécration, l’abbé de la Croix-Jugan, frappé d’une balle — la balle du Bleu — s’abat, la tête sur l’autel, et dans cette autre Messe, point irréelle, tant elle est douloureusement symbolique, celle du revenant, condamné, en expiation de fautes obscures, à recommencer, chaque nuit, seul au chœur de son abbaye démantelée, le rite où il s’embrouille, ne s’en souvenant plus, sans jamais pouvoir aller jusqu’à la fin.
L’Ensorcelée tient du symbolisme catholique et aussi de cette chose immense qu’elle réfléchit, de la mélancolie d’une caste qui succombe, une majesté de caractère si haute que ce poème envoie sur les autres romans de Barbey d’Aurevilly une espèce d’ombre amoindrissante.
Ce qui manque au Chevalier Destouches, ce n’est certes pas le mouvement d’une épopée : la bataille à coups de fouets sur le champ de foire, l’enlèvement de Destouches, l’expédition du Moulin bleu sont conduits avec autant de fringance et de véhémente couleur normande que le récit de Maître Tainnebouy. D’Aurevilly, au lieu de juger la Chouannerie à la manière de Balzac n’y apercevant que du brigandage et des frivolités misérables, a su en comprendre la chevaleresque beauté. Mais l’épisode, soutenu tout entier par une exaltation d’aristocratie guerrière, est presque dénué du frisson surnaturaliste dont rien ne supplée la profondeur.
Au rebours, pourquoi les Diaboliques, quelques-unes du moins, imposent-elles le prestige hallucinant d’une vision mêlée à la vie tangible et qui va pourtant au delà ? Le Rideau cramoisi, avec son milieu de province archaïque, la tournure militaire du héros, la bizarrerie de l’aventure et l’effrayante soudaineté du dénouement, n’est, dans son fond, qu’un petit conte à la Stendhal. Seulement, l’anxiété d’une faute clandestine châtiée par la plus foudroyante des morts pèse sur le sensualisme parfois morbide des moindres détails comme le pressentiment d’une damnation. De même, le Bonheur dans le crime aurait l’air d’une gageure tout à fait immorale si on n’y posait l’épigraphe d’Une vieille Maîtresse, le Perseverare diabolicum. D’Aurevilly sous-entend que, chez Serlon et sa maîtresse, cette constance de félicité, avec le fardeau du cadavre entre eux, implique un délaissement de la grâce irrémissible. Dans les Dessous de cartes d’une partie de whist, la Vicomtesse du Tremblay porte le stigmate d’un diabolisme plus subtil, d’une perversion d’autant plus endurcie qu’elle est plus dissimulée ; et La Vengeance d’une femme, A un dîner d’athées, entre-bâillent un abîme vraiment infernal de haine et d’horreur ; ce démoniaque-là, le plus vrai de tous, est voisin de celui que Flaubert, involontairement, — Flaubert, dont Barbey d’Aurevilly n’a point senti l’âpreté biblique, — aux dernières pages de Salammbô, exaspère jusqu’au tétanisme dans la furie des Baalim, se vengeant d’un homme par les mains de tout un peuple.
Personne, maintenant, ne contesterait plus à Barbey d’Aurevilly qu’il fut un artiste rare, un penseur imposant. Ce qu’on ignore trop de lui, c’est qu’il voyait au-dessus de son art et plus loin. « L’art, disait-il, est la dernière religion de l’homme… Dans le dénûment que l’homme s’est fait, l’art doit lui sembler la plus grande des puissances humaines, et, malgré l’effort du génie, ce n’est peut-être qu’une impuissance[48]. »
[48] Sensations d’art, p. 33.
Le catholique, en lui, était plus haut que l’artiste et le gentilhomme. A toute époque, il faut que la vérité ait ses témoins ; elle les aura jusqu’à la fin des temps. La mission de Barbey d’Aurevilly fut d’être, pour un siècle de démagogie emporté effrénément vers les aberrations destructrices, un juge et un témoin, un prophète irréfragable. Fort de ses principes, fort de l’histoire et de sa propre expérience, il confessa d’une voix éclatante la nécessité du catholicisme. En croyant la confesser trop tard il se trompait ; nul cri, même pour les Morts, n’est perdu ; si sa prévision que Dieu s’obscurcirait de plus en plus dans le monde reçoit d’une France déchue un sinistre accomplissement, son œuvre n’en est pas moins une torche de gloire et d’épouvante secouée sur les ténèbres inquiètes ; et la torche ne s’est pas éteinte en tombant de sa main, quoique nul autre encore ne la relève ferme et éblouissante ainsi qu’il la dressait.
Mais son œuvre ne fut pourtant pas le meilleur de ce qu’il pensa. Il a laissé le témoignage d’une foi intime ardente et absolue jusqu’à l’humilité. Il savait que ni les feux d’artifice de l’imagination, ni l’apologétique la plus persuasive ne valent un Ave Maria élancé d’un cœur pénitent vers la Porte de tout espoir et l’Auxiliatrice des infirmes. Pour l’avoir compris, il est plus grand que pour avoir écrit les Prophètes du passé et l’Ensorcelée.
Cinq jours avant de mourir, le Jeudi Saint 18 avril 1889, dans cette chambre de la rue Rousselet, où, de deux fenêtres, une seule s’ouvrait — comme elle s’ouvre encore — sur des cimes d’arbres antiques et sur le ciel, il dictait à Mlle Louise Read, pour expier un poème peu croyant de sa jeunesse, Amaïdée, cette note qui est le plus beau des testaments :
« Quand il écrivit ces pages, l’auteur ignorait tout de la vie. L’âme très enivrée alors de ses lectures et de ses rêves, il demandait aux efforts de l’orgueil humain ce que seuls peuvent et pourront éternellement — il l’a su depuis — deux pauvres morceaux de bois mis en croix. »
Depuis trente ans qu’il est mort[49] il est illustre et à peine lu.
[49] Le 19 août 1889.
J’ai vécu près d’un demi-siècle, sans rien connaître de lui, sauf quelques titres de ses livres. Ai-je à me repentir d’une si longue incuriosité ? La découverte de ce rare et sublime esprit me réservait des éblouissements inespérables ; mais aussi j’ai dû reconnaître en son œuvre des tendances trop contraires à celles d’où peut surgir un art vivace ; au lieu d’incorporer ses fictions à des réalités permanentes, Villiers semble dissoudre celles-ci dans ses fictions :
Il n’est d’autre univers pour toi,
enseigne Maître Jahus à son disciple Axel,
que la conception qui s’en réfléchit dans tes pensées.
Axel, par un corollaire fatidique, transpose en acte ce négatif dédain du monde extérieur. A la jeune fille qui l’aime, dès la première minute où, brûlant de se donner, elle palpite entre ses bras, il ne propose que de mourir :
Toutes les réalités, demain, que seraient-elles en comparaison des mirages que nous venons de vivre ?
Des « mirages », des combinaisons d’idées, une exaltation lyrique, des images radieuses ou terribles, l’« au dedans » et « l’au delà » des apparences et des mots, leur point de contact avec le mystère, sans qu’on puisse définir quelles choses le mystère enclot, telle serait l’unique et solide vérité. Le monde est devenu, un instant, ce que la pensée voulait qu’il fût ; ensuite, il n’a plus qu’à la laisser libre et à disparaître. Seul, l’artificiel mérite d’être le réel.
Mais, quand la pensée ne croit plus qu’à l’artificiel, elle s’en lasse et s’en déprend, elle en vient à le nier, à se nier elle-même. Le néant et l’être, devant elle, sont près de se confondre. Villiers de l’Isle-Adam, parce qu’il fut impliqué dans l’erreur d’un idéalisme hégélien, conclut la plupart de ses poèmes à la façon d’un pessimiste sans espoir : lord Ewald, le héros sentimental de l’Ève future, assiste au désastre de l’illusion dont il s’est envoûté ; et le double suicide d’Axel porte le paradoxe du nihilisme à une telle démence que l’auteur, pratiquement homme de foi, songeait, lorsqu’il mourut, à le retourner dans un sens catholique.
Ses livres ne sont donc pas une source pure de saine énergie. Il gardait en son âme, comme il le déclarait, « le reflet des richesses stériles d’un grand nombre de rois oubliés ». Arrêter sur ces richesses notre méditation ne sera pourtant point « stérile ». Nous aimons chez Villiers le magicien du Verbe, un des plus persuasifs qui aient fait résonner la langue de France ; peu d’artistes sont entrés plus avant, par delà les choses tangibles, dans les profondeurs de la vie spirituelle ; et l’incomplète magnificence de son lyrisme prolonge des perspectives d’autant plus attirantes qu’elles demeurent inachevées. Ses anomalies mêmes et ses aberrations supposaient des facultés glorieuses. Son goût de l’artifice continuait certains penchants de notre littérature qui ne cessent point de la solliciter ; il explique le succès bizarre de tel ou tel parmi les écrivains d’aujourd’hui, et pourquoi on célèbre comme des novateurs de faux simples ou d’alambiqués décadents.
Fleur suprême d’une très vieille race, Villiers s’appropria, par droit de naissance, les dons les plus opulents. Le prodige de sa mémoire paraissait un héritage des anciens bardes celtiques ; il détenait leur privilège de haute improvisation ; ainsi que les primitifs, il possédait à la fois l’intuition métaphysique des principes et la plénitude des images concrètes ; il percevait l’unité fondamentale du langage de tous les arts, la couleur des rythmes et des mélodies, l’architecture des périodes, les correspondances des métaphores et des abstractions. Il était né philosophe et musicien[50] en même temps que poète.
Ses ancêtres lui léguaient neuf siècles au moins d’insignes ascendances ; car il pouvait remonter, dans les fastes de sa maison, jusqu’à l’an 1067, et il y comptait des hommes de guerre jadis illustres, un maréchal de France, un grand maître de Malte, un évêque, des marins aventureux. La continuité, à travers tant de générations, d’une prééminence sociale, attestait un admirable fond de vigueur et de vertus actives. Mais l’éclat de cette famille déclinait depuis longtemps, lorsque le marquis, père de Villiers, en consomma la ruine par son déséquilibre imaginatif. Ce chercheur de trésors enterrés se croyait supérieurement pratique, et il s’entêta jusqu’au dernier soupir dans l’illusion de laisser à son fils une fortune de prince ; il ressemblait au chiffonnier moribond qui dit de lui-même :
Pouvant incorporer mes rêves, je les possédais comme réels[51].
[50] Je ne crois pas, cependant, malgré le dire de ses amis (V. de Rougemont, Villiers de l’Isle-Adam, Mercure de France, éd., pp. 73 et suiv.) qu’il aurait pu être un grand musicien comme il fut un admirable poète en prose. Tout génie à sa langue native où il excelle au détriment d’autres modes d’expression. Villiers, en improvisant sur son piano, en chantant, Se grisait de sonorités flottantes ; des idées musicales lui venaient ; pour leur donner forme ce n’était pas seulement la science qui lui manquait ; son activité poétique absorbait l’essentiel de sa force créatrice.
[51] Nouveaux contes cruels, l’Élu des rêves.
Villiers naquit donc avec un excès héréditaire d’imagination où se concentra toute la force que ses aïeux employaient dans un labeur traditionnel. Pauvre, il choya d’autant plus la chimère des splendeurs fictives. Quelles richesses tangibles auraient valu les amoncellements d’or et de joyaux dont sa fantaisie disposait sans autre limite que son pouvoir de créer ? Toute l’opulence d’une dynastie péruvienne, en mille ans, serait de la misère auprès de la révélation offerte, dans le Souterrain d’Auersperg, à Sara, l’amante d’Axel :
Et voici que, du sommet de la fissure cintrée de l’ouverture, — à mesure que celle-ci s’élargit plus béante — s’échappe d’abord une scintillante averse de pierreries, une bruissante pluie de diamants, et, l’instant d’après, un écroulement de gemmes de toutes couleurs, mouillées de lumières, une myriade de brillants aux facettes d’éclairs, de lourds colliers de diamants encore, sans nombre, de bijoux en feu, de perles. Ce torrentiel ruissellement de lueurs semble inonder brusquement les épaules, les cheveux et les vêtements de Sara : les pierres précieuses et les perles bondissent autour d’elle de toutes parts, tintant sur le marbre des tombes et rejaillissant, en gerbe d’éblouissantes étincelles, jusque sur les blanches statues, avec le crépitement d’un incendie.
Et, comme ce pan de la muraille s’est maintenant enfoncé plus d’à moitié sous terre, voici que, des deux côtés de la vaste embrasure, de tonnantes et sonnantes cataractes d’or liquide se profluent aux pieds de la ténébreuse advenue.
Ainsi que tout à l’heure les pierreries, de roulants flots de pièces d’or tombent formidablement de l’intérieur de barils défoncés, brisés par la rouille et par la pression de leur nombre… Les dunes d’or les plus proches, amoncelées contre cette paroi disparue du mur — qui s’est arrêtée au ras du sol — roulent à profusion, bruissent, bourdonnent, et se répandent follement — irruption vermeille, à travers les allées sépulcrales.
Quand un homme peut se donner ainsi la fête de merveilles imaginaires, il en vient à dédaigner les spectacles que lui impose le soleil trop véridique. Villiers eut même pour la clarté du jour une sorte d’aversion ; dans sa jeunesse, il fermait, le matin, ses contrevents et travaillait à la lueur d’un flambeau. Il resta, plus tard, un amant effréné de la nuit, un noctambule, parce que la nuit émancipait ses yeux devant les formes incertaines. De même, il méprisait les voyages, à l’égal d’une servitude ; pourquoi aurait-il voulu vérifier si ses visions étaient exactes ?
Une ville antique, confiait-il à son ami Remacle[52], Bénarès, se dresse depuis des jours impérativement exigeante comme un personnage unique et flamboyant du passé, mirage réel. Je photographierais, malgré moi, cette cité surgie en moi, sans aucune raison de lectures ou rêves préalables, avec ses palais, aspects de rues, boutiques, cortèges royaux à éléphants et en armes. Et vous entendez ? Je vous donne un Bénarès, tel qu’il a existé, j’en suis certain, cela sans documents, une vision réelle, non une reconstitution à travaux à la Salammbô. Cela fera un certain effet.
[52] Cité par Fernand Clerget (Villiers de l’Isle-Adam, p. 131). Sur la puissance évocatrice de Villiers, v. Henri Lavedan, Émotions, pp. 44-45.
Son imagination, par choix, s’assujettissait des pays extraordinaires et des villes anéanties, comme étant mieux à son aise pour se les figurer sans contradiction. Il ne les photographiait point, malgré tout, à la manière d’une voyante, d’une Catherine Emmerich décrivant, dans une vision toute intuitive, Jérusalem et les scènes évangéliques. Akëdysséril[53], où il a cru ressusciter exactement Bénarès, suppose, quoi qu’il affirme, « des rêves et des lectures préalables ». Ce n’est pas en lui-même qu’il a trouvé « le lingham de Siva », les « phaodjs », les « psylles », et les « saïns, desservants de la demeure du Dieu ».
[53] Publié avec d’autres nouvelles sous ce mauvais titre : Le Secret de l’Échafaud, chez Flammarion (Collection : Les auteurs célèbres).
Dans les aspects de ses obsessions se laissent aisément surprendre des vestiges de littérature, l’empreinte d’un Baudelaire, la tonalité des sujets où se complut l’auteur des Paradis artificiels.
Analogue à celle d’Edgar Poë, sa fantaisie d’imaginatif procréait des figures de femmes d’une perfection irréalisable. Le possible ne pouvant assouvir son appétit de beauté, il s’évadait, au delà, dans l’inconnu. Mais, ce qu’il sentait humainement impossible, il voulait l’animer devant ses yeux, le tenir entre ses mains comme plus vrai que la plus immédiate réalité : le comte d’Athol[54], au retour des funérailles de sa jeune épouse Véra, veut se convaincre qu’elle n’est pas morte, il la croit là, il lui parle, elle lui répond ; l’hallucination, proche de la folie, s’exalte jusqu’à l’instant où
leurs lèvres s’unissent dans une joie divine, — oublieuse — immortelle. Et ils s’aperçoivent alors qu’ils n’étaient réellement qu’un seul être.
[54] Les Contes cruels : Véra.
Si la pensée engendre ce qui existe hors d’elle, l’illusion du comte d’Athol n’a rien d’absurde. Mais, pour que l’esprit puisse avoir foi aux fantômes où il se dédouble, il a besoin de les matérialiser. Le terme de la fiction idéaliste devait être l’Ève future, la femme idéalement artificielle.
Ce livre capital de Villiers est issu pourtant d’un fait authentique et non d’un rêve. « Un jeune lord anglais avait une fiancée dont il idolâtrait la beauté corporelle, tout en exécrant sa platitude d’intelligence et d’âme. Il fit modeler à son image une effigie de cire qu’il habilla fastueusement, et, se couchant près d’elle, il se tua. Un ingénieur américain, devant qui était contée cette morbide anecdote, se leva et dit très paisiblement :
— Je suis au regret que votre ami ne se soit pas adressé à moi ; je l’aurais peut-être guéri.
— Vous, comment ?
— By God ! En mettant dans sa poupée la vie, l’âme, le mouvement et l’amour.
Tout le monde se mit à rire, hormis Villiers qui semblait absorbé dans la confection de sa cigarette.
— Vous pouvez rire, étrangers, dit gravement l’Américain en prenant son chapeau et sa canne, mais mon maître Edison vous apprendra bientôt que « l’électricité est aussi puissante que Dieu[55] ».
[55] Pontavice du Heussey, Villiers de l’Isle-Adam, pp. 170-171.
Villiers n’entreprit point son Ève future afin de justifier cette thèse digne d’un Tribulat Bonhomet : « L’électricité est aussi puissante que Dieu. » Mais il lui fallut une surprenante force de persuasion imaginative pour construire et suggérer comme possible l’Hadaly d’Edison, cette armure électrique, vêtue de chair artificielle, et à qui un médium communique, avec son âme, l’impulsion de ses mouvements. Je ne connais rien de comparable au chapitre où Lord Ewald, croyant étreindre sa maîtresse, l’entend murmurer tout d’un coup :
— Ami, ne me reconnais-tu pas ? Je suis Hadaly.
Le romancier parvient à nous rendre un instant dupes volontaires de l’illusion qu’il a voulu enfanter. Nous sommes en plein fantastique. Le fantastique est l’abîme qui invite à ses vertiges une imagination folle de liberté. Seulement, dès que le bon sens s’est repris, le phantasme disparu laisse une morne stupeur ; et l’esprit ne reste point libre devant les créatures de son rêve ; il en a peur, comme si elles devenaient plus existantes que lui-même. La terreur est la revanche de l’Inconnu sur l’audacieux, capable d’en scruter les parages.
La couleur des contes de Villiers se présente, dans l’ensemble, tragique comme son existence, comme les sujets des légendes bretonnes, presque toujours attirées vers des épisodes sinistres. La mort et l’échafaud envahirent ses songeries presque à la façon d’une idée fixe. Il recherchait le spectacle des exécutions, comme son « convive des dernières fêtes[56] », non sans doute chatouillé du même sadisme sanguinaire, mais en blasé curieux d’émotions fortes, et pour surprendre le brusque saut d’un vivant dans les clartés de l’au delà. Il croyait que les suprêmes images réfléchies par les yeux d’un moribond persistent au fond de ses prunelles, même quand les battements de son cœur ont cessé. La hantise de la guillotine explique des inventions baroques, telles que la mésaventure de M. Redoux[57] : M. Redoux, contemplant, au Musée Tussaud, la machine qui servit pour le supplice de Louis XVI, en vient à mimer l’exécution du Roi ; il se couche sur la planche, insinue son cou dans la lunette et ne peut plus l’en retirer.
[56] V. Les Contes cruels.
[57] Les phantasmes de M. Redoux (Histoires insolites).
Villiers dominait cependant les sujets macabres par un effort de rigueur logique, semblable à celui du savant, lorsqu’il analyse un cas anormal. Il se maintenait extérieur à ses fictions terrifiantes, se divertissait à stupéfier son lecteur, à lui donner froid dans le dos. « Cela fera, déclarait-il, un certain effet. »
Est-ce à dire que le tourment de l’effet absorbe toutes ses intentions et qu’il combine des faits étranges, à la manière des conteurs américains, pour le seul attrait de l’étrangeté ?
Claire Lenoir a jadis trompé son mari ; elle agonise dans une chambre d’hôtel, et, au moment de mourir, voit se peindre sur la muraille la mort affreuse de l’homme pour qui elle fut coupable. Quand elle a expiré, le docteur Tribulat Bonhomet, unique spectateur de sa dernière angoisse, attire son cadavre en travers du lit, examine, à l’aide d’un ophtalmoscope, les yeux, « les grands yeux renversés, vitreux, fixes, exorbitants, déployés ». Et voici tout ce qu’il y aperçoit :
Des cieux ! — des flots lointains, un grand rocher, la nuit tombante et les étoiles ! — Et, debout sur la roche, plus grand que les vivants, un homme pareil aux huit insulaires des archipels de la Mer-dangereuse, se dressait ! Était-ce un homme, ce fantôme ? Il élevait d’une main, vers l’abîme, une tête sanglante, par les cheveux ! — Avec un hurlement que je n’entendais pas, mais dont je devinais l’horreur à l’ignivome distension de sa bouche grande ouverte, il semblait la vouer aux souffles de l’ombre et de l’espace. De son autre main pendante, il tenait un coutelas de pierre, dégouttant et rouge. Autour de lui, l’horizon me paraissait sans bornes, — la solitude, à jamais maudite ! Et, sous l’expression de furie surnaturelle, sous la contraction de vengeance, de solennelle colère et de haine, je reconnus, sur-le-champ, sur la face de l’Ottysor-vampire, la ressemblance inexprimable du pauvre M. Lenoir avant sa mort, et, dans la tête tranchée, les traits affreusement assombris de ce jeune homme d’autrefois, de sir Henry Clifton, le lieutenant perdu.
Apparemment, Villiers s’est plu à jeter le négateur et scientiste Bonhomet en face d’une vision dont l’épouvante s’enfonce dans l’obscur labyrinthe des concordances « surnaturelles ». Mais jusqu’à quel point admettait-il lui-même la réalité possible, de ce tableau ? L’artifice littéraire ne déborde-t-il pas ici le symbolisme mystique ?
Mystique avec véhémence, Villiers fut pourtant un mystificateur. Il enfermait ses amertumes, ses mépris, parfois ses croyances dans le fourreau damasquiné d’étincelantes ironies. Il eut beau mépriser l’esprit pour l’esprit, — car « l’esprit dans le sens mondain, pensait-il, est l’ennemi de l’intelligence[58], » le pli coutumier de sa lèvre, son œil aigu et méfiant trahissaient un besoin de persiflage, le qui-vive du bretteur « en garde contre toute agression[59] ». Son ironie partait d’un dédain d’aristocrate pour l’indécrottable haine des gens du commun qui l’opprimaient de leurs sottises coalisées. Le gentilhomme voué à la misère, l’artiste vilipendé se revanchait par des traits acerbes des avanies qu’il devait subir. Rarement il s’indignait, il invectivait. Son ironie, d’une indéfectible élégance, perçait en effleurant, comme le poignard du spectre, dans la Mort rouge d’Edgar Poë. Personne n’a manié l’antiphrase d’une main plus meurtrière que le railleur des Deux augures[60]. Un jeune écrivain se présente chez le directeur d’un journal et lui propose un article ; pour se faire valoir il n’a que deux titres : il est inconnu et sans ombre de talent.
[58] L’Ève future, p. 69.
[59] Gustave Guiches, Villiers de l’Isle-Adam (la Nouvelle Revue, 1er mai 1890).
[60] V. Les Contes cruels.
Hein ? s’écrie le directeur, tremblant de joie, vous vous prétendez sans talent ?… Non, je ne puis y croire. Votre fortune serait faite et la mienne aussi. C’est six francs la ligne que je vous offrirais ! — Voyons, entre nous, qui me garantit la nullité de cet article ?
— Lisez, monsieur ! articule avec fierté le jeune tentateur…
Une verve surprenante, et qui ne dévie jamais vers des outrances vulgaires, module, durant dix-huit pages, cette gageure de paradoxale dérision. Les demoiselles de Bienfilâtre, Virginie et Paul, La machine de gloire[61] sont aussi des merveilles d’ironie fantaisiste. Toutefois, là encore, Villiers reste artificiel. Comment répéter une manière, et n’être point maniéré ? La présence de l’auteur est trop perceptible sous chaque mot de ses personnages ; il se fait comme un jeu de tailler en dard aigu la queue de toutes ses phrases, mais nous laisse la déception d’apercevoir dans les humains de ses contes des caricatures lyriques et symboliques, non des vivants analogues à ceux que notre expérience a rencontrés. En se moquant d’eux, il semble parfois se moquer de lui-même, et on penserait presque de lui ce qu’il exprime du cabotin Chaudval :
Le vieux histrion expira, déclamant toujours son grand souhait de voir des spectres, sans comprendre qu’il était lui-même ce qu’il cherchait[62].
[61] Id.
[62] Id., Le désir d’être un homme.
Son Tribulat Bonhomet bafoue, après Homais, le bourgeois moderne, suffisant et médiocre, installé dans ses partis pris, grossièrement matériel. Il admire Voltaire et les penseurs qui savent gagner de l’argent. Le Progrès, la Science ont remplacé pour lui l’Être suprême. Il se croit philanthrope et poursuit d’une féroce animadversion tout ce qui dérange la sécurité de son égoïsme. Il hait à mort l’artiste, parce que l’artiste « a une âme » et lui fait honte de la sienne. Mais, tandis qu’Homais pérore entre ses bocaux, authentique et inamovible, Bonhomet, anormal, effrayant, amplifié et déformé en symbole, crève fréquemment les limites du vraisemblable. Vrai dans l’essence, il a l’air d’un monstre. Il se délecte, la nuit, à pénétrer avec de sauvages précautions jusqu’au milieu d’un étang où dorment des cygnes, et il massacre ceux qu’il peut surprendre, pour se donner l’audition de leur chant d’agonie :
Qu’il est doux, se disait-il tout bas, d’encourager les artistes !
Bonhomet, qui a des vues sociales et scientifiques, pondeur de mémoires variés, d’un entre autres ayant pour titre : De l’influence de la cantharide sur le clergé de Chandernagor, propose une façon originale d’utiliser les tremblements de terre ; on parquerait les poètes et les artistes dans un des pays les mieux exposés aux convulsions volcaniques ; et il conclut :
Si nous eussions le choix de troquer les six mille personnes honorables, écrasées dans la dernière catastrophe, contre six mille barbouilleurs de papier, quel est celui d’entre NOUS qui eût hésité, — ne fût-ce qu’une seconde ?
Il accuse des ignorances confondantes, signale, à Saint-Malo,
le tombeau d’un ancien ministre de Charles X, le vicomte de Chateaubriand, dont quelques travaux ethnographiques sur les Sauvages ont été, paraît-il, remarqués.
Il estime Rocambole « trop métaphysique », trop abstrait pour son intellect ; et, d’autre part, il semble au fait du système d’Hégel qu’il dénomme « le Nabuchodonosor de la philosophie ».
On le croirait inexpugnable dans l’épaisseur de son sens commun, ferme comme un rhinocéros sur les quatre jambes de sa sottise. Et pourtant il subit des peurs superstitieuses, des affres devant le Mystère, des paniques qui confinent à la vésanie. Il décline vers le plus sombre gâtisme, mais, jusqu’au bout, maugrée contre l’existence de l’Invisible :
Toujours, les étoiles ! Ça n’en finit pas.
Même plus qu’à demi trépassé, il ricane, il goguenarde, s’obstine à d’inadmissibles calembredaines. Mais Dieu le renvoie parmi
les farceurs, afin, dit-il, que votre nombreuse personne inspire, là-bas, quelqu’une de ces pages de feu, de honte et de vomissement que, de siècle en siècle, l’un de mes soldats crache en frémissant, au front de vos congénères.
Dans l’ironie de Villiers le caprice du sceptique et le surnaturalisme du croyant coïncident sans trop s’accorder. Il cloue Bonhomet, tel qu’un vilain oiseau, sur la porte de l’éternelle Justice ; son dégoût proteste contre un siècle qui ne veut pas se reconnaître en lui, où il se voit un revenant, un exilé d’une autre ère. Il croit donc à la réalité de Bonhomet, il l’exècre ; et, en même temps, il se joue de lui comme d’une ombre grotesque suscitée par son rêve, et que, d’un souffle, il dissipera.
Cette contradiction tient à la déplorable emprise qu’eurent Fichte et Hégel sur sa jeunesse : si l’univers est une fantasmagorie de la pensée, libre au poète de se divertir des simulacres qu’il anime, d’envisager les êtres selon lui, non selon eux.
Lenoir, dans sa controverse philosophique avec Bonhomet, aventure une idée qui nous ouvre l’arrière-fond de l’ironie habituelle à Villiers :
Pourriez-vous me dire si l’être extérieur, apparent, que vous offrez, qui se manifeste à nos sens, est réellement celui que vous savez être en vous ?[63]
[63] Tribulat Bonhomet, p. 197.
L’ironie, d’un coup d’ongle, déchire le masque et la grimace des apparences, met à nu la vérité des âmes.
Seulement, l’écrivain dont l’esprit ne cesse pas d’ironiser restera-t-il naturel ? Toute ironie présente une sorte de miroir déformant. La simple réalité se prend au sérieux ; l’ironie la disloque ou la recompose afin de briser son illusion. Voilà pourquoi l’ironie de Villiers contribue à l’artificiel de son œuvre.
La conception comme l’expression laisse discerner ce manque fréquent de naturel. Mais, lorsqu’on parle d’artifice littéraire, une incertitude a besoin d’être élucidée : quel mur, quelle zone franche sépare du naturel l’artificiel ? L’art n’est jamais qu’une transposition idéale où les aspects innombrables du monde sont stylisés dans des formes. Le génie des couleurs fut et reste, en son principe, quelque chose de spontané ; et, cependant, si loin que nous allions vers les origines de leur art, chez les fabulistes de l’Inde, les aèdes de l’Hellade homérique, ses formes primitives, une fois établies, se révèlent continuées selon des règles acquises pour longtemps. Les mêmes légendes, les mêmes procédés narratifs, les mêmes comparaisons, les mêmes épithètes suffirent à des générations de poètes. Par quoi sommes-nous induits à juger qu’un récit d’Homère, l’histoire, entre autres, de Nausicaa, possède cette beauté, pour nous si précieuse : le naturel ? C’est que les images de la vie s’y réfléchissent avec leur ordre simple et normal, comme si elles ne pouvaient être autrement ; et les personnages profèrent sans recherche les paroles qu’exigent des sentiments et des situations plausibles.
