*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 45176 *** Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. Quelques lettres et numéros d'archives ont été mis en accolade dans cette version électronique pour indiquer qu'il s'agit des signes en exposant dans l'original. [Illustration: L'ASSASSINAT _de la_ DUCHESSE _de_ PRASLIN] L'Assassinat de la Duchesse de Praslin _Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays._ Published 30 juillet 1908 Privilege of copyright in the United States reserved under the Act approved March 3 1905 by Louis-Michaud, Paris. COLLECTION HISTORIQUE ILLUSTRÉE Albert SAVINE L'Assassinat de la Duchesse de Praslin _D'après les Documents d'Archives et les Mémoires._ Illustrations documentaires Illustration LOUIS-MICHAUD ÉDITEUR _168, Boulevard Saint-Germain, 168_ PARIS PRÉFACE L'assassinat de la duchesse de Praslin fut l'un des plus épouvantables scandales qui, en 1847, ébranlèrent le trône de la Monarchie de Juillet. Depuis, l'imagination populaire a brodé toute sorte de légendes autour de ce drame, qui, demeurant inexpliqué, favorisait l'éclosion de cent hypothèses. Le premier, l'auteur de ce livre a eu la redoutable fortune d'étudier le dossier de cette procédure, et c'est à la lumière des correspondances saisies qu'il a pu entrevoir les mystérieux secrets que les juges de 1847 avaient soigneusement voilés à tous les regards. C'est un triste et déplorable drame de famille. C'est une lamentable histoire que celle de Théobald de Praslin et de Fanny Sébastiani. Que de fois, écœuré, envahi par un cauchemar, l'auteur de ce livre, après lecture d'une des pièces volontairement négligées par les pairs de 1847, s'est arrêté dans sa tâche, refusant d'en croire ses yeux et en appelant contre la logique de la raison «à toutes les mères!» Mais aussitôt, un nouveau document venait confirmer et consolider les affirmations du premier. Quel carnage des opinions préconçues, legs de nos pères! La légende de «l'ange de vertu», qu'aurait été Mme de Praslin, a vécu; il ne reste plus qu'une horrible, qu'une monstrueuse détraquée. La légende des amours du duc et de «l'ambitieuse» institutrice, se réduit à l'idylle platonique d'une pauvre fille isolée, sans affection dans la vie, et d'un dégoûté de la femme, en qui ne vivait plus que le sentiment paternel. On ne pourra plus parler du boucher aux trente blessures. L'horrible et douloureux justicier paraîtra ce qu'il fut en réalité, un père atrocement malheureux, un faible qui, mal armé pour la lutte, fut très inférieur aux infortunes qui l'accablèrent. Comme dans tous les volumes de cette collection, des reproductions de quelques documents du procès, des portraits, des estampes, des témoignages graphiques de tout genre, forment l'illustration documentaire, et comme une sorte de commentaire de cette étude. L'Assassinat de la Duchesse de Praslin I Un grand Mariage en 1824. Vendu par Mme Fouquet à la mort de son fils, le château de Vaux vit renaître, après 1705, ses jours de splendeurs sous son nouveau propriétaire, le maréchal de Villars. La maréchale y reçut noble et élégante compagnie et, après la mort du vainqueur de Denain, sous sa belle-fille choyée par la reine Marie Leczinska, parfois, sur le perron grandiose, quand les nuits étaient claires, Voltaire, qui se piquait de science, fit à de belles dames un cours d'astronomie. Puis, Vaux fut encore une fois négligé, ses nobles salles désertées et démeublées, ses parterres délaissés, abandonnés. Un paysan de Maincy avait-il besoin de pierres de taille, on lui laissait enlever celles des vasques et des bassins que rendait inutiles la destruction des canalisations. Dans cette détresse de parc en ruines, Vaux retrouva un créateur. En 1764, la terre fut cédée à Gabriel, duc de Choiseul-Praslin, alors ministre de la marine, à côté de son cousin le grand Choiseul. Ce fut une possession d'un caractère intelligent et réparateur. Gabriel de Choiseul habita parfois Vaux,--Vaux-Praslin, comme on l'appela dès lors--et quand la Dubarry fit congédier l'exilé de Chanteloup, la cour d'honneur du château vit aussi défiler ces nombreux carrosses dont la présence était un geste d'opposition contre les caprices de la favorite. Pour accueillir dignement tant de nobles visiteurs, Gabriel de Choiseul fit tendre dans le salon d'admirables tapisseries de Boucher: _La Jeunesse de Bacchus_, _le Char du Soleil_, _les Cyclopes_. Son œuvre de reconstitution fut continuée par Regnault de Praslin, maréchal de camp, député à l'Assemblée Nationale par la noblesse de l'Anjou, l'un des premiers à se réunir au Tiers. Regnault mourut au début de la Révolution le 5 décembre 1791. Ce fut avec son fils, Antoine-César-Gabriel, que le château de Vaux connut les jours mauvais de la Terreur. Député suppléant à la Constituante, maréchal de camp sous le régime constitutionnel, il n'avait pas émigré. Il fut donc incarcéré dans les cachots révolutionnaires, et, quand Bonaparte rétablit l'ordre, il devint en l'an VIII un de ses premiers sénateurs. Charles-Raynald-Laure-Félix, qui porta le titre de duc de Praslin, se trouvait donc tout naturellement enrégimenté dans le personnel de la Cour impériale. Chambellan de Napoléon, il fut pair de France à la première Restauration, mais, ayant adhéré aux Cent-Jours, il tomba en disgrâce et ne fut de nouveau appelé à la pairie qu'en 1819. Il avait épousé Charlotte-Laure-Olympe le Tonnelier de Breteuil, fille du comte de Breteuil, l'ancien confident de Marie-Antoinette, rallié lui aussi sur ses vieux jours au gouvernement impérial. Sa femme, d'un caractère autoritaire, lui laissait, disait-on, toute liberté et toute indépendance à condition d'être maîtresse absolue à Vaux-Praslin et dans leur maison de Paris et de diriger à son gré l'éducation de leurs enfants. Il avait pour elle, bien qu'ils se détestassent[1], tous les égards, et même les soins les plus attentifs, quand elle devint aveugle. Mais le château, qui avait beaucoup souffert pendant la tourmente révolutionnaire, demeura au second plan dans ses préoccupations. Il n'eut pas moins de six enfants. L'aîné, Charles-Laure-Hughes-Théobald, était né le 29 juin 1805, bientôt suivi par Edgar (28 octobre 1806), Césarine (29 octobre 1807) qui devait être marquise d'Harcourt, Régine qui épousa Edgar de Sabran-Pontevès, neveu d'Elzéar de Sabran, pair et duc en 1825, Laure mariée au marquis de Calvière, Marguerite qui épousa Louis-Hector de Galard de Béarn, comte de Brassac. [Illustration: _Marie-François-Henri de Franquetot, duc de Coigny._ Dessin de Maurin, d'après Rouget. Lith. de Villain. (Bibliothèque Nationale, Estampes.)] En 1823, Théobald, alors âgé de 18 ans, ses études finies, se préparait à concourir à l'École Polytechnique. Joli homme, très choyé dans le monde que lui ouvrait son grand nom, il y rencontra dans un bal la fille du général Horace Sébastiani. Elle était fort jolie. Elle reçut à merveille ses avances. N'était-il pas l'héritier désigné de ce château de Vaux-Praslin qui, tout abandonné, tout ruiné qu'il fût, s'embellissait, à ses yeux d'imaginative emballée, des resplendeurs d'un glorieux passé? N'avait-elle pas parié avec des amies, les filles du duc de Rovigo, que Vaux serait à elle? Ayant ainsi joué «à mon beau château», elle ne pouvait être sévère à son futur propriétaire. Elle confondit dans un même élan d'amour château et futur châtelain. «Ma grand'mère[2] n'avait aucun rapport avec votre père à cette époque, écrit-elle; mon père pas davantage. Il revint de Corse en mars 1824. Il eut plusieurs propositions pour moi. Il s'arrêta à celle de M. de Fitz-James. La veille du jour où la première entrevue devait avoir lieu avec M. de Fitz-James, le courage me manqua. C'était le 14 avril 1824, jour où j'accomplis mes dix-sept ans. J'allai trouver ma grand'mère et lui dis que j'étais décidée à rompre. Alors, elle me fit subir un long interrogatoire. Je finis par lui dire que je vous avais rencontré plusieurs fois cet hiver et que je préférais vous épouser. Elle fut effrayée de cette idée en me disant qu'il paraîtrait absurde à mon père que de neuf propositions je n'en voulusse aucune et que je fusse déterminée à épouser quelqu'un pour lequel on n'avait jamais songé à moi. Inutile de rapporter ici toutes les fureurs de mon père. Ma grand'mère, songeant à me tirer d'affaires, s'entendit avec Mme Victor de Tracy[3], qui voyait souvent à cette époque votre père. Elle se décida à acheter un bouquet de bois afin d'avoir l'occasion de prier votre père de venir lui donner ses bons avis. Alors seulement elle lui parla, et même assez ouvertement, la première. Huit jours après ma rupture avec M. de Fitz-James, votre père vint me demander. C'était le 22 avril 1824. Il fut convenu que vous entreriez à l'École Polytechnique et que le mariage aurait lieu lorsque vous en sortiriez. Les événements se pressèrent et le mariage eut lieu le 19 octobre 1824.» [1] Ce renseignement, comme tous ceux qu'on trouvera par la suite sans indication de source, est emprunté aux lettres et notes de la duchesse de Praslin saisies à Paris par le juge d'instruction Broussais et à Vaux-Praslin par le juge d'instruction Legonidec. Le dossier de l'affaire est divisé aux Archives Nationales entre les cinq cartons C C 808 à 812. [2] La marquise de Coigny. [3] Sarah Newton, qui avait épousé en premières noces le général Letort, et en secondes noces, le comte Victor de Tracy. Ce fut un grand mariage. Le baron Pasquier était le premier témoin du marquis. Toutes les aristocraties s'y rencontraient. Les Praslin y amenaient le faubourg Saint-Germain, auquel ils tenaient par leur origine; le comte Sébastiani, la noblesse impériale et la grand'mère, la marquise de Coigny, ses amitiés orléanistes. Fanny Sébastiani était, en effet, la petite-fille d'une femme qui avait beaucoup fait parler d'elle sous l'ancien régime, la marquise de Coigny. Louise-Marthe de Conflans, petite-fille elle-même du maréchal marquis d'Armentières, élevée en dehors de ses parents qui vivaient séparés, presque depuis sa naissance, avait été mariée à 17 ans, au marquis de Coigny, fils du duc. Elle en eut successivement deux enfants, Antoinette-Françoise-Jeanne dite Fanny, née le 23 juin 1778, et Auguste-Louis-Joseph-Casimir-Gustave, qui vint au monde dix ans plus tard[4]. Les Franquetot de Coigny, comtes depuis 1650, ducs en 1747, appartenaient à une bonne noblesse et possédaient le château de Coigny, vieux castel féodal et Franquetot, château du XVIIIe siècle. Le chef de la famille, l'ex-favori de Marie-Antoinette, excellent courtisan, d'un ton exquis, d'une politesse admirable, d'une raison simple et juste, bien qu'il n'eût ni talents militaires, ni hautes qualités administratives, avait été l'un des plus brillants causeurs de la société de la reine[5]. Son fils, le marquis, n'avait pas vécu en longue intelligence avec la marquise. Présentée à la Cour le 11 juin 1780, elle y avait rencontré Lauzun et l'on ne rencontrait pas en vain ce beau charmeur. «Je ne pouvais me rendre compte, dit cet amant indiscret s'il en fût, des sentiments qu'elle m'inspirait. Je n'osais m'y livrer. Ils n'en étaient pas moins délicieux. Moi, de l'amour pour Mme de Coigny, jeune, jolie, fêtée, entourée d'hommages, tous plus séduisants que les miens! Mme de Coigny m'aimer! J'étais bien plus certain d'être sans espoir que sans amour.» Bientôt Lauzun fut fixé sur les sentiments de la dame. C'était le 21 janvier 1782, jour où la ville de Paris offrait au roi un festin à l'Hôtel de Ville. «Au dîner, raconte Lauzun, Mme de Coigny, parfaitement bien mise, avait une grande plume de héron noir, à droite, sur le devant de son habit. Voir cette plume et la désirer fut l'affaire du même instant.» Bientôt il eut la plume et avec la plume la femme. Le marquis de Coigny fut un des premiers à suivre La Fayette en Amérique. Puis, à son tour, Lauzun s'embarqua. Attaqué en mer par les Anglais, il attacha sur son cœur les lettres de la marquise et ordonna de le jeter à la mer sans le déshabiller s'il était tué. Cette correspondance si tendre se poursuivit au delà de l'océan. «Avec quelle simplicité touchante elle peignait son âme, raconte Lauzun. Elle ne me disait pas qu'elle m'aimait, mais elle me disait qu'elle comptait tant sur mes sentiments pour elle qu'elle me faisait presque autant de plaisir.» Leurs amours reprirent de plus belle, quand, après dix-huit mois d'absence, Lauzun revint d'Amérique chargé de lauriers conquis à Whiteplains et Yorktown. Ce sont des amants sinon fidèles, du moins inséparables. Lauzun avait beau avoir cent maîtresses, il n'oubliait pas Mme de Coigny. La marquise pouvait tourner la tête au prince de Ligne; elle ne fermait pas pour cela son cœur à celui à qui elle avait donné sa plume de héron. Un jour, cependant, Lauzun sembla lui être définitivement ravi. Sa cousine, la belle Aimée de Coigny, duchesse de Fleury, la future «Jeune Captive» était entrée en ligne. Pourtant, il n'y eut point de rupture et quand Gustave naquit le 4 septembre 1788, il passa pour le fils de Lauzun. [4] Tout ce qui concerne la marquise de Coigny est emprunté à l'étude de Paul Lacroix, précédant l'édition des lettres et à l'introduction écrite par Maxime de Lescure pour son édition des _Lettres du prince de Ligne à la marquise de Coigny_. [5] Sur le rôle du duc de Coigny, familier de Marie-Antoinette, voir les _Jours de Trianon_, p. 170. Si la marquise était légère, elle n'entendait pas qu'on le dît. Elle prétendait que Laclos l'avait peinte dans sa Mme de Merteuil et lui fit fermer sa porte. «Ce n'est pas une bête que le baron, disait-elle, c'est un sot.» Les flèches que lui décochaient les poètes lui étaient insupportables et, certes, ils ne lui ménageaient pas leurs traits: Vous voltigez de conquête en conquête, Plus vous fuyez, plus nous nous éloignons. Pour moi, je cours de coquette en coquette; Chemin faisant, nous nous rencontrerons. Elle aussi avait la langue mauvaise et l'hôtel de Coigny, rue Saint-Nicaise, était un des principaux centres d'où partaient les épigrammes contre la reine et ce que la belle marquise appelait la racaille aristocratique. «Je ne serai jamais que la reine de Versailles, disait mélancoliquement Marie-Antoinette, la marquise sera toujours la reine de Paris.» La faillite de Guémenée, la disgrâce de Rohan, peu de temps après le mariage de Louise-Aglaé, sa sœur cadette, avec le jeune prince de Rohan, l'avait jetée dans l'opposition. Elle fut furieuse de voir le cardinal brisé par le procès du Collier. Et puis comment ne pas sentir la dureté de certains mots de Louis XVI à son père le marquis de Conflans? Ce courtisan avait été un des premiers à faire courir, ce qui n'était pas pour plaire au roi. «Homme, disait Esterhazy, qui faisait parade de plus de vices qu'il n'en avait, immoral par principe et se plaisant à braver tout ce qu'il appelait préjugés, mais obligeant, menteur sans être faux, ivrogne sans aimer le vin, et libertin sans tempérament,» le marquis de Conflans n'était pas dépourvu d'ambition. «Il faut convenir que le Cordon bleu te serait nécessaire, lui lança Louis XVI, car tu ressembles à un serrurier.» Berger qui nous intéresse Vaut bien mieux qu'un forgeron! fit riposter la marquise par un de ses poètes[6]. Elle en avait toute une cour qui étaient par-dessus le marché ses _patitos_. Philippe de Ségur lui rimait ses madrigaux et l'abbé d'Espagnac se disait son fou. Dans le monde de la Cour, on n'était pas en reste avec elle. On prétendait que le marquis, son père, compagnon de plaisir du prince de Galles, était son directeur de conscience galante. Il n'y a pas de fumée sans feu. Un ambassadeur russe à Londres les accuse tous deux d'avoir contribué à donner des mœurs dépravées à l'amant volage de Mme Fitzherbert[7]. [6] Voir dans les _Jours de Trianon_, p. 144, le texte complet de ces couplets. [7] _Archiv Vorontsov_, IX, 457. «Le prince de Galles, lit-on dans la _Correspondance Secrète_, n'est ni moins aimable ni moins galant depuis qu'il est devenu régent d'Angleterre. Il n'a pas oublié qu'il a vu dans son île la marquise de Coigny. En prenant les rênes de l'empire britannique, il lui a envoyé comme marque de son souvenir, un très joli chapeau à la Régence.» Survient la Révolution. La marquise de Coigny est une des premières à se prononcer pour les idées nouvelles. Un jour, pendant un discours de l'abbé Maury à la Constituante, une amie et elle sont dans une tribune. Leur attitude est si hostile, leurs papotages si bruyants que l'orateur s'arrête. «Monsieur le Président, dit-il, faites taire ces deux sans-culottes.» En 1791 et en 1792, son opposition ne se relâche pas. «Vraiment, écrit-elle le 1er septembre 1791, cette Marie-Antoinette est trop insolente et trop vindicative pour ne pas prendre plaisir à la remettre à sa place.» Mais, pendant l'hiver de 1791-1792, le séjour de Paris se révèle à elle tout à coup comme dangereux, et elle part pour Londres, recommandant sa fille, qui n'a pas émigré, à Lauzun. «Aimez-la, lui écrit-elle, aimez-moi, en attendant que nous puissions nous dire: aimons-nous.» En exil, elle conserve son empire. Même chez les Anglais, sa réputation d'esprit demeure parfaitement assise et quand elle rentre officiellement en France à la suite de l'amnistie du 24 avril 1802--elle y est cachée depuis un certain temps--on la retrouve vieillie, mais toujours pétillante dans ses propos et jeune dans ses enthousiasmes et ses indignations. Royaliste qui avait la haine des rois, elle éprouve pour Napoléon une vraie passion. Liée à M. de Perrey, ami de Fouché, ses lettres amusent l'ancien conventionnel. «Comment va la langue?» lui demande Napoléon quand il la rencontre, car il a pour elle et ses saillies qui ne le touchent pas, une indulgence qu'il refuse à l'indépendance de Mme de Staël. C'est que, rentrée en France où elle retrouve un fils de 12 ans, avec une fille de 23, une fortune à rétablir, des séquestres à lever, la mordante marquise est bien trop intelligente pour faire de l'opposition. Ce n'est pas le chemin des grâces. Mieux vaut faire sa cour. Chez Joséphine, qui est toujours le trait d'union entre les deux sociétés, elle rencontre Sébastiani. Le général Sébastiani n'est pas à proprement parler un homme nouveau[8]. Né à La Porta en Corse, le 10 novembre 1772, élevé par l'abbé Ciavatti, plus tard vicaire général de Mgr Sébastiani, évêque d'Ajaccio, son oncle, il appartient à une de ces familles de la bourgeoisie que l'accès aux dignités du haut clergé rendait capables de faire leur chemin sous l'ancien régime. Pour lui, la Révolution a simplement précipité sa carrière. Sous-lieutenant le 27 août 1789 à 17 ans, il s'emploie en Corse, pendant la Révolution, à lutter contre Paoli et contre les Anglais. Lacombe Saint-Michel et Salicetti le protègent. Puis, Joseph Casabianca l'emmène à l'armée des Alpes et en fait un adjudant général. A 23 ans, il est capitaine de dragons et conquiert à Arcole, sous les yeux de Bonaparte, le grade de chef d'escadron. Les belles Italiennes en sont toutes folles. «Il a reçu de la nature, dit un de ses biographes, un physique des plus séduisants, une de ces physionomies, une de ces allures qui font insurrection dans les salons et dans les boudoirs». Les maris seuls se montrent récalcitrants à tant de séductions et quand Bonaparte s'embarque pour l'Égypte, une blessure reçue en duel empêche Sébastiani de l'y accompagner. Par contre, il fait une seconde campagne en Italie et conquiert à Vérone, le 1er Floréal de l'an VII, le grade de colonel. A la veille du 18 Brumaire, il a toute la confiance de Bonaparte, qui le charge d'occuper, dans cette grande journée, le pont tournant des Tuileries avec cinq cents dragons à pied et de venir le prendre avec quatre cents cavaliers rue Chantereine pour aller balayer les bavards de Saint-Cloud. Quand en 1802, on veut traiter de la paix avec le sultan Sélim, c'est Sébastiani qui est envoyé à Constantinople et quelques mois plus tard, il s'embarque de nouveau à Toulon avec mission d'aller à Tunis et à Tripoli faire reconnaître le pavillon de la République et de visiter les cheiks arabes et les chrétiens de Syrie. Le rapport de sa mission, bruyamment inséré au _Moniteur_ le 30 juillet 1803, hâte la rupture avec l'Angleterre. Rentré à Paris le 21 novembre, général de brigade à la suite de ses services, Sébastiani, inspecteur des côtes de l'Océan, est un des premiers légionnaires choisis quand Napoléon crée la Légion d'honneur. [8] Voir pour Sébastiani sa biographie par Campi et Ed. Driault, _La politique orientale de Napoléon_. Blessé à Austerlitz, général de division le 21 décembre 1805, il rentre à Paris couvert de gloire. Mlle Fanny de Coigny, blonde, blanche, gracieuse dans son sourire, dans tous ses mouvements, dansant comme une sylphide, légère, suave, bonne autant que spirituelle, accueille gracieusement cet ami de sa mère. Elle a 26 ans. «C'est, dit la duchesse d'Abrantès, une de ces personnes qui mettent l'esprit à l'aise dès qu'il faut en parler. L'éloge en vient d'abord sur les lèvres; il est naturel comme elle». Sébastiani, ce soldat qui est général de division à 32 ans, compatriote de l'Empereur, bien vu dans les salons de l'Impératrice, ne résiste pas à tant de grâce et de beauté. Il est d'une taille moyenne mais bien prise. «Tous ses gestes, dit un portraitiste, sont arrondis et gracieux. Tous ses mouvements se proportionnent sans effort aux espaces qu'il occupe; il n'en est pas de si étroit où il ne paraisse à son aise. Il conserverait sa grâce dans un sac et son agilité dans un étau. Sa figure ronde, fine, rose et blanche a quelque chose d'angélique et de chérubin. De longs cheveux noirs d'ébène, soyeux, luisants et bouclés avec art encadrent merveilleusement sa tête harmonieuse qui semble une conception raphaélesque». Joséphine s'est faite la protectrice des amoureux. La marquise donne aisément son consentement et, le 2 mai 1806, le mariage est célébré. Sébastiani a reçu à cette occasion un don impérial de 40 000 francs. Au lendemain du mariage, il est désigné pour remplacer à l'ambassade de Constantinople le général Brune. Il part avec sa femme, emmenant comme aide de camp son beau-frère Gustave de Coigny, à peine échappé des bancs du lycée. La marquise accompagne sa fille jusqu'à Strasbourg. «Il est certain, écrit-elle le 15 août 1806 à son amie lady Foster, que mon bonheur est au comble et serait sans mélange s'il n'était pas acheté au prix de cette cruelle séparation qui me paraît la mort placée au milieu de la vie.» Elle ne savait pas si bien dire. [Illustration: _Le général Horace Sébastiani, ambassadeur de la République française à Constantinople._ Peint par Gérard, gravé par Denon. (Bibliothèque Nationale. Estampes.)] A Constantinople, Sébastiani lutte avec acharnement contre les tentatives des Anglais qui multiplient les nouvelles alarmantes et font ensuite bloquer le Bosphore par leur flotte. Rien n'est prêt. Pas de défenses, pas de canons sur les murailles. «L'effroi des Turcs ne peut se peindre, écrivait Sébastiani à Talleyrand, il galvanise la ville.» Transformé d'ambassadeur en général, Sébastiani appelle tout le monde aux fortifications. En cinq jours, il installe, des Sept Tours au Sérail, 102 canons, 7 obusiers, 252 pièces, 175 pièces en face du canal, 108 sur la côte d'Asie. Les plans des Anglais sont déjoués et, le 7 mars, la fortune semble si bien tourner contre eux qu'ils s'inquiètent et se hâtent de mettre à la voile. «Nous l'avons échappé belle» écrit un des officiers de l'amiral Duckworth. Sélim n'a pas assez de remerciements pour célébrer les services que lui a rendus Sébastiani. «On arrêtait dans les rues les Français pour les combler de bénédictions et de témoignages d'affection». L'écho de tant de louange n'est pas encore éteint que Fanny Sébastiani meurt le 5 mai 1807, d'une fièvre puerpérale, dans les bras de son frère Gustave et de son mari. Trois semaines avant, le 14 avril 1807 elle a donné le jour à une jolie fillette, Altarice-Rosalba-Fanny, la future marquise de Choiseul-Praslin, la mariée du 19 octobre 1824. «Fille tendre, épouse incomparable, sœur excellente, bonne, bienfaisante, douce envers tout le monde, elle avait gagné tous les cœurs», dit une correspondance de Constantinople. A peine le convoi avait-il accompagné le corps par la grande rue de Péra jusqu'au lieu de l'inhumation au pied de l'autel dans l'église des Pères Capucins, le général Sébastiani dut se préoccuper de faire partir pour la France, l'enfant qui, désormais, lui était doublement chère. Sélim vient d'être assassiné. Les services des Français sont oubliés: demain, c'est l'inconnu, le massacre peut-être. Il était impossible de suivre la voie de la mer. On ne pouvait non plus traverser le territoire russe, la Russie étant, comme l'Angleterre, en guerre avec la France. Accompagnée d'une nourrice, la toute dévouée Desforges, dont la fille sera sa compagne d'enfance, escortée de quelques serviteurs, la petite Fanny n'arriva à Paris qu'après de longs et pénibles détours[9]. La marquise de Coigny, désespérée de la mort de sa fille, attendait avec impatience sa petite-fille. L'été, elle le passa à Plombières, en compagnie de Sarah Newton[10]. C'était en quelque sorte un pieux pèlerinage qu'elle faisait en ces lieux où partout elle retrouvait le souvenir de la jeune femme. Si, dans ses promenades, elle rencontrait une petite fille avec des yeux bleu-noir comme ceux du général, «Ah! s'écriait-elle, si sa petite Fanny lui ressemble, nous regretterons encore davantage sa pauvre mère qui ne la reverra plus.» Retrouvait-elle un arbre sur lequel sa fille avait inscrit ses initiales, aussitôt elle écrivait à l'administrateur des domaines pour obtenir de lui ce précieux tronc qu'elle faisait scier et mettre sous verre. «Elle écrit au général, notait un jour Sarah Newton dans son journal. Il n'y a pas moyen d'en avoir un mot; elle est tout entière dans l'encrier.» Brichanteau, jadis aide de camp de Sébastiani, lui apporte des vers sur la mort de Fanny. «Ah! dit-elle, que vous savez bien le chemin de mon cœur.--Le général, répliqua Brichanteau, va vous ramener sa fille.--Oh! il ne me rapporte qu'une tige et je lui avais donné une fleur.» Cependant, la fillette arrivée près d'elle, elle va, en souvenir de sa grande Fanny, s'attacher à la petite avec une adoration qui sera certainement des plus nuisibles à l'éducation de l'enfant. [9] _Moniteur Universel_, 24 août 1847. [10] Mme de Tracy. _Essais divers, lettres et pensées_, 1, 3-56. (Journal de Plombières, 1808). Entre elle, l'oncle Gustave de Coigny, l'oncle Tiburce Sébastiani, l'arrière grand-père, le duc de Coigny, dont la Restauration fera un pair de France, un maréchal et un gouverneur des Invalides, il se crée une atmosphère de gâteries, de passion, d'idolâtrie. A Brécy, à Paris, chez l'arrière-grand'mère Conflans, à l'hôtel Sébastiani, où le second mariage du général n'amènera point d'enfants[11], Fanny compte tout autant de royaumes sur lesquels elle règne capricieusement. Toutes ces tendresses s'épanchent en petits billets aux adresses florianesques. «Pour ma Fanny, près son agneau, sur son gazon,» aux suscriptions pleines d'adulations «à la plus jolie et la mieux aimée.» Et que de choses mignardes et caressantes lui écrivent pêle-mêle, grand'mère, arrière-grand'mère, oncles, tante et même marâtre. «Il fait si beau, chère Fanny, que je t'aime mieux dans le jardin de papa que dans la chambre de maman. Ainsi, amuse-toi avant dîner avec ton petit agneau au grand air et après va, comme l'a dit Mlle Mendelssohn, au bois te réjouir et te rafraîchir. Je t'aime et t'embrasse de toute mon âme.» Mlle Mendelssohn, la gouvernante, dont il est fait cette brève mention, gâte l'enfant comme sa grand'mère. Cette jeune Israélite avait la main malheureuse. Après Fanny Sébastiani, elle élèvera d'autres jeunes filles et partout où elle passera, elle laissera après elle le germe fatal de vices qui ont parfois fait quelque bruit dans des enceintes de justice. [11] En 1809, Horace Sébastiani avait fait la cour à la nièce du général O'Farrill, la future comtesse Merlin (_Souvenirs d'une créole_, p. 193 et 196). Il épousa plus tard Aglaé Angélique de Gramont, veuve du général Davidoff, qui, presque toujours malade, mourut le 21 février 1842. «Chère Fanny, dit une autre lettre de la marquise, comme je ne veux pas que tu m'aimes sans fruit, je t'envoie, chère, mes plus belles oranges, tant rouges que jaunes. Mange-les en pensant à ta chère petite maman qui t'adore, comme elle trouve que tu le mérites, et qui viendra demain soir coucher sous ton toit paternel pour te mener le lendemain à neuf heures et demie chez ta marraine. God bless you, my dearest! Dites mille tendresses à Mlle Mendelssohn et aux petites de Rovigo[12].» [12] Hortense, Léontine et Louise de Rovigo. Papiers verts, papiers bleus, papiers roses se succèdent. «Chère petite Fanny, je veux te faire un arc-en-ciel de mes lettres. Aujourd'hui, en lieu et place de ma feuille de rose d'hier, c'est une feuille verte et la première de la saison que je vais mettre sous tes beaux yeux et alors ce sera justement comme si tu lisais dans mon cœur tout plein de toi.» Et une autre fois: «Ma chère petite. J'ai une lettre de papa et une de Gustave qui pense toujours à toi, et papa dit que quand il voit des petites filles, il les trouve laides parce qu'elles ne ressemblent pas à sa Fanny. Pour Gustave, il s'ennuie beaucoup de ne plus jouer avec toi et Lawoestine, qui est un peu moqueur, le voyant bâiller souvent, lui a dit l'autre jour: «Veux-tu, Gustave, pour t'amuser, jouer au loup avec moi et Lascours[13], comme avec Fanny et Mugna? Ils t'aiment tous à la folie, chère petite, mais aucun ne t'aime plus que maman qui t'adore et t'embrasse bien tendrement.» [13] Lawoestine et Lascours étaient les aides de camp du général Sébastiani. Quels charmants billets que ceux de la marquise de Coigny à une fillette de cinq ans. C'était l'âge de Fanny en 1812. «Il faut remettre à mercredi, chère petite, lui écrit-elle le 27 avril, le plaisir de dîner avec toi, chez ta maman Conflans, parce que nous n'arriverons que ce jour-là à deux heures. Nous avons si beau temps que je te regrette encore plus ici que je ne croyais, car vraiment le lieu est superbe et tu t'y promènerais et tu t'y porterais bien, j'en suis sûre. Adieu, chère, je t'aime tendrement en attendant que je t'embrasse de même.» Vient l'anniversaire de la mort de la mère. La marquise écrit de Brécy le lendemain. «J'ai bien souffert hier, j'ai versé bien des larmes et ce qui les rendait plus douloureuses encore, c'est que tu n'étais plus là, comme les autres années, pour les essuyer de ta douce petite main, bonne chère petite. J'espère au moins que tu as bien prié de ton côté pour ta petite maman ou plutôt avec elle, car c'est un ange que ta petite maman. Il le faut croire et l'aimer comme si tu la voyais, parce qu'elle te voit, elle, du haut du ciel où elle est, et qu'elle y regarde toujours sa chérie petite Fanny. Je t'embrasse de tout mon cœur et si je n'avais pas l'âme si triste et la tête si malade, je t'écrirais plus longtemps et je te parlerais de toutes les bonnes gens de cet endroit que tu n'as pas encore oubliés, et qui t'adorent et ne t'oublieront jamais.» Et deux jours après: «Ma chère petite Fanny. J'espère que quoique tu ne voies pas maman, tu penses à elle et que tu auras bien du plaisir à l'embrasser bien fort quand elle reviendra et ce sera quand elle se portera mieux et ne pleurera plus tant parce que ta petite maman est morte. Tu n'as pas oublié, n'est-ce pas, dimanche, de demander à mettre ta petite ceinture noire pour ta petite maman, car tu l'aimeras toujours bien, quoique tu ne puisses plus la voir. Pauvre chère petite maman qui est un ange dans le ciel, comme elle en était un sur la terre. Sois bien sage, douce, belle et bonne comme elle, ma jolie petite Fanny, et tout le monde qui aimait tant ta petite maman dira que tu lui ressembles, ce qui me fera plaisir et à ton papa aussi, et à nonnon Gustave, qui était le frère de ta petite maman, que tu as perdue parce qu'elle est morte. Je t'embrasse pour elle et pour toi, ma chère petite. Es-tu déjà installée à ton petit Brécy? Il fait bien vilain à celui-ci et le temps y semble pleurer, comme moi, ta petite maman. Je travaille à ta jolie petite chaise quand je ne souffre ou ne pleure pas trop, parce que mes larmes la gâteraient en tombant dessus. Le bon M. Picard, M. le curé baisent tes jolies petites mains, sans gants même, disent-ils. Moi j'embrasse chère Mme de Rivet et Mademoiselle de tout mon cœur.» Maintenant elle est toute blanche sans poudre surannée, la grand'mère! Charmante encore, sous son grand air, ses couleurs à demi-effacées de pastel passé, si elle garde encore aux yeux, entre deux migraines, un peu du feu de ses anciennes flammes, c'est pour regarder tendrement sa Fanny. Pour elle, elle rappelle les derniers restes de son humeur enjouée. «Si triste que je sois d'être loin de toi, écrit-elle l'année suivante, ma bien chère petite Fanny, il vaut pourtant mieux aujourd'hui que je t'écrive que je te parle, attendu que tu ne m'entendrais pas. A la suite d'une terrible migraine qui a duré deux jours, après celui de la mort de ta chère petite maman, il m'est survenu une extinction de voix,--demande à Mademoiselle ce que c'est, car il ne faut jamais te payer de mots que tu n'entendes pas,--probablement occasionnée par la chaleur du temps et surtout par la cruelle contraction et la douloureuse contrainte que j'ai souffertes au service de ta petite maman. Mais je ne suis pas bien à plaindre, de souffrir pour celle pour qui j'aurais voulu donner ma vie. N'est-ce pas, chère petite, qu'hier lorsque Mademoiselle t'a dit le matin que c'était le jour où Notre-Seigneur était monté au ciel, tu as pensé que ta petite maman avait fait de même en mourant. J'ai dans le cœur que cette idée t'est venue dans la tête, mais je ne veux pas t'affliger plus longtemps de ma douleur, de peur d'altérer, avec ta douce humeur, ta bonne petite santé qui nous est si précieuse à tous et que je bénis tous les jours le ciel d'accorder à mes prières et aux bons et tendres soins de Mademoiselle. Elle a été bien inspirée de te faire prendre du quina et tu tiens bien de ton papa et de ton oncle le bon effet que tu en retires déjà. Tu n'en éprouverais pas un moins salutaire de respirer le bon air de ce lieu remarquablement sec et par cela seul plus salubre, et puis la vue est délicieuse en ce moment. Tous les arbres y sont en fleurs et les seigles en épis et les bois, par le beau soleil, commencent à s'y couvrir de feuilles ou semblent tout honteux de n'en pas avoir encore.» Puis elle rappelle à la fillette le bon curé, «M. La Messe», comme elle l'appelait, les poules, les lapins à qui elle aimait donner à manger, les asperges qu'elle voulait couper de sa main. «Adieu, amour de ma vie, conclut-elle, porte-toi bien et aime-moi de même.» Fanny a dix ans. C'est maintenant une grande personne à qui l'on offre pour sa fête des livres à tranches dorées. L'ancienne amoureuse de Lauzun est devenue dévote à sa manière. Quand elle voyage, elle lit son livre d'heures, rapporte Sarah Newton. Elle envoie à sa petite-fille _Le Génie du Christianisme_. «Moi qui voudrais donner pour toi le plus pur de mon sang, je m'en sers pour tracer ces lignes et t'adresser ce livre que tu as désiré pour ton jour de naissance, jour pour moi d'inépuisable douceur et d'éternelle douleur. Lis quelquefois avec Mademoiselle, un chapitre de ce beau et bon livre et, en le lisant, élève ton âme à Dieu, ton cœur à ta petite maman et demande au ciel de te la donner pour ange, puisqu'il t'en a privée pour guide et ne te l'a pas laissée pour modèle, hélas!... Je t'embrasse de toute ma tendresse et t'aime de toute celle dont je la pleure.» Cependant, tandis que Fanny grandit, le général Sébastiani continue sa carrière. Depuis qu'il est de retour de Constantinople jusqu'aux jours de la campagne de France, il est partout où l'on se bat. C'est toujours le beau soldat plein de vanité corse et de brio méridional, le Cupidon, le Don Juan de l'armée impériale. Comme Murat, il aime les broderies, les panaches, les fourrures, les grands sabres traînant sur le pavé et battant les flancs. Chacune de ses apparitions à Paris, entre deux campagnes, est pour la fillette la rapide vision d'un beau causeur au sourire et au regard harmonieux et, chaque fois, il revient plus riche, plus généreux et comble de cadeaux sa petite Fanny. A quoi bon compter? Le roi Joseph ne lui a-t-il pas promis le titre de duc de Murcie et un riche apanage? Mais titre et apanage sont anéantis par les canons perdus aux victoires de Talaveyra et d'Almonacid. Napoléon ne permet pas qu'on lui perde des canons. Ainsi dépossédé dans ses espérances, Sébastiani est mécontent, et lors de l'abdication de Fontainebleau, il n'est pas fâché de se reposer de ses chevauchées à travers l'Europe, et de rentrer dans la vie civile. La Restauration le fait chevalier de Saint-Louis, le 2 juin 1814. Mais aussitôt, il se sent en disgrâce, si bien qu'au retour de l'île d'Elbe, il est un des premiers à prendre position. Le 20 mars, il se rend à l'hôtel des Postes et y installe Lavalette. C'est lui qui met Benjamin Constant en rapport avec Napoléon. Après Waterloo, il est commissaire de la Chambre des Députés pour traiter de la paix. Son attitude aux Cent-Jours pèse sur lui et jusqu'en 1819, il se retire en Angleterre. Alors, Decazes le recommande aux électeurs de la Corse, comme «possédant toute sa pensée.» L'année suivante, il est accusé par Buiema et le baron de Saint-Clair d'avoir été un des instigateurs du complot de Louvel[14]. Il porte ainsi le poids des recommandations de Decazes. Il a des succès de tribune qui contrebalancent presque ceux du général Foy. Telle est la situation de Sébastiani, au moment où sa fille épouse le