Au rebours, un artiste moderne — dans l’espèce, Villiers de l’Isle-Adam — fait siennes des façons de narrer qu’il renouvelle, étoffe, assouplit par inspiration et par volonté. Il est né original, mais s’évertue à l’être davantage. Il entrenoue dans ses contes des incidents inattendus, conduit, pour aboutir au dénouement, des sapes sinueuses, et finit sur quelque mot prodigieux ou sur un fait qui déconcerte[64]. Un de ses contes les plus poignants, la torture par l’espérance[65], nous entraîne à la suite du vieux rabbin Aser Abarbanel, depuis un an tourmenté au fond d’une geôle de l’Inquisition, et cherchant à s’évader. Les inquisiteurs l’ont prévenu, le soir, qu’il ferait partie, le lendemain, d’un autodafé ; après leur départ il s’aperçoit que la porte de son cachot est mal verrouillée, il la pousse, il se glisse en rampant contre la paroi d’un corridor infini. Des inquisiteurs le rencontrent et n’ont pas l’air de le voir. Il arrive, après d’épouvantables angoisses, au seuil de jardins merveilleux ; il se croit sauvé
et, pour bénir encore le Dieu qui lui accordait cette miséricorde, il étendit les bras devant lui, en levant les yeux au firmament. Ce fut une extase.
[64] Baudelaire, dont il est proche, soutenait, avec Edgar Poë, dans ses Curiosités esthétiques, ce paradoxe que le beau est toujours bizarre.
[65] Voir les Nouveaux contes cruels.
Alors, il crut voir l’ombre de ses bras se retourner sur lui-même : — il crut sentir que ces bras d’ombre l’entouraient, l’enlaçaient, — et qu’il était pressé tendrement contre une poitrine. Une haute figure était, en effet, auprès de la sienne. Confiant, il abaissa le regard vers cette figure — et demeura pantelant, affolé, l’œil morne, trémébond, gonflant les joues et bavant d’épouvante.
— Horreur ! Il était dans les bras du grand Inquisiteur lui-même, du vénérable Pedro Arbuez d’Espila, qui le considérait, de grosses larmes plein les yeux, et d’un air de bon pasteur retrouvant sa brebis égarée !
Le sombre prêtre pressait contre son cœur, avec un élan de charité si fervente, le malheureux juif, que les pointes du cilice monacal sarclèrent, sous le froc, la poitrine du dominicain. Et, pendant que le rabbin Aser Abarbanel, les yeux révulsés sous les paupières, râlait d’angoisse entre les bras de l’ascétique dom Arbuez et comprenait confusément que toutes les phases de la fatale soirée n’étaient qu’un supplice prévu, celui de l’Espérance, le Grand Inquisiteur lui murmurait à l’oreille, d’une haleine brûlante et altérée par les jeûnes :
— Eh quoi, mon enfant ! A la veille peut-être du Salut, vous vouliez donc nous quitter !
En ses plus infimes détails ce récit atteste une science de terreur hallucinante ; C’est la réussite d’un art affiné à l’excès. Mais on voit trop bien de quelle intention factice il procède : Villiers avait lu le Puits et le pendule ; il se plut à démontrer qu’en se passant des engins matériels dont Edgar Poë s’était aidé pour créer une effroyable fiction, il obtiendrait un effet d’horreur, d’une intensité plus haute et stupéfiante. Il a gagné cette sorte de pari, superbement. Malgré tout, l’anormale et atroce férocité du cauchemar volontaire provoque dans notre esprit une réaction de méfiance ; il consent à la secousse, une fois, par surprise ; quand on relit plus froidement, on découvre dans la liaison des épisodes une série d’hypothèses arbitraires et forcées ; et comment s’attarder en compagnie du monstrueux sans admettre la perversion esthétique qu’érigeait en précepte ce vers paradoxal :
Le goût de l’horrible correspond à celui de l’artificiel. L’existence réelle dévoile une masse de petites noirceurs beaucoup plus que des drames atroces. L’artiste en quête d’atrocités risque de se perdre hors nature ; son imagination l’emmène comme un somnambule courant sur la gouttière d’un toit. Le Puits et le pendule, les Diaboliques, la torture par l’espérance[66] sont des chefs-d’œuvre d’exception, tels que des plantes magiques dont les fleurs éblouissantes auraient bu les vapeurs d’un sol saturé de poisons. Sans doute le satanisme emerge-t-il palpablement des perversités extrêmes. Mais les fumées du puits de l’abîme ont des principes mortels pour ceux-là qui ne veulent plus rien respirer d’autre. Un art surnaturaliste ne peut rester humain et naturel que s’il est nourri, comme au moyen âge, par une foi ingénue. Dante vivait, en familier avec les trois mondes suprasensibles ; aussi transposait-il sans effort ni déformation les accidents terrestres en réalités transcendantes ; et son Paradis faisait équilibre à son Enfer. Baudelaire, Edgar Poë, Barbey d’Aurevilly, Villiers de l’Isle-Adam, Huysmans ont restitué dans l’art la présence d’un Surhumain malfaisant ; ils n’ont su rouvrir le Jardin des Béatitudes. Il s’ensuit que leur satanisme est souvent outré, maléfique, et, même sincère, ressemble à de la littérature.
[66] V. aussi dans les Amants de Tolède (Nouveaux Contes cruels) l’étrange invention de cruauté sadique attribuée à Torquemada.
Chez Villiers, magnifique écrivain pourtant, la fréquente absence de naturel se réfléchit dans ses façons d’écrire. Il appartint à l’espèce des hommes de lettres qui ont deux styles : l’un, quand ils parlent ou écrivent spontanément ; l’autre, quand ils font une œuvre.
Sans aller, comme certains esthètes, jusqu’à se convaincre que, pour avoir un style, on doit énoncer les choses en des termes dont personne n’userait, il composait à ses idées un vêtement de songe. Il aurait pu obéir aux appels faciles de l’improvisation ; il produisait, au contraire, avec une difficulté voulue. Lorsqu’il travaillait,
il se couchait — fût-ce au milieu du jour — rapprochait du lit son pupitre, et là rêvait les phrases, les regardait se former mot à mot, prendre leur âme en même temps que leur corps. Mais ce choix du vocable ne s’accomplissait pas aisément, car sa probité d’artiste se laissait combattre par des scrupules étrangers[67].
[67] Gustave Guiches, cité par Rougemont (Villiers de l’Isle-Adam, p. 110).
Il pesait les mots, disait-il, « dans des balances en toile d’araignée ». Ce n’était point à la manière d’un rhéteur, d’un parnassien choyant une épithète pour elle-même. Il se tourmentait d’enclore dans une période toute la puissance de synthèse visionnaire qu’elle pouvait susciter. Moins simple que Flaubert, il ne visait pas, comme lui, à la seule netteté plastique ; il voulait pénétrer au delà des formes. « Va oultre », lui enseignait une des deux devises de sa race. Il cherchait à voir et à révéler l’intime des êtres, à faire sentir le mystère dont ils sont pleins. Voici, par exemple, l’évocation nocturne d’un coin de Jérusalem, dans le palais de Salomon :
Au-dessus d’eux, à hauteur des feuillages extérieurs, la mystérieuse Salle des Enchantements, œuvre des Chaldéens, la Salle où mille statues de jaspe font brûler une forêt de torches d’aloès, la haute Salle des festins, aux colonnades mystiques, exposée à tous les vents de l’espace, prolonge, au milieu du ciel, le vertige de ses profondeurs triangulaires : les deux côtés de l’angle initial s’ouvrent, en face du Moria, sur la ville ensevelie dans l’ombre du Temple, tiare lumineuse de Sion[68].
[68] L’Annonciateur (Contes cruels, p. 323).
Qu’on ne demande pas à de telles phrases le relief architectural d’un lieu bien défini ; Villiers nous apporte moins et plus ; il entre-bâille, dans le brouillard d’un rêve, la salle inimaginable où brûle, aux mains de mille statues, « la forêt des torches » ; et, dominant Sion, la forme mystique de leur flamboiement lui apparaît semblable à « une tiare lumineuse ». Or, pouvait-il configurer cette hyperbole de splendeur et ne pas imposer à l’expression quelques violences anormales ? Des trouvailles de ce genre : « prolonge le vertige de ses profondeurs triangulaires » correspondent à une complication décadente de style, telle qu’en poursuivent, aujourd’hui encore, des symbolistes attardés. On dirait que pour ces chercheurs de quintessence les rapports habituels des mots rendent un son usé de vieil orgue. Villiers, après Baudelaire et Poë, semblait trop souvent écrire dans cet état d’hyperacuité lucide que détermine l’opium, au début de l’ivresse[69]. Le simple et le réel lui devenaient alors inexistants et l’on s’explique des paysages, comme celui-ci, où lui-même reconnaît une sorte de simulation imaginaire :
C’était le crépuscule d’une journée d’éclipse. A l’Occident, des rais d’une aurore boréale allongeaient sur tout le ciel les branches de leur sinistre éventail. L’horizon donnait la sensation d’un décor… Du sud au nord-ouest se roulaient de monstrueux nuages pareils à des monceaux de ouate violette, bordés d’or. Les cieux paraissaient artificiels[70].
[69] Tout le monde sait que Poë et d’autres entretenaient avec des liqueurs fortes leur exaltation quotidienne. Villiers fut-il exempt de ces habitudes ? Ceux qui l’ont connu l’affirment, quoiqu’il passât au café la plupart de ses nuits.
[70] L’Ève future, pp. 313, 314.
De même, quand il essaie d’illuminer l’intérieur des âmes, il s’évertue à être profond, profond jusqu’au vertige, mais ne l’est point sans des obscurités inquiétantes :
Lorsque le front seul contient l’existence d’un homme, cet homme n’est éclairé qu’au-dessus de la tête ; alors, son ombre jalouse, renversée toute droite au-dessous de lui, l’attire par les pieds, pour l’entraîner dans l’Invisible. En sorte que l’abaissement lascif de ses passions n’est strictement que le revers de la hauteur glacée de ces esprits[71].
[71] L’Annonciateur (Contes cruels, p. 333).
Dans un poème légendaire, la surtension descriptive, les nuages du sentiment appartiennent, en un certain sens, à l’irréalité du sujet. Mais au théâtre, il est plus difficile d’accepter des hommes et des femmes vêtus comme nous et déclamant des proses lyriques qu’à leur place jamais des humains vraisemblables n’auraient l’idée de concevoir. Les deux dernières parties d’Axel (le monde occulte et le monde passionnel) résistent, par là, aux conditions normales du verbe scénique ; Axel, maître Janus, Sara, discourent comme des livres ; ou plutôt c’est, en eux, Villiers dont le lyrisme métaphysique dialogue avec lui-même.
En 1870, il put faire jouer un petit drame à deux personnages, la Révolte[72], impeccablement écrit, d’une perfection de langage même trop stricte pour sembler vraie. Le sujet met aux prises un banquier et sa femme, lui, sec et positif, elle, affamée de tendresse sentimentale et de poésie. Or, les moindres paroles de ce bourgeois sont ornées de la distinction concise, tranchante propre à Villiers ; l’ironie de l’auteur perce partout, notamment en cette tirade[73] où Félix déclare :
Je n’aime pas les montagnes trop hautes, ni dans les personnes, ni dans la nature. Si l’on veut être sublime… qu’on le soit du moins avec discrétion.
[72] Lemerre, éd.
[73] Pages 26-27.
Après quelques représentations orageuses, la Révolte tomba et n’a jamais été reprise. Une des causes de son échec fut l’écriture continuellement « artiste » de scènes où la médiocratie moderne ne pouvait reconnaître le timbre de sa voix vulgaire.
Villiers de l’Isle-Adam suscite peut-être l’impression de l’artificiel, parce qu’il demeure aristocrate, alors que le naturel, en son temps, eût été de sentir et de parler comme un bourgeois. Mais son art est vraiment factice, toutes les fois qu’il se trahit, soucieux de se faire valoir avant de faire valoir les choses mêmes qu’il veut rendre. Car, en somme, c’est ici la ligne de partage entre le naturel et l’artificiel : quand un sentiment spontané, une juste interprétation de l’humain ou du divin prédomine sur les procédés esthétiques et le mirage verbal, l’écrivain est proche du naturel, de la bonhomie, et il a les plus hautes chances de s’y maintenir, s’il se soumet et s’efface devant les réalités. Seulement, les réalités, il faut y croire, et l’idéaliste Villiers, trop souvent, incline à les tourner en un jeu. C’est alors que la bonhomie lui manque avec la simplicité.
Cependant l’artificiel, pour achever de se définir, a besoin d’être mis en contraste avec ce qui ne l’est pas. Villiers, dans ses plus franches inspirations, atteignit cet état de foi intuitive où la sincérité du cœur et de l’intelligence donne l’irrésistible accent du vrai.
Il échappe d’abord à l’artificiel par le désir de s’en évader. Un admirable élan lyrique, dans l’Ève future, énonce douloureusement cette angoisse de l’Illusion qui se voudrait existante et réelle, tandis qu’elle n’est qu’une apparence, un songe et un écho. Hadaly regarde le parc illuminé par la lune :
Nuit, dit-elle, avec une simplicité d’accent presque familière, c’est moi, la fille auguste des vivants, la fleur de Science et de Génie résultée d’une souffrance de six mille années. Reconnaissez dans mes yeux voilés votre insensible lumière, étoiles qui périrez demain ; et vous, âmes des vierges mortes avant le baiser nuptial, vous qui flottez, interdites, autour de ma présence, rassurez-vous ! Je suis l’être obscur dont la disparition ne vaut pas un souvenir de deuil… O parc enchanté ! Grands arbres qui sacrez mon humble front des reflets de vos ombrages ! Herbes charmantes où des étincelles de rosée s’allument et qui êtes plus que moi ! Et vous, cieux d’Espérance, — hélas ! si je pouvais vivre ! Si je possédais la vie ! Oh ! que c’est beau de vivre ! Heureux ceux qui palpitent ! O Lumière, te voir ! Murmures d’extase, vous entendre ! Amour, s’abîmer en tes joies ! Oh ! respirer seulement une fois, pendant leur sommeil, ces jeunes roses si belles ! Sentir seulement passer le vent de la nuit dans mes cheveux ! Pouvoir, seulement, mourir ![74]
[74] Pages 343-343.
En attestant par la voix d’Hadaly que la science ne peut contrefaire la vie, œuvre transcendante, Villiers énonçait donc implicitement :
La vie, hors de ma pensée, existe et j’y crois. Ève, c’est la vie.
Dans ce roman bizarre où il déploie une ingéniosité prodigieuse à transmuer en poésie une fiction scientifique, s’est délivrée sa nostalgie de la femme idéale ayant une âme parfaite comme son corps, de l’Ève pétrie par les mains divines ; il ne rêve pas un paradis futuriste, il se ressouvient de l’Éden perdu. La soif d’absolu dont il brûlait ne pouvait se calmer qu’en buvant dans les yeux de la créature désirable la lumière de l’Essence incréée. Il retrouvait l’appétit platonicien et chrétien de la Beauté pure, de l’Être. Celte et gentilhomme, ataviquement initié au culte de la femme, il a fait entreluire, en beaucoup de ses contes, des figures d’héroïnes délicates et sublimes, qu’à force de sincérité il rend vraisemblables :
Je sentais, dit l’ami de Mlle d’Aubelleyne, que c’était seulement la transparence de son âme qui me séduisait en cette jeune femme, et que toute passionnelle pensée, à sa vue, me serait toujours d’un idéal mille fois moins attrayant que le simple et fraternel partage de sa tristesse et de sa foi.
Ruth Moore[75], Frédérique[76], Paule de Luçanges[77] portent le commun signe d’une distinction mystique, éthérée et grave, qui évapore en partie la substance charnelle de leur réalité et les laisse pourtant vraies, au moins d’une vérité de songe, exemplaires de la Femme presque restituée à sa candeur et à sa perfection primordiales.
[75] Dans son drame, Le Nouveau Monde.
[76] L’amour sublime. (Nouveaux Contes cruels.)
[77] La Maison du bonheur (Histoires insolites).
D’autre part, quand Villiers a voulu rendre la bassesse ou la perversité féminine, s’il n’a pas éludé quelques lieux-communs romantiques (sa Mistress Andrews du Nouveau Monde), il a buriné avec une force incisive, et sans lourdeur, ces modèles effrayants de sottise égoïste ou de professionnelle dépravation, Miss Alicia Clary, la cabotine pour qui sa voix et sa beauté ne sont qu’un gagne-pain, et Miss Evelyn Habal, la danseuse qui mène, par une lente déchéance, son amant jusqu’au suicide. Il serait difficile d’exposer plus pertinemment le mécanisme d’une passion dégradante qu’en cette aventure d’Anderson avec Miss Evelyn Habal, et Villiers atteint une des causes les plus secrètes du prestige meurtrier que détiennent de pareilles femmes :
Leur action fatale et morbide sur leur victime est en raison directe de la quantité d’artificiel dont elles font valoir — dont elles repoussent plutôt — le peu de séductions naturelles qu’elles possèdent[78].
[78] L’Ève future, p. 191.
Évidemment, son optique d’idéaliste l’induisait trop à distribuer les humains en deux catégories : ceux que tourmente un idéal et ceux qui végètent dans le terre-à-terre des calculs et des convoitises. Il n’en eut pas moins, sur la vie quotidienne, des intuitions d’une certitude prophétique. A ses yeux, par exemple, émanciper les appétits de la plèbe, c’était déplacer le faix des souffrances et l’accroître au lieu de l’alléger :
La victime, une fois ses liens desserrés, n’a guère d’autre idéal que d’en étreindre le col de son libérateur, car la place des misérables ne saurait demeurer vacante en ce monde, et l’on ne peut en racheter un seul qu’en se substituant à lui[79].
[79] Tribulat Bonhomet, p. 161.
Il éprouvait, devant la bassesse des masses, un dédain compatissant qu’il a transcrit en plus d’un pathétique symbole : tel le mendiant centenaire assis contre la grille du parvis Notre-Dame et clamant :
Prenez pitié d’un pauvre aveugle, s’il vous plaît[80].
[80] Vox populi. (Les Contes cruels.)
La voix de ce pauvre, voix vraie, intime voix du Peuple lamentable, persiste à travers les tumultes des événements, toujours la même, et perpétue
la prière occulte de la Foule
qui ne voit pas sa misère et ne se sait point aveugle. Tel aussi le messager triomphal envoyé des Thermopyles à Sparte par Léonidas et les Trois Cents. Il porte l’annonce de la victoire, mais on le prend pour un fuyard, et, du haut des murs, les citoyens le lapident, crachent sur lui. Il tombe, une nuée de corbeaux le déchire encore vivant ; il meurt,
l’âme éperdue de cette seule gloire que jalousent les dieux et fermant pieusement les paupières pour que l’aspect de la réalité ne troublât d’aucune vaine tristesse la conception sublime qu’il gardait de la Patrie…[81]
[81] Impatience de la foule (Contes cruels.)
Comme Vigny, mais sans y mettre sa glaciale désespérance, Villiers comprenait la majesté des agonies silencieuses et de la résignation dans la mort. Son duc de Portland, lépreux et moribond, étendu, à minuit, sur la grève où sa fiancée s’agenouille près de lui, ne profère avant d’expirer que ces trois mots :
« — Au revoir, Hélena ! »[82]
[82] Duke of Portland (Contes cruels).
Au sens des grandeurs aristocratiques Villiers ajouta celui des sublimités populaires, témoin la parole de Ruth dans son drame, le Nouveau-Monde :
Mon Dieu, bénissez ce pain qui va devenir du sang pour couler au nom de la Liberté[83].
[83] Le Nouveau Monde, acte IV, p. 132.
Sans rester captif des élégances artificielles, il sut mettre au théâtre, selon leur vérité triviale de sentiment et d’élocution, des types plébéiens comme le forçat Pagnol et le sinistre Père Mathieu[84]. Dans le mode comique, quelle satire exactement réaliste du petit bourgeois, l’ineffable scène du Socle de la Statue[85], le dialogue de l’épicier Gambade et de son épouse, le soir où est élu député leur fils Pantaléon !
[84] Personnages de l’Évasion, drame en 1 acte (Stock. éd.).
[85] Le socle de la Statue, nouvelle insérée dans un recueil posthume. Chez les passants (Comptoir d’édition, 1890).
D’autre part, le dernier des l’Isle-Adam, pour servir des causes qu’il jugeait sacrées, déploya, en plus d’une rencontre, une éloquence de haute allure, invinciblement démonstrative. L’entretien du Duc et du Chevalier[86], après la mort du Comte de Chambord, indique, sur l’avenir possible de la monarchie, des vues essentielles.
[86] Propos d’au-delà (Ajoutés aux Nouveaux Contes cruels.)
Dans un ordre de conceptions plus stable, le premier acte d’Axel, taillé au cœur des liturgies monastiques, en développe non seulement les magnificences tangibles, mais l’intime ascétisme. Le conflit muet de Sara, la novice, et des forces traditionnelles qui s’évertuent à la retenir, l’abbesse et l’archidiacre dressés comme des images de vitrail, et si vivants dans la roideur oppressive de leur dogmatisme, la jubilation nocturne de Noël, le Non terrible qui, tombant des lèvres de Sara, à l’instant de proférer ses vœux, change en ténèbres d’horreur l’allégresse de l’office, le geste de la rebelle, quand elle contraint, la hache en main, l’archidiacre à descendre dans le caveau de l’in pace où il voulait la faire pâtir, cet ensemble, d’une puissance barbare et d’une angoissante solennité, forme un des plus beaux poèmes catholiques qu’on ait jamais rêvés.
Enfin, à n’envisager, chez Villiers de l’Isle-Adam, que l’ironiste et le lyrique intime, dans son ironie même les vérités surabondent. Les bassesses des temps modernes, le mercantilisme, le scientisme, l’avilissement des intelligences, l’idolâtrie du Progrès resteront marqués, par ses mots incisifs, d’une cicatrice de plus en plus nette et mordante, à mesure que l’expérience des générations aura mieux accusé la justesse de ses traits. Sa revanche sur les sottises et les iniquités dont il souffrit leur survivra.
Son lyrisme, plus abstrait que sentimental, délie des nuances inédites dans les clairs-obscurs mal explorés de la vie intérieure. L’invisible, dans ses phrases, donne plus au visible qu’il n’en reçoit. Sa vision atteste, au delà des phénomènes, des régions irrévélées. Le plus saisissant, peut-être, de ses contes, l’Intersigne[87] nous met de plain-pied avec des mondes inconnus et proches dont nous sépare seulement la geôle obscure de nos sens. Là, le surnaturel s’insère, sans violence factice, parmi des conjonctures tragiquement simples et normales. A une époque négatrice du mystère, Villiers aura été l’un des hommes par qui le mystère a dit d’une voix inéludable : J’existe. Et sa prose, avec des sonorités neuves, nous chante l’antique mélodie des siècles où le cœur des hommes montait de ce qu’ils voyaient à ce qu’ils ne voyaient pas. Ses métaphores font souvent entreluire des horizons immenses, comme l’arche prismatique d’un arc-en-ciel illumine, dans un soir humide, des avenues indéfinies de nuées.
[87] Dans les Contes cruels.
Tout cela n’est point de l’artificiel, mais de la profonde réalité.
J’achève ces réflexions, ma fenêtre ouverte en face du jardin même dont les arbres, il y a trente ans, purent consoler ses yeux de moribond. Derrière ces marronniers plus touffus qu’alors le soleil décline ainsi qu’une strophe expire aux lèvres lasses d’un poète, et demain, revivra, aussi jeune qu’hier. Quelques mois avant la mort de Villiers, un autre mourant, et aussi glorieux, Barbey d’Aurevilly, regardait, le jour de Pâques, ces mêmes arbres, une dernière fois. Pourquoi Barbey d’Aurevilly, moins affiné, moins artiste, nous semble-t-il plus sain et fort que Villiers de l’Isle-Adam ? Une dédicace de son Chevalier Destouches à Victor-Émile Michelet abrège le secret de sa supériorité :
« En agissant, dit-il des héros de son roman, ils firent nos livres. Nous n’avons su que les écrire. » D’Aurevilly considérait que l’action est la fin suprême. L’Axel de Villiers déclarait au contraire : « J’ai trop pensé pour daigner agir. » Or, on a vu quelles suites impliqua cette erreur d’isoler la pensée de l’acte. L’art, issu du réel, doit tendre, de toute son énergique certitude, au réel, afin d’accroître, dans ce qui mérite de durer, la permanence de l’Être.
L’Espagne offre à Maurice Barrès une somme de coïncidences avec sa complexion et son esprit que nul pays, sauf la Lorraine, ne lui réserverait.
Extérieurement, on imagine sans peine son profil parmi ceux des gentilshommes en noir qui, sur la toile de Greco, assistent à la sépulture du comte d’Orgaz. Chez lui, comme chez ces Tolédans, se discerne un fond « nerveux et triste », un ensemble d’indolence aristocratique et d’énergie disciplinée, une âme voluptueuse et pourtant sévère, de l’entêtement au point d’honneur et à certaines traditions, il faut ajouter ce que lui-même dit de leur peintre, un art maître de soi, « éliminant avec un magnifique sang-froid, tout ce qui n’est pas l’essentiel », d’une « intensité froide et lumineuse », capable de « rendre sensible la métaphysique qui enveloppe ses modèles », et surtout « ennobli de rêverie religieuse ».
La forme de sa pensée s’ajuste aux lignes de paysages taillés à reliefs concis, plus impérieux que suaves, où une lumière presque abstraite, d’un gris cendré, comme l’aimait Vélasquez, anime de ses vibrations rythmiques les plus ténus détails.
L’Espagne qui lui correspond le plus exactement me semble celle de Tolède, beaucoup plus que l’autre, dont il écouta « la chanson » avant d’écrire : Du sang, de la volupté et de la mort. Dans les impressions qu’il avait reçues de cette dernière, quelque chose persistait des images que nous en rapportèrent un Mérimée, un Gautier, un Hérédia. Sans doute, la Séville qu’a depuis magnifiée Louis Bertrand dans ses fresques du Rival de don Juan pouvait retenir quelques jours son admiration d’artiste ; aujourd’hui encore il aime « la plénitude sensuelle qui s’exhale des vigoureux chevaux d’Andalousie, d’une jeune Sévillane éclatante…, des énormes œillets parfumés de Cordoue ». Mais ce qu’il y a, dans l’Espagne populaire, d’exubérance, de jovialité, d’emportement, de faconde et de gesticulation le divertit sans le pénétrer[88]. Au rebours, il devait s’attacher à l’Espagne castillane et noble, recluse en ses villes de province, dans ses maisons armoriées, dans « la courtoisie de sa vieille civilisation », dans ses orgueils et sa foi. La singularité des âmes l’y attire et le mystère des races complexes que le principe catholique a domptées sous lui.
[88] Barrès me disait un jour qu’il aimait peu Goya, même le Goya jeune, éblouissant du Prado. C’est qu’il sent sous cet éclat charnel un fond de vulgarité.
C’est le mysticisme contemplatif de Greco qui fixa son attrait pour ce peintre étrange ; les chapitres ramassés comme des eaux-fortes où il fait saillir les caractères de Tolède aboutissent à une sorte d’essai sur la mystique espagnole, à une apologie succincte de la vie supra-sensible. Mais, bien que cet ordre de réflexions énonce le mouvement de son intelligence vers une spiritualité de plus en plus ferme, il n’y porte aucun dogmatisme et se contente de transcrire ce qu’il a ressenti dans une église, un couvent ou en face de quelques tableaux.
A ceux même qui ne connaissent ni Tolède ni l’Espagne, il impose la justesse de ses observations. Une des forces de M. Barrès est de savoir, en présence d’un objet ou d’un problème, découvrir d’un coup d’œil le point vif qu’il faut atteindre, reconnaître la position à prendre et s’y tenir obstinément. Quand d’aventure il décrit, des traits rapides lui suffisent pour configurer les linéaments des êtres et ce qu’il appelle « leur qualité morale ».
Je revenais d’un pèlerinage transpyrénéen lorsque je lus son livre ; je pus d’autant mieux saisir l’exactitude de ses notations sur le catholicisme espagnol ; autour d’elles mes souvenirs se brodaient. Là où il montre, dans la cathédrale de Tolède, des enfants de chœur « courant comme des estafettes », j’en revoyais deux, pendant une grand’messe, à Barcelone, qui, au sortir de la sacristie, s’en allaient par une nef, babillant, riant, et se faisant l’un à l’autre un simulacre de génuflexion gentille et preste, sans indécence ni vulgarité. De même, son simple mot sur « les trilles des sonnettes » à l’Élévation, me représentait un clergeon, les mains pendues à une corde, dans l’attente de l’instant où le prêtre s’agenouillerait devant l’Hostie, et alors un soudain carillon, dégringolant en tierces, de clochettes criardes dont la frénésie prolongée semblait vouloir rendre plus prodigieux le Mystère accompli sur l’autel.
Un des traits qui sautent aux yeux dans la dévotion espagnole est justement la familiarité avec les choses saintes, l’aisance où l’on est chez Dieu, comme chez soi. Les fidèles ignorent les allures compassées que nous infligea le rationalisme janséniste. D’autre part, il leur manque cet élément d’apologétique qui nous vient de la chaire, si indigente qu’elle soit ; les prêtres espagnols débitent, pour la plupart, leurs sermons avec une effrayante volubilité ; ils paraissent se piquer de ne jamais respirer entre les phrases. L’auditoire est mis hors d’état de suivre des idées, et il s’en passe, attentif seulement à la mimique, au rythme des périodes et au son des mots vénérables.
Tandis que, dans nos cathédrales, tout converge unitairement à la grande nef et au maître-autel, le coro qu’enferme un jubé et où s’isolent les chanoines ne laisse autour de la Capilla mayor qu’un espace restreint. Les fidèles s’éparpillent le long des chapelles ou s’en vont aux multiples autres églises ; jamais, sauf pour les grandes fêtes, on n’a l’impression d’une foule assemblée et ordonnée dans une ferveur compacte. Les retables dorés, les statues étagées au creux des niches et les baldaquins en style baroque ont l’air de ne s’étaler que pour flatter l’orgueil des sacristains et réjouir les yeux des pauvresses qui, assises sur leurs talons, dévident tout haut leur chapelet.
Ce faste, M. Barrès en élucide d’un mot l’origine, lorsqu’il évoque « le triomphe de l’Église militante » proclamé par ces « orchestres de fer, d’argent, de marbre et d’or ». Le catholicisme d’Espagne, en conflit permanent avec le génie sémitique, marqua sur lui sa victoire par une emphase qu’excitait l’appétit d’hidalgos pauvres pour les opulences les plus arrogantes.