marquis de Praslin. [Illustration: _L'Ordre règne à Varsovie._ Caricature de Grandville et Forest. (_La Caricature_, 1830.)] [14] Baron de Saint-Clair, _Révélations sur l'Assassinat du duc de Berry_, 31-33. Dans son texte, le baron de Saint-Clair ne donne que: général S. Mais un exemplaire, avec notes marginales autographes de l'auteur, que nous a communiqué M. Adolphe Lanne, rétablit le nom en entier. Le jeune ménage s'est installé dans l'hôtel du général, 55, faubourg Saint-Honoré. C'est là que Sébastiani tient chaque matin un petit lever presque royal où se rendent tous ses compatriotes qui ont besoin de sa protection[15]. Chez lui fréquentent les sommités du parti libéral, tout ce qui, quelques années plus tard, constituera l'état-major de la monarchie de juillet. La vieille marquise est aussi du même monde, bien qu'elle y conserve l'indépendance de ses saillies. «Que dis-tu, écrit-elle à sa petite-fille, du mariage de M. de Chabannes avec la nièce de Mme Feuchères, apportant en dot 6 millions et le château de Saint-Leu. Conviens qu'il est richement peu délicat et encore moins que le mariage Fouché, malgré le _père coupable_. Au reste, ces deux unions paraissent scellées du sang royal, sans être plus pures pour cela[16].» La marquise n'est pas au courant des négociations que son ami Talleyrand mène, pour, au prix de cette alliance, et du testament que la baronne veut dicter au duc de Bourbon, acheter le concours du duc d'Orléans[17]. Les journées de juillet vont faire de Sébastiani une des grandes utilités de la Monarchie nouvelle. Il sera ministre, le 11 août 1830, et c'est alors qu'il prononcera à la tribune le mot qui réconcilie le gouvernement de Louis-Philippe avec celui du Tsar: «L'ordre règne dans Varsovie.» A partir de cette heure, soit par ses services antérieurs, soit par ses services de l'heure présente[18], si bafoué qu'il soit par les caricaturistes, si maltraité qu'il soit par l'opposition, il devient l'homme indispensable aux yeux de Louis-Philippe. N'est-il pas celui qui a arraché la reconnaissance de la branche cadette au tsar Nicolas[19]? Il est mûr pour les ambassades, pour le maréchalat, pour la pairie et il entraîne dans son sillage son gendre. Les Choiseul-Praslin, ballotés depuis quarante ans entre la monarchie légitime, la république et l'empire, ne sont-ils pas de vrais _déracinés_? Ce n'est pas la marquise de Coigny qui trouvera mauvais le ralliement de son petit-fils à un prince qu'elle aime. Elle est toute acquise à l'ordre de choses nouveau. Dès l'établissement de «la meilleure des républiques», La Fayette ne lui a-t-il pas adressé ce curieux billet: «Comment se peut-il, chère Madame, qu'après avoir reçu une si aimable et si bonne lettre je n'ai pas encore eu la satisfaction de vous en remercier? Vos amis du Palais-Royal n'ont pas mérité ce reproche ou plutôt ce regret, et c'est ce qui augmente, s'il est possible, l'apparence de mes torts. J'ai néanmoins été profondément touché des nouveaux témoignages de votre amitié et de votre manière, qui est toute à vous, d'exprimer votre approbation. Vous souvenez-vous d'une chanson de nos anciens qui disait: «Mardi, mercredi, jeudi, «Sont trois jours de la semaine. [15] _Revue des Deux-Mondes_ du 15 décembre 1833. Artie de Loëwe-Weimar. [16] Lettre du 6 août 1827. [17] Voir dans A. Lanne, _La Fortune des d'Orléans_, p. 133-149, le récit de cette négociation. [18] Lors des négociations de Belgique, Sébastiani est le seul qui connaisse la vraie pensée de Louis-Philippe. [19] Le tsar Nicolas avait jusque-là refusé de recevoir le général Mortier, ambassadeur de Louis-Philippe. Il lui donna audience et souligna d'un mot son approbation du discours relatif à l'insurrection de Pologne. «Il était question d'une défaite de je ne sais plus quel général de Louis XV. Nos trois jours ont suffi pour la victoire du peuple. Celui de 89 s'était déjà bien montré, mais quelle supériorité nous avons trouvée dans la Révolution de 1830. Quelques personnes ont l'air de croire que parce qu'on s'est abstenu de lanternes et de proscriptions, il n'y a pas eu de révolution. C'est une grande erreur et notre dernière révolution pousse de profondes racines. Elle sera féconde parce qu'elle a été pure et généreuse. Il y a bien eu, depuis, quelques légères agitations d'ouvriers, suites assez naturelles d'un orage et de mauvais conseillers déguisés, comme autrefois, en patriotes, pour simuler des troubles et introduire un peu de licence. Quelque chose de plus sérieux s'est manifesté à Nîmes en mémoire de Trestalion et autres acteurs de 1815. Mais tout cela n'a rien de vraiment inquiétant. J'espère que vous nous reviendrez bientôt pour trouver à Paris le peuple vainqueur, une Cour citoyenne, un roi républicain, le vieux drapeau tricolore et votre plus ancien ami qui vous renouvelle toutes ses tendresses vieilles d'âge et jeunes de cœur[20].» [20] Lettre du 1er septembre 1830. Deux ans après, le 13 septembre 1832, la marquise de Coigny expirait rue Ville-l'Évêque où elle s'était logée pour se rapprocher de son gendre et de son fils. Fanny et le marquis de Praslin lui fermèrent les yeux. II Seize ans de Vie conjugale. De 1826 à 1838, le marquis et la marquise de Choiseul-Praslin ne comptent guère leurs années que par la naissance de leurs enfants. Isabelle naît le 14 septembre 1826, Louise le 15 juin 1828, Berthe le 18 février 1830, Aline le 22 août 1831, Marie le 10 juillet 1833, Gaston le 7 août 1834, Léontine le 18 octobre 1835, Horace le 23 février 1837. Fanny Sébastiani, corse, d'une humeur violente, femme exaltée que la plus frivole circonstance transportait tout à coup de l'excès de la colère à l'excès de la tendresse, avait pris bientôt l'habitude de témoigner son amour par des éclats. Théobald de Praslin, calme, froid, sans expansions, se trouvait en quelque sorte accablé par ces alternatives de rages sans raison et d'effusions sans cause. Au lendemain de ses plus violentes ardeurs, de ses bourrasques les plus inexplicables, Fanny avait des retours qui lui paraissaient charmants. Une querelle avait-elle éclaté entre eux, il brillait après cet orage une sorte d'arc-en-ciel. Sous prétexte d'apporter au marquis des renseignements d'ordre intérieur, la jeune femme lui glissait ce billet: «Je voulais aussi te proposer d'aller promener, mais pas précisément du même côté. Franchement cela me fait un peu de peine. Ris-en si tu veux, mais cela est. En tout cas, j'irai chez toi de bonne heure. Veux-tu donner des ordres à Clément? Il fait si beau. Nous pourrons aller un peu du côté de Saint-Cloud: l'air y est si bon. Je t'embrasse tendrement.» Théobald, lui, n'avait pas l'habitude d'écrire de ces billets et de ces notes. Les quelques lettres de lui, qui se trouvent dans les papiers de la duchesse, correspondent aux voyages au Vaudreuil, propriété patrimoniale de Fanny, qu'il administrait[21]. Ce sont les lettres d'un bon mari, d'un père de famille attentif que la situation d'une femme toujours couchée ou enceinte a habitué à s'occuper de tous les détails de la maison: «Je suis arrivé ici sans encombre, chère Fanny, hier soir à 6 heures et demie, lui écrit-il en février 1835, j'ai trouvé pour me recevoir Diane et Mingo en fort bonne santé. Mingo, surtout, est engraissé, et est devenu énorme. Il fait aujourd'hui le même temps que j'ai eu pour ma route, un beau soleil et, de temps à autre, des giboulées. On s'aperçoit, cependant, déjà de l'approche du printemps. Les masses d'arbre prennent un reflet verdâtre à cause des boutons et les oiseaux chantent de tous côtés. Je t'engage à tenir Georges, mais il n'a pas du tout le même caractère qu'Eugène. Ainsi, tu en obtiendras ce que tu voudras en le lui disant doucement, si tu le peux. Eugène, au contraire, a besoin d'être brusqué: sans cela, il est insolent. J'ai oublié d'acheter du vin pour la table. Si tu en trouves l'occasion, tu pourrais demander à l'oncle de Beauveau de t'en acheter une pièce qui reviendrait environ à 20 sols la bouteille. Cette commission l'amusera peut-être et il m'a paru l'autre jour que vous étiez fort en confiance sur l'article de ménage. S'il n'y a plus de bois, fais-en acheter quelques voies. Dis qu'on ne prenne pas à la cave le bois de hêtre que j'ai fait acheter pour le salon, quand il y a du monde. Tu pourrais peut-être inviter mon père à dîner avec toi et M. Mignet, ou un autre jour si tu veux. Je t'en prie, sors beaucoup en mon absence afin de rester à la maison quand je viendrai. Ensuite, c'est toujours un exercice, ce qui est nécessaire. Fais des visites le matin et va le soir dans le monde. N'oublie pas la duchesse de Montmorency. Je te rappellerai aussi certaines bouteilles de céladon trop petites pour ma chambre et que tu devais échanger. J'aime tes cadeaux quoique je regrette beaucoup que tu n'emploies pas cet argent pour toi-même. Mais adieu, chère Fanny, je t'aime et t'embrasse bien tendrement. Brûle cette ennuyeuse lettre. J'espère demain en recevoir une autre. Comment trouves-tu le lit de Berthe pour 18 francs?» [21] Construite par le président Portail, vers 1759, sur l'emplacement du château bâti par Le Pautre pour le financier Girardin, ami de Fouquet, l'Orangerie, qui dépendait de l'héritage du maréchal-duc de Coigny, fut habitée pendant l'été par les Praslin de 1825 à 1841. Deux ans après, en 1837, lorsqu'il s'agit de former la maison de la duchesse Hélène d'Orléans, Sébastiani ménage à son gendre le poste de chevalier d'honneur. Le marquis hésite. «Il faut, écrit le général à sa fille, que Praslin (Théobald) fasse exactement ce qui lui convient. Je ne vois pas d'inconvénient à ce qu'il accepte les fonctions qu'on lui propose, ne fût-ce que pour un temps. Il pourra, après avoir fait preuve de bonne volonté et de dévouement, prier Mgr le duc d'Orléans de lui permettre de rentrer dans sa famille. Au reste, il ne faut qu'il s'en tourmente et le refus est aussi facile à justifier que l'acceptation.» Le marquis de Praslin devient chevalier d'honneur de la duchesse d'Orléans. L'ambition, la vanité de Fanny ne sont pas satisfaites. Un soir de septembre, elle écrit à son mari que son père a décidé avec le roi de se présenter aux élections en Corse. Un mois après, il acceptera la pairie et passera la députation à son gendre, et voici le père et la fille qui font des patiences et interrogent les cartes. Praslin ne sera député qu'en 1839, à contre-cœur d'ailleurs, sa nonchalance répugnant à l'effort, et la concession, qu'il est prêt à faire, ne rétablit pas le calme dans le ménage. Au contraire, à partir de janvier 1838, les scènes se renouvellent avec plus de violence, plus de fréquence. Mme de Praslin s'en reconnaît responsable. Elle les attribue à un état d'exaspération, dont elle ne peut être maîtresse et dont elle s'excuse de son mieux. Le 28 janvier 1838, elle écrit au marquis: «Cher Théobald, je me fais plus de reproches que tu ne peux l'imaginer; je suis dans un état de découragement que je ne puis t'exprimer. Je sens, je vois tout ce que je devrais faire pour te rendre heureux. Je le désire plus vivement que tu ne peux te le figurer. Je ne songe même plus à ramener les choses sur un pied qui serait mon bonheur personnel; c'est le tien seul que je veux, que je souhaite. J'en forme les plus fermes résolutions, mais _un état d'exaspération, que je ne puis contenir, m'emporte à faire des choses que je blâme moi-même_, et permets-moi de le dire, je suis aigre et méchante par les mêmes motifs qui te faisaient rire et chanter, il y a quelque temps, quand tu me voyais pleurer; et malheureusement, je le vois, j'aggrave tous les jours mes torts et cependant, ils sont bien plus maintenant dans la forme, que dans le fond. Si tu savais comme je suis profondément affligée de te rendre ainsi malheureux; mais, en vérité, je n'ai plus ma tête. Je ne me connais plus: tout m'amusait, me plaisait. Autrefois le spectacle, une fête comme aujourd'hui me charmait. Eh bien! tout me coûte, m'attriste, me pèse, me déplaît, parce que je suis mal avec toi et pour toujours, je commence à le craindre, à moins que tu n'aies pitié de moi. Je suis dans un état trop violent pour qu'il puisse durer: Oh! je tâcherai de me calmer, mais si tu savais ce que je souffre, tu m'en voudrais moins: _je sens qu'en ce moment j'ai des droits à ta pitié et pas autre chose_, mais je te sais si bon que je m'y confie en toute assurance. Un peu de patience, je t'en conjure, pendant un peu de temps encore, avant de me repousser et désespérer de l'avenir de ton bonheur. Bientôt je serai calme, résignée, je te le promets; maintenant, je suis dans un état trop violent pour être jugée pour toujours»[22]. [22] Imprimée dans le recueil de la Cour des Pairs, cette lettre a été placée hors sa date. L'étude des dossiers de copies proposées pour l'impression, révèle des annotations telles que celles-ci: «_il y a des inconvénients; à ne pas publier; non; pas à imprimer._» Bref, le dossier, livré par la Cour de Paris au public, a été délibérément maquillé et tronqué. [Illustration: _Le Vaudreuil (Eure)._ Dessin et lithographie de G. de Pontalba. (Bibliothèque Nationale. Estampes.)] Jusqu'ici, les scènes se sont contenues dans le milieu familial et rien n'en a transpiré au dehors. «Tu ne peux donc pas quitter ta tourterelle,» disait Edgar de Praslin à son frère. Partout si l'on parle du ménage Praslin, c'est pour le citer en modèle, comme un de ceux où règne l'accord parfait. Tel est l'avis des meilleures amies de Fanny. Léontine de Rovigo, qui a épousé un officier, M. de Lhérault, ne pense pas autrement. Elle a des chagrins sérieux; son mari est atteint d'une inflammation d'entrailles avec enflure des pieds. Sa carrière est menacée. S'il y avait hydropisie, il n'y aurait aucune chance de le sauver. Alors quel serait le sort de la veuve et de l'enfant? Il faut soigner le malade qui a besoin d'une saison à Plombières; il faut régler des dettes urgentes, liquider une situation embarrassée. Mme de Lhérault s'adresse à Fanny de Praslin. Le marquis intervient. Il fait un de ces prêts qui ressemblent à des largesses, car le remboursement n'est à espérer que si une amélioration de situation, que rien ne fait prévoir, permet un jour de s'acquitter envers lui. «Tu es, ma chère Fanny, pour moi plus qu'une sœur et ma famille entière, écrit Mme de Lhérault, car tu m'as toujours tendu la main quand j'ai été malheureuse, ce qu'aucun d'eux n'a jamais voulu faire. Croirais-tu que j'ai écrit à ma mère, il y a trois semaines, au moment où la santé de M. de Lhérault m'a donné le plus d'inquiétudes et où j'ai réellement cru qu'il allait mourir, pour lui parler de mes anxiétés et de l'inquiétude où j'étais du sort de Tristan et du mien, en cas d'un semblable malheur. J'attends toujours sa réponse.» Puis, elle demande l'hospitalité à Fanny pendant que son mari ira à Plombières. La marquise s'empresse de lui répondre: «Bien certainement, ma chère Léontine, nous serons bien heureux. Je te recevrai le 3 septembre et pour aussi longtemps que tu le pourras. Je ne puis t'écrire qu'un mot, mais je veux te prier de faire une proposition à Hortense[23] qui me ferait un très vif plaisir à voir se réaliser. C'est de consentir à te laisser abréger ta visite à Neufchâtel et qu'elle vienne avec toi passer quelques jours ici où elle te laissera quand elle en aura assez du Vaudreuil, où nous serions enchantés de la recevoir. Propose-le lui. Tu dois te rappeler qu'elle me l'avait presque promis il y a deux ans. Tu me feras dire si tu veux une voiture et des chevaux à Rouen. Pas de discrétion! Cela les promène et leur rend service. Ils meurent de gras fondu. M. de P... est parti ce matin pour attendre les couches de Mme la duchesse d'Orléans (la prochaine naissance du comte de Paris). De là, il va au Conseil général. Je crains bien qu'il ne soit un mois absent ou au moins trois semaines. Je t'en prie, plaide ma cause près d'Hortense et reçois l'expression de tous mes tendres sentiments. Ne m'oublie pas auprès de ceux qui t'entourent[24]». La réunion projetée ne semble pas avoir eu lieu. M. de Lhérault meurt quelques semaines plus tard. [23] Hortense de Rovigo (1802-1881) était mariée au baron de Soubeyran-Reynaud. [24] A. Morrisson. _Collection d'autographes_, v. 198. Cette lettre est publiée avec la signature ajoutée à l'impression: Altarice Rosalba, duchesse de Praslin. En 1838, elle n'était pas duchesse mais marquise. Elle n'a jamais signé que Sébastiani-Praslin. [Illustration: _La duchesse Hélène d'Orléans._ Imprimerie lithographique de Bêtremieux. (Bibliothèque Nationale. Estampes.)] Le marquis de Praslin, après les couches de la duchesse d'Orléans, après le Conseil général, après un séjour à Vaudreuil où fut conçu Raynald de Praslin, repart pour Paris et de là pour l'Angleterre. «J'espère que tu as fait bon voyage, cher ami, lui écrit sa femme, et j'espère que le grand que tu projettes ne sera pas trop long. Il me semble qu'alors tout ira bien. Il me tarde bien de t'en voir revenu, car lorsqu'on aime bien, on est toujours comme dit Molière: «Alors qu'on désespère on espère toujours». Mais motus, n'est-ce pas, sur ce sujet? Je veux croire que tout ira bien, je t'aime trop pour ne pas me corriger et tu es trop bon pour m'en vouloir toujours et me fuir et être honteux de ma tendresse et intimement avec moi si tu étais content de moi. Horace est bien aujourd'hui, mais le nez de Gaston empire vraiment tous les jours et lorsque M. Delisle viendra, j'ai bien envie de lui proposer un vésicatoire pour Gaston. Raphaël vient d'arriver avec tous les chevaux en bon état; il m'a apporté mon ornement de 68 francs, mais comme tu as oublié de me dire ce que tu voulais à ce sujet, j'attends tes ordres pour le donner. N'en dis rien à Mme Desprez (l'institutrice en fonctions), mais je suis désespérée et Eugène en est bouleversé. Une souris s'est introduite par la serre dans le grand salon et a dévoré par places la belle chauffeuse de tapisserie bleue; mais je crois que cela est remédiable. Je la fais détendre et je vais l'envoyer à Morgat (son tapissier). Eugène était si désolé que je n'ai eu le courage de le gronder; mais cela est bien désagréable et je crois par exemple que la leçon est bonne pour l'engager à redoubler de soins. Tu auras trouvé un sac à argent que je ferai remonter plus tard avec une tapisserie, mais je n'ai pas eu le temps d'en faire une. Tu auras aussi trouvé un petit portefeuille de mon ouvrage pour tes _bank-notes_ à Londres. Ma seule commission, c'est pour Mme Desprez qui m'avait priée de me charger d'une de ses soucoupes pour pouvoir lui en faire faire huit pour ses tasses à café. Tu vas être doublement bien reçu à Londres à cause du discours de ton père; j'en ai été touchée et reconnaissante comme d'un fait personnel. Si je l'avais osé, je lui aurais écrit: parle-lui bien de moi. Soigne mon anneau. La bague avec le petit chien, que tu m'as donnée, ne me quittera et je regarderai souvent avec confiance et amour cet emblème que tu m'as donné. M. Benech est fort cher[25]; j'ai appris que le moins à lui envoyer est de 6 à 800 francs: Mme Delessert lui a envoyé 2 000 francs, mais elle l'a vu bien plus et plus longtemps que moi; on paie les drogues à part, mais c'est peu de chose. Il demeure rue du Bouloy, no 10. Faut-il que je lui écrive? et dans ce cas comment faire pour l'argent? Mon bien-aimé, je te recommande instamment l'affaire de la sœur Saint-Benoit. Mme Belt, c'est dix leçons à 3 francs qu'on lui doit. Adieu, mon bien-aimé chéri, laisse-moi te dire que je t'aime et t'embrasse bien tendrement.» [25] C'est un médecin gynécologiste alors réputé. Cet accord, parfait tant que le marquis est absent, est sans cesse troublé sitôt qu'il est au Vaudreuil ou à Paris. Alors, les scènes recommencent. Les emportements d'abord et puis ensuite les regrets. Il semble que le marquis a menacé sa femme d'une rupture si elle ne renonçait point à ses violences. Là-dessus nouvelles lamentations, plus prolixes, plus tumultueuses que par le passé: «J'ai eu tort ce matin et je commence très bien à sentir que, parce que je suis triste et malheureuse, ce n'est pas une raison, lors même que mon amour-propre est blessé, comme mes affections, d'être emportée et de mauvaise humeur. Je sens donc très bien que si je suis excusable d'être affligée de la position où ma conduite m'a mise, je ne saurais l'être de ma violence et de mon humeur, plus qu'un homme ne le serait de devenir un voleur, parce qu'on l'a volé. Je comprends que mes fautes, sans cesse renouvelées, doivent tous les jours aggraver ma position et que je n'ai que ce que je mérite; aussi, je comptais plus sur ton extrême bonté que sur moi; mais tu es lassé, c'est tout simple. «Je n'oserais entrer avec toi dans le détail des pensées et des désirs que cette idée fait souvent naître dans mon esprit. Mais sache-le bien, Théobald, ni l'amour que j'ai pour tes enfants, ni l'espoir vague d'un bonheur que je n'attends plus, ni une terreur matérielle ne me retiennent en ce monde. Une seule pensée m'arrête, me retient et doit m'enchaîner à cette vie, quelque pénible, inutile et nuisible qu'elle puisse me paraître: c'est un devoir de vivre et peut-être de souffrir. Alors, il faut s'y soumettre. Crois-le bien, je sais qu'il faut que je vive et c'est seulement, parce qu'il le faut, que cela est. Ah! si tu savais tout, tu serais bien convaincu que ce n'est pas par faiblesse, mais par devoir, que je ne t'ai pas encore délivré de moi. Je le sais, tu as un plan: tu me veux corriger, et, si tu réussissais, je suis convaincue que tu voudrais me rendre heureuse; mais, mon ami, les moyens que tu emploies sont trop violents pour moi; ils m'irritent malgré moi et alors tu m'en veux et nous tournons dans un cercle vicieux. Tu veux me rendre moins exigeante et tu me prives (permets-moi de te dire la vérité) des droits les plus naturels (et tu ne saurais nier, cependant, qu'une femme en a quelques-uns aux égards et à la société de son mari); tu veux me rendre moins inquisitive, et tu me refuses la moindre réponse, la plus simple; tu veux me rendre plus douce et tu froisses sans cesse ce qu'il y a de plus tendre et de plus délicat dans le cœur d'une femme; tu veux me rendre moins jalouse, et tu mènes une vie, capable, je te le jure, d'exciter la jalousie de la femme la plus calme et la plus indifférente. Tu vas triompher en me disant qu'en cela, du moins, tu réussis, car je te fais des scènes de jalousie, et ce silence ne saurait-il avoir d'autres motifs que celui de ta confiance? Oui, je ne doute pas un instant, quand je suis de sang-froid, de tes bonnes intentions vis-à-vis de moi; mais je vois avec terreur les crises et les ravages que produit la violence des remèdes et je crains bien que lorsque la maladie cédera aux remèdes, le feu qui allume le médecin et le malade ne soit entièrement épuisé, chez le premier moralement, chez le second physiquement. «Je ne m'aveugle point: hier soir tu m'avais su gré de n'avoir pas profité du temps de ton bain pour ne point te quitter et te parler de mes chagrins et des explications que je désirais; ce matin, j'ai détruit le peu de bons effets qu'avaient produits mes efforts. Je sais bien que tu n'admets pas qu'une femme ait des droits, mais cependant, en toi-même, ne comprends-tu pas, mon bien cher Théobald, qu'il y a certaines manières de vivre qui peuvent faire de la peine à une femme et lui inspirer de bien naturelles inquiétudes. Dans ce cas, une femme ne doit-elle pas demander des explications? Si elles sont refusées, l'inquiétude ne doit-elle pas s'accroître? Eh bien! je souscris encore à cela. Mais, du moins, faut-il les promettre entières et satisfaisantes pour l'avenir. Et quand je dis des explications, j'entends une réponse franche et nette sur des événements passés qui peuvent avoir excité des inquiétudes et des soupçons pénibles. Crois-tu que sans cela la confiance puisse jamais s'établir? Admets que je sois complètement corrigée de mes violences, de mes questions, de mes exigences (que je cherche sans les trouver maintenant). Admets enfin que depuis assez longtemps, tu sois content de moi, de manière à vouloir prendre un nouveau genre de vie, sera-t-il bien probable que ma tendresse soit aussi vive, affectueuse, empressée et confiante que tu pourrais le souhaiter, si j'ai conservé au fond du cœur des inquiétudes sur le passé? Et crois-tu donc que parce que je ne les aurai pas articulées, ces inquiétudes, elles n'en auront pas été aussi profondes et aussi pénibles? Lors même que j'aurais appris à dissimuler les doutes qui me resteront, parce qu'ils n'auront pas été éclaircis, crois-tu, cher ami, que ta femme pourra être telle que tu le désirerais. Il pourrait y avoir plus d'intimité, de confidences, de caresses que maintenant, mais peut-être moins de tendresse qu'il n'y en a encore maintenant. Je sais que lorsque tu me repousses, je dois m'éloigner sans me plaindre et murmurer surtout; que lorsque tu m'appelles, je dois venir sans conditions, sans réflexions, quelques inquiétudes, quelques soupçons qui puissent m'agiter; je t'appartiens, tu peux me prendre, me laisser, me reprendre à ta fantaisie; je dois obéir et faire tout ce qui est devoir avec toute l'affection qui dépend de moi, sans m'inquiéter de ta conduite, dont ta conscience doit être le seul juge pour nos rapports entre nous; mais la confiance, elle, fait seule tout le charme de la vie, le bonheur de l'intimité, la douceur des caresses. En disant tout cela, ne va pas t'imaginer que je serais capable de te soupçonner de m'appeler pour mieux cacher ton jeu. En vérité ce serait bien injuste, car tu affectes trop les mauvaises apparences, pour que les dessous de cartes soient aussi mauvais à beaucoup près. Mais tu es bien méchant, je t'assure, car, tu ne saurais le nier, tu serais bien fâché que j'eusse l'air radieux, enchanté de ma liberté extrême et de mon isolement, et plus j'en suis désolée, plus tu augmentes mon chagrin et mon trouble. Mais où veux-tu en venir? Peux-tu te figurer me rendre confiante en excitant mes soupçons par tous les moyens, sans me prouver par des éclaircissements que j'avais tort? Attends-tu que je puisse jamais avoir le calme et la douceur inaltérable comme Régine (Régine de Praslin, duchesse de Sabran-Pontevès)? Mais, mon ami, autant prendre la lune avec les dents. Je puis apprendre à me contenir, m'adoucir, devenir plus soumise, mais impassible, jamais! Ce serait tout au plus si tu me devenais tout à fait indifférent. Et plût à Dieu que je pusse jouer au naturel, pendant un bon mois, l'insouciance, la légèreté, la gaieté! Tout changerait bien vite. Tu me traites comme une folle. N'as-tu jamais craint que je te prenne en grippe, comme elles le font de leur médecin? Hélas! tu as raison de compter sur l'excès de ma tendresse; et cependant, souvent je me dis: «Oh! s'il tenait moins à me corriger, et qu'il me traitât comme une indifférente, je ne le verrais plus.» Et vraiment je n'en puis plus». [Illustration: _Le Vaudreuil: L'Orangerie._ Dessiné par Hostein. Lithographie d'Engelmann. (Bibliothèque Nationale. Estampes.)] Le début de sa grossesse semble exaspérer l'état d'excitation nerveuse de Mme de Praslin. Nouveaux cris de désespoir quelques jours après. Après un nouvel éclat, au cours duquel le marquis a menacé d'une longue absence, d'où il espère l'apaisement: «Mon cher Théobald, écrit-elle, je ne puis plus réellement avoir d'illusion; je sens que ma tête se perd. Au nom de tes enfants, aie pitié de leur mère. Ne m'excite pas lorsque je suis déjà au désespoir. Pourquoi, si tu veux me fuir, mettre tout le monde dans la confidence? N'est-ce pas assez pour moi d'être isolée, abandonnée? Crois-tu que ce soit là du bonheur pour une personne qui t'aime lorsque, après avoir passé mes nuits et mes matinées dans le chagrin, je parviens à prendre sur moi pour être calme? Éprouves-tu un secret plaisir à parler, sans cesse, devant tout le monde, de projets qui doivent m'être d'autant plus pénibles que je t'aime et que je sens qu'ils sont une punition? Pourquoi me désoler sans cesse par une affectation continuelle de cachotteries, pour des riens, vis-à-vis de moi? Tu dis, mon ami, que tu veux me quitter longtemps pour m'aimer encore davantage, peut-être pour perdre l'habitude des querelles. Ne sens-tu donc pas que plus je souffrirai, plus malheureusement mon caractère s'aigrira? Je sens que la bonté me ramènerait, mais, je te jure, la douleur me fait perdre la tête. Pourquoi chercher toujours les sujets les plus douloureux pour moi? Théobald, réfléchis toi-même, mon ami! Trouverais-tu bien tendre, bien aimable, un mari qui ne parlerait jamais d'abandon et qui affecterait les mystères en tout? Que tu le fasses quand j'ai été aigre ou méchante, je conçois; mais qu'avais-je fait ce matin, mon ami, pour choisir tous les sujets les plus pénibles? «La plaie de mon cœur est au vif, mon ami. Si quelquefois je parviens, en vue de te ramener, à engourdir mes souffrances, pourquoi y verser toi-même des irritants? Mon ami, tu es si bon, tu me comprendras, j'en suis sûre. Une fois emportée, hélas! je ne sais plus m'arrêter. Par pitié, ne m'excite pas à te déplaire. Tu es poussé à bout, dis-tu, mon ami. Si lorsque tu voudras revenir, après être calmé, dis-tu, par un long abandon, tu me trouvais habituée à cette indépendance, aigrie, dégoûtée par cet abandon, me refusant comme tu le fais maintenant à tout accommodement, crois-tu que tu ne souffrirais pas cruellement? Il y a déjà maintenant, mon ami, des barrières infranchissables entre nous, à moins d'événements; maintenant, à moins d'une véritable maladie de l'un de nous, il n'est plus possible sans ridicule, sans inconvenance, sans une espèce d'aveu de réconciliation, et par conséquent de brouille, à laquelle on attacherait des idées fâcheuses, que, quelque désir que nous puissions en avoir, nous puissions habiter la même chambre. Bientôt il en sera de même des lettres. Une fois l'habitude perdue, il faut la continuer sans avoir l'air d'être en bonne intelligence, de même pour sortir, etc. Je fais ta part belle, tu le vois, je ne te demande plus que de ne pas toucher certains projets d'abandon et d'éviter des affectations de cachotteries. Si nous redevenons bons amis, tu me taquineras tant que tu voudras; d'ici là, non, je t'en prie. Tu devrais, je t'assure, t'arranger pour me....» Et elle ne termine pas sa lettre. Une saute de vent quelconque dans son cerveau d'oiselle la fait expédier sans achever sa pensée. Mais bientôt, la crise reprend. Et voici la marquise qui adresse à son mari une sorte d'ultimatum: «Je ne sais, Théobald, si jamais votre colère contre moi sera assez calmée pour que vous puissiez lire, avec quelque souvenir de votre ancienne affection, ces lignes. Vous m'abandonnez complètement et vous me dites: «Soyez heureuse, que voulez-vous de plus? Vous êtes libre comme l'air! vous pourrez faire tout ce que vous voudrez, je ne m'en inquiète pas.» Quoi! cet isolement serait à vos yeux le bonheur; mais il faudrait que je n'aie ni âme ni affection, pour être heureuse avec la vie que je mène. Quoi! lorsqu'après ne vous avoir vu que dix minutes pendant le déjeuner, je n'ose pénétrer chez vous pour vous dire un mot, je dois être contente, heureuse, lorsque je vous revois, exactement pendant le dîner, devant dix personnes, lorsque tout ce que vous me dites m'est prouvé, quelques minutes après, être un mensonge pour les choses les plus simples et les plus naturelles. Toujours fuie, toujours chassée, je dois paraître riante et heureuse. Pourriez-vous nier que, depuis quelques jours, résignée à la triste vie à laquelle vous m'avez condamnée, je vous recevais avec la même tendresse que j'ai toujours eue pour vous. Hier soir encore, Théobald, après avoir passé ma journée à désirer vous revoir, heureuse, oh! oui, bien heureuse du quart d'heure que vous m'accordiez à la fin de la journée en rentrant du spectacle, je vous remerciais avec effusion, oubliant toutes mes souffrances pour un instant de bonté de votre part. Eh bien! pour prix de cette résignation, de ma soumission à toutes vos volontés, le lendemain, je vous vois encore moins et cependant vous m'aviez dit, Théobald, que moins je vous demanderais, plus je serais réservée, plus je vous verrais. Quoi! non seulement il faut être résignée, soumise à ce cruel isolement, mais un regret est même un crime à vos yeux. Vous convenez que peu de maris, qui soient de bons maris, aient autant de liberté que vous. Eh bien! ce n'est pas assez encore que le sacrifice complet de mon bonheur, car croyez-vous que ce soit du bonheur que de s'entendre répéter sans cesse qu'au prix de ne plus vous voir on ne saurait être heureux; et il faut que je sois gaie, contente, que je vous remercie de m'abandonner. Vous voudriez que je fusse plus aimable et plus heureuse que ne le sont bien des femmes, même pour des maris les plus affectueux. Il y a quelque temps, avant que je n'eusse pris encore sur moi de ne jamais enfreindre vos ordres, pour aller chez vous, pour vous questionner, vous soupçonner, vous accuser, j'aurais compris la manière dont vous me traitez, mais lorsque je vous ai montré ma soumission, ma confiance, de la manière la plus irrécusable, oh! pourquoi, Théobald, redoubler de dureté, pourquoi en me poussant au désespoir, faire perdre en quelques instants le fruit des efforts que vous devriez encourager. Théobald, tu m'en veux, parce que dans l'excès de mon amour j'ai été jalouse, inquiète, mais si je t'ai accusé injustement dans mes emportements, tu ne saurais le nier, jamais je ne t'ai, en aucun instant de ta vie, montré de défiance dans mes actions, jamais je ne t'ai refusé ma présence, mes caresses; mais toi, tu ne m'accuses pas, tu ne me soupçonnes pas, mais que ferais-tu de plus vis-à-vis de moi que tu ne fasses maintenant. Même les caresses qui t'échappent malgré toi, tu les regrettes, tu me les reproches comme si j'en étais indigne. «Théobald, tu m'aimes encore, au nom de tes enfants, de ton bonheur,--car je le sais comme toi, tu ne peux pas être heureux ainsi, en menant une vie qui serait de l'inconduite à tes propres yeux, dis-tu, si j'étais plus aimable,--ne me force point, en me réduisant au désespoir, à me faire détester par toi. Soutiens-moi plutôt. Hélas! je ne puis donner que soumission et confiance. Bientôt, je l'espère, j'y joindrai de la douceur. Mais être gaie, aimable, le puis-je, lorsque je suis malheureuse et ne puis-je pas l'être avec la vie que nous menons, pour peu que j'aie de l'affection pour toi. Quoi! tu serais aise de me voir gaie, heureuse, étant abandonnée par toi! Ah! le jour où je serais ainsi consolée je ne me soucierai pas de te voir changer et revenir. Ce soir, quand tu es rentré, j'avais souffert moralement et physiquement toute la journée; je venais cependant de m'occuper de toi et cela m'avait fait du bien, car je t'aime, Théobald, et bien plus que tu ne le crois. Comme tu m'as traitée en rentrant! Oh! alors j'ai perdu la tête et j'ai fait mille choses dont tu ne m'accorderas jamais peut-être le pardon, car j'aurais dû renfermer mon chagrin et ne pouvant rentrer chez toi, je me suis promenée à minuit sous ta fenêtre. Tu me bannis de ta chambre comme une coupable. L'ai-je jamais fait dans ces soupçons dont tu te plains tant? Par pitié, Théobald, cède à ta bonté naturelle, à ton affection pour une femme qui meurt d'amour pour toi et qui deviendra folle. Ne persiste pas dans tes idées qui nous entraînent tous les jours plus loin l'un de l'autre. J'embrasse tes genoux. Par pitié, ne te raidis pas. Si tu savais comme je souffre et toi aussi tu souffres, mon bien-aimé.» Pour causer une telle jalousie, le marquis est-il une merveille de beauté? «Brun, petit, de mince apparence», ainsi le voit le comte d'Alton-Shée. «C'est un blond blafard, pâle, blême, l'air anglais», dira Victor Hugo qui lui trouve «l'air faux». Sur sa douceur, tout le monde est d'accord. «Il adorait ses enfants, dit le docteur Louis, et passait sa vie à en avoir un sur ses genoux et, parfois en même temps, un autre sur le dos.» Il a l'intelligence paresseuse. Souvent il promet et il oublie, ou sa nonchalance a le dessus. Souvent il ne sait pas vouloir, ou s'il veut, il ne sait affirmer sa volonté et fait en dessous ce qu'il eût dû faire au vu et au su de tous. «Il a toujours l'air d'être prêt à dire quelque chose qu'il ne dit pas.» Ainsi sont les hommes qu'on a habitués à s'effacer. Un jour, le 5 décembre, dans un moment d'exaspération, la marquise écrit à M. Riant, le notaire qui a dressé son contrat de mariage,--il a cédé son étude à Me Cahouet, mais il continue à s'occuper des affaires de ses anciens clients. Elle réclame son intervention entre elle et le marquis de Praslin. Pour une réconciliation? que non pas! pour une séparation amiable. «Monsieur, je viens m'adresser à vous pour obtenir de vous un grand service pour lequel je réclame votre entremise et votre discrétion. Depuis longtemps, je désire me séparer. Depuis un an environ, j'ai consenti à rester sous le même toit que M. de Praslin, malgré ce désir; mais cette vie ne m'est plus supportable. Ma santé s'altère tous les jours. Je n'ai plus que peu de temps à vivre et je voudrais le passer dans la solitude et le calme. Il me sera facile, en ayant besoin, de me faire ordonner un hiver dans le Midi. Je sais que M. de Praslin craint les éclats et que cette seule idée peut lui donner de l'opposition à une séparation. Je ne demande que la permission de partir seule, au 15 janvier, sous le prétexte de ma santé, en lui faisant le sacrifice de mes enfants. Je crois avoir le droit de demander une séparation qui, en ne dérangeant rien à ses affections, ses goûts, ses habitudes, me donnera la possibilité de mourir en paix dans la solitude qui peut être le seul véritable refuge des regrets. J'ai fait choix d'un lieu où je désire me retirer. C'est une toute petite ville sur les bords de la