Au fond, la même passion de vivre que révèle la sensualité de ce peuple se transmue en désir mystique. Tendu vers la certitude de la possession, il veut avoir, dès ici-bas, dans la bouche, le goût de ce qui ne peut pas mourir. C’est pourquoi le dogme de la Présence réelle seul assouvit sa foi. Maurice Barrès a très bien vu que le catholicisme espagnol est, avant tout, « eucharistique ». Et ce réalisme sacramentel fut l’aliment du réalisme dans l’art ; le plus laid des gueux semblait aux peintres avoir le droit de prendre place, tel qu’il était, sur une toile, aussi bien qu’il l’avait de s’agenouiller à la Table sainte.
De même, dans un pays où l’adoration de la femme se changeait volontiers en idolâtrie chevaleresque, ce sentiment épuré, surnaturalisé, élança les âmes au culte éperdu de la Vierge immaculée. Si la personne du Christ souffrant se présentait aux imaginations avec des plaies rouges et des opprobres tangibles, c’était moins un instinct de volupté cruelle qui se complaisait à ces violences qu’un besoin de sentir, de savourer la Rédemption dans la vue d’une chair divine humiliée et du précieux Sang répandu.
Il ne faudrait pas en conclure que la piété des Espagnols s’arrête grossièrement à des images. M. Barrès admire leur noblesse de contemplation ascétique, où il veut reconnaître pourtant des affinités juives et arabes.
Mais une énergie s’y ajoute que les sémites avaient peu connue, le libre amour conquérant Dieu par la plénitude de la foi, une sorte d’aimantation qui précipite vers les gloires célestes l’être spirituel et arrache les corps eux-mêmes à leur poids corruptible.
Chez les saints espagnols ce don d’extase — très différent des visions passives comme celles des Prophètes juifs — atteignit une puissance vraiment sans égale. L’exemple le plus extraordinaire que j’en connaisse se rencontre dans la vie de saint Jean de la Croix. Il s’entretenait un jour avec sainte Thérèse, séparé d’elle par une grille, lorsqu’il sentit soudain que la véhémence du désir de Dieu le soulevait au-dessus du sol ; il résistait à l’impulsion, pesait sur le siège où il était assis, mais, malgré lui, montait, et sainte Thérèse, à son tour, emportée par la même ardeur, perdait terre, s’élevait.
Un tel épisode explique comment les peintres de l’époque surent fixer, sans froideur ni contorsions, de semblables états surnaturels. Le Saint Herménigilde d’Herrera le Vieux bondit, un crucifix au poing, vers les espaces radieux d’où les Anges lui tendent les bras, et il n’a point d’autres ailes que l’espérance et la charité. Nul, mieux que Greco, n’a rendu cette ascension des formes allégées de la misère terrestre. Le Christ de sa Résurrection, mince, démesurément long, son étendard à la main, se délivre du sépulcre ; les gouffres du ciel l’aspirent hors de nos ténèbres ; il monte comme une pierre descend. Dans sa Pentecôte, analyse avec émotion Maurice Barrès, « les Apôtres et les saintes femmes s’élancent d’un seul et même mouvement, hors de leur condition naturelle, pour rejoindre l’Esprit-Saint qui plane lumineusement. Nous les voyons devant nous qui se spiritualisent. Un enchantement d’enthousiame les perce et les transfigure, les héroïse. »
Cette transposition des apparences au sein d’une lumière extatique développe dans la pensée de M. Barrès une curiosité dont les effets dépassent la mystique et l’art espagnols, parce qu’elle touche au plus intime de la vie spirituelle. L’idée de perfection qu’énoncent les figures de Greco ne repose point sur l’harmonie plastique ; souvent il étire les corps, projette sur les visages une clarté « spectrale ». Y a-t-il donc un déséquilibre supérieur à l’harmonie ? Ou bien ne faut-il pas une rupture d’équilibre pour constituer un équilibre plus parfait ? Tout élan vers l’Invisible suppose le dédain d’une santé moyenne, l’immolation des appétits inférieurs, et l’art lui-même, chez ceux qui s’y donnent absolument, devient un mode d’ascétisme dont Flaubert a condensé le symbole en cette phrase d’une de ses lettres : « De cet arbre au feuillage verdoyant je voulais faire une colonne toute nue pour y poser tout en haut je ne sais quelle flamme céleste. »
Maurice Barrès, en d’autres temps, semblait suivre un idéal analogue à celui de Gœthe, la mise en œuvre méthodique de toutes ses facultés d’homme, afin de porter son Moi au plus haut degré possible de puissance et de bonheur. Aujourd’hui, sans renoncer aux fins immédiates, il se prend à concevoir que la perfection dernière est le fruit du Sacrifice. Mais qui donc peut lui en offrir l’exemple ? Ce ne sera ni Greco ni aucun artiste de la plus mystique Espagne. Seuls, les Saints réconcilient avec une pleine aisance l’éternel et le transitoire : sainte Thérèse et saint Jean de la Croix n’ont-ils pas écrit, l’un son livre des Fondations, l’autre ses Maximes et avis spirituels, deux merveilles de sagesse pratique ? L’harmonie des forces que paraissait rompre le perpétuel holocauste de leur corps et de leur volonté était refaite en eux supérieurement par la Grâce.
La colline inspirée
J’ai relu ces jours-ci, à loisir, comme elle le mérite, cette œuvre haute et singulière. Les idées qui la supportent, les figures qui s’y développent se sont façonnées et liées lentement dans une âme méditative, jusqu’à ce que leur ensemble ait pris la cohésion, l’ampleur d’un poème symphonique où l’on perçoit sous la mélodie dominante les sonorités multiples de motifs accidentels et néanmoins profonds. Maurice Barrès a voulu concentrer autour des Baillard et de la colline mystique toute la geste du pays lorrain ; quand bien même ses personnages sont un peu minces pour loger la richesse des sens qu’il lui plut d’accumuler en eux, la force grave de son lyrisme les soutient dans des aspects héroïques interrompus seulement par des phases de « platitude » et de triviales misères. Sur le « mamelon herbu qui marque le plus haut point de la colline », il a vu, à travers le vent et la pluie d’automne, monter les ombres tristes des trois prêtres hérésiarques. Ce qu’il a pu ranimer de leur histoire authentique, ce qu’il en a deviné par son intimité native avec la campagne lorraine, il le retrace en traits sûrs et concis, selon sa manière d’interpréter moralement les faits et d’en construire une idéologie. D’un crayon décisif il indique l’essentiel de leur vie extérieure, mais dégage plus encore les mouvements de leurs âmes associés aux vibrations des paysages, à l’âpreté des mœurs traditionnelles et surtout aux vertiges d’un mysticisme déréglé.
Si l’on veut pénétrer les déviations mentales d’un hérétique, il faut suivre le vintrasien Léopold Baillard en ses frénésies douloureuses et tenaces. Barrès a supérieurement exposé le désordre de cette intelligence croyante qui répudie tout médiateur et toute hiérarchie. Dans la mise en valeur d’un tel caractère rien n’était plus difficile que d’exprimer sans parti pris d’aversion ni complaisance sentimentale l’amalgame d’absurdité et de foi splendide, de grandeur et de ridicule inhérent à ses actes. Lorsque, dénué de ressources, il va mettre aux pieds d’une statue de Marie la bourse des quêtes, dans l’espoir qu’un miracle la remplira, son élan serait admirable s’il partait d’une confiance humble et non d’un orgueil d’illuminé. Ailleurs, quand il se raidit contre l’amertume des opprobres en se comparant au Christ insulté par la populace, c’est l’orgueil aussi qui change un sentiment sublime en une illusion démente. Après « l’Année noire », qu’il avait prophétisée avec enthousiasme — car le fanatique, observe Barrès, reçoit de ses visions un surcroît d’énergie, alors même qu’elles le terrifient, — il prononce un mot d’une surprenante clairvoyance, mais où se soulage son amour-propre exaspéré :
« Les Français n’ont pas été assez malheureux… C’est à recommencer. »
L’art de Barrès, sobre et dédaigneux des gros effets comme des analyses pesantes, laisse sentir par de simples, mais fortes notations, en quoi ce révolté verse dans le faux, et d’autant plus qu’il se croit dans le vrai, qu’il s’engage sans cesse sur la lisière du droit sentier pour en ressortir à l’instant. Et les désastres de ses ambitions, au lieu de lui rendre une vue nette de ses erreurs, l’y emmurent plus obstinément. Il a beau, avant de mourir, signer une rétractation ; son idée fixe ou plutôt la volonté fanatique de Vintras s’entête à le dominer. Il ne veut ni ne peut comprendre qu’il s’est trompé :
« Vintras, tu as passé par ces épreuves. » Telle est sa parole suprême.
Cette tragédie d’une âme insoumise me semble d’un prodigieux attrait ; elle eût été pourtant plus poignante si l’écrivain y avait infondu les terreurs et les extases d’une foi dont il aurait l’immédiate expérience. En plus d’un épisode, il fait entrevoir la présence possible d’un agent démoniaque : c’est la nuit, dans la Chartreuse de Bosserville, où Léopold « sent quelque chose entrer et s’arrêter auprès de son lit… Ce qu’il sentait là, près de lui, vivant et se mouvant, c’était abstrait comme une idée et réel comme une personne… Et, le plus odieux, c’est que cette chose, il ne pouvait la fixer nulle part. Elle ne restait jamais en place, ou plutôt elle était partout à la fois, et s’il croyait par moment la tenir sous son regard, dans quelque coin de la chambre, elle se dérobait aussitôt pour apparaître à l’autre bout ». C’est la tentative diabolique de Sœur Lazarine[89] voulant séduire l’Abbé Florentin. Ce sont les simagrées mêmes de Vintras, ces exhibitions d’hosties sanglantes ou parfumées, de calices vides tout d’un coup remplis de vin, supercheries probables d’un bateleur — autrement, on devait y reconnaître des phénomènes d’un satanisme effrayant ; — mais, en racontant ces faits étranges, Barrès observe l’attitude d’un historien poète que son sujet captive, il n’éprouve ni de donne l’appréhension d’une réalité surnaturelle.
[89] Barrès a très bien senti, mais montre discrètement qu’une exaltation mystique sans contrainte pouvait aboutir, chez les femmes surtout, à des fureurs hystériques et à des égarements charnels.
Quelle est donc au juste sa pensée devant ces visionnaires ? Outre la poésie lorraine de leur histoire, était-ce une curiosité de psychologue qui l’attirait à s’y enfoncer ? Ou bien poursuivait-il cette investigation en homme troublé par les problèmes de l’Invisible et qui veut au moins voir clair dans la notion qu’il s’en fait ?
Après la campagne que nul, à sa place, n’eût menée à bien et qu’il a soutenue avec une ténacité si noble en faveur des églises, beaucoup de catholiques attendaient la Colline inspirée comme un livre où s’attesterait une volonté de croire, où celui qui s’évertue à sauver les murs et les voûtes du sanctuaire entrerait dans la nef pour s’agenouiller. Ils ont été déçus ; certains même — et ceux-là ont eu tort, je crois — se sont scandalisés que des prêtres et des religieuses apparussent en des postures de déchéance et d’indignité. Pour moi, je n’ai point eu d’étonnement, vu la position déjà prise par Maurice Barrès devant l’Église et ses dogmes, et qu’il n’a pas encore dépassée.
La Colline inspirée me produit, avant tout, l’impression d’une enquête intérieure poursuivie par le moraliste sur son mode de religiosité et d’orthodoxie positiviste ; je l’y retrouve avec cette combinaison de fantaisie lyrique, voluptueuse et d’intellectualisme dont il s’affranchira peut-être un jour.
Au début du livre, l’idéalisme renanien pèse davantage sur son esprit ; « L’âme ! Le ciel ! écrit-il p. 17, vieux mots dont la magie garde sa force ! » On croirait réentendre avec un autre son la phrase fameuse : « Dieu ! l’âme ! l’immortalité ! tous ces bons vieux mots ! »… Seulement Renan ajoutait : Un peu lourds peut-être, et ceci, Barrès ne le penserait plus.
Il s’est rendu compte que l’adoration religieuse est nécessaire aux âmes, et il accepte le catholicisme en tant que ses principes répondent à nos besoins actuels de civilisés et de Français. Mais, dans la religion, il admet la croyance elle-même, non l’objet de la croyance. D’où le malaise que nous cause plus d’une page de la Colline inspirée. A nous qui possédons la Face vivante de l’Homme-Dieu et de sa Mère, que nous importent Rosmertha, la grâce équivoque et défunte de l’Hermaphrodite, et toutes les fausses images évanouies devant la clarté du Christ !
Le poète écoute les Symphonies sur la prairie, le chant qui sort de deux âmes, celle de l’enthousiaste sans loi, et celle du prêtre fidèle à la règle. Il perçoit avec délices leur alternance et serait affligé si, « en ce drame musical », l’une des deux parties manquait. Qui des deux a raison contre l’autre, le Père Aubry ou Léopold ? En fait, la droiture de Barrès n’hésite pas ; il conclut à la nécessité salutaire de l’orthodoxie, et présente comme juste, si dure qu’elle soit, la condamnation du schismatique. Seulement, il ne reconnaît point l’essence éternelle et absolue de la hiérarchie, cette émanation de l’autorité du Verbe, allant du Consécrateur invisible à l’évêque qui consacre le prêtre, et du prêtre à la communion des fidèles. La chapelle, dans l’Épilogue, nous dit :
« Visiteurs de la prairie, apportez-moi vos rêves pour que je les épure, vos élans pour que je les oriente… Je prolonge la prairie, même quand elle me nie. J’ai été construite, à force d’y avoir été rêvée… Qui que tu sois, il n’est en toi rien d’excellent qui t’empêche d’accepter mon secours… Nous avons été préparés, toi et moi, par tes pères[90]. Comme toi, je les incarne… »
[90] Entre cette conception et celle de Charles Maurras on a signalé des analogies. L’une et l’autre coïncident, en effet, sur ce point. Mais, dans l’ensemble, les tendances religieuses de Barrès contredisent les principes de Maurras, puisqu’il fait une large place au « sentiment ».
Sous l’éloquence de ce langage persiste l’inadmissible idée que le catholicisme, comme tout autre système religieux, a été préparé par les rêves des générations et constitué par une loi toute naturelle d’ordonnance et de discipline, en d’autres termes, qu’il n’est pas vraiment divin, au sens où nous y croyons.
Il y a pourtant, au seuil du même Épilogue, un passage qui laisse percer, chez Maurice Barrès, une inquiétude mystique plus sérieuse, c’est en sa réflexion sur les saisons qui recommencent :
« Combien de fois me sera-t-il donné de tourner dans ce cercle qui, moi disparu, continuera infatigablement ? »
L’énigme de la mort s’offre sur son chemin, et il ne fuit pas devant elle. Le seul endroit de la Colline inspirée où l’émotion de l’écrivain impose un tour de vérité à son expression de la foi catholique, n’est-ce pas l’admirable chapitre qui raconte la fin du vieux Baillard réconcilié ?
Après une telle œuvre, je ne vois pour son art qu’un moyen de grandir. Dieu ne lui a pas fait largesse de si beaux dons uniquement afin que son âme « se donne en spectacle à elle-même ». Ce musicien prestigieux est attendu aux orgues saintes où peut seule résonner la mélodie des certitudes. Avant d’y poser ses doigts, il lui reste à prier avec nous pour que l’Esprit descende en lui.
Au moment où j’appris sa mort, le matin du 7 août[91], je descendais entendre la messe à l’église voisine. On y célébrait un service pour un soldat tombé au loin ; un drapeau, derrière le catafalque, était déployé. Dans l’affliction qui m’absorbait, je ne pus suivre les rites, écouter l’absoute qu’en appliquant tout l’office à notre ami, comme si son corps eût été là, entre les cierges. Certes il méritait bien le grand repos, lui qui a tant travaillé, et la lumière promise, après l’avoir si fermement attendue. Et n’avait-il pas succombé, lui aussi, pour la France, ayant souffert pour elle plus que beaucoup de soldats dans les tranchées ?
[91] Dumesnil est mort le 31 juillet 1916.
Dumesnil est un des Français qui ont pris le plus au sérieux la guerre. Dès le commencement il avait offert à Dieu sa propre vie, s’il lui plaisait de la prendre afin que le pays fût sauvé. Durant les premiers mois, il traversa de terribles angoisses, « il eut des sueurs froides », déclarait-il ensuite, à la pensée d’un désastre possible. Il connaissait les Allemands, il avait vu de près leur force d’oppression ; peut-être même se l’exagérait-il ; et il se disait que la supériorité d’une civilisation ne suffit pas à la défendre : les Barbares, au Ve siècle, culbutèrent l’Empire romain ; or, jamais leurs dévastations n’ont été pleinement réparées ni vengées.
Ses Réflexions pendant le combat soulagèrent ses tourments et sa juste haine. Quelle revanche sur les Germains, ces notes incisives où, à la façon d’un chirurgien inflexible, il dépouille et charcute l’épaisseur de leur pédantisme, les replis de leur férocité perverse ! Il continua, deux ans, cette vivisection ; et, si répugnante que fût la matière, jamais sa main ne trembla. Néanmoins son sang-froid couvrait des violences qu’il se fatiguait à réprimer : contrainte héroïque, mais qui aggrava le mal dont il a péri.
Dumesnil, d’ailleurs, dans l’ensemble de ses actes, maîtrisait sous le calme du philosophe une poignante sensibilité. Il a été un des rares penseurs de sa génération vraiment dignes du nom d’intellectuel, épithète souvent dérisoire, que l’on colle sur des cerveaux sensitifs, hors d’état de joindre logiquement deux idées. Il mit « toute sa conscience à développer au plus haut point dont il était capable la faculté raisonnante[92] ». Pourtant sa raison ne put mater sans des luttes constantes ses nerfs douloureux. S’il n’avait été chrétien, cet effort d’ascète s’évertuant vers une paix difficile l’eût mené au non-espoir stoïque. Il en sortit vainqueur, usé, malgré tout, par sa victoire même. « Philosopher, c’est apprendre à mourir. » Dumesnil le comprenait mieux que Socrate ; bien qu’il aimât la vie présente et les joies de son activité, il s’était longuement préparé à autre chose ; il vivait comme un homme qui attend un Visiteur dans la nuit et tient sa lampe allumée…
[92] Revue de la Jeunesse du 25 février 1914.
Ses amis savent ce qu’ils perdent en le perdant. Sa droiture de cœur leur assurait dans son intimité une plénitude de confiance ; il appelait l’affection par une bonté large et accueillante, mais si discrète qu’ayant beaucoup d’amitiés il semblait appartenir uniquement à chacune d’elles.
Un vigoureux instinct de paternité l’attirait vers la jeunesse, et les jeunes gens venaient à lui. J’en ai vu plus d’un, après une simple rencontre, se donner sans réserve à son ascendant. Ils sentaient en sa personne une force directrice ; et sa bonhomie l’établissait de plain-pied avec eux. Il savait les mettre en valeur, les modelait à son image sans opprimer leurs qualités propres. Le plus fervent de ses disciples fut Léon Silvy, mort, hélas ! en 1907 ; personne ne rendra gloire à Dumesnil autant que Silvy l’a fait dans ses lettres[93]. Dumesnil était aimé des jeunes parce qu’il était jeune encore aux alentours de la soixantaine, ouvert à l’imprévu des enthousiasmes, presque naïf dans certaines admirations.
[93] Elles ont été réunies en volume (Beauchesne, éditeur).
En même temps, sa perspicacité faisait, pour une grande part, le charme de son commerce. Il n’eut rien d’un dilettante instable. Mais, au lieu de se claquemurer dans un dogmatisme de pédagogue ou de métaphysicien abstrus, à l’intérieur de quelques principes, sans fenêtres sur l’espace tangible, son expérience s’appropriait les faits significatifs aussi bien que son intuition pénétrait les âmes. Il laisse en histoire des vues originales ; il discourait pertinemment sur les peintres ; il commentait avec profondeur les poètes, exerça lui-même ses dons poétiques et dramatiques. L’art et la philosophie n’étaient point devant ses yeux deux mondes étrangers l’un à l’autre ; son esprit de synthèse s’attachait à réaliser leurs multiples points d’harmonie, à transmuer l’idée en image, ainsi qu’à illuminer l’image par l’idée.
Les hommes de la génération antérieure à la sienne, un Taine, un Flaubert, convoitaient une sorte d’universalité encyclopédique. Dumesnil, en une sphère plus modeste, manifesta comme un XVIIe siècle succédant à une Renaissance exubérante[94]. Il se souciait peu d’accumuler ; il triait, il ajustait. Je retrouve, dans sa manière de concevoir et d’écrire, le génie strict d’un Malherbe. Descartes était son maître. A l’époque de Boileau, il se serait vu rangé parmi ceux qu’on appelait alors « les honnêtes gens ». Quand paraîtra, plus tard, sa correspondance, elle étonnera par l’ampleur toute moderne des sujets qu’elle touche et enrichit, mais nous y admirerons aussi la tenue, la dignité, l’aisance, la sagesse pondérée d’un Français de l’ancien temps.
[94] Flaubert voulut être un classique ; mais il était enclin aux expressions débordantes, Rabelais l’enivrait : « Ce que j’aime, dit-il dans une de ses lettres, c’est l’exubérance. »
Ces qualités fussent demeurées vaines, si la foi ne les eût fertilisées. Je viens de songer au XVIIe siècle. Le christianisme, tel que Dumesnil l’exprimait, évoque la religion d’un auditeur de Bossuet, une religion solide et pratique, plus raisonnable qu’exaltée, sociale et charitable avec mesure. Il laissait à Huysmans la recherche des singularités particulières aux états mystiques. Ce n’était pas qu’il fût dénué de mysticisme. Je me souviens même d’un surprenant épisode qu’il me confia : il avait une sœur cadette, fort pieuse ; elle mourut à dix-sept ans ; quelques années après, un jour qu’il se débattait intérieurement dans une crise de désespoir, il reçut tout d’un coup la certitude sensible, miraculeuse d’une communication avec l’absente, et se trouva aussitôt délivré. Dumesnil fut cependant un mystique de raison plutôt que de sentiment. Lorsqu’il se convertit, des motifs doctrinaux, métaphysiques, le décidèrent :
« J’étudiai le concept de Dieu, comme il se forme dans la philosophie antique, et je fus surpris de reconnaître par raison que le concept de la Trinité chrétienne comblait d’une richesse infinie tout ce que l’intelligence humaine avait pu pressentir, et qu’il se présentait à elle comme un bloc de diamant où elle ne saurait trouver une fissure…
« Le cruel problème de notre liberté n’avait cessé de me mettre à la gêne depuis que les termes s’en étaient posés devant moi ; le déterminisme scientifique et positiviste appesanti sur ma génération m’en faisait entrer les chaînes dans la chair. Je les rompis. Je reconnus que le mécanisme universel ne menait à rien et équivalait au néant, mais voici qu’en approfondissant ces difficultés et ces pensées, je tombai dans une doctrine de la causalité qui, déchirant le réseau mathématique, me menait tout droit à la grâce…
« De là, je devais venir aux rapports de Dieu avec le monde et l’homme, au lieu de la grâce ; et si je restai fidèle à ma maxime de discerner en tout le meilleur, il est facile d’imaginer où il éclatait à mes yeux. Il fallait m’aveugler volontairement ou voir le Médiateur, seul armé de son infinie puissance sacrificielle.
« A ce point d’évidence, j’étais tenu de me rendre ou de m’abîmer. Mais qu’on se rassure : j’avais un collaborateur qui ne voulait pas me laisser perdre. Pour avoir suivi une marche intellectuelle, je serais bien insensé et mal converti, si je m’en attribuais le mérite. Comment Dieu acheva le dialogue avec moi qui pensais d’abord parler seul, c’est mon affaire. Elle avança peu à peu, par une foule de réflexions et de mouvements[95]. »
[95] « Une conversion intellectuelle » (Revue de la Jeunesse.)
Dumesnil n’aurait écrit aucun livre, sa vie mériterait d’être offerte en haut exemple à tous les Français qui savent penser. Mais son œuvre est debout, telle qu’une maison bien construite avec des pierres de choix et où chaque chose est à sa place.
Normand, il s’entendait à bâtir, et mieux que les Normands ; car, tandis que la maison normande, presque dépourvue d’ouvertures sur le dehors, paraît égoïste, inhospitalière, la sienne déployait les deux battants de ses portes à quiconque n’était pas indigne de s’y abriter.
Beaucoup y séjournèrent, apprirent, en considérant la fière solidité des charpentes et les délicatesses des sculptures, à vivre selon les conceptions de l’architecte. Ce serait assez, pour aimer Dumesnil, de savoir qu’il contribua de tout son labeur à refaire une France vigoureuse, croyante, ordonnée, amie du beau. L’influence d’un homme ne s’évalue pas au chiffre d’éditions qu’ont eu ses ouvrages. Parfois les livres qui ont le plus agi sur une génération sont ceux dont elle parle le moins. Mais, disait le Prophète, « comme la pluie descend du ciel et enivre la terre et la pénètre, et donne la semence à celui qui sème et le pain à celui qui mange ; ainsi ma parole, celle qui sortira de ma bouche, ne reviendra pas à moi vide, mais elle fera tout ce que j’ai voulu et prospérera dans les choses pour lesquelles je l’ai envoyée ».
On peut trouver inique, à l’égard de Georges Dumesnil, la disproportion entre l’importance de ses travaux et leur demi-obscurité. Sa mort même n’a décidé qu’un petit nombre de critiques[96] à s’occuper de lui. Cette ingratitude des temps est trop explicable. Un philosophe ne devient célèbre que si on annonce à son de trompe l’extraordinaire de ses doctrines. Dumesnil enseignait en province ; et il était trop digne, il n’aurait pas organisé autour de sa chaire un orchestre forain. La simple rectitude de ses vues, la sévérité de son exposition ne pouvait captiver qu’une élite ; le public inconsistant, celui qui s’est engoué de l’Évolution créatrice, ignora Dumesnil ou le négligea. Les autres philosophes, cela va de soi, se seraient bien gardés de propager son nom ; lorsqu’on tient les « têtes de pont » du succès, on n’accorde le droit de passage qu’à des médiocres. Quant aux catholiques, leurs enthousiasmes s’évadent trop souvent vers ce qui est à côté ou en dehors de l’orthodoxie. Il avait un moyen pourtant de s’imposer aux badauds : faire valoir sa conversion. Mais il estimait que la pudeur sied à un converti et méprisait les gens qui battent monnaie avec le récit de leurs incroyances. Il recevait sans déplaisir les témoignages d’estime spontanés et ne s’abaissait point à en quêter auprès des puissants.
[96] Entre autres, Julien de Narfon dans un généreux article du Figaro (8 août 1916).
Mais voici l’heure, pour nous, de le proclamer en toute certitude : Dumesnil a été le seul philosophe spiritualiste ayant continué après Maine de Biran et Ravaisson la forte tradition cartésienne. Il a été notre seul métaphysicien catholique, seul à construire une ontologie rationnelle adéquate à la foi ; et je ne sais rien de comparable au Miroir de l’Ordre[97], cette synthèse abrégée des rapports de Dieu avec l’univers que le mystique voit consommés dans le sacrement de l’Eucharistie :
[97] Le Miroir de l’Ordre parut d’abord, en 1902, à Aix-en-Provence, dans le Pays de France, la revue qu’avait fondée notre ami commun, Joachim Gasquet ; il fut ensuite réédité en plaquette dans la Bibliothèque de l’Amitié de France (Beauchesne, éd.).
« Le corps glorifié de Jésus-Christ dans l’Eucharistie réalise avec un infini pouvoir, sous les conditions prescrites par la Providence, l’ubiquité imitée laborieusement et à un degré toujours relatif par tout corps mobile ; dans l’Eucharistie sont souverainement conciliés l’activité d’un corps capable de se mouvoir avec un pouvoir infini et le repos de ce corps dans chaque lieu où il est. Le miracle y est le type et la raison de l’ordre naturel.
« Et l’Eucharistie, qui est une intussusception de Dieu par l’homme, est inversement et par l’interpénétration de la grâce une intussusception spirituelle de l’homme par Dieu. L’homme qui y concourt d’un plein abandon entre dans le courant même du souffle divin, du Saint-Esprit qui, par son aspiration, l’emporte sur la voie infinie de Dieu. »
Ses ouvrages purement spéculatifs, le Rôle des concepts, le Spiritualisme, les Conceptions philosophiques perdurables, la Sophistique contemporaine exigent du lecteur, s’il veut tout saisir, une certaine préparation. Au contraire, sa vaste étude sur l’idée de l’évolution appliquée à la littérature et surtout l’Amitié de France représentent la pensée concrète de l’essayiste, du moraliste et de l’artiste. L’Amitié de France, en ses neuf années de développement, a pu former une excellente image de ce que serait notre pays, libéré du désordre révolutionnaire, avec la variété de ses provinces, la vigueur de ses traditions restaurée, sa vie sociale, politique et ses arts groupés autour du vieux clocher roman, sous l’immuable devise des peuples qui veulent vivre : Diex aïe. Cette admirable revue, paraissant tous les trois mois, pouvait donner mieux que des articles ; chapitres philosophiques, essais d’histoire, poèmes, analyses critiques y alternaient selon un tranquille équilibre ; et l’on était sûr d’y trouver, comme dans les ateliers des anciens Maîtres, du travail solide et probe, le rythme d’une vérité bien assise et d’une beauté pleine ; car Dumesnil était un écrivain net, grave, possédant la science du verbe et la puissance de colorer l’abstraction ; sa prose, tout imbue qu’elle fût des classiques, possédait un accent ferme qui la rendait reconnaissable entre mille. Il est attristant de savoir que l’Amitié de France, impossible à soutenir sans celui dont la personnalité l’emplissait, nous quitte avec lui. C’est le lieu de redire un mot du grand Ancêtre qu’il glorifia souvent, de Barbey d’Aurevilly :
Dieu ne veut pas que ceux qu’il aime achèvent rien.