Méditerranée. Une pension de 6 000 francs suffira à mes besoins. Quels que pussent être les motifs qui aient donné l'idée à M. de Praslin qu'il avait le droit de me réduire à la vie qu'il m'impose, je sais que j'ai droit à toute son estime et que j'aurais tort de supporter des humiliations continuelles qui empoisonnent ma vie sans les avoir méritées. Je pense donc, Monsieur, que vous parviendrez à obtenir de lui la seule et dernière grâce que je lui demanderai de ma vie. Croyez, Monsieur, à mon éternelle reconnaissance de vouloir bien me prêter votre appui et d'être le dépositaire de ce triste secret de famille. Si vous parvenez à décider M. de Praslin à consentir à mon départ, je lui donne ma parole que je ne parlerai de notre séparation à personne. Une fois partie, on s'habituera à mon absence et tout esclandre sera évité. Si M. de Praslin n'y consentait pas, je suis tellement décidée à en arriver là, à moins d'un changement radical dans sa manière d'être avec moi, que je ne puis répondre que je n'amène, par un éclat dans sa famille et la mienne, la séparation que j'implore comme une faveur. Croyez-moi, Monsieur, il faut de réelles souffrances pour conduire là une femme qui n'a jamais eu d'autres affections que son mari et ses enfants.» Cette lettre, encore elle ne l'envoie pas. Sitôt qu'elle s'est soulagée en l'écrivant, elle s'est rendu compte que ce n'est pas une séparation qu'elle veut mais un rapprochement, et sur le carnet où elle note ses pensées, elle inscrit trois réflexions où ses préoccupations s'épanchent: «Lorsqu'on attache deux lévriers au même poteau, si on ne met pas les deux chaînes d'égale longueur, celui qui aura la chaîne la plus courte sera entièrement à la merci de l'autre qui, tantôt le délaissera, tantôt lui fera subir sans recours la tyrannie de sa force et son indépendance. «Cette fleur, elle vous plaît. Vous voudriez la conserver; elle répandrait un doux parfum sur vos jours, mais elle est délicate, il faut la manier avec délicatesse, avec soin, car elle se briserait aisément. Si vous la négligez, si vous la pliez de côté pour plus tard, oh! il sera trop tard alors. Elle aura langui et elle se sera fanée, desséchée, et elle tombera effeuillée quand vous voudrez la reprendre. Ainsi le cœur d'une femme. «Si vous aviez une plante du Midi, ne savez-vous pas que pour la conserver, il faut l'entourer de soins, ne pas l'abandonner au froid, car si vous l'abandonnez, elle mourra, à moins que d'autres ne se chargent des soins que vous aurez négligés, et vous le regretterez, mais trop tard; car cette plante, quoique les soins excessifs vous fussent quelquefois à charge, vous y teniez peut-être, d'autant plus que ses qualités n'étaient pas celles qu'on rencontre communément et sa rareté ajoutait à son prix et flattait peut-être votre vanité comme vos plaisirs. Ainsi le cœur méridional d'une femme; il est moins doux, moins agréable, mais peut-être plus aimant, moins léger que celui d'une femme du Nord. L'amour est la vie qui l'anime, le feu qui l'échauffe. S'il est vertueux et que vous l'abandonniez, le froid de la solitude le glace et il meurt...» [Illustration: _Une soirée chez le duc d'Orléans._ Dessin d'Eugène Lami. (Jules Janin: _Un hiver à Paris_.)] Au moment où Mme de Praslin trace ces pensées, à quoi correspondent-elles dans la réalité? Elle est si peu délaissée, si peu «condamnée au froid» qu'elle porte dans son sein Raynald, dont la conception a suivi de fort près la guérison des troubles subséquents à ses couches du printemps. Las des scènes de jalousie, effrayé des aptitudes extraordinairement prolifiques de cette infatigable pondeuse, rassasié, distrait par d'autres amours, Praslin s'est-il refroidi? C'est un silencieux, un réservé, un timide, un scrupuleux aussi. Jamais il n'a pu se résigner à voir souffrir. «C'est un ange de bonté», diront la duchesse, Mlle Deluzy, ses serviteurs. Il n'aurait pu voir tuer un poulet et n'osait renvoyer un serviteur, et pourtant il est sourd aux lamentations de Mme de Praslin. Jamais il n'a parlé que par ses silences. Il n'a retracé nulle part ni une plainte, ni une articulation. Les documents saisis dans son secrétaire se réduisent aux lettres de Mme de Praslin, et c'est dans celles-ci seules qu'il faut chercher la vérité. A les lire en psychologue averti, négligeant les appréciations de celle qui écrit pour s'en tenir aux faits qu'elle voit, il s'est accompli une évolution grave dans l'âme de Praslin. Il est triste, absorbé. Il a des chagrins mystérieux. Il s'éloigne visiblement de sa femme. Il observe, il surveille. Plus tard, la légende a prétendu--mais rien n'est venu la confirmer--qu'il l'avait soupçonnée d'une intrigue, qu'une lettre anonyme lui avait fait croire à l'existence d'un enfant mystérieux, élevé dans un réduit caché au fond du parc, qu'il l'y avait suivie et qu'alors, il s'était révélé à lui que Mme de Praslin secourait les malheureux à l'insu de tous. Tout ce qu'a écrit Fanny contredit cette version. Ce n'est pas M. de Praslin qui implore le pardon de la femme qu'il a calomniée; c'est la femme qui supplie, qui parle de «honte», de «regrets», de «remords», de «repentir», et c'est M. de Praslin qui lui dit qu'il la «méprise», qui l'écarte soigneusement de ses enfants, comme une influence malsaine, délétère, vicieuse. Il faut donc renoncer et à la théorie de Praslin, las du mariage, et à la théorie de Praslin jaloux, méfiant, injurieusement soupçonneux. L'hypothèse doit être autre. Longtemps avant la naissance de Raynald, longtemps même avant celle d'Horace, un scandale a bouleversé le grand monde parisien. Une jeune femme, au lendemain de couches douloureuses, a fui le domicile conjugal en criant sa haine pour les hommes et leur barbarie. La transfuge est partie, non pour Cythère mais pour Lesbos, en compagnie d'une femme de chambre. Au cours du procès de séparation qui a suivi cette fugue, un nom a retenti discrètement dans les prétoires, celui de Mlle Mendelssohn. Praslin peut n'en avoir rien su. Il y a, cependant, un vieillard qui siège sur les bancs de la Chambre des Pairs, un collègue du vieux duc de Praslin, dont la vie a été brisée par ce scandale. Mais le nom de l'institutrice a pu alors ne rien rappeler au marquis. Il semble qu'au courant de 1839, ce nom ait pris une signification pour lui. Quel est l'homme qui peut se vanter de connaître à fond un autre être humain? Est-il rien qui égale la souffrance de _ne pas savoir_, jusqu'à ce qu'on connaisse celle de _savoir_? Sitôt l'inguérissable soupçon pénétré en lui, Praslin a eu sa vie empoisonnée. Il a cherché, scruté, analysé, rapproché des riens qui, jusque-là, n'avaient pas eu de sens à ses yeux. Ces états d'âme, il les parcourt en un douloureux calvaire, pendant la fin de l'année 1838, l'année 1839, et toute l'année 1840. Ce n'est que celle-ci révolue, que l'on trouve, dans les lettres de Mme de Praslin, des allusions nettes à des reproches, à des griefs, à des accusations que son mari a articulés dans leurs querelles et qui n'y avaient point paru jusque-là. Plusieurs mois encore, la malheureuse se débat, non contre ces soupçons qu'elle répète et ne semble pas comprendre, mais contre leur résultante qu'elle voit seule. Elle combat les moulins à vents que forge son imagination, et elle n'aborde, ni de face ni de côté, des griefs qui sont, entre tous, les plus difficiles à combattre. Jadis choyée, caressée, maintenant repoussée avec une sorte d'horreur et de dégoût, elle croit à des maîtresses. A entendre parler sans cesse de «maris qui ont de petits appartements», elle suspecte le sien. Elle s'habitue à accuser successivement toutes les gouvernantes de ses enfants de lui disputer le cœur de son mari. C'est le reproche qu'elle a fait d'abord à Mlle Desprez, qu'elle fait à celle qui lui a succédé et qui est pourtant une malade menacée par l'anévrisme, qu'elle fera bientôt à Mlle de Tschudy. En même temps, elle s'avoue à elle-même qu'elle ne soupçonne pas son mari, qu'elle n'a pas le droit de le soupçonner. Certains jours, ce ne sont pas des reproches qu'elle lui adresse, c'est son admiration qu'elle exprime: «J'admire ta bonté, ta patience avec moi. Je suis confuse, malheureuse de me sentir si coupable envers toi, _le meilleur des hommes et des maris_. Il n'y avait pas plus de dix minutes que j'étais rentrée dans ma chambre, que je sentais tous mes torts bien plus profondément que je ne puis te l'exprimer, et si je n'avais écouté que mon cœur, j'aurais couru me jeter à tes genoux, mais j'ai craint de te contrarier et de t'empêcher de dormir. Pour moi, il est une heure et je n'ai pu attendre à te demander pardon. Je me suis levée et je t'écris; mais je ne pourrai jamais te dire tout ce que j'éprouve de honte, de remords, de regrets, de repentirs de ma conduite, et d'admiration pour la tienne, et de reconnaissance. Oui, de reconnaissance, malgré tous les chagrins que j'éprouve, car je sens qu'une bien vive affection peut seule résister à une conduite comme la mienne, et t'inspirer ce désir et cette persévérance d'employer à me corriger tous les moyens qui doivent le plus répugner à ta douceur, ta tendresse, tes habitudes, car tu me sacrifies même dans ce but les apparences de ta conduite si exemplaire. Pardon, oh! pardon, mille fois pardon, mon bien-aimé Théobald, si j'ose me permettre de te nommer encore ainsi. Tu es un ange dont je n'étais pas digne et, cependant, je t'aime bien et c'est cet amour qui me fait perdre la tête et qui, dans le désespoir d'être séparée de toi, me fait faire et dire des choses dont je rougis et que jamais je ne pourrais assez expier, si ta bonté ne surpassait encore mes torts. Cher Théobald, aie pitié de moi. Je ne serai pas, je l'espère, toujours indigne de toi, encore un peu de patience. Hélas! je ne fais guère de progrès; mais intérieurement, je sens plus vite et plus profondément mes torts et ta bonté. Au nom du ciel, ne te décourage pas, car lorsque je reprends ma raison, je sens combien tu as raison d'agir ainsi que tu le fais. Corrige-moi, punis-moi autant, aussi longtemps que tu le voudras. Laisse-moi seulement penser au proverbe: «Qui aime bien châtie bien». Crois à mon repentir comme à mon amour. Pardon! Pardon.» Puis, c'est une autre attitude. Le silence de Praslin, ce silence des calmes qui exaspère les esprits exaltés, porte ses fruits. Un jour, au Vaudreuil, elle tente de se frapper avec un stylet, et son mari se blesse à la main en la désarmant. Puis Fanny se déclare prête à tout. Elle semble avoir renoncé à un rapprochement désormais impossible à ses yeux (21 mai 1840): «Ne vous étonnez pas, mon cher Théobald, de ma crainte de me trouver seule avec vous. Nous sommes séparés pour toujours, vous l'avez dit. La journée d'hier vivra dans mon cœur par un bien pénible souvenir. Hier soir, vous avez pu juger que j'en comprenais le sérieux, puisque devant les personnes qui sont le motif de cette séparation, ma conduite a été telle qu'elle pouvait l'être si nous eussions été très unis. Oui, je vous jure, devant le monde, vous serez content de moi. Les efforts que j'ai faits hier, bien naturellement, après cette cruelle journée, vous en seront la meilleure preuve. Tant que j'ai conservé l'espoir d'un rapprochement, d'une réconciliation (et j'en avais beaucoup dernièrement), j'étais continuellement dans l'alternative de joie et de crainte qui me poussait à des boutades d'emportement; maintenant que le sacrifice est consommé, soyez tranquille: devant les enfants, les gens, la famille, le monde, jamais rien ne pourra vous accuser d'avoir détruit mon bonheur. Oh! quand je dis, toi, ce n'est pas toi que mon cœur accuse; mais, me trouver seule avec vous, mon ami, est au-dessus de mes forces: j'ai besoin de pleurer dans ma solitude, de m'y recueillir, de m'y reposer pour prendre l'énergie nécessaire pour cacher aux yeux de tous mon malheur. Mes illusions sont encore trop près, mes habitudes d'épanchement avec celui que j'aime, trop récentes, pour que je puisse prendre encore l'habitude d'une réserve froide et affectueuse vis-à-vis de vous, qui seule peut convenir dorénavant à ma position. Maintenant, mon cœur déborderait toujours; il faut que le temps calme les expressions de la douleur et lui donne la force de l'habitude. Alors, soyez-en sûr, mon ami, au lieu de vous fuir, vous serez encore, comme toujours par le passé, la personne avec laquelle je préférerai me trouver. Aujourd'hui, mon amour est encore trop chaud dans mon cœur: c'est un deuil que ma vie intérieure désormais: les sentiments qu'il me fait éprouver seront toujours les mêmes, mais le temps en adoucira les formes. [Illustration: _Vaux-le-Praslin (1845)._ Dessin de Rauch, gravé par Schræder. (Bibliothèque Nationale. Estampes.)] «Ne m'en voulez donc pas, mon ami, si je vous fuis; je sens que je le dois pour ne point empoisonner votre vie. Devant le monde, devant les tiers, oh! je serai bien plus à mon aise: il me sera libre et même convenable d'être, vis-à-vis de vous, affectueuse, empressée, causante. Ces moments-là seront des moments de consolation, de bonheur et de joie bien pure. Oh! donnez-m'en souvent, mon ami, j'en serai bien reconnaissante, je reprendrai des éclairs de gaîté par les illusions qu'ils me causeront. Certes, après ce qui s'était passé dans la matinée, la société d'hier soir n'avait rien de pénible pour moi. Eh bien! je paraissais heureuse, vous l'avez vu, je l'étais presque, je me disais: «Si nous étions bien unis, il faudrait dire ceci, faire cela», et je le faisais, et cette illusion me faisait du bien. Seule avec vous, je dois me tenir toujours sur mes gardes, en présence de la triste réalité; nous sommes séparés et quoiqu'il y ait trois ans que nous vivions comme si nous l'étions; il restait l'espérance: hier l'a tuée[26]. [26] Trois ans, le 21 mai 1840! Et Raynald est né le 29 juin 1839! Comment compte la duchesse de Praslin? «Pour être vis-à-vis de vous, mon ami, comme je dois l'être dorénavant, il faut oublier le passé et surtout mes espérances. Le temps et l'habitude de l'isolement peuvent seuls m'apprendre à détacher dans ma pensée, Théobald de M. de Praslin, que le premier ne doit vivre que comme un mystère dans mon souvenir ou bien devant le monde, et que, seule avec vous ou dans vos pensées et dans vos habitudes, je ne suis plus qu'avec M. de Praslin. Ah? croyez-moi, je voudrais être certaine que vous serez heureux au prix de tout ce que j'ai souffert et de ce que je vais souffrir maintenant sans avenir. Venez sans crainte au Vaudreuil. Restez beaucoup chez vous avec vos enfants. Vous ne me trouverez jamais sur votre chemin. Je cherchais depuis longtemps toutes les occasions de faire renaître mes espérances, je les fuirai: il m'en coûte trop pour les perdre. Adieu! Oh! que ce mot renferme de douleurs maintenant que je ne prévoyais pas. Adieu, et cependant tu m'aimais. Adieu! Là-haut nous nous retrouverons. Ne refuse pas cette dernière prière, le seul rendez-vous que je te donnerai désormais. Que cette idée t'occupe quelquefois: je t'aime toujours.» Durant l'hiver de 1840 à 1841, Praslin est arrivé à une conviction personnelle. Mlle de Tschudy, après dix mois de séjour, va quitter les Praslin. Elle est en désaccords continuels avec la marquise et le marquis n'est point satisfait, d'ailleurs, du laisser-aller avec lequel elle mène les éducations dont elle est chargée. Il faut une institutrice plus sévère, plus à cheval sur les consignes. Il élabore un règlement qui exclura _complètement_ Mme de Praslin de la direction des enfants. Voici ce règlement, tel que la justice le trouva dans ses papiers: «La gouvernante mangera avec les enfants dans leur chambre à la campagne, et dans la salle à manger à Paris. La gouvernante sera chargée de toutes les dépenses concernant les enfants: toilette, instruction, femmes de chambres, bonnes, plaisirs. La gouvernante réglera, en un mot, tout ce qui concernera les enfants, sous sa responsabilité. _Les enfants ne sortiront qu'avec leur gouvernante. La gouvernante décidera quelles personnes les enfants recevront ou ne recevront pas._ La gouvernante devra tout décider elle-même et ne pas consulter d'avance les parents qui se réservent seulement le droit d'observation. _Mme de Praslin ne montera jamais chez ses enfants; s'il y en a de malades, n'entrera que dans la chambre du malade; ne les fera jamais sortir sans la gouvernante, ne les verra qu'en présence de M. de Praslin ou de la gouvernante._» Mme de Praslin accepte cette exclusion colorée de prétextes de santé, mesure draconienne que peuvent seules dicter la folie ou la triste raison. Plus tard, quand elle protestera, elle déclarera ne l'avoir admise que pour complaire aux exigences de son mari et désarmer le mécontentement que lui avait inspiré ses violences. Ce qui est certain, c'est que, ni en 1840 ni en 1841, elle ne s'est préoccupée de cette exclusion et que la place qu'elle réclamait alors semble beaucoup plus un droit «sensuel» au lit qu'un droit «moral». «Oh! pourquoi, mon bien-aimé, te refuser à épancher ton âme dans la mienne? écrit-elle au commencement de 1841, tu retranches de notre vie tout le charme de l'affection! Crois-tu donc, ou plutôt veux-tu t'efforcer à croire que l'indépendance, c'est l'isolement? Tu dis que je suis exigeante parce que je désire partager toutes tes peines; tu ne veux pas que je m'aperçoive lorsque tu en as; mais tu veux donc être pour moi un étranger, et pour cela ne faut-il pas que tu me deviennes complètement indifférent? Que de temps pour en arriver à cette insouciance pour la personne que l'on n'aime plus! Crois-tu donc que ce serait possible, que mon cœur ne serait pas brisé avant d'en arriver là? Tu es affligé toi-même de me voir triste, et tu en sais la cause; tu sais les consolations que tu pourrais me donner; et cependant tu en es peiné! Eh bien moi, je te vois souffrir, être triste; je sais qu'il y a dans mon cœur, des trésors d'amour pour calmer et adoucir en toi tous les chagrins et tu me repousses! Tu as quitté ma chambre parce que tu crains que je cherche à prendre de l'ascendant sur toi, mon ami. Je te le jure au nom de mon amour, du tien, sur ce qu'il y a de plus cher et de plus sacré pour moi, je ne demande que ton amour, ta confiance, comme tu as la mienne; je me laisserai conduire en tout par toi, je ne te tourmenterai plus de ma jalousie, je ne m'arrogerai plus de droit de reproche et de conseil. Je me repens trop, je souffre trop de mes fautes pour y retomber. [Illustration: _Le Château de Praslin._ En-tête du papier à lettre de Louise de Praslin. (Archives Nationales.)] «Nous sommes bien jeunes, Théobald, ne nous condamnons pas à l'isolement tous les deux. Quoi! nous nous aimons, nous sommes purs tous deux et nous vivrions séparés de cœur et d'esprit! Oh! ne laisse pas opprimer ton cœur par un peu d'amour-propre; je te jure que je n'aspire qu'à ta tendresse, ton intimité et ta confiance; je serai la moitié aimante mais passive de ta