Je pense à vous, mon cher Dumesnil, en ce soir d’été, sur ce quai désert du port de Brest, où volontiers vous m’eussiez accompagné, vous que l’Océan grisait et qui rêviez autrefois d’être un marin. L’Occident retient encore le prisme du crépuscule. Devant moi, dans l’ampleur de la rade, les ombres des nuages sont en suspens sous les eaux pâles et mordorées. Les navires de guerre, presque sans feux, reposent comme des îlots morts ou des cathédrales de plomb. Pas un phare ne s’allume. Une barque rentre, sa voile brune pend le long du mât. Un paquebot s’éloigne vers le chenal de la passe ; l’inconnu du large, déjà comblé par les brumes, l’aspire doucement. Les arêtes des jetées, les môles des falaises, les pentes des collines, tout devient vague comme s’il n’y avait derrière que du vide et de l’infini… La mer descend, je la vois à peine ; elle ne fait aucun bruit ; mais son odeur s’évapore des grèves qu’a mouillées le flot ; et je sais qu’elle est là. La nuit s’est dépliée, comme un drap funèbre, sur nos têtes ; mon cœur est anxieux. Où êtes-vous, heureux ami ? Hors des ténèbres, hors du chaos, et à jamais. Vous tenez la plénitude de l’Être ; pour vous l’éternel Présent resplendit. Vous nous laissez dans le noir, au bord d’une ère effrayante et sublime dont nous ne connaissons que les douleurs. Nous allons pourtant, nous aussi, vers le terme de notre attente, comme dans une église, quand une foule va communier, ceux qui sont au bas de la nef avancent lentement vers la table sainte, mais ils avancent, jusqu’à ce que ce soit leur tour enfin.
Le 17 décembre 1921, les amis de Saint-Saëns apprenaient tristement que, la veille au soir, vers dix heures, cet homme prodigieux avait terminé sa longue carrière.
Je portai longtemps ce deuil en silence. Mais Saint-Saëns a tenu dans mon passé une place tellement haute et intime que ma mémoire se plaît à revenir aux temps heureux de notre amitié. Le livre où je fixai autour de son œuvre une synthèse des formes musicales[98] a rempli dix années de ma jeunesse. Ceux qui l’ont lu ou le liront le comprendront mieux quand ils sauront l’ensemble de ses origines et toutes les circonstances qui le suivirent. On me pardonnera si, en voulant exposer mes relations avec ce grand mort, je parais écrire un chapitre de ma vie.
[98] Les grandes formes de la Musique.
Il était venu à Lyon — ma ville natale — en 1876, pour diriger au Grand-Théâtre Étienne Marcel. Son passage laissa une forte impression, mais seulement dans les milieux très musicaux. Ses œuvres étaient alors jugées trop audacieuses, savantes à l’excès. Quelques années plus tard — j’avais treize ans — j’entendis un soir mon père et ma cousine Émilie Lucas jouer la Sonate pour violoncelle en ut mineur. Ce fut une secousse inoubliable.
Il faut dire que mon père, violoncelliste fougueux, au jeu mordant et contrasté, déchaînait en cette sonate ses propensions batailleuses ; et la pianiste lui donnait superbement la réplique, dramatisant les épisodes, sans énerver la sévérité de l’ensemble. Mon enthousiasme eut pourtant d’autres causes que la vigueur de l’exécution.
La Sonate exaltait mon sens inné du tragique. Depuis mon enfance, je vivais subconsciemment dans l’attente — non dans l’angoisse — de choses terribles. J’étais né deux ans avant 70 ; mon père, avec le pessimisme outrancier des monarchistes d’alors, prédisait à chaque instant que la guerre allait recommencer et que les Allemands, cette fois, « ne feraient de nous qu’une bouchée ». Je sentais la France vraiment amoindrie ; j’avais assisté à des expulsions de religieux qui m’indignèrent. Je gardais le pressentiment de catastrophes expiatrices ; il ne m’accablait point, me haussait au contraire vers l’inconnu des actes héroïques.
Dans les thèmes et l’élan de la Sonate, je percevais d’une façon obscure un état d’esprit correspondant. L’andante, par son calme de liturgie, me transportait sous les nefs de la proche cathédrale, de cette cathédrale Saint-Jean que je ne puis jamais revoir sans y reconnaître l’architecture et la couleur de ma vie secrète.
Enfin, je trouvais dans le dernier temps un sauvage essor nostalgique ; mes appétits d’indépendance et de bonheur sans limite se laissaient emporter sur ce torrent. Je regardais, en écoutant, une toile d’Isidore Flachéron qui représente la cour intérieure d’une mosquée d’Alger. J’y voyais des tombes, un minaret, des femmes en blanc, voilées, et un vieux dattier, courbé par sa haute taille, élancé contre le ciel céruléen, un ciel comme à Lyon je n’en avais jamais soupçonné.
Pouvais-je me douter qu’un jour j’habiterais à deux pas de cette mosquée, que cette petite cour deviendrait un lieu choisi pour mes heures de paresse méditative ?
Je ne présumais pas non plus que je connaîtrais, à Alger même, l’auteur de la Sonate.
Telle fut ma première rencontre avec lui ; elle décida une passion durable. J’étudiai la Sonate ; j’arrivai à l’exécuter assez bien ; mon père consentit à la jouer avec moi, en public, devant un nombreux auditoire. Je la reprenais tout seul, par cœur, pour le plaisir de m’en gorger, indéfiniment et sans lassitude.
Vers la même époque, j’eus l’occasion d’entendre le Déluge. Comme j’avais l’imagination emplie de scènes bibliques, j’entrai aisément dans l’esprit de l’austère oratorio. Je me souviens de l’impression hallucinante du prélude. L’image que j’ai précisée depuis, au sujet des dernières mesures en mineur : « Quelqu’un, à la nuit tombante, marche sur les eaux solitaires, attendant l’arche et l’homme nouveau », je la vis s’ébaucher ce jour-là, devant la transition suspensive et formidable des basses.
Je ressens encore aujourd’hui la fraîcheur idéalement simple de la phrase du contralto : « C’était un homme juste », et le calme du chant des cordes qui succède au tableau du cataclysme.
Quand se développa la fugue terminale : Croissez et multipliez, de l’escalier où je me tenais debout, dominant la salle au plafond noyé d’oriflammes et la foule qui me semblait immense, je crus voir, du fond des siècles, comme une seule armée, se déployer la file interminable, magnifique des générations…
Du temps que j’étais étudiant, j’assistais un soir à une représentation, paisible et terne, de Mireille. Au moment où elle finissait, le régisseur vint sur la scène annoncer que l’illustre pianiste Paderewski allait jouer le concerto en ut mineur de Saint-Saëns. Paderewski, traversant Lyon, offrait à son ami Luigini et à ses musiciens la fête imprévue d’une audition tardive. Il arriva, long et pâle, la tête nimbée de ses cheveux aériens, surnaturel comme un fantôme — l’heure des fantômes allait sonner. La manière fatidique dont il fit vibrer la phrase initiale m’est restée pour jamais dans l’oreille. Entre chaque morceau, je hurlais, je trépignais d’enthousiasme. Les impressions que j’ai, depuis, évoquées sur ce concerto sont une faible réminiscence de cette ivresse corybantique. L’indifférence d’une partie des auditeurs la tournait en une sorte de furie guerrière qu’ensuite une Polonaise de Chopin porta au paroxysme.
Luigini, chef d’orchestre entreprenant, avait organisé de beaux concerts symphoniques. A l’un d’eux il donna la symphonie de Saint-Saëns avec orgue. Je suivis les répétitions ; je pénétrai dans ses replis cette œuvre immense. Dix ans après, lorsque j’eus entre les mains, pour la commenter, la partition, je la lus comme une chose familière dont les sonorités chantaient en moi. J’en dégageai une synthèse du monde, théologique et dantesque, laquelle se retrouve au fond de tous mes livres.
Mais Samson eut sur ma pensée une action encore plus décisive. L’ardeur de la foi, le conflit de la chair et de l’esprit, du Dieu vivant et des Puissances ténébreuses, le châtiment du désir et la rédemption par la douleur, tout ce que j’ai exprimé nécessairement vivait dans ce drame et dans cette musique.
Pourquoi, même aujourd’hui, ne puis-je entendre sans un frisson le début du premier acte ou le lamento de la meule ? Assurément, la lecture des Psaumes et de Job[99] me préparait à comprendre la ligne et l’accent des mélodies, mais surtout elles me révélaient dans leur beauté persuasive le mystère d’expiation où s’enfonce toute expérience humaine ; car Samson, c’est le « purement humain », défini par Wagner, sans que nul de ses héros ait pu tout à fait l’incarner.
[99] Un poète lyonnais, Jules Beauverie, me dédia la paraphrase qu’il en fit dans ses Poèmes bibliques et évangéliques (1889), sachant l’attrait particulier que m’inspirait ce livre sublime.
Ce drame lyrique enfermait un autre élément de vérité — et j’allais bientôt le connaître — l’expression du pays où le musicien l’avait composé, de l’Afrique ardente et douloureuse.
A la fin de septembre 1891, je partis pour Alger.
Saint-Saëns y vint passer l’hiver, comme les années d’avant ; à cause de sa poitrine délicate, le froid lui était insupportable. On lui proposa de faire jouer dans la cathédrale sa messe de Requiem ; l’organiste, M. Roy, était de nos amis ; il m’avertit du soir où le Maître dirigerait la répétition des chœurs et de l’orchestre. Là, pour la première fois, je vis Saint-Saëns.
J’ai dit, dans Les grandes formes de la musique, la majesté funèbre du décor, l’église tendue de noir et sans lampes, le chœur illuminé où les choristes, des Pères blancs, se massaient autour de l’orgue. Assis devant le triple clavier, Saint-Saëns présentait le profil dominateur d’un aigle apocalyptique. A l’instant où j’entrai, les trompettes du Tuba mirum lançaient leur quinte nue, ut sol, terrible dans sa simplicité ; l’orgue y répliqua par un accord fracassant comme si, d’un bloc, l’univers croulait dans un gouffre sans nom.
J’eus la vision du Jour de colère, cet éperdument qui agenouillait les foules du moyen âge sous une rafale d’angoisse, à l’idée du Juge ouvrant le Livre de vie.
Saint-Saëns — il l’a énoncé plusieurs fois — envisageait, malgré lui, dans le dogme, le principe de crainte que la dévotion moderne en voudrait éliminer. Cependant, le quid sum, miser… attendrissait d’une pitié l’anéantissement où il se terminait, et le Recordare balança une supplication indiciblement douce, coupée, il est vrai, par des reprises de terreur.
Je me livrais d’un cœur trop plein à cet émoi religieux pour apercevoir, en certaines parties du Requiem, des procédés de métier plutôt qu’une volonté pieuse. Mais l’Agnus Dei me transporta, lamentation chargée de splendeur qui se déroulait, comme un cortège flamboyant, autour de l’éternelle Victime. J’y sentais réalisé le rythme de souffrance et de gloire où triomphe l’équilibre catholique.
Quelques semaines après, l’excellente Mme Roy, la femme de l’organiste, nous offrit d’aller en sa compagnie faire une visite à Saint-Saëns. Il habitait la Pointe Pescade. La route, au delà de Saint-Eugène, était d’une sauvagerie magnifique, tournant, le long de la mer, au bas de collines touffues taillées en cônes, en mamelons, avec des ravins broussailleux.
La maison qu’il avait louée regardait une petite lande étrangement rude. Des ânons y paissaient et quelques chèvres. Un Arabe, tresseur de nattes, y avait bâti une cabane parmi des aloès, des figuiers de Barbarie ; tout au bout, sur un roc d’un noir basaltique, se raidissait la tour ébréchée d’un fortin turc, tellement roussie par le soleil et brûlée par la salure des embruns qu’à de certaines heures elle semblait en feu. On entendait la mer s’ébrouer contre la falaise, comme une jument dans son écurie. Ce jour-là, un ciel grisâtre l’ensommeillait sous des brumes. Par des temps clairs, je l’avais vue de ce promontoire, bondir, toute sa crinière au vent, étincelante, et mordre la côte abrupte comme un mors blanc d’écume.
Saint-Saëns m’accueillit avec l’affabilité d’un artiste qui sait trop ses prééminences pour s’en prévaloir et pontifier. Il avait une singulière animation de mouvements et de paroles[100] ; original sans le vouloir, étranger à tout cabotinage. Son zézaiement ne choquait point comme un ridicule, pas plus que sa voix, nasillarde et mordante. Il était lui dans ses moindres gestes.
[100] V. dans Les grandes formes de la Musique son portrait plus développé.
Sur sa table s’étalaient les pages du trio en mi mineur qu’il terminait à ce moment. Nous lui demandâmes de se mettre au piano ; il s’empressa de très bonne grâce ; c’était son plaisir d’en donner à ses visiteurs, et j’ai compris, dans la suite, qu’il trouvait ainsi une occasion de travailler même en leur présence ; car il cherchait peu les compliments.
Il nous joua, entre autres choses, une transcription du quatuor d’Henri VIII ; ce morceau, pour des raisons qui dépassaient la musique, m’était cher depuis mon adolescence.
Son jeu se distinguait par une franchise d’attaque foudroyante, une fabuleuse légèreté — plus étonnante encore à l’orgue qu’au piano — ; sa rectitude évitait la sécheresse. Hors de sa musique, ce qu’il rendait le mieux, c’était Rameau, Bach, Mozart, Beethoven. Chopin et Schumann — j’entends le Schumann lyrique — étaient moins dans ses cordes.
Nous le quittâmes, très contents de sa réception. Une seule chose me heurta : comme il nous raccompagnait dans son jardin, jusqu’à la porte mauresque de la villa, quelqu’un fit allusion au Pater de l’Évangile. Saint-Saëns décocha contre le texte divin une boutade voltairienne. Je protestai ; il répliqua, et je compris qu’il avait perdu l’intelligence des vérités supérieures. Mais son actuel aveuglement empêchait-il ses plus belles œuvres d’avoir mûri dans la lumière de la foi ?
On donna Samson au théâtre d’Alger ; il conduisit l’orchestre, le soir de la première représentation. J’écrivis un article que publia une revue depuis longtemps défunte, la Chronique africaine. J’y marquais surtout les rapports de la couleur musicale avec la terre d’Afrique, proche parente de l’Orient où Samson périt d’avoir connu Dalila.
Le surlendemain, je rencontrai Saint-Saëns dans une soirée ; il m’apprit qu’il m’avait lu et que j’allais recevoir une lettre de lui : « J’ai tâché de ne pas vous dire des sottises. » Sa lettre, en effet, débordait d’une satisfaction véhémente. Il vint chez moi, un peu plus tard, à l’improviste, me remercier et fit à mon piano rétif l’honneur de le dompter sous ses doigts impérieux.
L’hiver d’après, je le vis rarement, sauf à la fin de la saison. Le 1er avril 93, il joua pour la première fois en public sa fantaisie avec orchestre, Africa. La veille, à la répétition, je lui tournai les pages. Au bout du presto, comme je tournai une seconde en retard, je me souviens qu’il roula contre moi des yeux furibonds.
Dès ce temps-là, je songeais à une vaste étude sur son œuvre ; et je l’avais tout de suite conçue comme un monument d’ensemble, où Saint-Saëns serait considéré parmi le chœur des grands musiciens. Le monument aurait pu écraser l’homme, et l’arc de triomphe devenir un catafalque. La preuve du haut génie de Saint-Saëns, c’est qu’il soutint le fardeau d’un tel hommage, et, récemment, ayant relu pour une nouvelle édition mon livre vieux de vingt ans ou plutôt de trente, — si je remonte à ses origines, — j’ai eu la certitude que l’ampleur de son plan était justifiée.
Je ne lui parlai de mon dessein qu’en 94, à l’issue d’un concert donné par la romantique Mme Jaëll. Il ne fut pas, à vrai dire, très encourageant. Me jugeait-il téméraire ? Volontiers méfiant, se tenait-il sur le qui-vive ? Je crois surtout que mon projet l’étonna, lui parut invraisemblable. Non qu’il sût être exempt d’orgueil, mais il gardait de sa jeunesse un pli excellent, dû à la sévérité de sa mère : Mme Saint-Saëns l’avait habitué à ne jamais s’enfler d’une vaine présomption. Au lieu de humer l’encens, il se hâtait de s’y dérober. Il ne ressemblait pas à ceux qui entretiennent leur gloire comme une maîtresse exigeante et jouissent de s’humilier, de s’avilir pour elle. Il comptait sur sa force ; quelle portée pouvait avoir le livre d’un jeune homme obscur ?
Je n’en poursuivis pas moins deux ans la préparation de mon ouvrage, en pleine effervescence lyrique, et, d’autre part, tâchant d’identifier mon commentaire à l’œuvre interprétée, la recréant avec des mots, telle, s’il était possible, que le musicien avec des sons l’avait engendrée.
J’avais écrit divers fragments et une partie du chapitre sur les Poèmes Symphoniques. En mai 96, j’étais à Nice ; au soleil couchant, je flânais devant la mer ; je vois un homme passer d’une allure plus que vive, effrénée. Je reconnais à temps Saint-Saëns et je l’arrête. Il arrivait d’Italie ; pour se remettre d’une longue immobilité fatigante, il marchait avec emportement. Nous convenons de nous revoir, chez moi, le lendemain. Il vint en effet, et, pendant qu’il absorbait des tasses de café, je lui lus mon chapitre ; son impression fut profonde ; à partir de ce jour-là, il prit vraiment au sérieux mon travail.
Par malheur, je m’y donnai sans mesure, le surajoutant à mes tâches quotidiennes, et je tombai malade, au point que je dus rester toute une année inactif. Je ne commençai, après une reprise méthodique du sujet, à écrire avec suite que durant l’automne de 1900.
En septembre 1902, on joua aux fêtes de Béziers Parysatis de la bonne Mme Dieulafoy. Saint-Saëns avait composé pour ce drame une partition importante. Il m’invita, et je me rendis à Béziers, ivre de retrouver pour quelques heures le Midi brûlant, de participer à une solennité où l’homme que j’aimais recevrait une apothéose.
Quand je débarquai dans la ville, un soir pluvieux m’accueillit, une pluie chaude qui faisait sortir, comme en Afrique, des arbres et de la terre, une sueur embaumée. Le dimanche matin, il pleuvait encore ; mais, pendant le déjeuner, chez M. Castelbon de Beauxhostes, le ciel s’éclaircit. Nous écoutions Fauré raconter que, deux ans auparavant, tandis qu’on jouait son Prométhée, un orage non fictif avait coupé le dernier acte ; et la foudre était tombée sur le roc même d’où le Titan avait blasphémé Jupiter. En ce moment, un des convives se retourna vers les fenêtres, et s’écria : Le soleil a vaincu ! — Tant que ça, répondit Fauré par un calembour qui eut au moins le mérite de l’inattendu. Saint-Saëns, qu’énervait l’attente de l’après-midi, fut pris d’un fou rire ; il se cacha la figure dans sa serviette, et dut sortir de table pour se calmer.
La représentation de Parysatis, comme celle de Déjanire, eut une splendeur olympique. La foule qui montait vers les arènes, le long de l’avenue Saint-Saëns, était à elle seule un grandiose spectacle. Ces Méridionaux s’avançaient comme en procession ; le sentiment d’une solennité contenait les voix, et ce fut merveille de voir la multitude s’ordonner sans peine sur les gradins, puis, à un simple coup de cloche, s’établir dans un silence liturgique où l’on n’entendit plus que la palpitation des éventails.
Les trois cent cinquante musiciens de l’orchestre étaient massés vers la droite du cirque ; les cordes des vingt harpes scintillaient.
Lorsque les cuivres lancèrent le motif initial, rigide et soleillant, il sembla qu’éclatait le triomphe de tout un peuple. Mêlée à l’air limpide, la musique, avec ses fortes lignes, prenait toute sa valeur décorative. Dans la loge où nous étions, le dialogue des acteurs n’arrivait que par bribes. J’ignore si nous y perdions beaucoup. Mais, entendant à peine les paroles, nous admirions plus librement les architectures et le paysage scéniques.
Le Palais de Suse appuyait ses colonnades à des allées montantes de palmiers et de fleurs irréelles qui se perdaient vers de très hautes montagnes, d’un gris fluide, vaporisé sous la lumière.
Les mouvements du chœur, le long des portiques, harmonisaient des blancheurs, des robes orangées et des nuances flottantes comme celles des vagues irisées de soleil. Les chants résonnaient dans le cristal de l’espace, comme si l’univers se résolvait en une seule clarté, au sein d’un mirage d’éternel après-midi.
Pourtant, le soleil s’en allait, touchant d’une main vermeille les toits du palais, les buissons de fleurs, et la tunique mauve d’Aspasie expirante, dont un hautbois sanglotait l’agonie. Un silence prodigieux oppressait la foule. Puis, quand le suprême accord de l’orchestre s’éteignit, une clameur frénétique déchaîna l’ovation sans fin.
J’en fus heureux pour Saint-Saëns, autant que si j’avais été moi-même le triomphateur. Je lui avais apporté les cent premières pages de mon manuscrit ; il les lut le soir même et, le lendemain, avant de quitter Béziers, j’eus de lui une lettre enthousiaste, non sans une note comique :
« Vous êtes cause que je me suis passé de dormir… C’est drôle de se voir disséqué vivant. Mais vous avez beau dire, je ne puis arriver à me trouver si intéressant. »
Il terminait sur cette réflexion où ceux qui l’ont connu retrouveront sa fidélité d’ami :
« Grand merci pour ce que vous avez dit de Regnault et de Bizet que j’ai tant aimés et que j’aime toujours. »
Le livre fini — en septembre 1904, — il m’aida généreusement à le publier, mais ne fit rien pour le répandre. Il éprouvait une gêne à vanter un volume qui le magnifiait ; ses travaux personnels, ses tournées de virtuose l’emportaient d’ailleurs dans un vorace tourbillon. Chose plus bizarre, presque jamais il ne me reparla de mon ouvrage, et j’évitais — on s’en doute — d’y ramener son attention ; je n’y songeais même pas. J’aurais cru injuste de le supposer oublieux ; il me prouvait qu’il ne l’était point. Mais, en me témoignant une dilection constante, il sous-entendait les motifs où elle avait pris naissance.
Notre amitié a duré jusqu’à sa mort. Les contradictions qui la troublèrent quelquefois valent d’être mentionnées, parce qu’elles touchaient à des points essentiels.
Lorsqu’il reçut mon premier roman : l’Immolé, le titre d’un chapitre : Le prélude de Tristan, lui déplut. Il s’imagina que j’avais voulu chanter les louanges de Wagner, en fut outré comme d’une trahison, et m’écrivit sur un ton d’amertume presque des invectives. Je lui répondis une lettre indignée, et lui démontrai qu’il n’avait pas compris l’intention symbolique du passage, que je réprouvais, au contraire, l’hystérie amoureuse de Tristan. Il reconnut son erreur, s’excusa ; mais, le 26 août 1914, il me rappela cette dispute, obstiné à me croire wagnérien :
« Comprenez-vous maintenant pourquoi je vous ai si rudement malmené quand vous avez wagnérisé dans un de vos romans ?… Wagner, c’était la pénétration pacifique… en attendant l’autre. J’étais seul à le voir. »
S’il avait trouvé le temps de relire les endroits de mes livres où Wagner est mis en cause, il aurait bien vu que je n’ai jamais « wagnérisé ». Mais l’ensorcellement des philtres wagnériens a rôdé autour de moi. Je les ai définis après avoir connu le péril d’y tremper mes lèvres. Saint-Saëns, bien qu’il admirât musicalement Wagner, restait étranger à son lyrisme. Il ne pouvait comprendre que j’eusse décrit avec exaltation les vertiges de cet art. Lui, il le repoussait pour des motifs de stratégie, de sauvegarde nationale : Wagner, c’était l’invasion de notre théâtre par l’ennemi ; c’était l’impérialisme de l’Allemagne sous sa forme la plus persuasive, donc la plus redoutable.
J’admettais ces raisons, mais j’en apercevais d’autres, des raisons métaphysiques et morales. Je les ai condensées dans un article paru vers la fin de la guerre[101], et qu’a trop justifié, depuis, la rentrée souveraine de Wagner sur la scène de l’Opéra. Le danger de sa musique ou plutôt de toute la pensée allemande tient à son panthéisme idéaliste. « Tu es tout ce que tu vois », semblent clamer l’orchestre et le drame wagnérien ; donc tu n’as qu’à te perdre au sein du Tout. Les limites qui font l’ordre du monde sont dévorées par le chaos. Étrange illogisme, chez des Latins, de s’abandonner à cette confusion ! Mais la musique est le lieu des incohérences ; on ne voit pas qu’elle domine et pétrit, par les joies sensitives, l’homme tout entier.
[101] L’idéalisme musical et l’avenir français (Revue des Jeunes, 10 juillet 1918).
Sur Wagner le malentendu entre Saint-Saëns et moi fut promptement éclairci. Sur les questions religieuses, il était impossible de nous entendre. Nous avions, très longtemps, par un accord tacite, retardé ce conflit. La querelle devait éclater ; ce fut à l’improviste, un jour que nous déjeunions ensemble, dans un restaurant de l’avenue des Champs-Élysées.
Au dessert, nous vînmes à parler de Barbey d’Aurevilly.
— Barbey d’Aurevilly, observa Saint-Saëns, un homme de parade qui posait pour le catholique renforcé…
— Mais ce n’était pas une pose, répliquai-je ; il l’était sincèrement.
— Alors, vous croyez, reprit Saint-Saëns, qu’on peut l’être sincèrement !
— Vous savez bien que je le suis.
— C’est ce que je ne peux pas comprendre…
Et il entreprit de me démontrer l’absurdité de croyances qui reposaient sur des mythes : le Paradis terrestre, le Serpent qui parle à la femme, l’homme déchu pour avoir mangé un fruit, etc…
Je lui répondis simplement que, pour avoir le droit de nier les faits miraculeux, surtout quand ils sont liés à un ensemble d’autres faits certains, il faudrait d’abord démontrer impossible l’intervention divine dans l’histoire humaine.
Nous sortîmes du restaurant, très animés par une controverse que nous ne pouvions plus interrompre. Nous marchions du côté de la Concorde, en discutant sur l’existence de Dieu. Saint-Saëns ne niait point une Cause première, mais repoussait, comme inintelligible, la spiritualité d’une âme qui pût vivre indépendante du corps et immortelle. Nous étions arrivés devant la rue Royale. Là, parmi la cohue des passants, le vacarme des véhicules, nous poursuivions, arrêtés au bord du trottoir, en nous égosillant l’un et l’autre, le grand débat. Et je soutenais à Saint-Saëns, les yeux dans les yeux :
— Vous avez beau dire, il ne peut vous être indifférent de penser que, si un camion vous écrasait la tête, de votre génie, de vous-même il ne resterait qu’une chair broyée et un peu de phosphore prêt à se dissoudre.
— Eh bien ! si, cria-t-il en tapant de sa canne sur le bitume, et projetant sur moi des prunelles terribles, il ne restera rien, vous entendez, rien…
Et, hélant une voiture, il y monta, plus irrité de ma résistance que troublé de mes arguments. Quand je le revis une semaine ensuite, il ne fit aucune allusion — ni moi non plus — à l’orage de ce conflit.
Sa jeunesse avait été nourrie dans de fermes croyances religieuses. Des cahiers de catéchisme qu’on a gardés attestent une instruction méthodique, reçue avec attrait. L’empreinte du dogme le pénétra si bien qu’on la retrouve dans son œuvre à chaque instant. Il lui manqua d’abord d’avoir fait une bonne philosophie. Sa carrière musicale lui laissa peu de temps pour approfondir les principes qu’il avait reçus. Jusqu’à vingt-cinq ou trente ans il conserva la foi. Mais il suivit cette génération de 1850 que médusaient les doctrines positivistes. Il perdit, sans doute, l’habitude des pratiques sacramentelles, et s’aperçut tout d’un coup qu’il ne croyait plus. En souffrit-il ? Il se considéra plutôt comme libéré. « Pour moi, m’a-t-il dit souvent, une chose ne peut pas être vraie ou fausse à demi. » L’état d’esprit d’un Renan ne fut jamais le sien. Son dogmatisme se retourna au profit d’hypothèses scientistes qu’il accepta comme des certitudes intangibles. Il se butait principalement aux objections de la préhistoire et à l’impossibilité du miracle.
J’essayai, plusieurs fois, d’inquiéter la fausse paix de son incroyance. Mais, chez un homme de son âge, il se produit une sorte de sclérose mentale ; à moins d’un prodige, modifier ses préventions exigerait un effort surhumain ; et comment soumettrait-il sa raison à une discipline d’humilité ?
« Votre religion est admirable ; c’est tout ce que je puis vous accorder. » Voilà ce qu’il m’écrivait en 1916, au bout d’une longue discussion ; et, la même année, dans une lettre du 27 octobre, il concluait :
« Vous m’aimez beaucoup. Et moi donc ! je vous aime tendrement, et si vous souffrez de me voir incrédule, je souffre de voir un grand talent comme le vôtre prisonnier de croyances qui entravent son essor. »
Il m’était trop facile de lui répondre : « Pourquoi supposez-vous que la foi m’entrave, quand j’ai l’évidence intérieure de lui devoir ma seule force ? »
Mais je suis convaincu, à envisager seulement son œuvre, qu’il a, en perdant le contact du divin Amour, graduellement éteint les sources de son inspiration. S’il était demeuré croyant, il eût échappé à cette erreur où il se dessécha : envisager dans l’art la forme avant tout.
Il n’en continua pas moins, jusqu’à ses dernières années, quand il le pouvait, à écrire de la musique religieuse. Le 7 janvier 1916, il m’écrivait :
« Mon temps est dévoré par une effroyable correspondance et par un tas d’occupations parasites. Pourtant je suis parvenu dernièrement à écrire deux petits morceaux d’église : un quam dilecta pour quatre voix et un Laudate pour voix d’enfants, ce dernier pour en offrir la dédicace à un charmant abbé avec qui je suis en correspondance.
« Et si cela vous étonne que j’aime tant à faire de l’art religieux, je vous citerai le Pérugin qui était incroyant, Raphaël dont la vie n’était guère édifiante[102] ! En revanche, le P. Lambillote, qui était probablement un saint homme, a fait de la musique religieuse déplorablement profane ! »
[102] Hélas, mon cher Saint-Saëns, voilà sans doute pourquoi le Pérugin est si froid, et Raphaël si « profane » dans sa peinture religieuse.
Tout ce qui se rapporte à l’art sacré ne cessera pas de le passionner. Ayant appris que la Société de Sainte-Cécile avait, pour sa messe annuelle, fait exécuter, au lieu d’une Messe, une cantate de Bach, il s’indigna d’un tel non-sens liturgique et protesta auprès de l’archevêque de Paris.
Il avait la dévotion de son art, et, jusqu’à son dernier souffle, il persévéra dans ce grand amour. Par là s’explique une activité qui demeura surprenante, passé quatre-vingts ans.
Je le trouvai cependant accablé par l’âge, en septembre 1920. Il marchait avec peine, il manquait d’entrain ; son regard était las, et, quand il jouait du piano, son toucher n’avait plus sa puissance. Mais, presque aussitôt, il rebondit. Comme je l’avais félicité d’avoir pu se faire entendre au Trocadéro, le 3 novembre, il me répondit :
« Que parlez-vous de vigueur pour cet unique morceau qui n’est pour moi qu’un jeu ! Il fallait me voir en Suisse, en Belgique, en Normandie, dans les concerts où j’ai tenu le piano pendant deux heures et joué des choses terribles. »
L’année suivante, il semblait gaillard, plein d’une flamme merveilleuse. Un soir de septembre, il nous joua des pièces de Rameau, les Cyclopes entre autres, avec une fougue presque juvénile. Nous revîmes chez lui, pour la dernière fois, un vieil ami d’Alger dont je viens d’apprendre la mort, Charles de Galland, musicien raffiné, homme d’un cœur exquis. Quelques jours après, Saint-Saëns vint rue Rousselet, dans l’ancien logis de Barbey d’Aurevilly, m’apporter six fugues pour le piano qu’il m’avait promises. Il rencontra dans cette chambre — maintenant anéantie — Mlle Read dont la vivacité charmante le frappa. Elle n’avait jamais vu Saint-Saëns, mais elle n’eut qu’à puiser dans la chiffonnière de ses souvenirs pour en trouver qui le touchèrent.
Lorsqu’il nous quitta, je le reconduisis jusqu’au palier de l’étage. Je l’embrassai, et je le regardai descendre appuyé à la rampe, un peu lent. Nous ne devions plus nous revoir.
Une lettre du 30 octobre — la dernière de toutes — m’annonça son départ prochain pour l’Algérie.
« Je suis bien content, ajoutait-il, que mes petites fugues vous aient plu. Je n’avais pas l’intention d’en faire et j’ignore comment l’idée m’en est venue. Je ne les sais plus, je les emporterai à Alger et les travaillerai pour me distraire. »
En relisant cette lettre et les autres, j’ai l’impression qu’il est toujours là. La personne d’un homme, si peu qu’il soit devant l’Infini, subsiste pourtant comme un absolu, comme une chose inaltérable. Quand son Moi a été puissant, quand son œuvre lui survit, sa présence continue, tellement vivace qu’il ne devient jamais un disparu.
Saint-Saëns ne pourrait l’être dans ma vie ; je l’ai trop aimé. Et je pense à son âme qu’il voulait anéantir, à son âme qui a vu maintenant la Vérité. Il sait désormais ce que signifiait pour elle notre amitié.
Pour moi, j’ai reçu de sa musique des joies immenses et salutaires. J’ai dû beaucoup aussi à son intimité. Je néglige le bonheur de fréquenter un grand artiste, bien que ce soit une élévation et un aliment fort. Mais, en le regardant vivre, j’ai admiré un bel exemplaire de droiture, de franchise, d’énergie infatigable, et une simplicité ennemie de tous les artifices. S’il avait une pente amère au sarcasme, une rudesse qui se changeait parfois en dureté, jamais je n’ai surpris chez lui un sentiment bas. Il restera, sur ma route, un de ces compagnons invisibles dont le silence même est un appui.
Un grand péril, pour l’artiste, est de s’adorer lui-même. Depuis la Renaissance, depuis le temps où Pétrarque acceptait de se voir couronné au Capitole les épaules drapées du manteau royal de Robert de Naples, l’homme de pensée tendit à se croire un demi-dieu. Ronsard, au bas d’un acte de baptême que nous avons, signait : « Pierre de Ronsard, premier poète du Roi. » Il déclarait aux poètes, ses contemporains :
Si le XVIIe siècle rabattit, en apparence, de cette infatuation, les écrivains d’alors méritaient pourtant la rude apostrophe de Bossuet :
« On en voit qui passent leur vie à tourner un vers, à arrondir une période, en un mot, à rendre agréables des choses non seulement inutiles, mais encore dangereuses, comme à chanter leurs amours et à remplir l’univers des folies de leur jeunesse égarée.
« Aveugles admirateurs de leurs ouvrages, ils ne peuvent souffrir ceux des autres… S’ils remportent ou qu’ils s’imaginent remporter l’applaudissement du public…, ils apprennent à mettre leur félicité dans les voix confuses, dans un bruit qui se fait dans l’air, et prennent rang parmi ceux à qui le prophète adresse ce reproche : « Vous qui vous réjouissez dans le néant. » Que si quelque critique vient à leurs oreilles, avec un dédain apparent ou une douleur véritable, ils se font justice à eux-mêmes ; de peur de les affliger, il faut bien qu’une troupe d’amis flatteurs prononcent pour eux et les assurent du public. Attentifs à son jugement, où le goût, c’est-à-dire ordinairement la fantaisie et l’humeur, ont plus de part que la raison, ils ne songent pas à ce sévère jugement, où la vérité condamnera l’inutilité de leur vie, la vanité de leurs travaux, la bassesse de leurs flatteries… O tromperie ! O aveuglement ! O vain triomphe de l’orgueil[103] ! »
[103] Traité de la concupiscence, chapitre VIII.
Les romantiques dilatèrent jusqu’à l’extravagance l’outrecuidante fiction de l’artiste privilégié par cela seul qu’il est artiste, exempt des règles de toute commune sagesse, ayant aussi bien le droit de ne point payer ses dettes que de prendre sa femme à son voisin. J’ai entendu quelquefois, dans des bouches où il étonnait, ce lieu commun ridicule : « Un artiste est toujours sûr d’être sauvé. » Cela ressemble au mot impudent qu’on prête à la maréchale de la Melleraye : « Dieu y regardera à deux fois avant de damner des gens comme nous. »
En fait, le don qu’un homme a reçu d’exceller dans un art, c’est une monnaie qui passe entre ses mains, un talent à faire valoir, non pour lui, mais pour Dieu.
« Si je me glorifie moi-même, ma gloire n’est rien. » (Jean, VIII, 54.) Ainsi se considérait l’Homme-Dieu, le Saint des Saints. Que devraient penser de leur gloire d’impurs et fragiles ratureurs de papier ? Le disciple n’est jamais au-dessus du Maître. Mais nous n’avons pas ouï dire que les Évangélistes aient tiré vanité d’avoir transcrit les paroles et les miracles du Seigneur. Se chercher soi-même est, pour le commun des gens, la grande misère. Pour le seul artiste sera-ce un principe de joie et une force ? L’art profane, et surtout l’art moderne, dépérit justement de cette infirmité : l’hypertrophie du Moi, l’outrance du lyrisme personnel, la torture de vouloir être original.
Être original, mais c’est être fidèle à ses origines ! Seul est original, celui qui, épurant son âme des appétits inférieurs, en fait un net miroir du rayon d’En Haut, de la Trinité divine, dont elle est l’image. C’est pourquoi les Saints obtiennent le privilège d’être vraiment originaux, dans leur style comme dans leurs actes. De frustes pêcheurs, des bergères illettrées ont dit ou écrit des choses incomparables, parce qu’ils les recevaient du « Père des pauvres », de l’Esprit d’intelligence.
Vous donc, jeune écrivain, sérieusement chrétien, qui, vous mettant au travail, faites le signe de la croix et appelez à votre aide cet Esprit de vérité, préservez votre art de se tourner en fétiche ou en instrument d’ambition ; ne vous laissez point étourdir par le subtil Démon des vanités chatouilleuses. Gardez-vous d’attifer votre gloire comme une poupée de cire qu’on habille d’étoffes rutilantes pour l’exposer dans une vitrine. Élaborez votre œuvre de votre mieux, mais en sachant qu’elle est infime.
Ne vous admirez pas vous-même. Entre ce qu’on veut faire et ce qu’on fait, la disproportion reste humiliante. Les plus beaux chefs-d’œuvre, confrontés avec la beauté absolue, nous paraîtraient de chétifs avortements.
N’écrivez pas non plus avec l’arrière-dessein d’éclipser les autres ou de vous faire admirer. Qu’importe qu’on murmure autour de vous les syllabes de votre nom ? Demain, peut-être, dans votre éternité, vous n’entendrez plus cette rumeur moutonnière, vous la mépriserez. Quand vous seriez fameux comme Victor Hugo, il y aura toujours plus d’hommes ignorants de vous que vous n’aurez d’admirateurs. Si une génération vous encense, celle d’ensuite vous oubliera. Et combien de sots parmi ceux qui vous loueront ! Combien vous dénigreront sans savoir pourquoi ! « Le bruit du monde, disait à Dante, Oderisi, n’est qu’un souffle de vent qui vient tantôt d’ici, tantôt de là, et change de nom en changeant de côté. »
Le moyen âge seul a bien compris l’enfantillage des gloires qui sont des glorioles. A Sens, dans la cour du vieux palais synodal, contre la muraille, est sculptée la figure d’un moine tenant entre ses mains jointes un compas. Les érudits prétendent que cette statuette est l’emblème de la géométrie. La légende veut y reconnaître Guillaume de Sens, l’architecte de la cathédrale, et la légende me semble symboliquement vraie. Ce Guillaume n’a pas même inscrit son nom sur une pierre de l’église avec la pointe de son compas ; il n’exige point qu’on dise : c’est son œuvre. Mais il joint ses mains en oraison, comme pour signifier au passant : « Prie avec moi et pour moi que tu n’as jamais connu. » Telle est la réclame que devrait admettre un auteur chrétien. Telle est l’humilité d’où surgissent les grandes œuvres.
Aimez la gloire ; convoitez-la éperdument, puisque nous sommes nés pour elle, « pour un poids de gloire incommensurable », mais cherchez-la où elle repose, dans la splendeur du Christ, visible dès ici-bas ; et alors, sur tout ce que vous créerez, quelque chose de sa glorieuse présence descendra. Quels transports de l’art profane ont pu valoir l’inspiration d’un psaume, d’un hymne liturgique, d’un vaisseau de cathédrale ?
Notre pensée, par elle-même n’est qu’une scorie grise, un charbon fumeux. Jetons-la dans l’indéfectible fournaise avec l’espoir qu’elle y devienne blanche et translucide comme la braise qui toucha les lèvres d’Isaïe.
Ce n’est point une chose qui s’enseigne, comme le jeu de l’oie. Dire aux écrivains : « Soyez simples », cela revient presque à leur dire : « Soyez en état de grâce ». Un prédicateur pourrait extraire de ce précepte le sujet d’un beau sermon. Ici, je scrute simplement l’intérieur d’un mot.
Dieu est simple par essence ; rien n’est en Lui qui ne soit Dieu. Il voit tout dans une nudité sans ombre. Il est simple en ses actes : vouloir et faire, pour Lui, sont identiques ; quand Il aime, Il se donne absolument ; quand Il réprouve, sa justice n’hésite jamais ; quand Il parle, son langage est la substance même du verbe communicable : Ego sum qui sum.
L’homme, jusqu’à la chute, était simple, autant que peut l’être une créature constituée de deux principes ; toutes ses puissances obéissaient à la lumière de sa raison, image de la Lumière incréée. En s’adorant lui-même, il perdit la simplicité de son origine, il se désaccorda, sa chair « convoita contre son esprit » ; l’artifice et le mensonge enveloppèrent tous les éléments de son intelligence et de son vouloir comme les replis du serpent enserraient le tronc de l’arbre sacré. Redevenir tout à fait simple équivaudrait à rentrer dans le Paradis perdu.
La simplicité présuppose donc l’unité d’essence, ou l’harmonie de principes subordonnés à une fin lucide, la droiture de l’intuition, la concordance du mouvement intime et de l’acte ; dans le langage, c’est un rapport juste et immédiat entre l’idée et l’objet à rendre, entre le fond d’un sentiment et les mots où il s’enferme, entre la matière et la forme.
La simplicité ne se confond pourtant pas avec la justesse. L’écrivain simple trouve, sans se mettre en peine, les paroles qu’il faut, celles que tout autre semblerait pouvoir dire à sa place. La simplicité s’ignore, tandis que la justesse, souvent, se cherche et s’évertue. Le génie — seul après les Saints — rencontre la pure, l’ingénue simplicité.
Elle est très différente d’une certaine mollesse de pensée et de plume qui se dispense et dispense le lecteur du moindre effort de concentration. Aussi désavoue-t-elle ces proses laxatives, surtout d’un genre pieux, dont les bonnes dames sont satisfaites et disent : « Comme c’est simple ! Comme c’est coulant ! »
Elle n’abhorre pas moins la fausse simplicité, les afféteries qui veulent être naïves, les calculs de sobriété ou de raccourcis violents, tout ce que le snobisme imite, parce que c’est facile à imiter.
En général, les vues intellectuelles restent plus simples que les modes d’expression où le sentiment prévaut. Un long poème, un roman sentimental qui serait, d’un bout à l’autre, « une âme écrite », je ne sais si cette merveille a jamais pu s’accomplir. Dès que la faculté créatrice, au lieu de tendre droit à l’objet, subit les persuasions du Moi inférieur, dès qu’on veut plaire ou s’éblouir de sa force, toutes les fois qu’une arrière-pensée, une coquetterie, une timidité, une enflure vaniteuse, dévient le jet direct de l’émotion, l’œuvre est vouée au maniérisme, à l’artificiel, au confus, au faux sublime. Il est rare que les lettres d’amour soient simples ; les amants pensent trop à eux-mêmes avec le souci de se faire voir dans un beau jour et de charmer. Baudelaire accusait la littérature dévote, l’art dévot d’être inévitablement précieux. Leur commune faiblesse est bien plus l’insignifiance conventionnelle que la préciosité. Mais les deux défauts sortent d’une seule cause : en parlant à Dieu ou en représentant les choses saintes, on se voit soi-même, et non Lui ; dans cette complaisance, l’élan sincère s’alambique ; on pare de colifichets son oraison ; ou bien la piété imaginative se tourmente à charger de dorures un autel, à ciseler sur une colonne une profusion de symboles. On suit la mode ; et l’homélie mondaine, l’église aux formes composites ne logent pas un atome de simplicité vraie.
Car la simplicité n’est qu’un trait de la clarté céleste touchant les cimes de l’intelligence et du cœur. Mais, avant que Dieu pénètre, il faut que les petites complications et les brouillards de l’amour-propre soient partis.
Quel motif, à cette heure, m’engage en ces réflexions ? Je viens de lire un livre dont un ami m’avait fait les plus grandes louanges, et je le ferme, déçu, presque irrité. L’auteur est un esprit subtil, méditatif, imbu d’une haute formation religieuse, trop exercé aux roueries de l’écriture littéraire. Il affrontait un sujet tout gonflé de pathétique divin ; or, loin de se livrer aux solennelles émotions que je cherchais dans son récit, il les transpose en périodes laborieusement compassées, copie les rythmes factices d’un tel, les images moralisantes d’un autre, les phrases sans verbe d’un troisième. J’aurais voulu, par lui, m’exalter, et il m’inflige un exercice de rhéteur.
Je sais bien que les modernes ont, pour n’être pas simples, toutes sortes de raisons : tant d’incertitudes subconscientes, de philosophies hétérogènes, d’esthétiques antagonistes se bousculent au fond de leur culture ! Chez plus d’un qui se croit vigoureux, les contours vacillants des idées ressemblent à la rondeur fuyante de la mer ; une surface tranquille couvre les grouillements de l’abîme. Quant aux blasés, aux survivants du dilettantisme, ils se divertissent dans leur incohérence ; tantôt ils qualifieraient de simple ce qui est informe, de naïf ce qui confine à la stupidité ; tantôt ils ont soif de l’imprévu, du baroque, du fin des fins.
Si la musique, mieux que nul autre art, accuse les signes mentaux d’une génération, quelle horreur du naturel en ces pochades sonores, ces jeux d’harmonies quintessenciés où le discours musical ne veut avoir ni commencement, ni milieu, ni conclusion logique, où des larves de thèmes vagissent et succombent dans des carillons d’accords désorbités ! Tout cela, demain, paraîtra vieillot, comme l’est depuis longtemps la poésie des imitateurs de Verlaine. L’avenir retiendra-t-il, de cet art transitoire, même quelques fantaisies exquises et mièvres ?
Les siècles, en effet, sont des voyageurs hâtifs n’emportant avec eux que le nécessaire. Les aliments qu’ils se transmettent sont des chants simples, des livres simples dont la forme s’est soumise aux règles générales de la structure esthétique et du langage raisonnable. La simplicité du génie français, en son plus bel éclat, a fait, pour une part évidente, l’universalité durable de ses œuvres.
Il est habituel d’associer la simplicité à la grandeur. Un homme qui peut construire de vastes ensembles ne s’attarde pas à finioler. Une fois acquise la plénitude de l’élaboration, il énonce les choses telles qu’il les sent, et, comme à son insu, prolonge, au delà de ce qu’il exprime, des perspectives immenses. J’ouvre la Genèse, je lis au seizième verset du premier chapitre :
« Dieu fit deux grands luminaires, un plus grand pour commander au jour, un moins grand pour commander à la nuit, et les étoiles. »
La façon négligente et sublime de cette fin : Et les étoiles, me semble un exemplaire de simplicité dans la grandeur.
L’esprit de simplicité devait emplir, entre tous les livres, celui qui porte le sceau de la révélation primitive. Certaines parties des Écritures ne maintiennent pas, dans leur style, ce caractère au même degré : Ézéchiel est moins simple d’imagination que Moïse ou David, et les derniers prophètes trahissent le goût des subtilités symboliques, des artifices d’école, comme pour faire glorieusement valoir la nudité diaphane des Évangiles.
C’est un lieu commun, canonisé par Fénelon, — ce modèle du faux simple — de célébrer la simplicité des Grecs, selon lui, plus proches que nous « de la nature ». Homère lui donne raison dans ce qu’il a de plus archaïque. Mais, les chœurs des tragédies, les strophes de Pindare, les discours de Thucydide, quoi de plus compliqué ! Et l’alexandrinisme, après avoir infesté l’art grec, corrompit dans sa fleur la poésie latine, dont les plus hauts virtuoses, hors des inspirations qu’ils tinrent du pays et de ses robustes races, ne furent que des mosaïstes, des arrangeurs d’images empruntées.
Le moyen âge lui-même, nourri à l’école de la décadence latine, tourmenté d’allégories morales, n’atteignit que par instants, chez Dante, chez Villon, dans les arts d’église, et plus encore chez les saints mystiques, un beau simple où l’invisible se réfléchit naïvement et directement : rien peut-être, en ce sens, n’égale les quatrains du Dies irae.
Après le moyen âge, les rhétoriqueurs, puis la mode italienne des concetti, les extravagances du romanesque espagnol, puis les précieuses, et, au XVIIIe siècle, les arlequinades des salons, les pastiches des tragédies pseudo-classiques, toutes les époques attestent, de la simplicité, qu’elle est difficile et rare.
Il y a pourtant une alternance salutaire entre les phases de préciosité complexe et les retours au grand art spontané : ainsi, à l’hôtel de Rambouillet succédèrent les puissants réalistes de l’apogée française ; d’eux nous reviennent en foule des traits de superbe simplicité :
« Madame fut douce envers la mort, comme elle l’était envers tout le monde. »
De même, après l’exsangue classicisme du premier Empire, surgissent un Lamartine, un Victor Hugo, et plus tard, après les divagations romantiques, le Flaubert de Mme Bovary ou d’Un cœur simple.
Ce rythme historique nous confirme dans une espérance, c’est de voir bientôt triompher la simplicité de l’art pour laquelle nous sommes quelques-uns à batailler depuis vingt-cinq ans. La période dont nous voulons sortir, celle qui eut comme initiateur un Mallarmé, fut terriblement factice. On pouvait croire que la guerre, jetant les hommes face à face avec l’essentiel de la vie, exterminerait d’un coup les formules de cénacles, les systèmes myopes qui prétendent, à leur guise, déformer le réel. Mais la plupart des hommes qui ont fait la guerre en reviennent avec le pli qu’ils y ont porté. L’impression des événements énormes ne modifiera qu’à distance l’âme de la prochaine élite.
Il faut attendre d’En Haut, beaucoup plus que des conjonctures humaines, le moment rénovateur. Tout au moins apercevons-nous quelques-unes des conditions qu’il exige : un dogmatisme solide, au lieu de velléités sentimentales ; une soumission patiente à l’objet ; l’habitude réacquise de considérer les êtres dans la présence radieuse du Verbe ou les ténèbres de la chute ; la force du recueillement contemplatif ; un don de soi total aux grandes choses, non aux mesquines ; le mépris des ruses et des poses littéraires ; la constance de ne jamais mentir en écrivant, de crier le cri de son cœur et les certitudes de sa raison.
Au reste, ne l’oublions pas, nous-mêmes qui aimons la simplicité : elle est comme la foi, un don plus aisé à perdre qu’à obtenir ; le Paradis de l’art simple n’ouvre qu’une porte étroite ; les humbles seuls et les purs ont promesse d’entrer.
Les doctrines sans les œuvres seraient peu de chose. L’imagination créatrice dépérit si on veut l’enchaîner à des vues théoriques comme un perroquet à son perchoir. En ouvrant ici une controverse sur l’art païen et l’art chrétien, nous ne visons point à poser une thèse comme le fit Chateaubriand dans son Génie, quitte à l’appuyer ultérieurement par des exemples, selon la méthode qu’il avouait dans la préface des Martyrs.
L’art monte du sensible à l’intelligible. L’intuition précède, chez l’inspiré, tout précepte poétique. Jamais des formules abstraites n’engendrèrent un beau poème ni un bon roman.
Mais est-ce à dire que les doctrines sont vaines, et qu’autour d’elles les discussions ne servent de rien ?
A son insu ou consciemment, l’artiste est gouverné par une métaphysique, une esthétique. Elles informent dans un sens défini la matière qu’il met en œuvre. Si elles sont fausses, il interprétera la vie, comme un aveugle marche à tâtons, devinant parfois la route, et, plus souvent, lui tournant le dos, incapable, s’il s’est égaré, de retrouver le point où il se trompa. Une déviation religieuse, une fallacieuse idée du beau peuvent, pour des siècles, perdre une littérature. L’importance est donc formidable de savoir d’où l’on vient, où l’on va. Nous avons, derrière nous, des expériences millénaires ; et, la nôtre s’y ajoutant, il nous semble licite de conclure :
« Tel arbre donna toujours tel fruit : jamais il n’en donnera d’autre. »
A regarder les choses de haut et largement, l’art ne suit que deux directions possibles : ou il est surnaturaliste ou il est naturaliste.
Même avant l’Incarnation du Verbe, tant que les hommes ont suivi la Révélation primitive, l’art, comme la foi, rapporta son principe et sa fin à la gloire du Seigneur invisible et transcendant, mais que toutes les créatures manifestent, étant à Lui et faites par Lui. Le cantique des trois jeunes hommes dans la fournaise appelle au grand hosanna, avec les anges et les esprits des justes, le soleil et la lune, la pluie et la rosée, le feu et la neige, les nuées et la foudre, les montagnes et les collines, tout ce qui germe sur la terre, sous la mer et les fleuves, les oiseaux du ciel et les bêtes des champs. Saint Paul, délimitant ce qu’étaient, jusqu’à la venue du Fils de Dieu, les lumières de la raison, nous expliquera mieux qu’un esthéticien l’essence d’un art surnaturaliste :
« L’invisible qui est en Dieu, dit-il au début de l’épître aux Romains, nous est intelligible et visible par les créatures de ce monde. » Et Dante, au premier chant du Paradis, enclora dans des termes scholastiques la même définition :
« Les choses, toutes tant qu’elles sont, tutte quante, ont un ordre entre elles ; et cet ordre est la forme qui fait l’univers ressemblant à Dieu. »
Qu’est-ce donc qu’un poète surnaturaliste ? Celui qui sent et conçoit ces vérités distinctes : le monde n’est pas Dieu, mais il se meut en Dieu ; l’Être éternel déborde infiniment le créé, et nous ne connaissons de Lui que son nom, c’est-à-dire les signes de sa puissance ; mais ce sont des signes déchiffrables et vivants, des hiéroglyphes tracés au front des étoiles comme dans l’effort moléculaire du plus infime des vibrions. Entre Dieu et nous, il existe un autre langage que celui des choses extérieures. Nous sommes ses images, sans être Lui, sans qu’il soit nous ; mais il est en notre âme, il nous parle, nous lui parlons ; et, venant de Lui, nous retournons à Lui. Job voulait écrire avec un stylet de fer sur une lame de plomb ou sculpter sur une pierre avec un couteau les paroles de son espérance : « Je sais que mon Rédempteur vit, et qu’au dernier jour je me lèverai de terre… Et je verrai dans ma chair mon Dieu. Je le verrai par mes yeux, moi et non un autre. »
Ainsi, la flamme illimitée de la vie divine nourrit, enveloppe, surinvestit les vivants, sans qu’ils cessent d’être eux-mêmes. Rappelons-nous la ronce ardente où flambait la Présence sacrée ; et la ronce ne se consumait point. La ronce, c’est la nature ; le brasier, c’est la surnature, l’Esprit d’amour et de vérité.
Le sentiment de cette limite, de cette dépendance et de cette souveraine pénétration fait, il me semble, le fond du surnaturalisme biblique, de celui des Psalmistes et des Prophètes, ou, pour mieux dire, de tout l’Ancien Testament.
Surnaturalisme tantôt glorieux, éperdu d’allégresse, ou d’une tendre ingénuité, tantôt farouche et anxieux dans le contact du Seigneur qui foudroie, au passage du souffle inconnu, mêlé aux agonies des visions nocturnes, pantelant sous la main qui trace le long du mur, en lettres de feu, des prophéties vengeresses.
Malgré tout ce qu’il a de durement hébraïque, le surnaturel de ces Livres Saints reste si juste d’accent, si mesuré que l’Église, pour introduire les Psaumes dans la perpétuité de ses liturgies, n’eut pas à les modifier ; et ces hymnes, le plus souvent jaillis des circonstances, liés à l’étroite vie d’un homme ou d’un peuple, dominent les espaces et les siècles des siècles, étant d’involontaires préfigurations. « Mon Dieu, mon Dieu ! criait David du plus bas abîme de sa détresse, regarde vers moi ; pourquoi m’as-tu délaissé ? » Et Jésus voudra exhaler la plainte suprême de son abandon avec les mots du même verset, imposant à sa douleur divine la forme liturgique où il la voyait prophétisée.
Jésus se défendit d’avoir apporté au monde quelque chose qui n’y fût pas déjà ; car lui-même y était, dès avant que les montagnes fussent créées. L’Incarnation n’en fut pas moins un agrandissement prodigieux, incompréhensible de la nature au-dessus d’elle-même ; par suite, l’art en a reçu des possibilités surnaturalistes qu’il n’épuisera jamais.
Ce que l’homme porte en soi de divin, les païens l’avaient entrevu, mais asservis aux apparences, et persuadés que « l’action la plus religieuse est d’exposer des formes pures[104] ». Le Christ, en disant à ceux qui l’aiment : « Soyez parfaits, comme l’est votre Père dans les cieux », fit descendre sur la figure humaine la révélation de l’éternelle beauté. Sa Passion retourne en splendeur les plaies et l’ignominie des supplices. Alors que, de la plante des pieds au sommet de la tête, tout est, dans son corps, navrures livides, sang caillé, enflure des coups, ce pendu, affreux sous sa coiffure d’épines, devient, pour les yeux qui comprennent, le plus beau des enfants des hommes. Auprès de lui, les Apollon, les Hermès, les Zeus ne paraissent que de froides bâtisses d’une chair périssable et morne. L’absolu de la souffrance est illuminé par la béatitude. Le dedans, l’ineffable transfigure les effrayantes laideurs. L’horrible de la mort est vaincu.
[104] Flaubert. — Tentation de Saint Antoine.
Regarder Jésus en croix, leçon, tout ensemble, de réalisme sévèrement fidèle, et de surnaturalisme ! N’ayons point peur de considérer en face, avec la fixité douloureuse d’un amour impuissant à tout saisir, les défigurations du visage, les crachats collés aux sourcils, les ordures pétries dans la barbe, et, sous la peau des membres lamentables, avec les bourreaux dont nous fûmes, dénombrons les saillies des os. Fermer les yeux devant le mystère de nos déchéances serait démentir la nécessité de la Rédemption. Les hommes ne demandent qu’à oublier ce qui les fait abjects. Il faut les contraindre au spectacle de leur opprobre, non pour les désespérer ; mais afin qu’ils se jettent dans les bras déchirés du Libérateur.
Aussi jugeons-nous difficile qu’un art idyllique, fardant toutes les hideurs sous une gracieuse idéalité, ait rien de fortement chrétien. Il y a des cas où le poète et, plus encore, le romancier doit écrire une page ou une phrase qui mettra peut-être en fuite dix mille lecteurs, si la vérité du sujet réclame de malplaisantes violences.
Cependant, me dira-t-on, certains artistes ne sont aptes à concevoir que les joies et les tendresses : pour un Fra Angelico, la crucifixion elle-même ressemble à une bienheureuse extase. Et, en effet, d’après l’exemplaire divin du Christ, la vie réelle peut être représentée dans trois états différents : ou la souffrance sans la gloire, ou la gloire sans la souffrance, ou la gloire par la souffrance.
Tel écrivain, tel poète surtout, sera prédestiné à ne chanter que l’état de gloire, et c’est, en apparence, un magnifique privilège, cette impossibilité à voir le laid, à sentir la douleur. Mais je ne puis oublier la parole illuminatrice de l’Imitation :
« Un cœur pur pénètre le ciel, la terre et l’enfer. »
Le ciel d’abord sans doute, et, si Dante est entré dans la forêt sauvage qui menait aux lieux d’horreur, Béatrice, d’en haut, lui envoyait un guide. Il avait dessiné des anges sur des tablettes avant d’apercevoir Ugolin faisant craquer sous ses dents atroces le crâne de son ennemi. Pourquoi, néanmoins, Dante reste-t-il le maître du chant catholique, celui à qui nous donnons l’épée comme lui-même la donnait au grand Homère ? C’est qu’il a embrassé dans son ampleur l’immensité de la vie. Le mal est nu devant ses yeux, parce qu’il voit le rapport de ce qui habite la nuit des gouffres avec l’empyrée des Bienheureux. Il faut être descendu jusqu’au fond des iniquités et des châtiments pour adorer les justices divines et comprendre d’où sort toute l’abomination de l’univers.
La grandeur de l’art catholique est justement d’atteindre avec certitude à l’universalité. Un païen peut sentir les analogies, les correspondances des phénomènes dans le monde tangible. Seul, le chrétien apporte de derrière l’horizon la clarté originelle où s’explique le mouvement de tout ce qui respire, soit vers Dieu, soit vers Satan. L’élargissement des choses terrestres, quand on les envisage ainsi, est inexprimable. L’âme du dernier des hommes détient en son mystère les splendeurs des trois Personnes divines. Les conjonctures de son passage sur le pont qui va d’une éternité à l’autre intéressent le ciel, la terre et les damnés. Autour d’elle, les anges et les démons soutiennent la bataille qui durera jusqu’à la fin des temps. Ses actes et ses pensées ont des répercussions énormes, peuvent sauver des multitudes de vivants ou les perdre, hâter la délivrance des morts lents à expier, accroître la félicité des saints et la gloire même de Dieu. L’infini converge dans la pauvre étincelle de notre vie, et qui saura l’y reconnaître, si ce n’est le voyant, le contemplatif, ou l’artiste ayant la foi ?