vie. Va, crois-moi, jamais je n'abuserai de ta bonté, de ta tendresse; tes épanchements seront reçus dans mon cœur avec la même tendresse et le même mystère que tes caresses. Reprends ta Fanny; essaie-la encore quelque temps avec affection, confiance; tu verras que tu seras plus heureux que tu ne peux l'être dans l'isolement. Tu cherches des distractions, mais es-tu réellement heureux? Oh! non, mon ami, on ne l'est pas avec un cœur comme le tien et la vie que nous menons. Ta femme, elle, n'a d'autre bonheur, d'autre affection, d'autre famille, d'autre appui que toi. Oh! ne sois pas sourd à ses prières, à ses serments, à son repentir, car elle t'aime et sa vie ne sera plus que reconnaissance et amour pour toi. Tu la repousses comme une coupable: elle n'ose point se présenter à tes yeux, t'ouvrir son cœur, te couvrir de caresses, t'adresser ses prières. Tu l'as chassée de ton lit et de ton cœur; ferais-tu davantage si elle n'était pas fidèle? Elle pleure jour et nuit; elle attend à ta porte et n'ose entrer, car demain tu le lui reprocherais peut-être. Mon ami, au nom de tant de souvenirs qui te sont chers, que tu m'as si souvent dit d'invoquer dans le cas où tu m'en voudrais sérieusement, oh! ne me repousse plus. Rends-moi ta confiance, ton amour. Consens à recevoir les soins, les consolations de cette femme qui ne vit que pour t'aimer. Oh! je n'en abuserai jamais. Mon bien-aimé, de quoi m'en veux-tu, si ce n'est de mes soupçons et de mes emportements Y en a-t-il jamais eu qu'une caresse n'ait fait céder à l'instant? Ne cède pas à ton irritation, au ressentiment. Ne sois pas inflexible... «Si tu savais avec quel bonheur j'ai entendu, ce soir, ton père te donner des éloges, s'étonner de tout ce que tu peux quand tu veux! Oh! j'étais heureuse et fière; mais moi, je ne m'en étonnais pas, car il y a longtemps que je sais tout ce que tu vaux. Ta femme est trop fière, trop heureuse de tes succès: elle t'aime trop, mon ami, pour ne point mériter de partager tes chagrins, toutes tes préoccupations. Théobald, je ne vis que par toi, en toi. Oh! fais que je vive pour toi. Plus mes offenses ont été grandes, plus il est digne d'un cœur comme le tien de les pardonner. Oui, mon amour, mon dévouement, mon repentir sont dignes de ton pardon. Oh! ne brise pas ce cœur qui ne respire que pour toi. Ami! ami! toi qui m'as tant aimée, pardonne. Sois sûr que tu ne te repentiras pas de ta confiance, de ta bonté. Crois-tu donc que, lorsque tu me confieras tes peines, ta tête appuyée sur mon cœur, tes mains dans les miennes, mes lèvres sur ton front, tu ne les sentiras pas moins amères que dans la solitude? Lorsque j'adoucirai tes ennuis par des paroles d'amour et d'intérêt, crois-tu donc que tu ne seras pas plus heureux que maintenant? «Oh! ne sacrifie pas ton bonheur et le mien à une vaine crainte que mon caractère abusera de ta bonté... «Tu seras toujours sûr de trouver chez toi un visage serein et un cœur joyeux de te revoir et d'être le dépositaire de tes impressions et, quand tu voudras m'emmener, une compagne heureuse de te suivre partout. M'as-tu jamais vue, en aucun temps, préférer aucun plaisir au bonheur d'être près de toi? Et, cependant, tu as peut-être été plus jaloux que moi au fond. Dieu sait jusqu'où vont tes soupçons à cet égard en ce moment, car je ne sais à quel motif attribuer tes chagrins secrets. Dans quelle angoisse je vis! Mon bien-aimé, nous pouvons encore être si heureux! Laisse-toi toucher. Essaie d'être confiant avec moi, tu verras que tu ne trouveras que douceur et consolation, que jamais je n'essaierai de t'imposer mes idées. Tu veux faire un essai; je ne puis croire que tu veuilles ainsi m'abandonner pour toujours, nous priver des plus doux sentiments de bonheur; mais la vie est si courte, mon bien-aimé, et il y a déjà si longtemps que nous sommes désunis, séparés. Bientôt je n'oserai plus faire des avances sans cesse repoussées comme mes caresses; il n'est pas dans ton caractère de faire les premiers pas. L'habitude sera prise, ta femme craindra trop pour essayer encore, et la vie passera ainsi, et tu ne seras pas heureux, et ta femme mourra de douleur. Oh! reviens, reviens à elle!» III Henriette Deluzy-Desportes. Le moment approche du départ de Mlle de Tschudy. Mme de Flahaut recommande une jeune gouvernante, Mlle Deluzy-Desportes, qui vient de passer cinq ans en Angleterre, chez lord et lady Hislop. Miss Hislop devant épouser son cousin, le comte Malgund[27], son institutrice a été adressée par lady Hislop à des amis français et c'est sous leurs auspices, chaudement patronnée, qu'elle est proposée pour la charge de gouvernante des enfants Praslin. Praslin va la voir seul dans la pension de Mlle Renard où elle est logée. C'est là qu'elle a été élevée jadis. Elle a vingt-neuf ans. C'est une très jolie blonde dont les soyeuses anglaises encadrent le visage encore plus doux que régulier. Sa taille est pleine d'élégance et de distinction. Elle cause avec esprit, sans embarras. Elle dessine fort bien, elle est très musicienne. Mlle Deluzy est d'abord un peu effrayée à la pensée de distribuer la becquée intellectuelle et morale à neuf enfants. A Charlton, chez lady Hislop, elle n'avait eu qu'une élève. Ses appointements s'élevaient à dix-huit cents francs par an. Sa distinction, sa façon de s'exprimer, l'aisance de ses manières qui témoigne de l'habitude de la bonne société, ont tout de suite plu à Praslin. C'est bien la femme qu'il faut pour élever ses filles et les préparer à tenir leur rang dans la société qu'elles doivent fréquenter. Le marquis offre 2 000 francs d'appointements; si la gouvernante dirige les aînées des jeunes filles jusqu'à leur mariage, il lui assurera une pension viagère de 1 500 francs par an. Pour une jeune fille qui est seule dans le monde, sans fortune, sans protecteur, presque sans nom, la proposition est tentante. Henriette Deluzy, à qui Praslin garantit en outre l'assistance d'une sous-gouvernante et de professeurs choisis par elle, se laisse séduire. Elle rend une visite à Mme de Praslin qui l'instruit elle-même que jusque-là le plus grand désordre a régné dans le gouvernement des enfants. Trois gouvernantes se sont rapidement succédé dans la maison. Quant à elle, déclare-t-elle, sa santé, les obligations de sa position dans le monde, l'empêchent de s'occuper d'enfants aussi nombreux. Elle a donc reconnu avec M. de Praslin la nécessité de confier à la gouvernante l'entière direction des enfants. «Je reçus, dit Mlle Deluzy dans le _Mémoire_ adressé à ses juges, des pouvoirs illimités. Je dus m'engager à ne jamais quitter les enfants, à ne pas m'éloigner un jour entier de la maison[28].» Elle accepte ces conditions, après avoir hésité un instant devant cette vie d'abnégation et de dévouement. Elle entre en fonctions le 1er mai 1841. Le jour même, Mlle de Tschudy lui fait ses confidences. Les jeunes filles sont charmantes et elle regrette autant de les quitter que de partir, mais Mlle Deluzy connaîtra aussi le revers de la médaille. La vie n'est pas gaie chez les Praslin. Le marquis et la marquise vivent dans un continuel désaccord. C'est une femme atrabilaire dont la jalousie est la vraie cause de son départ et qui a si peu de reproches réels à lui adresser qu'elle la place de sa main, dans la famille de Mérode. Mlle de Tschudy peut être un peu bizarre, mais ses avis valaient plus d'attention que ne leur en accorde Henriette. Elle est si heureuse de retrouver une situation. Elle ne désire que s'attirer la tendresse des beaux enfants dont elle vient de faire la connaissance. Elle se sent si seule, si isolée dans la pension où l'a accueillie une vieille fille acariâtre. Puis Vaux-Praslin l'enthousiasme avec son parc, ses parterres, son château. Elle a plus qu'une autre le besoin de s'identifier à un milieu riche qui semble lui rendre ce qu'elle estime lui avoir été dérobé par le sort. Qu'est-elle en effet? D'où vient-elle? Son histoire est simple et triste. [Illustration: _Henriette Deluzy-Desportes._ (_Mrs. Harry M. Field_). _Home Sketches in France_, (New-York, 1875.)] [27] Emma-Eléonor-Elizabeth Elliott Murray, comtesse Malgund, puis Minto, morte en 1882. [28] Le mémoire de Mlle Deluzy, écrit à la Conciergerie, en août 1847, a été publié au moment où le recueil de la Chambre des pairs a vu le jour. Ce mémoire n'existe pas à la Bibliothèque Nationale, mais les cartons des Archives en contiennent deux copies exécutées par les soins du greffier de la Cour des Pairs. A l'époque où Lucien Bonaparte a été expédié à Madrid comme ambassadeur par son frère, il avait pour secrétaire, au ministère de l'Intérieur qu'il quittait, un jeune et brillant causeur, Félix Desportes[29]. Fils d'un négociant de Rouen, qui appartenait à la famille du poète Philippe Desportes, Félix était maire de Montmartre au moment de la Révolution. Chargé d'une mission en Suisse par le ministre de Lessart qui était son ami, il a plus tard été envoyé auprès du duc des Deux-Ponts. En décembre 1792, Carra a exigé son rappel. La Terreur l'a emprisonné successivement aux Petits-Pères, puis au Plessis. A la veille du 9 Thermidor, il était porté sur les fameuses listes des Conspirations des prisons et marqué pour la guillotine. Il a été avec Barthélemy un des négociateurs de la paix de Bâle. Puis, il est entré dans la carrière administrative et c'est par elle qu'il a été mis en rapport avec Lucien qui l'emmène en Espagne parce qu'il est un de ses meilleurs amis et parce qu'ayant épousé une Espagnole, il peut lui être utile. Mme Desportes, aimable, jolie, mais inconséquente, vit en mauvais termes avec un mari volage et papillonnant. Ils ont deux filles et un fils, Lucile, Flore-Pierrette de Montmartre et Victor Desportes. La paix de Badajoz est pour Félix Desportes, comme pour Lucien, une source de brillants cadeaux. Quand ambassadeur et secrétaire reviennent en France, que Lucien s'installe au Plessis-Charmant, où l'on joue la tragédie avec Dugazon comme maître, Lekain et Talma comme critiques, Félix Desportes est un des acteurs obligés. Au Plessis-Charmant on rit, on danse, on fait de la musique, on flirte, on cache un renard dans le lit de Fontanes, et comme le ménage Desportes est plus que jamais en désaccord, Lucien juge amusant de ne leur donner qu'un lit et Desportes couche sur une chaise. Quand Lucien achète l'hôtel de Brienne, c'est Desportes qui l'aide à former son salon. Mais la brouille entre Napoléon et son frère exile Lucien et renvoie Félix Desportes dans une préfecture. Pendant treize ans, il est préfet du Haut-Rhin. Membre de la Légion d'honneur le 25 Prairial an XII, il est fait baron de l'Empire, le 25 février 1809. Il porte d'azur à la fasce canée de gueules chargé du signe des chevaliers, accompagné à dextre, en chef, d'une branche d'olivier d'argent et d'une clef brisée d'or et, en pointe, d'un rocher mouvant du bas de l'écu à dextre, surmonté d'un portique crénelé de trois arcades d'or ouvertes du champ et maçonnées de sable, et senestré de deux pallas d'argent s'avançant vers le portique, au franc quartier des barons préfets[30]. Avec de si belles armes, une grosse fortune, Desportes ne pouvait manquer de bien caser ses filles. Il y en a une qu'il néglige tout à fait. C'est Lucile, l'aînée, qui vit près de la mère à Paris, tandis qu'il ne quitte pas Colmar. En 1809, il marie Flore-Pierrette de Montmartre au baron de Boucheporn, maréchal de la Cour du roi de Westphalie et envoie Victor étudier à Gœttingue. Lucile demeure auprès de Mme Desportes que l'âge a rendue maladive, mais à qui il n'a pas appris ses devoirs de mère. La jeune fille se sent devenir vieille fille. Elle s'éprend d'un jeune homme pauvre, mécontente sa mère qu'elle veut quitter, son père qui ne la connaît guère. En 1812, le prétendant est repoussé. C'est un soldat qui va partir en campagne. Lucile Desportes se donne à lui. Vainement, elle supplie ses parents d'accorder leur consentement à un mariage qui la réhabiliterait. Le baron Desportes ne s'attendrit que lorsqu'il est trop tard. Le jeune officier a été tué. Le 1er juin 1813 naît à Paris, rue de la Pépinière, une fille déclarée sous le seul nom d'Henriette, née de père et mère inconnus, que Lucile Desportes reconnaîtra dix ans plus tard. Le baron Desportes sert à Lucile une pension de 3 000 francs, mais il n'a voulu prendre aucun engagement pour l'enfant qu'il se refuse à avouer comme sa petite-fille. Brusquement destitué en 1813, par un décret qui révoqua quarante-deux préfets; accusé de concussion pendant sa préfecture, harcelé par des ennemis qui ne lui accordent ni trève ni merci, le baron a cru rentrer en faveur sous les Cent-Jours, où le Haut-Rhin l'a élu représentant à la Chambre. Le zèle, qu'il y a déployé, l'a désigné à l'animadversion de la Restauration, qui l'exile dans ses terres du Haut-Rhin, puis le comprend en 1816, dans la loi de bannissement. Réfugié en Allemagne, poursuivi par les consuls de France qui le font sans cesse expulser, il a bien d'autres soucis que de s'occuper de Lucile, et quand, en 1820, l'amnistie lui permet de rentrer en France, lié avec tous les chefs de file du parti libéral, il n'a qu'un désir, c'est d'arriver de nouveau à convaincre les collèges électoraux qu'il est pour eux le représentant souhaitable. Toujours on le tient éloigné des fonctions publiques; toutes les batteries de l'autorité sont tournées contre lui. Les ministres, les préfets, les procureurs généraux représentent sa nomination comme une offense à la majesté des Bourbons. En 1830, il n'est pas plus heureux. La fuite d'un notaire chez qui est déposée une grosse partie de sa fortune, la faillite d'une maison de commerce de Rouen, dans laquelle il a des intérêts, lui font craindre une ruine complète. Il obtient difficilement la liquidation de sa pension de préfet. C'est une faveur qu'on accorde à son âge et à ses amitiés, plus qu'à ses droits. Dans ces conditions, le service de la pension qu'il fait à Lucile est bien irrégulier. Élevée dans le luxe, la pauvre fille-mère doit travailler pour assurer l'éducation de sa fille. Quand Henriette a treize ans, on la retire de pension pour la mettre en apprentissage chez un graveur, Narjot, puis elle étudie dans l'atelier du peintre Delormes. En 1832, le choléra emporte brusquement Lucile Desportes. Benjamin Desportes, administrateur des hôpitaux de Paris, grand-oncle de la jeune fille, la recueille d'abord chez lui. Des amis politiques du grand-père interviennent. On le décide à assurer à Henriette une pension de 1 500 francs pour parfaire son éducation. Elle devient l'élève de Mlle Renard, travaille à l'atelier de jeunes filles de Delormes et obtient quelques rares sorties chez son grand-père qui conserve environ 30 000 francs de revenus. Là, elle est rencontrée par le docteur de la Berge, Odilon Barrot, le général Préval, l'amiral Begeret. A tous, elle paraît une femme remarquable par sa capacité, son intelligence, son assiduité au travail. Elle atteint sa vingt et unième année. La gouvernante de son grand-père, Caroline Brousse, qui s'intéresse à elle, lui fait comprendre qu'il est maladroit de demander de l'argent à un vieillard avare. Il lui en donnerait plus aisément si elle n'avait pas besoin de lui, si elle se suffisait. Elle se résout à aller apprendre l'anglais à Brixton-Hill sous le nom d'Henriette Deluzy. «Excellente idée, c'est le moyen de devenir gouvernante», remarque le grand-père, qui lui fournit l'argent nécessaire pour le voyage et se désintéresse d'elle. Telle est, avec les cinq années passées chez lady Hislop, chez qui elle est entrée presque aussitôt après son arrivée en Angleterre, le passé d'Henriette Deluzy quand elle devient gouvernante des enfants Praslin. [Illustration: _Charles-Raynald-Laure-Félix, duc de Praslin, pair de France._ (Bibliothèque Nationale. Estampes.)] [29] Sur Félix Desportes, voir son opuscule: _Appel à l'opinion des habitants du Haut-Rhin_; Jung, _Lucien Bonaparte_; Geoffroy de Grandmaison, _L'Ambassade française en Espagne sous la Révolution_; la duchesse d'Abrantès, _Histoire des Salons de Paris_, III et, aux Archives Nationales, les cartons FI{h}I 158{20} et F{7}6680. [30] Vicomte Révérend. _Armorial du Premier Empire_, I, 62. Chez les Hislop, elle avait été traitée avec la plus grande amitié et malgré la différence de rang et de situation, elle était habituée à vivre dans une intime familiarité avec les personnes qui l'entouraient. Le programme de Praslin avait éveillé ses réclamations. Elle avait obtenu de manger avec les enfants à la table de famille, à la mode anglaise, et, prévenue de la désunion du ménage, se sentant appuyée par Praslin, elle avait essayé de captiver la bienveillance de la marquise. Elle s'attacha bien vite aux enfants qui lui témoignaient une vive tendresse. Mais elle ne put jamais s'assurer la sympathie de la mère. «J'éprouvais en sa présence, dit-elle, une sorte de crainte que je n'ai jamais pu surmonter... Je vivais concentrée dans le centre de devoirs que je m'étais tracés. Chacun louait la direction donnée aux enfants. Je faisais tout au monde pour justifier la confiance placée en moi.» Cette année 1841 fut particulièrement chargée d'événements pour les Praslin. Le séjour à Vaux, que le duc vieilli et malade abandonnait à la direction de son fils, attirait de nombreux visiteurs. Longtemps le duc Charles-Laure s'était borné à entretenir les toitures et à préserver de dégradation les peintures et les dorures. Le marquis avait entrepris dans ce château qui devait lui appartenir un jour prochain des restaurations considérables. Par ses soins, on rétablit la salle des gardes dans son état primitif et, quelques années plus tard, sa rotonde, dont la lanterne a 80 mètres d'élévation, attirera l'attention dès Melun. Fanny se voyait à la veille de la réalisation de ses rêves de châtelaine. Bien qu'elle fût en réalité chez ses beaux-parents, elle avait tendance à se croire chez elle, et rien ne la flattait plus que les éloges que l'on faisait de Vaux-Praslin. «Je ne saurais vous dire, chère amie, lui écrivait après une visite à Vaux, Mme de Rémusat, combien j'ai été heureuse sous votre magnifique toit. Ces quelques jours me laissent une bonne impression et je vous remercie de tant de charme que vous avez donné à ce si court voyage. Je repense à vous sans cesse. Je ne vous aime ni mieux, ni autrement, mais je songe plus souvent à vous dans ma journée. Je rêve de Praslin. Je vois toujours ce beau parc, ces arbres, ces eaux, ce merveilleux château et ces splendeurs royales. Je voudrais vous y savoir aussi heureuse que possible, car vous le méritez plus que personne. Mais la vie n'est jamais simple... M. Mignet est comme moi; il radote de Praslin, mais plus encore de la châtelaine. Remerciez, je vous conjure, M. de Praslin de son bon accueil. J'en garde un souvenir très vif. Je suis dans un état d'exaltation sur Praslin où il trouve naturellement place. Ce qu'il fait est parfait.» Rien ne pouvait être plus agréable