Pour le poète surnaturaliste, l’Enfer, le Purgatoire et le Ciel sont accessibles, parce que les apparences d’ici-bas s’y retrouvent élevées au-dessus, d’elles-mêmes à des modes inconnus.
En esquissant les perspectives inestimables de l’art surnaturaliste, nous laissons entendre, du même coup, ce qui manque au naturalisme.
Il lui manque, c’est très simple, d’être la vérité. Un mot du Symbole de Saint Athanase abrège merveilleusement l’ossature des deux doctrines. « Le Christ, y lisons-nous, — et cela sous-entend le genre humain, corps mystique du Christ, — est un, non par la conversion de la divinité en forme charnelle, mais par l’assomption de l’humanité à une forme divine. » Le paganisme fut un sanglot vers l’unité de l’être, une manière de joindre l’homme, ses instincts, sa raison, à un principe plus stable que lui. Seulement, sans nous arrêter aux fictions polythéistes, nous constatons que ni les initiés orphiques, ni les métaphysiciens n’arrivèrent à établir la transcendance de l’Amour créateur, le Verbe en qui et par qui toutes choses furent faites et respirent.
L’esprit ordonnateur du monde, pour la plupart, reste mêlé au monde, soumis à ses limites. Atè, la figure du Destin qui opprime les hommes, marche sur leurs têtes ; mais qu’est-elle, sinon une force aveugle appliquant une loi qu’elle n’a pas créée ?
Dans la conception naturaliste, c’est toujours l’humanité qui se fait dieu. Pour y parvenir, ou bien la personne humaine devra se perdre au sein du Tout, et cet appétit de se fondre avec l’univers équivaudrait à un monstrueux désir du néant, — que peut être la béatitude sans la conscience de notre moi ? — ou bien les forces du Tout se concentreront dans la personne humaine, seul réel exemplaire de la divinité.
A cette seconde position s’arrêta le paganisme gréco-latin, et, à sa suite, depuis plus de trois siècles, les païens modernes y sont revenus.
Si l’homme est l’unique dieu révélé, déifier ses instincts sera sa religion et sa vertu. Cependant, l’expérience avait appris aux anciens que la liberté des joies se paie en d’excessives douleurs. Aussi imposaient-ils une norme aux instincts ; ils voulaient que la tradition des ancêtres et la raison fussent les régulatrices de la vie normale. Mais, cette raison n’admettant au-dessus d’elle-même que les inaccessibles Destinées, ou s’adorera dans la chimère du sage impassible et supérieur aux dieux, ou n’enseignera qu’une sagesse de juste milieu, une prudente médiocrité.
Oui, la médiocrité, c’est fatalement l’idéal et la grande misère du naturalisme païen. Est-ce à dire que les hauteurs surnaturalistes lui aient été impraticables ? Je n’oublie certes pas tel fragment sublime de Parménide, ni Eschyle, ni les Bacchantes d’Euripide, ni les mythes de Platon, ni certains vers de Virgile où tremblait l’aube du jour attendu. Mais, dans l’ensemble, l’art païen n’exprimait que la vie du corps et la beauté rythmique des gestes, les modes élémentaires de la souffrance et de l’allégresse, des maximes de sens commun, l’héroïsme dirigé vers des fins restreintes, une humanité liée à la terre comme une statue l’est à son socle. Adonis mort ne ressuscitait que pour les ivresses d’un printemps. Comparé à la lumière suprasensible du Verbe, le soleil où s’agitaient les athlètes, sur le sable des palestres, n’était qu’un lumignon fumeux. Une nuit opaque rendait comme inexistante devant les yeux des vivants l’éternité réelle. Vus d’où les mystiques peuvent les voir, du Thabor de la foi transfigurante, les temps païens furent des temps sombres. Un vase d’ébène autour duquel sont dessinés en traits rouges des danseurs secouant des torches, telle serait, je crois, l’image de l’illusion antique. Reconnaissons que la structure du vase est exquise ; une saine et naïve justesse de coup d’œil conduisit la main qui l’orna ; mais ces figures se meuvent sur le noir, dans le noir, et quand elles nous ont offert l’essentiel de leurs lignes, elles n’ont plus rien à nous apprendre.
L’étrange, dans l’histoire de l’art naturaliste, n’est point que le paganisme s’en soit contenté, c’est qu’après la Révélation chrétienne, après tout le moyen âge et Dante, on soit retombé à lui. Par quel faux enivrement un Ronsard, chanoine, prêtre même, comme l’atteste un acte officiel[105], mit-il ou peu s’en faut[106], à la porte de la poésie le Christ, les saints, les mystères liturgiques, la vérité humaine de l’homme pécheur, l’énigme de son avenir sans terme, pour célébrer des galanteries éphémères et toutes sensuelles, des héros mythologiques ou les paysages dont l’agrément touchait ses yeux ?
[105] Le procès-verbal de son installation, en 1560, comme chanoine, au chapitre du Mans où nous lisons : « Accepimus nobilem et circumspectum virum Petrum de Ronsart, presbyterum. »
[106] On rencontre, à travers les huit volumes de son œuvre, quelques vers, quelques morceaux chrétiens, uniquement suscités par des circonstances accidentelles. Mis bout à bout, ils tiendraient peut-être en tout vingt pages. Quand il se défend contre les calomnies des huguenots, il professe sa foi catholique dont la sincérité ne peut être mise en doute. Il écrit, parce qu’on lui a demandé ces poèmes, une paraphrase sur le Te Deum, des hymnes à Saint Blaise, à Saint Roch, à Saint Gervais, etc. L’Hercule chrétien fut composé à la requête du cardinal de Châtillon pour « complaire » — Ronsard l’avoue en propres termes — à ce protecteur opulent qu’il appelle ailleurs son « Mecenas ». C’est, au reste, une similitude grossièrement poursuivie entre Hercule, dompteur des monstres, et Jésus, vainqueur de Satan. L’année même où il versifiait l’Hercule chrétien (1560), Ronsard faisait, dans une des Odes retranchées, cette déclaration très peu chrétienne :
Il n’est point superflu d’éclaircir les causes d’une telle déchéance d’inspiration, et d’autant qu’elles menaceront indéfiniment les renaissances de l’art chrétien.
Une tapisserie du dix-septième siècle, que j’ai souvent l’occasion de revoir dans une église, représente Moïse frappant le rocher avec la verge miraculeuse. Autour de lui, des gens épuisés de soif ; l’eau jaillit devant eux et décourt au creux du sol ; mais les uns, avant de boire, émerveillés, élèvent leurs mains ou les joignent et rendent grâces à Dieu d’où descend l’eau qui sauve ; un autre, accroupi, — et on devine qu’il se mettrait volontiers à plat ventre — offre sa cruche au jet, et se retourne, faisant signe à ses compagnons d’accourir, afin qu’ils se désaltèrent, comme des animaux, sans penser à rien qu’à la volupté de n’avoir plus soif. Les premiers sont des surnaturalistes ; le reste figurerait trop bien le naturalisme instinctif.
Idolâtrer la vie présente, se courber vers elle, s’en abreuver goulûment, cela n’exige aucun effort ; le poids de notre infirmité nous précipite à cet assouvissement ; il y a au fond de nous un paganisme indestructible ; toujours la chair convoitera contre l’esprit ; et, dès que les yeux sont enfoncés dans les jouissances ou les désirs inférieurs, ils ne réfléchissent plus les clartés célestes, ils les oublient s’ils ne les nient point.
La tension des siècles ascétiques avait courbaturé les volontés paresseuses ; par lassitude, par besoin de changer, elles s’émancipèrent ; l’effervescence païenne, chez les clercs comme chez les laïques, fut effrénée, et l’imagination des poètes se fit complice du commun débridement.
Mais, dans la poésie, d’autres motifs affadirent le goût des sublimités chrétiennes. Les rhétoriqueurs, vers la fin du moyen âge, à force de subtilités symboliques, de complications métriques et verbales, avaient rendu fastidieux le mysticisme imaginatif ; on délaissait au milieu « des voies périlleuses de ce monde » le « Traverseur » de Jean Bouchet, comme nous abandonnâmes, dans la futaie de leurs épineux symboles, Mallarmé et ceux qui lui ressemblaient.
Ajoutons que la poésie chrétienne ne léguait, en France, aucun haut chef-d’œuvre pouvant offrir un modèle imitable comme ceux des anciens. Pas une chanson de geste n’a valu l’Iliade, pas un mystère n’est comparable à Œdipe-Roi ; la farce de Pathelin reste une minime ébauche devant les comédies d’Aristophane. Le lyrisme de Villon, si pénétrant pour nous, devait sembler méprisable à des gens qui ne voulaient plus connaître le visage de la pénitence et de la mort.
Au moyen âge, la poésie, le roman, le théâtre même quand il ne fut plus dans l’église, avaient été trop souvent considérés comme des passe-temps, des jeux récréatifs auxquels on demandait surtout d’être sans danger pour les âmes. Cette erreur, qui est encore aujourd’hui celle de trop nombreux catholiques, élucide l’insuffisance d’improvisations populaires, d’une littérature d’amateurs dont on faisait bon marché.
Ronsard et ses disciples eurent de leur travail d’artistes une idée plus consciencieuse. Ils s’y donnaient tout entiers, aspiraient à la perfection patiente. Mais ils voyaient dans l’art une technique à s’assujettir, non une chose profonde, où le tout de la vie doit se réfléchir et se continuer. La forme plus que l’essence des êtres sollicitait leur conquête.
La poésie devint donc avec eux un aimable et prestigieux mensonge ; et leur époque les admira, parce qu’on ne prenait pas au sérieux la poésie ; des hommes graves, directeurs de collèges, se plaisaient à divertir leurs écoliers en leur faisant jouer des pièces taillées dans quelque mythe antique, belles parfois quand elles étaient d’heureuses traductions, mais étrangères au monde vrai où il faut vivre et vides forcément de tout esprit chrétien.
Ici, quelques-uns, peut-être, se récrieront :
— Alors, vous réprouvez donc l’antiquité profane et ce que nous devons de meilleur à la civilisation grecque ou latine ?
Je m’en garderais comme d’une ingratitude. Ne battons pas notre nourrice. Si le goût d’une forte simplicité, des justes rapports entre l’objet et l’expression résiste, chez nous, à toutes les perversions accidentelles, notre fidélité aux lettres classiques nous mérite, pour une part précieuse, cette noblesse d’esprit.
Mais l’antiquité n’aurait jamais dû être une idole. C’est une maîtresse d’école dont il faut avoir écouté la voix, en retenant son expérience là où elle concorde avec la discipline de l’église. Elle doit rester une humble servante ; on fit d’elle, dès la Renaissance, la déesse Raison. Et, malgré l’énergique redressement du dix-septième siècle, le pli païen persista dans l’art, il domina si bien les intelligences que Polyeucte et Athalie, magnifiques exceptions, n’eurent aucun succès. On crut Boileau quand il éconduisit doctoralement de l’épopée et du théâtre les sujets chrétiens comme n’étant point susceptibles d’« ornements égayés ». Il est inouï de voir le pieux Fénelon formant son élève avec des fables toutes païennes, avec Télémaque. Il prétendait faire au paganisme sa part ; le pouvait-il ?
Être chrétien dans sa vie, païen dans sa littérature, ce dédoublement est une chimère.
Lorsqu’un système est maître de l’imagination, il l’est bientôt du cœur, de l’entendement ; il envahit, il mène l’homme tout entier. A cette évidence les temps où régna Voltaire allaient apporter la plus désolante des illustrations. Et nous savons trop ce que fut la poésie d’alors : un jeu mondain, une acrobatie de périphrases, des tirades sur la tolérance, ou des couplets de petits soupers. D’une montagne de tragédies, d’odes, d’épitres philosophiques, il ne reste aujourd’hui qu’une pincée de cendre. Même un gueux mourant de faim comme le douloureux Gilbert en était réduit à se plaindre en vers avec les métaphores de bourgeois qui ont bien dîné :
Jadis, l’épicurien Lucrèce avait, non sans mépris, assimilé la vie à des ripailles ; cette image, au dix-huitième siècle, passa dans les mœurs absolument ; l’élégante ou cynique partie de plaisir se prolongea jusqu’à ce que la populace culbutât la table, impatiente de s’y gorger. Alors bondit de la poitrine d’un homme un cri d’indignation, vrai et superbe. Chénier, à la veille de monter sur la charrette, écrivit ses Iambes où il en appelle à la Justice immuable contre « les bourreaux, barbouilleurs de lois ».
Il fallut le cataclysme pour dessiller quelques yeux. Je trouve dans une longue lettre de Chateaubriand à Fontanes, datée du 22 décembre 1800, cette phrase mémorable :
« Vous n’ignorez pas que ma folie est de voir partout Jésus-Christ. »
Mot d’une portée extraordinaire, épigraphe, radieuse comme un labarum, du renouveau surnaturaliste. Par malheur, Chateaubriand ne sut pas vivre toute sa foi. Sèchement voltairien dans sa manière de juger les hommes, dénué de solide théologie, il énonça un christianisme plus littéraire qu’intime, il aspergea d’eau lustrale la littérature plutôt qu’il n’y fit remonter la sève divine. Le merveilleux des Martyrs est glacé, faux à la manière d’une machine de théâtre. Malgré la scène terminale dont l’idée reste une splendeur, le principe païen prévaut dans ce livre composite.
Car c’est trop peu d’avoir une imagination chrétienne. Toutes les puissances de l’âme doivent être immergées dans le surnaturel. L’œuvre est une expiration des éléments vitaux que l’artiste aspira ; l’air de la vie moderne étant saturé de contagions hostiles, si le cœur et l’intelligence de l’écrivain ne sont sursaturés de vigueur chrétienne, ses poèmes, ses romans seront comme ces enfants dont le père est douteux ; leur forme accusera un métissage impur, la tare des éclectismes adultérins.
Envisagé de la sorte, quel a été le siècle d’où nous sortons ? Assurément, tous les écrivains, même les plus irréligieux, s’y préoccupèrent du catholicisme. Un Stendhal, un Mérimée furent conduits à exprimer des âmes catholiques et à les comprendre au moins dans les aspects superficiels de leurs réactions. Que serait le Faust de Gœthe sans le conflit, autour du salut de Faust et de Marguerite, des bons Anges et de l’Ennemi ?
Mais, chez le plus grand nombre, de multiples influences dévièrent, débilitèrent ou tuèrent l’essor catholique. En l’un — tel Lamartine — c’est une religiosité mysticisante où se dissout le dogme impérieux. En l’autre — tel Musset — la dissipation, les faux amours, l’ignorance théologique ruinent les velléités d’un retour à la foi. Ou bien c’est le jansénisme désespéré d’un Vigny, le panthéisme extravagant d’un Victor Hugo, avec ses déclamations sur le progrès et ses virulences anticléricales ; cet homme qui a reçu dans La fin de Satan, sur la damnation, sur le Déluge, sur la Passion de Jésus, des éblouissements de visionnaire inspiré, devait laisser son poème avorter en cette fiction puérile et grotesque : Satan pardonné, parce qu’une de ses plumes d’Archange lumineux, restée au seuil du Paradis, devient, en 1789, l’Ange liberté ! Plus tard Flaubert, obsédé par Saint Antoine, capable de sentir la légende d’un Julien l’Hospitalier, ne trouva jamais lui-même l’humilité de la prière ingénue ; et son âme demeura pareille à celle du solitaire dans la nuit de la tentation, « une citerne vide, avec des ronces tout autour, et, au fond, une grande tache noire ».
Presque tous les romantiques — et aussi les positivistes — du siècle dernier me rappellent une fantaisie d’un sculpteur symboliste, la figure d’un homme beau jusqu’au buste, cherchant à se mettre en marche vers des horizons de lumière que son front réfléchit ; mais le reste de son corps est fait d’une séquelle de monstres emmêlés ; il les traîne, il se traîne ; de sa suite hideuse qui donc le dégagera ?
N’induisons pourtant pas des misères du dix-neuvième siècle qu’il nous offre seulement l’exemple d’erreurs à éviter. Nous devons aux romantiques le sens de la couleur, de l’intimité spirituelle, de la richesse des analogies, de l’unité du monde que les poètes, depuis la Renaissance, avaient perdu. Si beaucoup se sont égarés, rôdant à l’aventure, dans l’indéfini du mystère, ils nous ont réappris l’audace d’en explorer les approches.
Nous devons aux positivistes le souci de confronter avec la sévère expérience nos vues et nos aspirations, le mépris de ce que Renan appelait « le gongorisme catholique », de l’enflure et de la creuse faconde, fléau dont tous nos écrivains et surtout nos orateurs sont encore loin d’être indemnes.
Mais, au-dessus des romantiques et des positivistes, saluons, de toute la vénération de notre amour, les grands apologistes, les romanciers et les poètes catholiques sans qui nous ne serions pas ce que nous sommes. Nommons-les ici, quand même ils sont dans la mémoire de tous, comme on lit les noms des morts tombés au champ d’honneur : de Maistre, Bonald, Lamennais avant son apostasie, Balzac, en dépit de ses confusions philosophiques, Blanc de Saint-Bonnet, Lacordaire, Barbey d’Aurevilly, Veuillot, Villiers de l’Isle-Adam, Hello, Huysmans, Verlaine, Léon Bloy. Ces grands aînés marchent devant nous, non pour nous imposer d’être leurs disciples, mais pour nous exciter à faire mieux qu’ils n’ont fait.
Pour nous qui voyons de loin déjà ces luminaires d’un autre siècle, la concordance de leurs mouvements espacés nous est un haut signe d’espoir. Ils eurent mission de réintégrer le Christ au centre de la pensée et du vouloir humain, et, dans cette œuvre essentielle, ils se sont continués, comme s’échelonnent des astres sur les routes éternelles. Entre Joseph de Maistre établissant la suprématie du dogme et Barbey d’Aurevilly déclarant dans la préface de l’Ensorcelée que l’art catholique, avec sa « grande largeur », ne craint pas de toucher aux passions lorsqu’il s’agit de faire trembler sur leurs suites, nous percevons cette commune certitude : dans tous les domaines, aussi bien dans celui de l’imagination que dans celui de l’intelligence, le catholicisme doit être souverain.
Il doit l’être avant tout, au fond de l’écrivain lui-même. Si nos aînés nous laissent des modèles imparfaits, ce n’est point seulement que tout génie reste « court par quelque endroit ». C’est qu’ils furent incomplètement des catholiques et des chrétiens. Supposez Balzac prenant la peine de s’assimiler une bonne philosophie scholastique ; il n’eût point confondu la nature et le surnaturel, comme il l’a fait dans le galimatias de Louis Lambert et de Seraphita. Supposez Verlaine s’évadant sans retour du cloaque où il avait expérimenté l’immondice des instincts ; il nous eût donné mieux que la dolence de ses faiblesses ; il se fût dépouillé d’un je ne sais quoi d’indécis et d’artificiel qui s’insère en ses plus suaves élévations.
Car, s’il est souverain dans l’être intérieur du poète, le catholicisme exclut de son œuvre les cabotinages littéraires, les sournoises habiletés comme les molles négligences. Toute poésie où une certaine forme de rythme et d’expression devient tyrannique, calculée, porte un germe de mort, n’est pas vraiment chrétienne. L’art chrétien, toujours difficile, est plein de pièges pour quiconque, guetté par le démon du factice, s’y engage sans la candeur d’une foi absolue. Et cette candeur même est plus aisée à perdre qu’à obtenir. Il serait odieux d’en faire une attitude. Vous vous rappelez ce héros d’un roman de Chesterton qui « voyait des anges agenouillés dans l’herbe, avant d’avoir vu l’herbe ». Il serait beau de voir le monde ainsi ; très peu d’entre nous — et très peu, c’est beaucoup dire — ont ce degré d’ingénuité. Contentons-nous donc d’être sincères, vrais devant les hommes comme devant nous-mêmes.
Le propre d’un écrivain catholique est d’aimer éperdument ce qui est vrai. Pour atteindre le supra-sensible, nous avons à refouler le brouillard, dense comme des ténèbres, d’un naturalisme athée. Il ne s’agit point de fermer les yeux en le traversant, mais d’élever en notre main la lampe ardente qui le percera. Projetons-en la flamme hardie sur tout ce qui peut être éclairé. Quand on tient ces deux vérités, la chute et la rédemption, il n’est aucun gouffre où l’on ne puisse envoyer une flamme de justice, un signal de compassion, un appel d’espérance.
Pour un artiste d’une foi vigoureuse, l’attitude en face de la nature est aisée à définir : il regarde, il sent la vie telle que sa vue de réaliste la lui fait voir et aimer ; et il l’interprète selon l’optique chrétienne qui ne déforme pas les objets, qui les rejoint entre eux et les explique en les illuminant.
Notre unanime désir est que cet ensemble d’idées aboutisse à susciter, dans la littérature prochaine, plus d’ardeur créatrice, plus de beauté. Durant la guerre et surtout au moment de la victoire, j’avais espéré des temps cornéliens, un épanouissement d’enthousiasme, d’allégresse, de force exubérante, des cris de clairons ailés dans un soleil de gloire, puis le chœur austère des héroïsmes pacifiques tendus vers la patrie et le monde à rénover. Ni l’esprit public, ni la multitude des livres surgis depuis quatre ans n’ont correspondu à cette illusion. Les Hymnes de Joachim Gasquet, symphonie délirante, splendide par intervalles, ne chantent que le péan du triomphe d’un jour.
Au lendemain du triomphe, le poids immense des deuils, l’énormité de la tâche à reprendre, les déceptions du présent et les anxiétés de l’avenir ont déterminé chez beaucoup une sorte d’affaissement sur eux-mêmes, une dissolution des forces viriles. Il est grand temps, pour les volontés en désarroi, de se reprendre. Aux écrivains catholiques plus qu’à personne, il incombe de sonner le ralliement des énergies. Je voudrais que leur voix, par-dessus la lourde rumeur des incertitudes, ressemblât à ces cloches de balises dont la vibration, large et douce comme celle d’un cor lointain, domine les chocs des vents et les hurlements de la mer.
Je voudrais que les plus puissantes et les plus pures d’entre elles fussent des cloches de cathédrale, des cloches de Te Deum, des cloches de Fête-Dieu, des cloches de deuil aussi, de pitié ou d’alarme, mais, plus encore, des cloches nuptiales, des cloches de résurrection. Les âmes ont besoin de savoir qu’elles ne vont pas mourir. D’où leur viendra, sinon du poète chrétien, en forme de libre cantique, le message de la paix, le message de l’éternité ? Nulle conception ne saurait être vaste et forte à l’égal du surnaturalisme catholique. Lorsque j’en cherche l’idéale figure, je me souviens d’un vieux mystique comparant l’amour parfait « à un anneau d’or qui serait plus ample que le ciel, la terre et toutes les choses créées ». Quand je m’en représente la réalité plus modeste, je pense à une parole de l’admirable Mistral dans une lettre à Lamartine : « Si humble et si petit que soit le grain de blé, lorsqu’il monte en épis sous la rosée du ciel, il peut encore faire honneur à la main qui l’a semé. »
Voilà le grand point : que le champ où nous voulons remplir notre journée de bons ouvriers soit étroit ou large, avare ou plantureux, ne disons jamais comme les hommes sans foi : Ce champ est à nous ; il y a nous et rien que nous ; ne cherchons pas notre gloire, mais rendons-la toute à la Main qui a tout donné.
Il ne sera jamais superflu de le redire : de toutes les formes littéraires, la plus ardue, c’est le roman. Nulle autre ne requiert la mise en jeu d’éléments si complexes ni une telle constance de vérité créatrice. L’œuvre romanesque, parfaite comme est parfait, au théâtre, Œdipe-Roi, semble un prodige encore à naître. Un bref roman d’analyse, une idylle, un récit fantaisiste peuvent donner l’illusion d’un ouvrage sans défaut. Mais, lorsqu’un vaste sujet entrelace des caractères et des milieux, fait surgir, au-dessus de figures multiples et d’une masse d’épisodes, une grande idée vitale, cette entreprise équivaut à vouloir introduire dans le plan du réel un système de forces, presque un monde incréé.
Pareille audace reste forcément inférieure à son objet. Elle a plus de chances encore de ne point l’atteindre, si l’artiste veut faire tenir en une synthèse les relations du visible avec l’invisible, s’il est un romancier catholique et mystique.
Nous vivons dans la sphère des apparences. Elles retiennent l’imagination par tout le poids de leurs attraits ; ou bien elles l’oppriment par la terreur et le dégoût. Pour les dominer, il faut les avoir scrutées sous la lumière des régions divines ; il faut aussi les avoir bien vues d’un regard qui observe afin de représenter fidèlement.
Le romancier catholique doit être tout ensemble un réaliste et un surnaturaliste. Je dis réaliste, non point naturaliste. Catholique et naturaliste, ces deux mots hurlent de se voir ensemble. Le naturaliste s’attache au fait pour le fait ; il se pose devant la création comme un clerc de notaire inventoriant un mobilier ; ou, s’il la considère en philosophe, c’est, asservi à un dur système ; il saisit dans l’homme l’animalité ; il constate les tares ataviques, la mesquinerie des habitudes, la hideur des vices. Quand il note les caractères d’un milieu, il n’a souci que d’ajouter quelques fiches au dossier humain ; il se donne la volupté stérile de construire une figuration. S’il se penche avec sympathie sur la misère de ses personnages, s’il y reconnaît la sienne, il peut vivifier d’un souffle douloureux ces ombres qui s’agitent dans le vide. La Sapho d’Alphonse Daudet, la Germinie Lacerteux des Goncourt sont des témoignages probants, comme une confession, sur la déchéance où peut glisser une pauvre âme dans l’abandon. La vie lui paraît le plus ennuyeux des non-sens. Le monde se dresse contre elle, comme une machine stupidement implacable, pour l’écraser. La mort lui reste, seule fenêtre entre-bâillée sur le libre espace. C’est pourquoi tant de romans naturalistes, depuis Madame Bovary, finissent, d’une manière inévitable, par un suicide. Les casiers de l’observation naturaliste ressemblent à ces geôles suffocantes où Sainte Thérèse, dans sa vision de l’Enfer, se sentit bloquée, sous un plafond si bas, entre des parois si étroites qu’elle ne pouvait se tenir debout ni s’asseoir ; et, naïvement, elle s’étonnait qu’au sein de ténèbres opaques on pût distinguer toutes les choses affreuses pour la vue. Image de damnation qui n’est pas un mensonge, quand le romancier considère la société moderne, en son désordre et son athéisme. Les âmes ne peuvent plus même jeter le cri de leur détresse :
Si, par intervalles, le naturaliste et le réaliste catholique ont l’air de se rejoindre, c’est dans la nausée des laideurs. Mais le premier n’y reconnaît que le jeu accidentel de forces inconscientes ; l’autre y découvre les suites du péché ; au bout des drames les plus atroces il voit entreluire la Rédemption. L’art du naturaliste est un miroir qui réfléchit de mornes surfaces ; celui du réaliste chrétien pénètre jusqu’à la substance et aux racines des événements.
Le naturalisme est tellement inhumain que ses fanatiques eux-mêmes n’ont guère pu s’y confiner. Flaubert s’abîma dans une sorte de nihilisme idéaliste, celui que le Diable, au plus aigu de la tentation, souffle à l’oreille de Saint Antoine : Peut-être qu’il n’y a rien. Zola devait aboutir au songe millénariste, puéril et grossier, d’une humanité innocente, heureuse par la satisfaction de ses appétits.
La notion de substance, seul, le catholique en possède la ferme plénitude. Il révère en toutes les choses de ce monde la main divine qui les crée et les sauve. Il admire « les lys des champs », comme Jésus les admirait, vêtus plus splendidement que Salomon sur son trône.
Jésus n’apportait pas aux hommes une chimère de perfection. Il voulait réellement souffrir et mourir. Vere passum, immolatum.
La foi en la Présence réelle demeure le fondement du réalisme catholique.
C’était l’amour du Christ uni à la terre dans le pain et le vin de l’Hostie qui jetait Saint François en contemplation devant les plus infimes créatures et lui faisait parfois embrasser avec des pleurs de joie les arbres ou les rocs dont le Seigneur a dit que, si les hommes se taisaient, leurs pierres crieraient sa gloire.
L’homme étant conçu comme l’image de Dieu, l’artiste s’appliqua plus exactement à la vérité de la ressemblance[107].
[107] Il serait facile de montrer que tout réalisme profond part d’une intention religieuse. Ainsi, dans l’art égyptien.
De là, chez l’artiste chrétien, un sens de la beauté céleste, un sens de la laideur aussi que le paganisme n’avait point soupçonné. Car le péché déforme la ressemblance divine ; le Démon y superpose son affreuse empreinte.
Et nous ne songeons pas seulement à la vérité des contrastes, à l’exactitude plastique. Le plus important, c’est l’intérieur de l’homme, l’éternel conflit dont il est le champ de bataille, le mystère des perspectives surnaturelles où se prépare le dénouement.
Réalisme et surnaturalisme ne font qu’un.
Appliquées au roman dont les formes ont une autre souplesse que le théâtre ou le poème lyrique, les possibilités de l’art chrétien sont immenses. Il semble étrange qu’on les ait si peu explorées.
Certains romans du moyen âge — ainsi Perceval le Gallois — proposaient des fictions taillées, si l’on peut dire, en plein drap, dans le dogme, et pleines de symboles mystiques. Raymond Lulle, dans son Blanquerna, inspiré, croit-on, d’un roman hindou, suivit l’histoire d’un homme jeune qui s’aventure à travers le monde, en quête de bonheur et de sagesse ; il se marie, puis entre dans un monastère ; il devient ensuite un prélat, un cardinal ; il est élu Pape ; après quoi il se retire loin du monde ; ermite au fond d’un bois, il goûte enfin la béatitude. Les Espagnols ont souvent imité ce type de roman qui peut esquisser toutes les conditions sociales, peindre des milieux, des sentiments multiples, se faire varié comme la vie même.
Cependant le genre, dès le moyen âge, fléchissait vers une frivolité mondaine. On y cherchait ce qu’on y cherche trop encore, un éphémère amusement. La plupart des sujets tournaient, comme des écureuils dans leur cage, à l’intérieur de cette monotone intrigue : un tel sera-t-il l’amant d’une telle ? Ils allaient de l’amour héroïque à l’amour idyllique, laissant aux récits des contes les licences de l’amour grivois.
Nous ne demanderons pas un modèle de roman catholique à l’Amadis ni à l’Astrée, ni au Grand Cyrus, ni même à Don Quichotte, encore moins au Décaméron ou à Pantagruel, bien que les plus idéalistes de ces livres impliquent la civilisation chrétienne avec ses délicatesses, et que Boccace, Rabelais, là même où ils travaillent à corrompre le catholicisme, en restent nourris.
Le seul beau roman qui ait surnagé au XVIIe siècle fut, il est vrai, un roman chrétien ; la Princesse de Clèves repose sur l’idée du renoncement. Mme de Clèves sacrifie un bonheur possible ; elle s’obstine à le repousser, quand la mort de son mari l’a rendue libre. Mais, chez elle, l’amour humain ne s’immole pas à l’amour céleste ; elle assure, avant tout, le repos de sa conscience ; elle a peur de s’engager en de nouveaux liens. Deviendra-t-elle jamais un grand cœur mystique ? Elle est bien plutôt une femme raisonnable qui pèse des risques et se range au parti de l’entière sécurité.
Il eût été prodigieux que le XVIIIe siècle libertin vît surgir un roman chrétien d’esprit. Manon Lescaut aurait pu l’être. Le conflit d’un sentiment profane et d’une vocation pieuse, la rédemption après la chute, le relèvement de la brebis perdue enfermaient la donnée d’épisodes admirables. L’abbé Prévost n’en tira qu’un roman d’aventures trop mollement bâti, où serpente le perfide lieu commun de la courtisane réhabilitée.
Les romans de Voltaire visaient à exterminer toute conception chrétienne de la vie. Candide est le ricanement satanique du désespoir, devant l’énigme du péché. Néanmoins, le blasphème atteste Dieu ; l’homme qui descend jusqu’au fond de sa misère impuissante réveille, même contre son gré, le besoin d’un appel au Rédempteur. Candide est plus près d’une apologétique à rebours que la nouvelle Héloïse ou Paul et Virginie.
Avec sa thèse : La nature est bonne, Jean-Jacques semblait ruiner, dans l’art, les chances d’un renouveau chrétien. La Terreur se chargea de le démentir. Et Chateaubriand, converti, osa prendre le contre-pied de Rousseau ; Atala rétablit au-dessus de la nature la sainte loi du sacrifice. Très imparfaitement, d’ailleurs. Si la mère d’Atala n’avait lié par un vœu imprudent l’avenir de sa fille, les amants s’uniraient en liberté ; nous aurions, avec des horizons plus vastes, une reprise de Paul et Virginie. La contrainte catholique intervient comme un trouble-fête. Un disciple de Rousseau eût estimé qu’elle a tort ; Chateaubriand devait être un peu de son avis. Les parties chrétiennes du roman sont pauvres et sèches d’expression.
De même, ses Martyrs restent une œuvre indécise entre le christianisme et le mensonge païen.
En dépit de ses insuffisances, Chateaubriand ouvrait au roman chrétien d’étonnantes perspectives. Atala et les Martyrs, après le Génie du Christianisme, déterminèrent puissamment cette préoccupation religieuse qui ne sera presque jamais absente de la littérature, au XIXe siècle. Mais, pour trouver ce qui s’appelle un roman catholique, il faut dépasser les temps lamartiniens, Hugo et Balzac lui-même ; il faut aller jusqu’à Barbey d’Aurevilly.
Le romantisme eut, d’abord, cette néfaste action de dissoudre en vague sentimentalité l’élan spirituel. Le sujet de Jocelyn, qui est un roman versifié, offrait la matière d’une profonde étude sur la vie intérieure d’un prêtre. Or le livre se réduit à de verbeuses descriptions, à des effusions lyriques. Sauf en deux ou trois épisodes où se dessine le drame, la pensée du poète ne se concentre pas vers le dedans des êtres. Les rapports d’une âme sacerdotale avec le dogme et la discipline ecclésiastique sont à peine indiqués. L’indigence de mysticisme est navrante dans cette histoire d’un sublime renoncement.
N’en soyons point surpris ; l’écrivain jette en son œuvre ce qu’il porte au fond de sa vie réelle. Comment exprimer l’ascétisme si l’on n’a l’intelligence et le désir d’une règle ascétique ? Le prêtre de Jocelyn, comme l’évêque des Misérables, est construit sur le modèle du Vicaire Savoyard ; la seule excuse de Lamartine et de Hugo, c’est qu’on rencontrait alors des prêtres et des évêques formés sur un tel patron.
Balzac, avec sa pénétration réaliste du catholicisme en tant qu’ordre social, a magnifiquement exprimé l’action de la foi sur les mœurs, les générosités qu’elle suscite, le drame des antagonismes qu’elle approfondit. Rappelez-vous simplement Mme de Mortsauf du Lys dans la vallée, Mme Grandet et sa fille. Il a peint toute la gradation des milieux ecclésiastiques, depuis le curé du village jusqu’au prélat raffiné. On a pu extraire de la Comédie humaine un ensemble de maximes que ne désavouerait pas le plus orthodoxe apologiste ; c’est lui, dans La Cousine Bette, qui a dit de la Vierge Marie : « Elle efface par sa grandeur tous les types hindous, égyptiens, grecs. La Virginité, mère des grandes choses, tient dans ses belles mains blanches la clef des mondes supérieurs. Enfin, cette grandiose et terrible exception mérite tous les honneurs que lui décerne l’Église. »
Pourquoi cependant Balzac n’a-t-il pas donné un seul roman qu’on puisse qualifier d’exclusivement catholique ? C’est qu’il mêlait au dogme une philosophie confuse, idéaliste, panthéiste, avec un amalgame de mysticisme svedenborgien. Un seul axiome soutient l’énormité de son œuvre : « La nature est une et compacte. » Ce qu’on nomme attractions et répulsions des choses, réalisé dans les intelligences, devient l’amour et l’antipathie. Ce qui est, en nous, la volonté est, dans la plante, odeur ou sève. Matière et pensée, à l’en croire, seraient les deux modes d’une Puissance unique. Sa vision du monde spirituel, des sphères angéliques, çà et là prodigieuse dans Seraphita, est troublée par les baroques extravagances qui lui viennent du protestant Svedenborg.
D’autre part, il brouillait la notion précise du surnaturel et le surnaturalisme tel que l’entendra, d’après lui, Baudelaire, une transposition, exaltée jusqu’au vertige, des sensations où les mots se crispent impuissants à rendre l’ineffable :
« Il m’a souvent semblé, déclare Emilio, dans Massimilla Doni, au sujet de la femme qu’il aime, que le tissu de sa peau empreignît des fleurs sur la mienne quand sa main se pose sur ma main… L’air devient alors rouge et pétille ; des parfums inconnus et d’une force inexprimable détendent mes nerfs, des roses me tapissent les parois de la tête, et il me semble que mon sang s’écoule par toutes mes artères ouvertes, tant ma langueur est complète. »
Autrement exacte et sévère fut la conception de Barbey d’Aurevilly. L’Ensorcelée, Un prêtre marié, les Diaboliques nous offrent les premiers exemplaires de romans ou de nouvelles qui procèdent du dogme, de la morale, de la tradition catholique et qui, hors d’elle, seraient impossibles[108].
[108] Il faudrait y ajouter L’Honnête femme, de Louis Veuillot. Voir ce que j’en ai dit dans les Lettres de février 1927.
Un réalisme théologique soutient ici le jeu des passions.
Supposons, dans l’Ensorcelée, la fiction dépouillée de l’élément surnaturel. Il lui resterait un tragique de folie amoureuse, mêlé aux réminiscences de la Chouannerie. Mais son aspect légendaire, son grandiose s’évanouiraient. Le grandiose tient au souffle satanique qu’on y respire ; et le satanisme fait la vérité profonde du récit.
L’Église, avec ses dogmes, amplifie au reste tout ce qu’elle touche. Parce qu’elle est, comme le Christ, un signe de contradiction, en dressant contre les appétits humains une digue, elle les force à rebondir, torrent orageux, ou les sublimise par la soumission imposée.
C’est ainsi que d’Aurevilly, dans Un prêtre marié, entoure d’une grandeur inouïe la tendresse de Sombreval pour sa fille. Sombreval, avant de se marier et d’avoir une fille, était un prêtre. Il a beau vivre en mécréant ; le signe de l’onction demeure sur lui. Il ne peut dire : Ma fille ! sans répéter un sacrilège ineffaçable devant Dieu et devant les hommes. Dans le plus naturel et le plus noble des sentiments il mange, il boit à toute heure sa réprobation.
On reprochera au romancier, sans doute, de se complaire dans l’anormal. Cette critique ne serait point vaine. Le surnaturel, pour se révéler, a-t-il besoin de péripéties et d’âmes extraordinaires ? Il semble plus probant s’il s’insère dans la trame des faits quotidiens. Mais d’Aurevilly aurait pu répondre que l’anormal est incessant. Nous croisons des humains que des yeux superficiels déclarent « quelconques » ; rien d’étrange au dehors ne signale leur vie. Si nous en connaissions le fond, nous serions terrifiés de ce qu’elle cache, ou parfois éblouis de leurs vertus ignorées.
D’Aurevilly sentait ce qui manquait, dans son œuvre, à une synthèse du visible et de l’invisible. Des âmes existent, ailées, radieuses, qu’un vent pur enlève, comme la colombe de l’arche, au-dessus des cloaques ténébreux. Le conteur des Diaboliques rêvait de leur donner un pendant : les Célestes. Faute de temps ou d’inspiration il ne les a jamais esquissées. C’est qu’il est plus accessible d’exprimer les passions mauvaises que la vertu. Celle-ci paraît trop aisément conventionnelle, hors du possible.
Au temps de Barbey d’Aurevilly, une mode pessimiste portait les écrivains à faire leur pâture de l’horrible, du monstrueux, de tout ce qui révolte une sensibilité moyenne.
Huysmans, avant sa conversion, par un sadisme morbide, se divertira en évoquant les atrocités d’un Gilles de Rais. Là-bas s’achève sur l’effroyable récit d’une Messe noire. Léon Bloy transposera, dans le Désespéré, les souffrances de sa jeunesse, exagérant au delà du vraisemblable les calamités qu’un artiste peut appeler sur lui.
Le Désespéré n’est pas un roman, pas plus qu’En route de Huysmans. Un roman, disait d’Aurevilly, c’est de l’histoire possible. Quand les faits réels débordent sur la fiction ou paraissent l’exclure, nous n’avons plus un roman, mais des confessions, des mémoires, une autobiographie, avec ce que Bloy appelait « l’arrangement littéraire », la liberté de modifier ou même de déformer l’histoire, en vue d’un certain effet. Bloy, d’ailleurs, était trop lyrique, et, comme Huysmans, trop préoccupé de lui-même, pour se mettre dans l’état d’esprit propre au romancier.
S’il eut sur le roman quelque influence, ce fut par ricochet, en tant qu’il secouait d’âpres invectives l’illusion païenne où s’engourdissait, chez certains, la ferveur de la foi.
Au contraire, les livres de Ferdinand Fabre sont de vrais romans, et catholiques de pensée, bien qu’il n’y ménage guère les milieux cléricaux. Une scène comme les obsèques nocturnes de Mgr de Roquebrun, dans l’Abbé Tigrane, exigeait, pour être conçue, un sens rare du dramatique inhérent aux liturgies. On peut blâmer comme outrée la fureur ambitieuse d’un Rufin Capdepont. Mais n’oublions pas que ce roman se passe en un diocèse montagneux, dans un vieux pays proche de l’Espagne, où les antagonismes devaient s’exaspérer sans merci. L’auteur a moins cherché la stricte vraisemblance que la vérité symbolique. Le Démon, au surplus, quand il rôde autour d’une âme insensible aux convoitises charnelles, n’a prise sur elle que par l’ambition, l’orgueil ou le désespoir ; c’est lui qui trouble le terrible et grand Capdepont.
Nulle intention d’apologiste ne s’ajoute à la peinture des mœurs ; et pourtant une apologétique indirecte s’en dégage ; la force divine de l’Église est avérée même dans les faiblesses de ceux qui la représentent.
Avec Barbey d’Aurevilly et Ferdinand Fabre se définissait déjà ce que j’appellerais le roman catholique intégral : regarder la vie d’aussi près qu’on peut l’atteindre, mais en éclairer tous les aspects par cette flamme mystérieuse qui vient des gouffres d’en haut ou d’en bas.
Beaucoup d’œuvres modernes — et des plus importantes — sont nées, d’autre part, dans un rythme catholique ; elles seraient impossibles si l’auteur ne pensait en croyant. Paul Bourget, confrontant avec son expérience les doctrines de l’Église, fut amené à ce témoignage que ses livres, depuis le disciple, réitèrent obstinément : l’ordre catholique est principe de vie ; tout ce qui lui est contraire engendre le chaos, la mort. René Bazin a posé, dans la Barrière, un duel de consciences autour de l’orthodoxie, parce que lui-même attachait à sa foi un prix pathétique. Henry Bordeaux, dans la Maison morte, aurait-il rendu avec une simple émotion la mort pieuse d’une paysanne, s’il n’avait trouvé au fond de son cœur la piété d’un tel spectacle ?
François Mauriac a beau déclarer : « Je ne suis pas un romancier catholique ; je suis un catholique qui écrit des romans », sa sensibilité, ses fictions, son goût même de l’amer péché, tout suppose chez lui une vie intérieure catholique dont son art est pénétré jusqu’aux fibres.
Mais, ce que je veux attester, c’est l’élargissement des horizons romanesques par le surnaturalisme. Il me conviendrait mal d’aller prendre dans mon œuvre des arguments. J’aime mieux évoquer l’admirable scène du Sanguis martyrum de Louis Bertrand où les mineurs chrétiens voient surgir près d’eux un prêtre inconnu qui leur apporte sous terre le Pain céleste. Ici, le miraculeux se mêle comme naturellement à l’humain de la vie ; il s’impose parce qu’il est désiré, attendu ; il n’affirme pourtant pas : C’est moi. Qu’on se rappelle aussi, dans le Vin de ta vigne (de Louis Artus) la très suave et prophétique nouvelle : L’enfant qui n’allait pas à l’école.
Un roman paru l’an dernier, Un pénitent de Furnes, d’Henri Davignon, peut expliquer d’une façon probante quel imprévu poignant le symbole chrétien ajoute à une situation peu neuve en soi. La femme de Réginald Camerlinghe l’a quitté ; il veut expier pour elle son erreur ; d’autant plus qu’il n’est pas lui-même sans reproche. Il suit, comme pénitent, la lourde croix sur l’épaule, à travers les rues de Furnes, le cortège de la Kermesse qui représente la Passion. Chaque épisode de la Kermesse, au lieu d’être devant ses yeux un jeu pictural, retentit en son cœur ; il sent le poids de la Croix qu’il soutient et sa vertu expiatrice. Quelle beauté, par exemple, en ce détail très simple, agrandi jusqu’au symbole :
« Jésus se relève, réaccepte le fardeau, et repart de son pas rapide, court et cadencé. Sa silhouette projetée sur le mur semble vouloir emplir l’horizon. De la foule, une petite vieille se détache et tend vers l’homme en sueur un verre d’eau claire. Il a fait non de la tête, tout à sa tâche infinie ! »
Plus récemment encore qu’Henri Davignon, Georges Bernanos, dans son roman étrange : Sous le Soleil de Satan, explore avec une audace de visionnaire les profondeurs de l’invasion démoniaque. Cette œuvre synthétise des qualités superbes : un réalisme fort et condensé, n’ayant peur ni du laid, ni du cynique, parce que le laid et le cynique, c’est le rire du Démon, sa revanche sur l’œuvre divine ; une pénétration des âmes tranchante, subtile, amère ; l’intensité continue, même excessive de l’hallucination ; une façon de peindre où le dedans projette sur le dehors des lueurs transcendantes ; des dialogues dont chaque mot enferme du silence.
La couleur de l’ensemble est, comme le fond de certaines toiles espagnoles, furieusement sombre ; car le soleil de Satan, c’est la nuit. L’histoire de la malheureuse fille que le démon pousse du désordre au suicide est liée à celle de l’abbé Donissan par une relation toute mystique. Le drame se concentre dans le cœur de ce prêtre ascète, tourmenté par l’Esprit du mal. Le Démon lui apparaît même — c’est l’épisode capital du roman, — et cette vision doit, pour une haute part, sa puissance au réalisme qui en soutient la terreur surnaturaliste. Le curé de Lumbres reçoit, plus tard, le don des miracles ; un fermier, dont l’enfant vient de mourir, l’adjure de ressusciter son enfant. Le prêtre croit entendre un ordre mystérieux qui le contraint d’opérer cette résurrection. Il l’essaie, il voit le petit mort soulever ses deux paupières ; mais le cadavre retombe. Un éclat de rire retentit, celui de la mère qui l’a suivi à son insu ; l’abbé reconnaît le rire de Satan ; il s’enfuit épouvanté. Après un tel désastre, il n’a plus qu’à mourir.
Le point contestable du livre semble cette outrance de faits désespérants. Certaines âmes saintes vivent, il est vrai, dans la plus noire désolation, et cet état peut se prolonger des années. Elles ne sont point tentées, malgré tout, au delà des forces humaines. Dieu les soulage par d’inexprimables joies. Un prêtre, chaque matin, quand il offre le Corps de son Dieu, est comblé d’une Présence où il reçoit un avant-goût du Paradis. Mais l’abbé Donissan se méfie même de ces consolations :
« J’ai haï le péché, se dit-il, puis la vie même, et ce que je sentais d’ineffable dans les délices de l’oraison, c’était peut-être ce désespoir qui me fondait dans le cœur. »
Satan, craint-il, « est dans le regard qui le brave, il est dans la bouche qui le nie. Il est dans l’angoisse mystique, il est dans l’assurance et la sérénité du sot… Prince du monde ! Prince du monde ! »
Et il en vient à cette conclusion terrible :
« Nous sommes vaincus ! Vaincus ! Vaincus ! »
Assurément, il ne faudrait pas confondre une telle torture mystique avec l’idée fixe, l’obsession maladive du Diable, qui va souvent jusqu’à la folie (j’ai rencontré, à Sainte-Anne, une vieille dame folle, convaincue qu’elle était Satan en personne). Mais l’abbé Donissan me paraît un janséniste effréné, presque un manichéen. Avouer le triomphe de Satan équivaut à désespérer de la Miséricorde, et nous ne sommes pas très loin du péché contre l’Esprit.
Je crains que Georges Bernanos, soit par une violence systématique de tempérament, soit par une recherche de l’effet, n’ait dépassé toute mesure dans l’expression de la tristesse spirituelle[109].
[109] Il reconnaît lui-même que la douceur et la confiance font défaut à l’abbé Donissan ; ce prêtre est un saint manqué. Mais la grandeur anormale dont il l’investit abuse le lecteur sur les limites du personnage.
Et nous touchons ici une des graves difficultés du roman catholique. Il représente l’homme pécheur, il doit le représenter. Un roman catholique ne doit jamais être un fade mensonge d’idylle. Cette expression du désordre, si forte qu’elle soit, va-t-elle néanmoins infliger aux âmes un accablement ? Je l’ai dit à propos des passions amoureuses :
« La grande règle, pour l’artiste chrétien, est de ne rien peindre qui laisse aux lecteurs l’impression dominante d’un trouble séduisant, de restreindre les épisodes charnels, d’en faire sentir les suites douloureuses, de présenter le péché comme le péché, la honte comme la honte. »
Mais, quand le romancier approfondit un drame spirituel, la limite est plus délicate à franchir, et le danger plus subtil. Il faut une nette fermeté de sens théologique, la justesse prudente de l’analyse, par-dessus tout, la bonhomie et la droiture de l’intuition.
Les possibilités du roman catholique sont immenses ; ses difficultés les égalent. Qu’elles ne rebutent pas les jeunes écrivains. Qu’ils expriment, dans son ampleur, le mystère joyeux comme le mystère douloureux de la vie intérieure. Qu’ils gardent, devant elle, une précieuse humilité. Seul la rendrait, avec sa plénitude, celui qui en aurait toute l’expérience, c’est-à-dire un Saint. Mais les Saints ont mieux à faire que des romans.
Dans quelques jours ; toutes les routes de la chrétienté s’empliront des pèlerins qui vont au Congrès de Lourdes. Une année de plus dresse les reposoirs de la procession universelle où sera glorifié le Christ-Hostie. Aucun fait, depuis le commencement du nouveau siècle, n’est plus imposant que ces vastes assemblées de catholiques venus de pays sans nombre pour articuler ensemble un acte d’adoration. Le moyen âge lui-même n’a jamais connu de telles assises mystiques : on se rendait alors à Saint-Jacques de Compostelle comme en un lieu qui détenait les restes corporels d’un apôtre et la vertu sanctifiante de ses os. Ici, les attraits tangibles deviennent secondaires : l’Eucharistie peut s’adorer dans un pauvre ostensoir de village aussi bien que sous un dais escorté par cent évêques. Ce serait puéril, pour expliquer l’affluence des fidèles, d’en admettre seulement les causes extérieures, la force d’impulsion qui sollicite les hommes vers tout point où de longues foules se dirigent, l’attente de magnificences extraordinaires et d’unanimes émotions. Il faut atteindre au fond des âmes et, plus encore, dans les volontés conductrices de l’Esprit Saint, les raisons durables de ce mouvement.
A mesure que la fin des temps approche, une partie du genre humain s’endurcit davantage à nier sa Rédemption ; mais celle qui reste croyante veut plus énergiquement proclamer sa foi. Le soir tombe sur le monde ; la nuit commençante sera la nuit du dernier exode. C’est l’heure où les fils d’Israël immolaient l’Agneau sans tache. Nous aussi, nous savons qu’il faut marquer de son sang le linteau de notre porte afin que l’archange justicier, s’il passe, ne touche point nos têtes de son glaive. Comme eux, nous devons manger la pâque, « tenant à la main le bâton » de l’imminent voyage et « en hâte », avec la faim d’un grand désir.
Plus l’Église voit sa mission terrestre près d’être achevée, plus elle se retrempe en ses origines. Aux premiers siècles, la communion quotidienne était si bien admise que les chrétiens se communiaient eux-mêmes dans leurs maisons. Mais, bientôt[110], un scrupule dont le moyen âge ne sut se libérer et qui opprime toujours les schismatiques grecs, retint les laïques à une distance respectueuse du Sacrement ; plus tard, en France du moins, les controverses protestantes et le jansénisme attiédirent, chez la masse de ceux qui communiaient à Pâques et aux fêtes solennelles, toute fervente familiarité. L’expression traditionnelle, « s’approcher des Sacrements », correspondait à cet état de méfiance rationaliste ; on s’en approchait, on ne les mêlait pas à son être intime. Aujourd’hui encore, les hommes de la génération antérieure à la nôtre sont imbus d’un préjugé contre la communion fréquente. Pourtant, sur ce point comme sur tant d’autres, le pontificat de Pie X marque un retour à la profonde vie primitive. Si beaucoup de catholiques ont suivi docilement ses inspirations, c’est qu’ils comprennent le principe très simple jadis exposé par saint Ambroise :
[110] Dès le IVe siècle et même avant, par une répercussion de l’arianisme (d’après le rapport de dom J. Chapman, de l’Ordre de Saint-Benoît, au Congrès eucharistique de Westminster, en 1908).
« Puisque chaque fois que le Sang est versé, il est versé pour la rémission des péchés, je dois le recevoir toujours, afin que mes péchés soient toujours remis. Je pèche constamment ; je dois donc constamment prendre le remède contre le péché… Si c’est notre pain quotidien, pourquoi attendez-vous une année pour le recevoir, comme le font les Grecs en Orient ? Recevez tous les jours ce qui tous les jours vous est profitable. Celui qui ne mérite pas de communier chaque jour ne mérite pas de communier une fois l’an. »
Il n’est point d’âme pour qui ne résonne incessamment le précepte d’amour : Prenez et mangez. Mais, tandis que la multitude des mécréants rejette en hochant la tête et souvent avec d’immondes opprobres le Dieu qui ne se lasse pas de s’offrir à tous, le reste du troupeau demeuré fidèle s’élance d’autant plus avide vers la nourriture délectable. « Dilate ta bouche et je l’emplirai », disait le Seigneur à son peuple par la voix du Psalmiste ; cette parole, d’une insondable munificence, est entrée dans nos oreilles plus clairement qu’en celles de nos ancêtres. Ce n’est pas que nous méritions mieux les largesses divines ; mais elles se multiplient à la mesure de notre indigence. Le viatique est pour les fragiles, les infirmes et les moribonds. Or, le monde ressemble à un grand malade qui ne sait plus de quel côté se retourner sur son lit. De quoi peut-il avoir encore faim, sinon du Pain vital, promesse d’éternité ? « Il a donné aux tristes la coupe de son Sang », chante une hymne de la Fête-Dieu. Plus que jamais il faut aux chrétiens, pour n’être pas tristes, « l’esprit de triomphe » qui les fait marcher avec sécurité, comme les jeunes hommes dans la fournaise, au milieu des tentations et des haines. D’où recevraient-ils cette allégresse, sinon en mêlant à leur sang toute la substance du Fort des forts, du Dominateur dont le royaume n’aura pas de fin ?
Tel est le sens des Congrès eucharistiques et surtout des Congrès internationaux. Les pèlerins appartenant aux patries les plus distantes et les plus hostiles ne s’y donnent point rendez-vous à seule fin de démontrer que le catholicisme restaure la famille humaine en son harmonie plénière par l’unanimité d’une foi supra-terrestre. Leur concorde jubilante figure pour quelques jours la communion des élus, l’état de gloire et d’adoration perpétuelle qui se nomme le paradis. On dirait qu’alors, du Levant jusqu’au Ponant, les blasphèmes se sont tus, les hérésies et les schismes sont morts, que le puits de l’abîme est clos sur le dragon lié à jamais ; là, tous sont en tous, étant tous en Dieu. C’est comme un après-midi d’été vêtu d’une splendeur et d’une paix où rien ne semble plus pouvoir changer. Si quelque chose peut donner une image des béatitudes, n’est-ce pas l’instant d’une bénédiction solennelle, quand le prêtre élève au-dessus de la foule le Saint Sacrement ?
Et même, les bienheureux qui voient la Face de Jésus-Christ ne peuvent plus mériter comme nous, prosternés devant l’ostensoir. L’hommage que rendent de faibles humains à la Présence réelle enferme une sublimité dont les anges doivent être jaloux. Un soir, il y a deux mille ans, Jésus, tenant du pain entre ses doigts, a dit : Ceci est mon Corps ; et ses disciples ont cru à sa parole, ils ont fait ce qu’il avait fait, ils le feront jusqu’à la fin des siècles et, avec eux, tous ceux qui croiront en lui. Le voilà, le règne du Verbe où la parole accomplit tout ! Dans le miracle de la transsubstantiation, les apparences, infimes et passives, subsistent seulement pour que la foi ait lieu d’agir et que les sens ne soient point déçus. Sous elles pourtant s’abrègent l’univers, la terre et le froment, le soleil nourricier, la chair et le sang de l’homme ; et, par la substance du Fils, la créature finie consomme son union avec l’Infini en trois personnes.
Il est trop vrai de dire que l’éternité n’épuisera pas la contemplation d’un tel mystère. En même temps, quoi de plus simple, de plus accessible aux simples ! Je me souviens d’un mot dit par une femme de pêcheur, aux Sables-d’Olonne, à une voisine dont les vilenies l’exaspéraient :
« Allez ! Vous me le payeriez cher si, ce matin, je n’avais pas mangé mon Dieu. »
Manger son Dieu ! Personne autre que les catholiques n’a jamais osé se servir de cette prodigieuse expression. Mais, surtout, qu’on songe à ce qu’y mettait la pauvre femme et qu’on essaye d’évaluer quelle somme de charité humble, de miséricorde, de pureté, de patience, de paix entre dans le monde par l’Eucharistie.
Lorsque les délégués de la catholicité s’assemblent pour adorer et méditer le Sacrement saint entre tous, l’effet qu’il produit en eux est de leur communiquer, autant qu’ils peuvent la recevoir, son unité surnaturelle ; il fait d’eux comme des grains de blé moulus et pétris qui deviennent un seul pain. S’ils se séparent ensuite, la force d’une cohésion mystique persiste dans leur vie, se propage autour d’eux. Dieu seul mesure l’efficacité qu’ont eue et auront, en des pays où, depuis des siècles, la Présence réelle était officiellement niée, des spectacles tels que ceux de Westminster et de Cologne, ces processions immenses qui figuraient la continuité de la véritable Église, son pèlerinage militant et triomphant, conduit du Golgotha au jugement dernier.
Lille peut se glorifier d’avoir été la première ville choisie pour un grand Congrès eucharistique. C’était en 1881 : trois cents prêtres et laïques s’y étaient groupés ; quatre mille hommes prirent part à la cérémonie de clôture. Ce commencement, comparé à ce que furent les récents Congrès, fait penser au grain de senevé croissant en un arbre où les oiseaux du ciel bâtissent leur nid.
Le choix de Lourdes, cette année, a une signification magnifique : il atteste une reprise solennelle de la terre de France par Jésus-Christ Roi et par Marie. Lourdes est pour les catholiques un fief inexpugnable ; le Sauveur est là, si l’on peut dire, chez lui plus qu’en nul autre lieu ; il circule parmi les foules qui l’acclament, et sa présence est tellement sensible que jamais il ne passe sans guérir des infirmes ou délivrer des âmes souffrantes.
Les apparitions de Lourdes ne sont qu’une révélation anticipée, imparfaite du paradis. Quand on lit les récits de Bernadette et des témoins immédiats[111], on éprouve quelque chose de ce rafraîchissement qu’au sortir du purgatoire doivent connaître les sanctifiés.
[111] Ils sont bien transcrits dans le livre limpide et fervent de M. Reynès-Monlaur, la Vision de Bernadette.
Je ne crois point qu’il y ait dans l’histoire du christianisme une série de phénomènes comparables aux dix-huit apparitions, à ces conversations, devant une foule, entre une petite fille agenouillée et la Dame qu’on ne voyait pas, mais dont le visage se réverbérait sur le sien, à qui elle répondait, selon les volontés de qui elle agissait ; et la source irrécusable afflua pour témoigner elle-même que Bernadette avait vu. Cela se passait en 1858, alors que Renan, maître des esprits, prétendait avoir exclu, sans retour, des faits le surnaturel. Quelle compassion démesurée dans cette insistance de Marie à s’affirmer existante !