à Mme de Praslin que ces approbations. Comme elle l'avouait à Victor Cousin, elle était fanatique de tout ce qui concernait Vaux. «Voici les livres, monsieur, que vous avez eu la bonté de me prêter et que je vous renvoie non seulement avec mes remerciements mais avec l'espoir de nouveaux prêts, entre autres _La Vie de La Fontaine_ par Walcknaër et le volume de son édition qui contient des vers sur Fouquet et sur Vaux. J'ai un grand penchant, je vous l'avoue, à connaître le plus possible tous les détails sur les lieux et les personnes qui ont habité les endroits où je me trouve. J'aime à m'entourer de tous ces souvenirs et à repeupler la solitude de tout ce monde passé. Vous seriez donc bien bon, monsieur, d'abord, de ne vous point trop moquer de moi, puis de venir à mon secours, pour me prêter appui dans ma manie, non seulement en me prêtant, mais en m'indiquant où je puis trouver le plus de détails sur les époques où je cherche ma société imaginaire, qui a trois époques brillantes à Vaux-Praslin: Fouquet, le maréchal de Villars et l'exil du duc de Praslin après la chute du ministère Choiseul. Voyez avec quelle confiance je vous mets au courant de ma monomanie. Vous m'en garderez le secret, n'est-ce pas monsieur; et vous viendrez à mon aide car vous aimez aussi mieux cette société que celle où nous vivons. Mais est-il possible que j'aie osé vous écrire presque une lettre! Trois pages, bon Dieu! pardon, mais faites-moi la justice de remarquer que c'est du papier à billet. Mille affectueux compliments; à bientôt, j'espère[31].» L'amoureux de Mme de Longueville répond avec autant de grâce: «Votre aimable billet me trouve au coin de mon feu, enrhumé et souffrant. J'espère pourtant, madame, que j'aurais le plaisir de vous voir lundi. Il ne faut pas moins pour me tirer de la solitude à laquelle me condamne déplus en plus notre situation politique». [31] Publié par M. Chambon, d'après les papiers de Cousin (_Journal des Débats_, 29 octobre 1905). [Illustration: _Le maréchal comte Sébastiani._ Lithographie de Delpech. (Bibliothèque Nationale. Estampes.)] Cependant la santé du duc Charles-Laure donnait depuis quelques mois de sérieuses inquiétudes. Le 26 juin 1841, une lettre du maréchal Sébastiani à sa fille faisait prévoir la fin du pair de France. «Ton beau-père, le duc de Praslin, est bien malade. Je crois que tu viendras à Paris, et le plus tôt sera le mieux. Tous les jours, il perd des forces et une crise malheureuse peut arriver d'un moment à l'autre. Théobald t'attend lundi. Il est touchant dans sa douleur qui est bien naturelle. Elle est sans apprêt et beaucoup plus poignante». Par le même courrier le marquis écrivait à sa femme: «La nuit a été affreuse... Les médecins sont venus de très bonne heure ce matin. Je ne les ai pas vus, mais ils n'ont rien ordonné. Mon père m'a dit qu'ils l'abandonnaient... M. Louis vient d'examiner mon père. Il trouve que la maladie fait des progrès bien rapides. Il m'a dit que tu n'avais pas de temps à perdre pour arriver.» Le duc expirait le 28 juin. «Vous avez bien raison, ma chère Fanny, écrivait Mme Adélaïde en apprenant son décès, vous avez bien raison d'être sûre de toute la part sincère que je prends à la réelle perte que vous venez de faire. Je regrette pour vous et pour nous votre excellent beau-père et c'est du fond de mon âme que je plains votre mari et vous. Dites-le lui bien de ma part, je vous prie. Le roi et la reine me chargent aussi d'être leur interprète auprès de vous et de lui. C'est un immense malheur dans une famille que la perte d'un si bon et si estimable chef, encore plus s'il est possible, dans le temps où nous vivons et croyez que personne ne comprend et n'apprécie mieux que moi vos justes regrets». Le testament du duc devait être une déception pour la marquise. Vaux-Praslin ne passait pas immédiatement sur la tête de son mari. La douairière conservait l'usufruit du mobilier et de la moitié du château. Le frère, les sœurs de Théobald avaient aussi leur part de droits sur le domaine et quand la nouvelle duchesse voulut agir en propriétaire, son mari dut lui faire comprendre qu'elle n'était pas chez elle à Vaux-Praslin, qu'il n'y était le maître, les partages n'étant pas faits, qu'en vertu d'un arrangement de famille et d'une procuration[32]. Jamais, elle ne put se résigner à accepter cet écroulement de ses espérances[33] et dans le journal qu'elle tint l'année suivante, sans cesse elle revient sur ce point, qu'elle n'a ni mari, ni enfants, ni maison qui lui appartienne. Elle avait toujours eu l'habitude de tenir un journal. Seulement «dans un moment d'espoir» comme elle dit, «pour effacer tout témoignage de ses souffrances» elle avait brûlé sur la fin de 1841, tout ce qu'elle avait écrit jusqu'à cette date. Le 13 janvier 1842, elle rouvrit le livre dont elle avait arraché les pages. Jadis elle se plaignait de voir sortir son mari le soir à pied, tout crotté du retour de la Chambre. «Quels hommes, quelles femmes vois-tu donc?» s'écriait-elle. Maintenant elle se plaint qu'il reste toujours à la maison et qu'il n'y reste pas pour elle. [32] Papiers du duc de Praslin: Lettre du comte de Breteuil développant les propositions de la duchesse douairière. [33] «J'ai toujours eu un grand goût pour Praslin, écrit-elle à son oncle, et peut-être ai-je été un peu aigrie de ne point pouvoir tout à fait m'y regarder comme chez moi. J'en conviens, ici j'ai encore été punie. Praslin m'avait tourné la tête étant jeune fille... Je suis bien punie de l'orgueil de jouer à mon beau château, en voyant la pauvre figure que j'y fais maintenant.» «Deux années se sont écoulées, mes espérances sont maintenant anéanties pour cette vie, et j'éprouve le triste besoin que tu connaisses un cœur qui avait concentré en toi tous ses plus tendres sentiments, qui reposait en toi avec tant de confiance ses espérances de bonheur. Je sens que l'indifférence seule ne t'aurait pas conduit, avant un bon cœur, à traiter ainsi une personne qui t'aime d'une manière qui ne t'a jamais inspiré de doutes. Il faut de l'aversion pour m'avoir ôté vis-à-vis de toi tous les droits d'une femme; il fallait plus encore, il fallait du mépris pour m'arracher mes enfants. _Mes enfants! peux-tu croire que je les corromprais; mais tu sais bien que ma vie et mon cœur sont purs; et tu sais qu'il y a bien peu de mères, quelque coupables qu'elles aient pu être, qui soient capables d'un tel crime. Crois-tu donc que je ne les aime pas, grand Dieu! mais tu crois donc que je n'ai pas d'âme, que je suis pire que les bêtes de proie. Mais tu dois bien savoir que je t'aimais trop pour ne pas aimer tes enfants, quand ce ne serait point par d'autres raisons._ Oui, j'ai été longtemps indolente, incapable, mais j'étais toujours grosse; et maintenant que je sais, car tout me le prouve, que tu n'as plus d'affection pour moi, tu me retires aussi mes enfants, pour les donner, sans restriction, tous à une jeune personne légère qui n'a pas d'idées religieuses et que tu connais depuis huit mois[34]». Et pendant de longues pages, elle développait le tableau de ses souffrances morales qui avait amené une désorganisation dans sa santé. «Mes traits s'altèrent, disait-elle, mes forces diminuent, mon caractère s'aigrit, mon humeur s'assombrit, mon esprit s'éteint, mon énergie s'affaisse.» A l'entendre, elle ne dormait plus qu'à force d'opium et de laudanum. En réalité, loin de maigrir et de se décharner, elle était devenue énorme. De sa beauté qui avait eu tant d'admirateurs, il ne lui restait plus qu'un port majestueux et des traits empâtés. A l'entendre, chaque jour apportait une nouvelle douleur à sa triste vie. «Maintenant que tu m'as arraché tous mes enfants, pour les donner à une évaporée que tu connaissais à peine, à qui tu as donné tous mes devoirs à remplir, toutes mes joies, toute mon autorité; qui a le droit de disposer de mes biens les plus chers mes enfants; qui est la compagne de mon mari; qui a conquis le droit d'entrer à toute heure, en toutes circonstances, dans cet appartement où moi, ta femme, la mère de tes enfants, n'ai pas le droit d'entrer, même quand tu es malade. Oh! sous un masque d'inconséquence, il y a bien de l'intrigue, de l'inconvenance, du défaut de pudeur, dans cette personne qui manque de sentiments religieux, et sans eux, la vertu des femmes n'est qu'un sable mouvant. Cette personne, contenue, aurait pu faire une gouvernante très bonne pour l'instruction des enfants; mais en avoir fait la mère de mes enfants! Vivante encore, me condamner à me voir remplacée. Que Dieu te pardonne. Comme chrétienne je te pardonne; mais tu m'as fait trop souffrir, tu as brisé mes derniers liens. N'était-ce donc pas assez de m'avoir abandonnée, de t'être créé un intérieur, des joies, des occupations, des intérêts que j'ignorais? Fallait-il donc encore m'arracher mes enfants, me remplacer à mes propres yeux? On m'a calomniée car devant Dieu, je le jure, je n'ai jamais aimé que toi[35]». Toujours, comme _leit-motiv_, reviennent ses plaintes contre le règne de Mlle D... «On n'a jamais vu par la forme une position de gouvernante plus scandaleuse; et crois-moi, c'est un grand malheur, un grand mal même, car toutes ces habitudes si intimes, si familières avec toi, cette autorité sur toute la maison, montrent que c'est une personne qui se croit le droit de se mettre au-dessus de toutes les bienséances. Chez elle tout cela est vanité, goût d'empire, de domination et de plaisir. Songe qu'une intimité fraternelle, je le crois, est d'une haute inconvenance dans sa position vis-à-vis de toi et à vos âges. Quel exemple à donner à des jeunes personnes, que de leur montrer qu'on croit tout simple, à vingt-huit ans, d'aller et de venir, à toute heure en tout costume, dans la chambre d'un homme de trente-sept ans; de le recevoir en robe de chambre chez soi, de se ménager des tête-à-tête des soirées entières, de se commander des ameublements, de demander des voyages, des parties de plaisir, etc... Elle a rompu avec ses amies afin de se donner un relief plus grand et d'accaparer davantage ta société[36]». Un instant, l'idée lui est venue de s'adresser à Henriette Deluzy, de lui demander de servir de médiatrice entre elle et son mari. «Je regrette, madame, a répondu l'institutrice, que cela me soit impossible. Je conçois qu'il vous soit pénible d'être séparée de vos enfants, mais d'après la résolution positive de M. de Praslin à cet égard, je sens qu'il faut qu'il y ait des raisons trop graves pour avoir pris un semblable parti, pour qu'il ne me soit pas un devoir de m'y conformer[37]». Vainement la duchesse se plaint de l'insolence de la gouvernante, prétend exiger son départ. Elle n'obtient rien: «Est-il possible que ta femme qui a toujours été pure, qui n'a jamais aimé que tes enfants et toi surtout, soit contrainte à s'entendre insulter par celle que tu charges d'élever tes enfants et que tu connais à peine depuis quelques mois, et dont tu m'avais dit du mal dès les premiers mois? Tu crains que je ne corrompe mes enfants et c'est dans les mains d'une personne qui se moque de toutes les bienséances, qui les foule aux pieds, qui regarde comme des superstitions toutes les pratiques religieuses, que tu abandonnes tes enfants! Tu me méprises à un point tel que je n'ose répéter tes propres expressions pour me le dire, parce que je blâme l'inconséquence de ses manières, son arrogance. Il serait donc mieux d'approuver ce qui est blâmable pour obtenir qu'elle te permette d'être mieux pour moi; c'est bien alors que je serais méprisable d'acheter un plaisir, du bonheur même, par une lâcheté. Tu es dans un tel état d'irritation que tu ne veux pas m'écouter et que tu ne me comprends pas. Je ne te dis pas, comme tu parais toujours l'entendre, que Mlle D... soit ta maîtresse dans toute la force de l'expression. Cette supposition, à cause de tes enfants, te révolte et tu ne vois pas qu'aux yeux du monde, ses relations familières avec toi, son empire absolu dans la maison, mon isolement le font croire comme si elle l'était ouvertement. Tu conclus, sur des apparences bien moins grandes souvent, que les autres ont des liaisons criminelles. Ne comprends-tu pas ma douleur de voir mes enfants arrachés de leur mère pour être abandonnés complètement à une personne qui ne comprend pas que la bonne conduite et la vertu ont des formes extérieures qui ne doivent jamais adopter celles du vice.» [34] Journal de Mme de Praslin, 13 janvier 1842. Par décision du garde général des archives, ce journal a été retiré des cartons du procès et placé dans l'Armoire de fer. Il n'a pas été communiqué à l'auteur de ce livre qui peut citer uniquement les pages publiées par le recueil de la Cour des Pairs sans avoir pu les collationner. [35] Journal, 24 janvier 1842. [36] Journal, 23 avril 1842. [37] Journal, 23 avril 1842. Le lendemain, Mme de Praslin trouve son mari en conversation avec Henriette Deluzy. Ce tête-à-tête révolte son esprit soupçonneux. Elle s'enfuit comme si elle donnait à entendre qu'elle avait surpris quelque rendez-vous coupable. Praslin la poursuit dans les escaliers. Ensuite, il vient briser chez elle son vase de Saxe, son aiguière de vermeil. Il enlève le petit plateau rose et les vases d'émail qu'il lui a donnés. «L'autre jour, écrit-elle, tu es venu briser toutes mes ombrelles; aujourd'hui, parce que je fuis en silence pour éviter une scène, tu brises mes objets les plus précieux, tu me voles les souvenirs d'un amour qui a été tout mon bonheur. Tu m'as déjà fait brûler les lettres, témoignages et seuls restes de cette tendresse; tu m'as arraché mes enfants, tu m'as condamnée à toutes les douleurs pour la vie présente, sans me laisser d'espoir pour un meilleur avenir, et tu m'ôtes mon passé»[38]. Les scènes avec Mlle Deluzy se renouvellent. Voici comment la duchesse raconte l'une d'elles: «Veuillez, Mademoiselle, me dire comment vous vous expliquez le droit de me fermer la porte de mes enfants au nez, lorsque j'arrive, attirée de deux étages plus bas, par des cris, des bruits de portes et des paroles si singulières, que je ne les croyais possibles que dans la bouche d'écolières. Quels que soient les droits que vous ayez acquis de diriger tout dans la maison, de traiter le père de vos élèves d'un ton cavalier, dont l'exemple est au moins fâcheux pour de jeunes personnes, je ne saurais comprendre que vous vous croyiez autorisée à donner à des enfants des conseils d'insubordination vis-à-vis de leur mère, et d'insultes, et c'en est une que de lui fermer leur porte (et voilà la seconde fois depuis un mois). Vous aviez en entrant deux routes à choisir. Celle que vous avez prise est probablement plus agréable puisqu'elle vous a donné la place de la mère. Mais pour prendre ce parti, sans attendre de contestation, il eût mieux valu entrer chez un homme tout à fait veuf. C'est un tort, Mademoiselle, et que lorsque des pensées plus sérieuses et plus rassises vous viendront, vous sentirez, je n'en doute pas, que d'arracher neuf enfants à leur mère, et de leur apprendre à la mal juger, à l'abandonner, à s'en moquer, lorsque sa triste vie (à laquelle des positions si bizarres sont parvenues à la condamner) la met dans un véritable état de désespoir, en voyant ses enfants, non seulement loin d'elle, mais sous des impressions, dans des sentiments, des habitudes si éloignées de ceux qu'elle leur voudrait. J'ai été trompée plusieurs fois dans ma confiance pour mes enfants. J'ai dû devenir difficile et je pensais que l'estime, que l'affection et la confiance de la mère des élèves, quoiqu'elle ne fût pas la directrice, pouvait, devait peut-être entrer pour quelque chose dans les actions de sa vie. Vous n'avez rien fait, Mademoiselle, qui pût indiquer que vous y teniez le moins du monde. Je puis donc dire que vous n'avez point désiré que je vous connaisse et que cette pensée n'a pu me donner des sentiments à votre égard, que j'étais disposée à avoir et que je croyais nécessaire dans l'intérêt des enfants comme de tous.» [38] Journal, 23 avril 1842. Encore une lettre qui n'est pas envoyée et qui reste dans les papiers de la duchesse. Par contre, le 15 mai elle adresse ces lignes à Praslin: «Séparée de toi, quoique vivant sous le même toit, je ne puis résister au désir de t'écrire, tant est grand pour moi le besoin de m'entretenir avec toi. Oh! qui m'eût dit, il y a quelques années, que tu eusses prononcé entre nous une rupture éternelle, et sur un motif tel, que j'en sente moi-même la nécessité. Tu me méprises! Oh! j'en voudrais encore douter, me dire que c'est une de ces expressions offensantes et cruelles qu'imagine la colère, mais cette illusion consolante, je ne puis la nourrir, car ce mépris que tu m'avoues seulement depuis quelque temps, ta conduite me le prouve depuis des années. Ma vie a été si pure de toute autre affection que celle que je t'ai portée, ainsi qu'à mes enfants que j'aimais comme un reflet de toi, je me sentais si dévouée à mes devoirs que je me croyais sûre de ton estime, si ce n'est de ton amour pour toute ma vie. Un jour viendra, j'en suis certaine, où tes yeux s'ouvriront, où tu rendras justice à celle qui t'aimait tant, tu jetteras un regard sur sa vie et tu t'étonneras toi-même d'avoir pu l'accuser d'immoralité et d'une si monstrueuse immoralité qui t'ait engagé à lui enlever ses enfants dans la crainte qu'elle ne les corrompît. Alors je frissonne d'horreur en songeant qu'une semblable idée ait pu te venir. Oh! je t'aimais trop! mon Dieu vous me punissez par où j'ai péché. Va, je ne crains pas de le dire, jamais personne ne t'aimera comme moi. Tu étais l'unique pensée de ma vie. Encore maintenant où tu m'abandonnes si cruellement, où tu me condamnes au mépris de mes enfants par l'isolement et la nullité auxquels tu m'as réduite, tu es encore la pensée constante de mon cœur, de mon esprit. Je voudrais te voir parfait, aimé, estimé, apprécié de tous. Ah! si j'avais conservé ton estime en perdant ton affection, je pourrais du moins être ton amie, faire entendre d'affectueux conseils qui pourraient t'être utiles, j'aurais le bonheur d'être mère, mais tu m'as tout ôté, toi que j'aimais tant. Tu confies mes filles à la première personne que tu rencontres, avec sécurité, et leur mère, elles doivent la fuir comme si sa vie était dépravée. Oh! Théobald, quel aveuglement! Tes yeux s'ouvriront, mais trop tard. La vie s'épuise en d'aussi amères douleurs. Comment se fait-il que toi si bon, si juste, si faible même avec tout le monde, tu ne te dises jamais que les femmes les plus coupables sont rarement aussi maltraitées que je le suis par toi. Hé bien, Théobald, je ne t'en veux pas. Il me semble qu'il y a entre nous des mystères qui sont cause de tout. Quelle bizarrerie dans les destinées! Ta grand'mère qui aimait un autre homme était adorée par son mari qui ne la quittait ni jour ni nuit. Son chiffre est partout répété. Tous ses caprices étaient des lois que ton grand-père suivait avec bonheur; elle-même