Mais, bien qu’elle ait à Lourdes redit trois fois le mot : Pénitence ! elle ne s’y révèle pas, comme à la Salette, la Mère douloureuse, transfixée par les sept glaives et prédisant à ses fils ingrats les dernières épouvantes. Quand elle se montre à Bernadette, elle sourit et, tandis que l’enfant récite son chapelet, elle prononce avec elle : Gloire au Père, et au Fils, et au Saint-Esprit. Ce sourire de l’Immaculée, cet hosanna réitéré à la Trinité sainte, n’est-ce point le paradis vermeil, celui qui descendait sur la figure de Bernadette, « transparente comme si de la lumière passait au travers ? » Et, racontait la voyante, la Dame souriait aussi en regardant les autres petites filles qui étaient là, les hommes et les femmes, toute l’humanité pécheresse. Or, le regard de Marie sur nous, c’est celui même du Fils de Dieu resplendissant en elle, l’éblouissement de l’éternelle Hostie réfléchi sur celle qui n’a jamais péché.
Ainsi, Lourdes est bien l’endroit de la terre où il nous convient le mieux de célébrer les merveilles du Saint Sacrement. Ainsi, nous tissons à notre siècle un manteau d’une pourpre radieuse, où sera mêlé, souhaitons-le, le rouge de notre sang[112], mais qui porte déjà la couleur du Sang de Jésus-Christ. Quand bien même son avenir serait lourd de calamités et d’ignominies, il aura eu l’ineffable privilège d’être le siècle eucharistique.
[112] Ces pages furent écrites en Juin 1914 ; elles parurent le 12 Juillet dans La Semaine littéraire.
Certains mots portent, dans l’unité simple de leur forme, un signe d’absolu. Est-ce hasard si notre langue et d’autres font tenir en une syllabe le nom qui surpasse tout nom : Dieu ? Le terme joie semble élémentaire comme le feu, quand la flamme, droite et vive, surgit des sarments prêts à flamber.
S’il fallait définir la joie, nous dirions que c’est un accroissement d’essor vital par l’espérance ou la possession d’un bien. L’arbre qui monte le plus haut qu’il peut, hors du taillis, vers le soleil, reçoit en ses fibres un sourd bien-être, tandis que ses feuilles boivent dans l’azur, à la source ardente. J’ai vu, en mer, sur le pont d’un bateau, des poulains hennir de contentement au premier rayon de l’aurore qui touchait leurs yeux. Un chien bondit à son écuelle pleine, comme s’il conquérait pour la première fois la vie.
La joie des enfants est semblable à celle des jeunes animaux, naïve, impétueuse et totale. Elle imite d’autre part celle des Anges et des élus parce qu’ils savent atteindre dans les plus humbles délices la présence du parfait. Ils désignent du doigt, en questionnant, le mystère des origines ; ils ont la paix des simples, la paix avec les créatures et avec Dieu ; ils s’élèvent aisément à l’évidence de son Être ; et lui-même nous a prévenus que nous n’entrerions pas dans son Royaume, si notre âme n’était pareille à leur âme.
Mais, les enfants, déjà leur condition d’homme les éloigne du Paradis. Ils naissent en souffrant et pour souffrir ; leur volonté convoite au delà de ce qu’elle possède ; elle s’exaspère des résistances ; elle est ramenée durement en deçà des bornes. La candeur les quitte ; une loi de déchéance signifie durement à leur faiblesse : « En toi, c’est le péché. »
Et, dès qu’ils ont grandi, la joie, même naturelle, leur est encore moins concédée. Elle exige une victoire à gagner et à regagner sur le trouble des appétits, sur les puissances de la mort. Ceux qui jouissent d’elle combien sont-ils ? On peut trouver, dans l’histoire, des siècles qui eurent de la gaîté ; un siècle joyeux est encore à naître. L’homme moderne a sculpté, plus profondes, sur son visage, les rides de la tristesse. Les romantiques s’en sont parés. « Sot et vilain ornement » aurait dit Montaigne qui ne songeait, en épicurien de Gascogne, qu’à se maintenir gaillard et dispos. Affaissement de la vie spirituelle, débilité physique, frénésie et lassitude des sens, inquiétude des cœurs isolés, nostalgie du perpétuel ailleurs, perturbations nationales, pressentiments de catastrophes, dégoût et désespoir, toutes les misères du siècle dernier devaient aboutir au refrain d’Edgar Poë, Nevermore :
[113] Dernière strophe du Corbeau.
Au temps de Musset et de Baudelaire il eût semblé absurde d’inscrire au front d’un livre le mot fulgurant ; joie. Zola, plus tard, l’a osé dans un roman dont le titre a survécu. Mais l’ensemble de son œuvre atteste impossible cette joie païenne de vivre qu’il s’essayait à prêcher. La logique d’un matérialiste le courbe vers le non-espoir ; d’une vie que des forces imbéciles ont faite pour l’exterminer sans savoir pourquoi, il ne peut attendre que « des minutes heureuses » ; et encore, de ces minutes-là saura-t-il éliminer l’amertume de songer qu’elles finies, tout est fini ? S’il se console, c’est dans la fiction d’une humanité future, libérée de la souffrance, fraternelle, pacifique et juste. Il met au bout de l’horizon un Paradis terrestre sans Dieu.
Non, le culte des instincts naturels ne nous a pas redonné le sens de la joie. La plupart des romans naturalistes se terminent fatalement par un désastre.
L’espérance est un aimant dont la pointe n’est en repos que tournée vers le ciel. L’Église seule a gardé le rythme de l’Alleluia. Elle convertit en une fête quotidienne le cercle uniforme des jours. Tous les matins, elle reprend l’éternelle réjouissance, le Sacrifice qui ouvre la béatitude.
Ses liturgies honorent des couleurs triomphales, l’or, le blanc et le rouge ; quant au noir, elle le met à la portion congrue. Les oraisons des rites[114], les litanies de la Bienheureuse Vierge et des Saints détiennent des trésors de magnificences. Nulle exaltation n’est comparable à la liesse d’une foule croyante, pressée dans une cathédrale, entonnant le Credo, le Te Deum, le Magnificat. C’est pour les sens et pour tout l’être, la synthèse des ivresses, la communion dans la plénitude.
[114] Dans l’ordination des diacres, le Pontife, en les revêtant de la dalmatique, dit à chacun : Induat te Dominus vestimento laetitiae.
A cette jubilation extérieure correspond la paix des volontés. Maintes fois je me suis dit que, même si tous les bonheurs terrestres m’étaient refusés, personne ne me dépouillerait de cette allégresse : le Verbe s’est fait chair et il habite parmi nous. La communion matinale illumine les plus grises, les plus douloureuses journées d’un chrétien. L’Évangile est par essence un message de joie.
Aussi les écrivains qui ont restitué à la pensée moderne la notion d’espérance, le goût de la splendeur sont-ils des catholiques. Même Léon Bloy, dans son Désespéré, a suspendu, par le récit d’une grand’messe, les sombres et furieux déchirements de Marchenoir. Verlaine, le pitoyable Verlaine, nota en des modes exquis la douceur d’être catholique :
[115] Sagesse.
[116] Sagesse. Voir aussi Liturgies intimes, le poème intitulé : Vêpres rustiques.
Le Christ, en apparence, est venu apporter aux hommes de la douleur plus que de la joie, le glaive plus que la paix, les épines de sa couronne pour oreiller et les clous de sa Croix, pour qu’ils les enfoncent dans leurs mains. Ses vrais disciples ont été, seront toujours des martyrs. On concevrait mal un Saint dont la vie serait exempte de souffrances singulières, sans des phases de sécheresse désolée et le brisement de toutes les inclinations naturelles. La nature et la Grâce s’opposent comme deux terribles adversaires ; ce qui est donné à l’une amoindrit l’autre ; ce que l’une veut, l’autre le déteste ; et, comme la nature ne s’anéantit pas, il faut qu’elle soit tourmentée jusqu’à la mort. Dirons-nous pourtant des Saints qu’ils ressemblent à ce curé de campagne dont Mme de Sévigné s’amusait : « Il mange de la merluche en ce monde afin de manger de la morue dans l’autre » ? La béatitude à venir reste la chose inestimable, la perle unique. Pour l’avoir, vendre tout le reste, c’est payer bien peu cher.
Et, dès ici-bas, l’espérance de la conquérir fait, seule, la joie qui est. Les Saints, parce qu’ils souffrent, ont le don d’être joyeux. Ils le tiennent de leur Maître qui souffrit dans la joie.
Un des rapports insondables de l’humain et du divin en la personne de Notre-Seigneur Jésus, c’est qu’au moment où il subissait les affres de l’agonie, alors qu’il se lamentait, crucifié et impuissant : « Mon Dieu ! mon Dieu ! pourquoi m’avez-vous abandonné ? » il se voyait sublime à la droite de son Père ; il percevait les fruits magnifiques de la Rédemption. Il était ineffablement heureux ; et, en un sens, l’absolu de ses opprobres, de son délaissement, de ses tortures, augmentait sa gloire divine, la consommait.
Une simultanéité analogue, très imparfaite, se noue dans l’âme des Saints. En même temps qu’ils pâtissent au delà des forces humaines, ils sont comblés d’un bonheur supra-sensible. Car la joie mystique n’est point la jouissance, mais la conformité dans l’amour avec le souverain Bien. Elle est l’expansion de la charité parfaite. Dans le plus affreux abandon, celui qui aime goûte la paix ; et, parce qu’il est désolé sans perdre l’amour, il mérite d’incroyables délices, il les acquiert par anticipation. Les ravissements des extatiques succèdent volontiers à des épreuves où, sans une aide mystérieuse, ils auraient succombé.
Rien de plus triste pour des yeux frivoles qu’une vie pénitente comme celle d’un Rancé considérant qu’après ses désordres il n’avait qu’une ressource : « se revêtir d’un sac et d’un cilice en repassant ses jours dans l’amertume de son cœur. » Eh bien ! Rancé acceptait, comme un viatique de consolation, même les rigueurs qui le frappaient par les mains d’hommes injustes :
« Ma profession veut que je me regarde comme un vase brisé qui n’est plus bon qu’à être foulé aux pieds ; et, dans la vérité, si les hommes me prennent par des endroits où je ne suis pas tel qu’ils me croient, il y a en moi des iniquités qui ne sont connues de personne et sur lesquelles on ne dit mot ; de sorte que je ne puis ne pas croire que les injustices qui me viennent du monde ne soient des justices sécrètes et véritables de la part de Dieu… C’est la disposition dans laquelle je suis et que je dois conserver d’autant plus que les extrémités de ma vie sont proches : aux portes de l’éternité il n’y a rien de plus puissant pour faire que Dieu me juge dans sa clémence que d’être jugé des hommes sans pitié[117]. »
[117] Lettre au maréchal de Bellefonds écrite en 1678.
Des joies sont liées aux humiliations pénitentes, non le sursaut d’orgueil qui pousserait un Saint à jouir d’être méprisé, mais le contentement de savoir qu’une loi de justice est satisfaite par l’iniquité de ses ennemis, et mieux encore, l’élan de l’obéissance aimante, l’allégresse de continuer la bienheureuse Passion.
La félicité des Saints est d’un ordre paradoxal, transcendant ; elle se fonde sur un renversement des valeurs communes ; ce qui est souffrance pour les autres se tourne en bonheur pour eux. Mais cette joie surnaturelle devient comme une seconde nature, si bien qu’ils ne semblent plus pouvoir la perdre.
Dans le parloir d’un couvent je rendais un jour visite à une religieuse, femme d’un grand cœur et qui montre, d’ordinaire sur son visage, une sorte d’hilarité céleste. Elle venait, à l’instant, d’apprendre la mort d’une personne qu’elle aimait ; elle arriva, les yeux pleins de larmes ; mais le pli de ses lèvres restait souriant ; et ce sourire illuminait ses pleurs.
J’ai revu naguère un fascinant François d’Assise sculpté en bois brun par Alonso Cano, d’après quelque moine surpris dans une extase. Cette figure, comme celle du Saint Paul d’Hugo Van der Goës, concentre une double expression : regardée à droite, elle évoque, sous le capuchon, un jeune Frère, de mine fruste et radieuse, tendu vers la vision du Paradis prochain ; regardée à gauche elle donne la présence même de la Béatitude ; les muscles de la face sont caressés d’une flamme suave qui semble descendre en eux ; la bouche entr’ouverte oublie de respirer ; un rayon invisible attire en haut le regard embué d’ivresse. L’humain subsiste ; et pourtant la transfiguration est plénière. L’âme s’est déjà comme installée dans le ciel.
Je me souviens aussi d’un petit trappiste blondin à qui je demandais : Êtes-vous heureux ? — « Oh ! oui, me répondit-il, trop heureux. »
Ces ardeurs de joie ne sont-elles qu’une flambée de jeunesse ? Ici, la nature tendrait à prévaloir. Le plus grave obstacle où s’émousse la joie, ce ne sont pas les tentations ; c’est plutôt la torpeur, la fatigue d’actes longtemps réitérés, la paresse d’un Moi qui renonce à se libérer de lui-même. La joie requiert une souplesse neuve de mouvements, des impressions fraîches. Seul, un puissant amour répète sans ennui des paroles qu’use l’habitude. Le vieux moine, quand il monte d’un pas lourd à la stalle où il reprendra son office, le même depuis cinquante ans, sommeille quelquefois sur les psaumes, non seulement parce qu’il est vieux, mais parce que les psaumes n’ont pas changé.
Cependant, par le jeu de la Grâce, une loi supérieure intervient : plus on a aimé, plus on aime. L’expérience consommée de l’oraison affective vaut à l’ascète une plus ferme possession de la méthode qui soutient le colloque avec l’inlassable Ami. La joie dans la prière est un don ; elle est, à beaucoup d’égards, une science. Certains hommes d’âge possèdent un cœur plus allègre que bien des jeunes ; et ceux-là connaissent la perfection de la joie.
Ainsi donc, joie et sainteté sont synonymes. Nous le savions sans doute avant que le R. P. Hostachy eût l’heureuse audace de mettre sous leur signe les portraits de Saintes dont il nous offre la quatrième série. Mais son ouvrage illustre par toute la richesse des faits cette divine relation. Matière inépuisable, ample comme l’univers des âmes. Les formes de la joie sainte varient prodigieusement selon ses causes et ses objets, selon les caractères, les milieux et les temps.
La joie d’une Claire d’Assise, parfaitement pauvre dès qu’elle a secoué, comme la poussière de ses pieds, les biens de ce monde, ne peut être pareille à celle d’une Mélanie la jeune, s’évertuant à disperser entre les mains des pauvres une fortune si énorme qu’elle n’en sait pas l’étendue.
La joie d’une Jeanne de Chantal, femme de France, raisonnable et fine, héroïque avec réflexion, ne ressemble pas aux hyperboles extatiques d’une Angèle de Foligno.
La joie dominicaine n’est pas la joie franciscaine ; l’une est plus logicienne, dominatrice ; l’autre plus ingénue. La première considère avec Dante — dont le Paradis est thomiste — que « la béatitude se fonde d’abord sur l’acte de voir, puis sur l’acte d’aimer qui vient après[118] ». La seconde inclinerait à aimer d’abord, puis à comprendre parce qu’elle aime.
[118] Paradis, XXVIII, 37. Voir aussi l’opuscule attribué à saint Thomas sur la béatitude et les conférences du R. P. Janvier (Carême de 1903) sur le même sujet.
L’historien d’une sainte Catherine de Gênes définira en elle la joie du repentir. Le biographe d’Eustochium, la très pure et charmante amie de saint Jérôme, s’attachera aux joies de la virginité.
Le pieux auteur s’est gardé de tourner ses portraits en méditations édifiantes ou en sèches études de sentiments. Comme dans une Légende dorée, mais d’où seraient bannis les miracles invraisemblables et les trop naïfs détails, il choisit les moments les plus expressifs d’une destinée, ses parties dramatiques. Des anecdotes, des extraits de lettres nous introduisent, de plain-pied, près de saintes et de leur entourage.
Bien qu’il ait cru devoir associer à des figures lointaines quelques mystiques plus modernes, Thérèse d’Avila, Marguerite-Marie, il a compris que la nouveauté serait de ranimer surtout des chrétiens des premiers siècles.
Revenir aux sources, c’est le grand attrait. Le commun des lecteurs connaît fort mal l’Église du temps des Pères et se plairait à la connaître.
Si l’on veut s’assimiler la pleine joie catholique, il semble rationnel de la saisir en sa floraison native. Le Christianisme se présentait comme la voie du bonheur. Au moyen âge, les épouvantes du Jugement, l’ombre pénitentielle des cathédrales offusqueront d’une anxiété cette candide espérance. Villon, dans sa Ballade fameuse, fait dire à sa bonne femme de mère, devant les vitraux où elle voit peints l’enfer et le paradis :
La peur avant la joie, n’est-ce pas, en germe, l’effroi janséniste vis-à-vis de l’éternité ?
Au siècle de saint Jérôme, et, plus encore, au temps des Apôtres, la Parousie se révélait comme la grande fête promise aux Saints, la gloire du Christ attendue, la soumission ultime des créatures au Vainqueur de la mort.
Le Paradis était vu très simplement : dans un pacage, au milieu des brebis, le bon Berger avec sa houlette ; ou, comme à Alexandrie, sur la peinture murale rapportée de la crypte d’Abou-Girgeh, un Saint en robe jaune, auréolé, parmi des fleurs vertes et roses, près d’un poisson mystique, en face d’un homme et d’une femme debout dans leur nudité d’innocence. Pour les persécuteurs et les impies la menace du châtiment surgissait ; les fidèles n’envisageaient, après les brèves tribulations et le feu purificateur[119], que la joie sans fin.
[119] Sur le Purgatoire, on se rappelle, dans les Actes des Saintes Perpétue et Félicité, la vision de Dinocrate altéré.
La joie, ils l’embrassaient en ce monde comme la fille authentique du Seigneur. Saint Grégoire de Nazianze écrivait, de son exil, à la diaconesse Olympiade, qu’elle devait haïr la tristesse. La mère du Saint, au bout d’une vie heureuse, mourut en extase devant l’autel :
« De l’une de ses mains, elle tenait la Sainte Table ; et, en élevant l’autre, elle semblait dire : « Christ, ô mon Roi, sois-moi propice. »
Grégoire lui-même, quand il se vit moribond, se fit habiller, pour mourir, de vêtements blancs.
Lorsque Mélanie l’Ancienne, qui venait de perdre son mari, enterra ses deux fils, elle ne versa aucune larme ; mais « prosternée aux pieds du Christ, elle semblait lui sourire ».
Les joies surnaturelles laissaient vivre, en les transfigurant, celles de la nature. Eustochium, un jour de fête, envoyait, en cadeau, à son maître Jérôme, un panier de cerises, des colombes, « et quelques-uns de ces bracelets d’honneur, armillae, que l’on donnait aux plus vaillants soldats de la légion ».
Saint Paulin de Nole célébrait dans un poème les douceurs de l’affection conjugale. Démétriade, à Carthage, le jour où elle reçut le flammeum des vierges, consentit à mettre sa plus belle toilette ; et cette prise de voile, dit saint Jérôme, jeta dans un délire l’assistance ; il y eut là « comme une danse joyeuse et sacrée de tout le peuple africain ».
Si les Saints fermaient une fenêtre sur les choses charnelles, c’était pour faire entrer, par une autre, à plus large flot, la splendeur du ciel. Saint Sébastien, avant son martyre, paraissait tout d’un coup environné de lumière, sous un manteau blanc, et sept Anges se tenaient debout devant lui. Saint Tiburce, marchant sur des charbons ardents, disait : « Il me semble que je marche sur un lit de roses. » La pauvreté, la mort, les supplices étaient épousés dans l’ivresse.
Pourquoi cette joie primitive touche-t-elle notre cœur comme si elle était nôtre ?
C’est qu’au fond notre sensibilité envahie par la mollesse païenne est près de celle des païens convertis. Il nous faut des Saintes, toutes en sourires, mêlées aux roses, comme la suave Thérèse de l’Enfant-Jésus. Nous avons le pressentiment de cataclysmes possibles, de temps plus cruels que ceux où saint Jérôme pleurait sur Rome détruite. Les Barbares sont à nos portes ; ils règnent déjà chez nous. Pour surmonter l’horreur des ruines, on aura besoin de joies débordantes. L’art chrétien de l’avenir sera fait d’allégresse et de clarté ; des basiliques semblables à Fourvières, des hymnes tels qu’en chantait la jeune chrétienté de l’âge d’or. Plus le monde avancera vers son terme, plus l’Église sera le dernier refuge de la joie. Car c’est elle, la femme forte, à qui les Livres Saints promettent qu’elle rira au dernier jour.
Fait à l’image de l’Invincible, l’homme est né pour vaincre. Son histoire a commencé par une défaite multipliée en d’innombrables désastres. Mais, dès l’instant de la chute, la revanche était promise. Sans la revanche, la chute serait même difficile à concevoir. La femme à qui Dieu dit : « Tu écraseras la tête du serpent ; et il guettera ton talon », ce n’était pas seulement l’Immaculée, la Mère du Vainqueur ; la prophétie divine préfigurait l’Église, certaine d’exterminer la Bête au terme des siècles, mais dont le talon reste mordu, écorné par les crocs perfides, tant qu’une partie du genre humain, soustraite à son corps, sinon à son âme, végète ou meurt spirituellement.
La promesse messianique, l’attente de Celui qui aurait « l’empire sur son épaule » devait être la force d’Israël jusqu’à l’avènement du Christ et même ensuite. Pourtant la vérité de cette force a passé de la synagogue en l’Église, depuis l’heure où le Maître, avant de quitter les siens, leur laissa l’assurance :
Allez hardiment, j’ai vaincu le monde.[120]
[120] Ces pages étaient écrites lorsque a paru l’Encyclique instituant la fête du Christ-Roi. Elles ne sont que le commentaire anticipé de cet auguste document.
Parole inouïe, proférée à la veille d’une catastrophe, en apparence, irrémédiable : Jésus sait qu’après trois années de prédication, à trente-trois ans, il va mourir, cloué, comme un misérable, sur une potence ; que ses disciples vont être dispersés, désespérés ; que son œuvre naissante, si elle n’était divine, aurait toutes les chances d’être anéantie. C’est alors qu’il se proclame victorieux. Car, en consentant à descendre jusqu’au fond des opprobres, jusqu’à la mort, il a rétabli dans sa dignité le vieil Adam déchu. La défaite n’est plus possible parce que Dieu-homme a consommé la défaite. Sa résurrection, en le démontrant Dieu, signifiait pour l’humanité la certitude d’une vie bienheureuse et immortelle.
Sans l’évidence de ce prodige, sans la promesse que le Seigneur, à une date inconnue, reviendrait avec des légions d’Anges, dans la splendeur du feu, et donnerait aux justes comme aux iniques la rétribution dernière, la jeune Église aurait eu grande peine à soutenir les persécutions, à pénétrer du ferment nouveau les masses païennes, à surmonter les hérésies et les défaillances. Elle savait que la grâce du Christ la porterait au delà de toutes les épreuves. L’esprit de triomphe est surtout nécessaire au commencement des grandes entreprises, ou dans des phases de lassitude, quand les énergies sommeillent. A un degré magnifique, saint Paul le reçut et le communiqua. Les tribulations présentes lui semblaient peu de chose ou rien auprès « du poids de gloire » dont l’idée l’accablait. Il se comparait volontiers au coureur tendu vers la couronne mise en réserve pour sa victoire. Au bout du gémissement immense des créatures il voyait « la révélation des enfants de Dieu ».
Cette révélation, l’Apocalypse de saint Jean la prophétise dans son message d’allégresse, où les souffrances de l’Église sont figurées comme la préparation de son triomphe. Mais les chrétiens des premiers siècles espéraient communément que l’Évangile atteindrait d’un élan rapide les extrémités de la terre ; que les signes précurseurs étant accomplis, le retour du Christ glorieux ne se ferait pas longtemps attendre.
Peu à peu, la suprématie tangible de la chrétienté apaisa l’impatience mystique du Jugement. Le mot prêté à Julien l’Apostat : « Tu as vaincu, Galiléen ! », atteste sous une forme légendaire la fierté de la foi chrétienne sûre d’avoir réduit à l’impuissance le paganisme en déroute. Sur le toit des basiliques la Croix se haussa comme un trophée. Le bon Pasteur des catacombes devint le Christ impérial qui siège en Juge sur les mosaïques des absides. Sa Mère eut la majesté d’une Théotokos dont l’Enfant tient en sa petite main le globe du monde ; elle eut la toute-puissance que l’art byzantin a fixée avec une grandeur perdue dans la suite. Le moyen âge pourtant sut l’imiter, lorsqu’il représentait Notre-Dame comme Reine du ciel et Mère du Seigneur. Témoin le grand vitrail occidental de Chartres, une des Vierges les plus triomphantes que l’on ait peintes depuis les Vierges byzantines.
Les hymnes aussi célébrèrent la royauté du Christ sur le mode où une armée victorieuse chanterait l’entrée de son chef dans les villes conquises. Telle la prose carolingienne : Christus vincit, Christus regnat, Christus imperat, presque terrible en sa rudesse comme si elle voulait atterrer l’Ennemi.
Et les cathédrales s’érigèrent, vaisseaux de gloire qui encloront, jusqu’à la fin des temps, la somme des splendeurs catholiques. Dans un chœur prodigieux comme celui du Mans, sous le triple étage des vitraux, semblable à un Paradis vermeil qui descendrait vers la terre, quand les hautes colonnes, parées d’oriflammes, tressaillent des vibrations de l’orgue et des chants mâles de la maîtrise, quand, au bas de l’autel embrasé, devant l’ostensoir où l’humilité de l’Hostie sublimise tous les hommages, entre les cierges et les encensoirs, se massent les chapes d’or, les surplis blancs, les robes violettes et les traînes de pourpre, alors le plus obscur des fidèles, en participant à cette pompe liturgique, reçoit les prémices des magnificences paradisiaques. Pour lui-même et pour la communion universelle de l’Église il possède la Présence divine, la vérité, la joie, la beauté, l’avant-goût de la vie parfaite.
Quelle fête humaine offrirait aux âmes de pareilles ivresses triomphales ?
Néanmoins, il ne faudrait pas croire que l’esprit de triomphe se soit toujours maintenu sans fléchissement ni déviation.
L’esprit de crainte le contraria : le texte du Dies irae, admirable par sa profondeur pénitente, n’évoque du Jugement que les aspects formidables. Il pose aux pieds du Juge le pécheur tremblant, mais sous-entend la suprême allégresse des justes. On y perçoit déjà la pente moderne du sentiment religieux, ramené à quelque chose d’individuel où l’homme se voit en face de Dieu, bien plus qu’il ne voit Dieu en face du genre humain.
Une autre cause devait affaiblir l’esprit de triomphe : toute force comprimée, persécutée, tend par la lutte à une perfection plus cohérente, gage, pour elle, des victoires prochaines. Toute force qui se croit victorieuse se détend, s’amollit, et perd la volonté de vaincre. C’est ainsi qu’au XIIe siècle et plus tard l’afflux des prospérités amena parmi les clercs de multiples relâchements ; les mystiques s’affligeront de cette décadence spirituelle ; Dante oppose à l’Église triomphante, à celle du Paradis, l’Église terrestre où tant de spectacles le désolent et l’indignent.
L’échec des croisades aussi avait fait sentir que, longtemps, hors de la chrétienté ou contre elle, subsisteraient des régions énormes, impénétrables à la foi.
Puis vint le déchirement de la Réforme et le jansénisme anémiant, la sécheresse rationaliste, la mondanité sceptique, tout ce qui pouvait affaiblir, dans les cœurs chrétiens, l’ingénuité de l’espérance. Le faste des liturgies, au XVIIIe siècle, survivait ; mais l’attente et le désir du Christ triomphant, comme c’était loin !
Ensuite, l’église eut à traverser une phase d’humiliations ; après les souffrances de la Terreur elle subit les chaînes du pouvoir temporel. Il fallut, pour que l’esprit de triomphe se réveillât, l’excès des adversités. C’est à la veille d’être captif que Pie IX réunit le Concile du Vatican. Une des mosaïques de Fourvières symbolise superbement cette heure triomphale ; le Pontife élevant ses bras au-dessus des mitres innombrables comme si, avec l’Église présente, celle des temps passés et futurs s’assemblait là pour entendre proclamer le dogme radieux.
Depuis lors, bien des signes ont confirmé que l’univers catholique a senti s’accroître la conscience de sa force : ascendant du Saint-Siège même parmi les nations séparées ; fierté intellectuelle de l’élite croyante ; autorité de la science orthodoxe ; renouveau des études scholastiques et de l’exégèse ; splendeur des manifestations, en particulier à Lourdes et dans les congrès eucharistiques, où le Sacrement de l’autel est glorifié, comme l’Agneau adoré dans le ciel par des multitudes sans nombre.
Durant l’Année Sainte enfin, Rome a vu s’agenouiller en ses basiliques tous les peuples de la terre ou peu s’en faut. A Bruxelles et à Paris d’imposantes assemblées ont préparé le retour des Églises dissidentes à l’unité première.
De plus en plus, l’Église seule peut dire : L’avenir est à moi. Les dynasties s’écroulent, les empires s’évanouissent ; le règne de l’argent laisse prévoir son déclin. La seule barque dont nous savons qu’elle ne sombrera point, c’est la nôtre. Même quand arriveront les jours prédits où la foi aura presque disparu, quand l’Église ne sera plus qu’un petit troupeau errant, pourchassé de ville en ville, voué à l’extermination, les derniers fidèles devront penser que le grand triomphe est proche. Après ces temps-là, en effet, « le Fils de l’homme reviendra ».
PREMIÈRE PARTIE | |
Préface | |
Lamennais : la crise de sa chute | |
Une auxiliatrice de Lacordaire : Anna Moës | |
Le catholicisme de Barbey d’Aurevilly | |
Villiers de l’Isle-Adam | |
Le Greco de Maurice Barrès | |
Maurice Barrès et sa pensée religieuse dans la Colline inspirée | |
Georges Dumesnil | |
Histoire de mon amitié pour Camille Saint-Saëns | |
DEUXIÈME PARTIE | |
La gloire unique | |
Être simple | |
L’art surnaturaliste | |
Les possibilités du roman catholique | |
Le siècle eucharistique | |
La joie chrétienne | |
L’esprit de triomphe dans l’Église |
ACHEVÉ D’IMPRIMER LE VINGT-NEUF
MARS MIL NEUF CENT
VINGT-SEPT PAR L’IMPRIMERIE
ORLÉANAISE, A ORLÉANS, POUR
BERNARD GRASSET