lui montrait de l'amitié et en avait pour lui. Ton père et ta mère ne pouvaient se souffrir. Elle le dominait entièrement et il rachetait aux yeux de ta mère ses infidélités par l'abandon de ses droits sur sa maison et ses enfants. Moi, je n'ai non seulement jamais aimé que toi, mais je t'ai toujours aimé d'un amour sans bornes, et tu m'as repoussée, et je ne suis plus ni ta femme, ni la mère de nos enfants. Je n'ai plus de position, je n'ai plus rien du mariage que la communauté de mon nom avec toi. Je ne puis me rendre compte de tes idées d'avenir. As-tu réellement comme tu me l'as dit l'autre jour, le projet de prendre une maîtresse? N'en as-tu jamais eu? Il m'est permis d'élever des doutes à ce sujet, car notre manière de vivre ensemble, certes, en avait bien toutes les apparences. Pour d'autres, ces apparences eussent été des certitudes, mais tu es si haut dans mon esprit que lorsque je réfléchis froidement, je ne le crois pas, et cependant tout se réunit pour me le faire croire. Il y avait un accent de grande vérité lorsque tu m'en as menacée, l'autre jour, comme d'une chose nouvelle. Oh! puisses-tu ne jamais céder à ce désordre dont le véritable mal est plus grand pour toi que pour moi, et c'est pour cela que je le redoute tant. Comme je te l'écrivais l'autre jour, c'est bien plus dans l'intérêt de ta vertu que je suis jalouse, je te veux parfait, et si je ne regardais pas comme un grand crime une vie irrégulière, tu me verrais toujours placer tes caprices en avant de mon bonheur. Tu ne me connais pas bien, je t'assure». [Illustration: _Lettre de la duchesse de Praslin à son mari (15 mai 1842)._ Voir page 75. (Archives Nationales. CC. 810.)] Vers la même époque, elle commence à se confier à des personnes dont le conseil peut lui être utile. Un jour, la marquise de Dolomieu, dame d'honneur de Marie-Amélie[39], lui a demandé: «Votre mari a un très tendre et entier dévouement pour vous, n'est-ce pas?» Elle en a profité pour s'ouvrir de ses chagrins. Praslin est absent, près de la duchesse d'Orléans dont le mari vient de périr au chemin de la Révolte. «Vous devriez utiliser votre solitude, lui écrit la marquise de Dolomieu, pour penser, lire, prier et apaiser votre imagination. Il faut être bien maître de ses pensées pour en faire du calme.» Et deux jours après, elle revient à la charge. «Vous avez une âme de feu, ma pauvre enfant, et puis vous avez mal au foie, mal aux nerfs et le physique abat le moral, et le moral tue le physique. C'est donc prêcher dans le désert que de demander une force de volonté qui ne dépend pas toujours de soi. Cependant il faut, avec l'aide de Dieu, se dominer, se résigner et lutter, au lieu de céder au charme du _coin noir_, se dire qu'il faut se rendre utile aux autres et surtout se créer des devoirs. La nature vous en avait donné d'immenses. J'ai peine à comprendre comment ils vous sont échappés des mains. Nous en causerons. Je m'étais, soit par instinct de délicatesse, soit par retenue de discrétion, je m'étais, dis-je, interdit de toucher cette corde, car comment expliquer que vous manquiez d'affections à satisfaire quand l'amour filial est là ou devrait être là. Vous me répondez que du moment que l'on sent d'une façon, il faut être comprise de cette façon et je suis loin de blâmer et de critiquer, mais je voudrais l'emploi de vos facultés de cœur. Et puis prenez garde de ne pas vous placer aussi à côté du devoir et de donner un jour pâture aux maux de nerfs en rêvant alors remords et responsabilité. Je crois qu'on peut d'avance régler ou du moins éclaircir les comptes que la Providence a le droit de nous demander, en lui demandant mais sincèrement, bien sincèrement, ce qu'il faudrait faire, s'interroger de bonne foi et soyez certaine qu'en écoutant la voix de la conscience elle répond clairement mais prenez garde à l'illusion qu'on est toujours prête à se faire et qu'on est souvent même prête à encourager. Paresse, orgueil, passion, pitié de soi, on se trompe, on ferme les yeux pour ne pas voir que là est la loi, que là serait le devoir, mais on cède parce que l'on se bute. Nous attaquerons un soir cette question entre nous deux, chère Fanny, et je parie que je trouve de quoi occuper ce cœur, de quoi répondre à ses exigences. Vous vous porterez bien plus légèrement quand vous aurez trouvé que votre imagination fait poids dans le fardeau. Je juge un peu votre destinée comme un aveugle de couleurs, mais je sais que vous aimez tendrement votre mari, que vous aimez vos enfants, que vous êtes la seule affection de votre père, que vous avez des amis. Voilà donc des trésors, et vous êtes au milieu criant la faim et vous reprochant votre ingratitude envers cette bonne Providence à laquelle il plaît de vous éprouver de cette manière. Croyez-le, elle a ses bonnes raisons pour cela. Elle trouve pour chacun son purgatoire terrestre. C'est en s'y soumettant, c'est en supportant la croix du soir qu'elle allégera celle du lendemain. Elle ne veut pas qu'on se débatte et s'agite; elle veut qu'on _porte_ et qu'on _marche_...[40]» [39] Marie-Henriette Manuel de Locatel, marquise de Dolomieu. [40] La lettre non datée est du 30 juillet 1842, jour des funérailles du duc d'Orléans. «Le voilà enlevé, parti, à jamais séparé de sa si malheureuse famille. Il y a eu dans cette dernière séparation un immense sacrifice, un affreux déchirement. Je le sentais pour eux quand seule, dans ma chambre, ces vingt et un coups de canon me faisaient un mal si poignant dans leurs cœurs dont de pauvres nerfs semblaient multiplier le retentissement.» La duchesse ne va pas plus loin dans les confidences avec Mme de Dolomieu. C'est au comte de Breteuil, c'est au prince de Beauveau qu'elle porte ses doléances, qu'elle demande leur appui. Elle voudrait s'éloigner, aller vivre au Prétot, obtenir que toutes les gouvernantes aient leur congé. Puis, elle semble renoncer à toute lutte et en décembre 1843, elle adresse à sa belle-sœur, la comtesse Edgar de Praslin, née de Schickler, une sorte de testament qui ne doit être ouvert par elle qu'après sa mort. Elle la prie de piloter ses filles dans le monde. Elle la met en garde contre Henriette Deluzy, «cette dangereuse et funeste personne», cette fatale gouvernante «dont les intrigues, l'astuce et l'esprit de domination ont brisé les liens les plus sacrés devant Dieu et dans la nature.... Mes pauvres enfants, Louise et Berthe, sont entièrement dominées, fascinées par elle, comme leur père. C'est donc sur lui, sur elles qu'il faut agir pour détruire cette dangereuse influence. Ma mort, au moins, pourra être utile à mes enfants, à mon mari, puisque ma vie n'a pu leur être consacrée comme je le désirais tant. Oui, je ne puis m'empêcher d'espérer. Lorsque je ne serai plus là, que Théobald n'aura plus la crainte d'être influencé par moi, il ouvrira les yeux, il verra que celle qui a détaché les enfants de leur mère, qui a acheté au prix de sa réputation, (car elle ne néglige rien pour tâcher de paraître sa maîtresse), le plaisir de le dominer, de régner ici despotiquement, il verra que cette femme, non seulement est indigne de la confiance qu'il lui accorde, mais qu'elle est de telle nature, qu'on devrait défendre sa société aux jeunes personnes.... Chère amie, songez qu'elle a réussi, dans tous les pays, à se faire passer pour la maîtresse du père de ses élèves, ce qui m'est démontré par tous les demi-mots qui m'arrivent de tous côtés, quoi que je fasse pour les repousser; songez combien cette réputation nuira à elle seule à l'avenir de nos pauvres enfants! Je sais que Théobald ne le croit pas, qu'il repousse cette idée, mais, plus il veut se mettre au-dessus de cette opinion, en ayant l'air de ne pas s'en inquiéter, plus il l'accrédite par les familiarités qu'il autorise, par la domination qu'il supporte.»[41] [Illustration: _Le comte de Breteuil, pair de France._ (Bibliothèque Nationale. Estampes.)] [41] Archives nationales, CC 809. Copie du greffier. L'original a été remis à la comtesse de Praslin. IV La Question des Mariages. Plus les jours passent, plus l'exaspération de la duchesse contre Henriette Deluzy s'accroît. Conformément à la consigne qu'elle a reçue, l'institutrice exige des sous-maîtresses qu'elles ne quittent jamais leurs élèves. Un jour, l'une d'elles qu'elle a toujours traitée avec égards envoie les enfants à la duchesse. «Qu'avez-vous fait? M. le duc n'était pas là. Il fallait les accompagner», s'écrie-t-elle et elle bouscule Mlle Josz qui fond en larmes. Alors elle lui fait des excuses de sa vivacité. «J'ai des ordres formels,» dit-elle. La vie des enfants Praslin a été jusque-là très séparée de celle de leurs parents. A la campagne, ils ont peu de contact avec la mère que leur présence semble fatiguer. A Paris, Mme de Praslin qui va beaucoup dans le monde, se lève tard et, le plus souvent, ne paraît pas au déjeuner. Elle ne voit les enfants qu'avant de partir pour ses visites et le soir après le dîner chez le maréchal pendant deux heures. C'est M. de Praslin qui veille sur tout. Quand ses filles aînées grandissent, comme il n'aime pas le monde, il se rapproche d'elles. Il prend l'habitude de passer ses soirées à la salle d'études dans une intimité qui rappelle à Henriette Deluzy les milieux anglais où elle a vécu. Toute étiquette en est bannie, mais la présence continue des enfants n'est-elle pas à ses yeux la certitude que cette intimité ne peut rien avoir de blâmable. La duchesse n'en juge pas ainsi. Sa colère éclate dans une série de lettres à son mari. «Lorsque l'enivrement dans lequel vous vivez en ce moment aura cessé, Théobald, combien vous regretterez amèrement d'avoir abandonné nos enfants à des mains aussi indignes. Soyez-en sûr, un jour vos yeux s'ouvriront; vous jugerez comme elle le mérite cette femme qui ne respecte ni les droits d'une mère, ni ceux d'une femme; qui, malgré moi, reste dans cette maison pour se targuer à mes yeux d'avoir assez d'ascendant sur vous pour m'enlever mes enfants, pour se moquer de moi avec eux, pour vivre avec vous, devant eux, dans la plus révoltante et familière intimité. Lorsque vos yeux s'ouvriront sur l'indécence de ses manières, sur l'immoralité de ses principes, sera-t-il temps d'arrêter les ravages des idées fausses dont elle aura imbu nos filles aînées. Hélas! vous êtes si dominé que vous ne distinguez plus ce qu'il y a de danger à faire de nos enfants les spectateurs de la conduite d'une personne si inconvenante et qui n'attache aucun prix à sa réputation. Lorsqu'on est assez malheureux pour avoir une conduite aussi légère, il ne faut pas se charger d'une place où la réserve et la pudeur sont la première condition. Elle n'a nullement le sentiment de ses devoirs. Il y a des fautes qui peuvent quelquefois s'excuser, lorsqu'elles viennent de l'entraînement du cœur, mais ceux qui les éprouvent sentent encore leurs torts, ils ont la pudeur de les cacher, mais elle ne pense qu'à acheter au prix de sa réputation la gloire de vous mener comme un petit enfant. Elle est hardie, familière, dominante, sans souci, gourmande, curieuse, bavarde, insolente, avide de cadeaux et de parties de plaisir. N'est-ce pas plutôt le propre d'une certaine nature de femmes qui, en général, ne sont pas gouvernantes de jeunes personnes? Non, non, Théobald, vous n'avez pas le droit de m'ôter mes enfants pour les donner à une semblable femme». C'est le temps où elle dessine la caricature des attitudes de l'institutrice avec le père de ses élèves, méchanceté gratuite, d'ailleurs, puisqu'elle n'a rien pu voir d'analogue, ne mettant pas les pieds dans la fameuse salle d'études, ce qui est un de ses principaux griefs. «Au nom du ciel, ne vous laissez point aveugler à ce point par la passion, dit-elle un autre jour. Songez que nos filles sont dans un âge où tout est grave, et que le spectacle des manières indécentes, du langage et de la familiarité, auxquels vous vous laissez aller maintenant tous deux sans contrainte, c'est l'exemple le plus dangereux pour ces pauvres enfants. Vous avez tous deux ensemble de ces manières qu'on évite même entre gens mariés d'avoir devant des jeunes filles. Ces morceaux de sucre au café pris à la gamelle, ces cadeaux de cœurs enflammés percés d'une flèche, ces tapotements de mains, cette nécessité de toujours s'asseoir l'un contre l'autre, de se pencher l'un vers l'autre, de se faire des visites en robes de chambre, tout cela fausse les idées des pauvres enfants. Si, plus tard, vous les voyez contracter de pareilles habitudes de familiarité avec des hommes, elles vous diront: «Pourquoi trouver cela mal? Celle en qui vous aviez toute confiance pour nous en faisait bien d'autres avec vous.» Pitié, Théobald, pour ces pauvres enfants. Ne leur enseignez pas ainsi tout ce qui les perdra. Songez que celle à qui vous confiez nos filles devrait être un modèle de pudeur, de réserve, et qu'au contraire elle ne cherche qu'à s'afficher et à satisfaire ses goûts. Vous avez rompu nos liens pour en contracter d'autres. Comme femme, j'y suis résignée, mais comme mère, je meurs de douleur de voir mes filles à cette école de corruption et je ne dois pas garder le silence. Oh! lorsque votre enivrement sera passé, Théobald, croyez-moi, vous regretterez amèrement d'avoir été si faible pour cette personne. Vous sentirez combien il faut qu'elle soit corrompue pour jouer ici le rôle qu'elle a de rester chez un homme malgré sa femme.» [Illustration: _Caricature dessinée par la duchesse de Praslin._ (Archives Nationales CC. 809.)] La duchesse, qui trace de si vilains portraits d'Henriette Deluzy, lui pardonnerait tout, en effet, si elle quittait la place, mais rien n'est moins dans les intentions du duc. Au printemps de 1844, Henriette Deluzy n'est plus seulement maîtresse absolue dans la salle d'études. La volonté formelle du duc de dresser des barrières entre sa femme et ses enfants, la nécessité de réprimer les infractions à l'aide desquelles les gens de la maison favorisent les violations que la duchesse tente à la loi établie, ont amené l'institutrice à avoir la main sur tout, aussi bien à Vaux-Praslin, qu'à l'hôtel à Paris. La domesticité est toujours impitoyable pour ceux ou celles qui ont la confiance de ses maîtres. Telle observation, que ses gens accepteraient du duc, leur paraît une sorte d'atteinte à leur dignité, quand elle passe par la bouche d'Henriette Deluzy. Beaucoup d'entre eux, d'ailleurs, sont des gens du Vaudreuil, de familles toutes dévouées aux Coigny, partisans nés de la duchesse. Il y a donc, chez les Praslin, tout un clan qui respire l'hostilité la plus féroce contre l'institutrice, surtout alors qu'elle a amené le duc à quelques exécutions, à quelques-uns de ces renvois brusques qui ne sont pas dans son caractère. Pour ceux-là, la grande intimité qui existe entre Praslin et Mlle Deluzy, le pouvoir absolu que le duc lui a confié sur ses enfants, ne s'expliquent que parce qu'elle est sa «maîtresse». Joséphine Aubert, la femme de chambre, qui paraît singulièrement délurée pour ses dix-neuf ans, ne mâche pas les mots. C'est elle qui fait le lit de Mlle Deluzy. «J'ai eu souvent occasion, dira-t-elle plus tard à l'instruction, de remarquer que le lit de Mlle Deluzy, que je faisais chaque jour, n'était pas le matin dans l'état où il eût dû être, s'il n'avait été occupé pendant la nuit que par une seule personne. Ce lit était foulé dans toute sa largeur et présentait l'empreinte de deux corps couchés à côté l'un de l'autre. J'ai même souvent trouvé les draps de ce lit maculés de taches qui ne pouvaient être produites par les écoulements naturels à une femme. J'ai également trouvé dans ce lit des mouchoirs sales, présentant des taches absolument semblables à celles des draps. J'étais donc convaincue que M. le duc venait pendant la nuit, une ou deux fois la semaine, faire des visites à Mlle Deluzy[42].» A en croire Joséphine Aubert, tous les domestiques connaissent, comme elle, cette intimité. Leurs racontars créent à Melun un courant d'opinion. Quand Duttenhoffer, le peintre décorateur que Visconti a présenté au duc, travaille à Vaux, il entend dire dans les cafés: «Voilà le duc qui passe avec sa maîtresse, avec sa polkeuse[43].» [42] Déposition du 20 août 1847. Joséphine Aubert avait été congédiée par le duc le 17 août. [43] Déposition de Duttenhoffer, 24 août 1847. Ce furent ces bas cancans d'office qui firent naître un incident grave, à la suite duquel Henriette Deluzy songea à se séparer des Praslin. C'était au lendemain d'un orageux séjour à Dieppe, où la duchesse, à la suite d'une explication avec son mari, s'est enfuie en menaçant de se jeter à la mer; à minuit, calmée, elle faisait des achats dans une boutique. Le duc veut arracher quelques semaines ses filles à cette atmosphère. En septembre, le maréchal Sébastiani, qui n'était pas allé en Corse depuis une grave maladie qu'il avait faite en 1836, projeta un voyage dans l'île. Il fut décidé qu'après avoir parcouru l'Italie, le duc, Louise, Berthe, Aline de Praslin et Mlle Deluzy iraient passer quelques semaines à Bastia et assister aux ovations qui se préparaient. «Partout, écrivait le _Journal de la Corse_, partout où le maréchal mettra le pied dans notre île, il trouvera la même sympathie. Partout il sera salué comme le vaillant général de Napoléon, comme le courageux défenseur des libertés publiques pendant la Restauration, comme le conseiller et le ministre de S. M. Louis-Philippe Ier, auquel la Corse doit sa régénération». Accompagnant ainsi ses élèves chez leur grand-père, l'institutrice ne pouvait prévoir le coup dont on allait la frapper par derrière. A l'instigation d'une femme de chambre qu'elle avait fait congédier, le rédacteur d'un petit journal parisien publia que le duc de Praslin, pair de France, avait abandonné le domicile conjugal en enlevant l'institutrice de ses enfants. Cette calomnie atterra Mlle Deluzy, et il ne fallut rien moins pour la consoler que les égards que lui témoignèrent à l'envi le maréchal et le duc de Montebello dont elle reçut à Naples l'hospitalité. Voyageur et voyageuses trouvèrent toute la Corse en fête. Le bâtiment, qui les transportait, était pavoisé et leur arrivée annoncée par le télégraphe. «Aussitôt entrés dans le port, racontait Louise de Praslin à sa mère, trois de nos cousins sont venus nous chercher, au grand désespoir du maire qui voulait réunir toute sa garde nationale pour nous recevoir et nous conduire jusqu'à l'hôtel. Pour arriver du port chez grand-père, il nous a fallu traverser plusieurs arcs de triomphe. Il paraît qu'il y a eu dans toute la ville de magnifiques fêtes pour sa réception. Deux cents drapeaux et autant de fanaux avaient été envoyés de Livourne pour orner les maisons. La foule était si grande que l'on ne pouvait pas circuler dans les rues. Comme grand-père avait écrit qu'il ne voulait pas de fêtes, on avait bouché toutes les rues, dans la crainte qu'il ne passât pas sous les arcs de triomphe. Le soir de notre arrivée, le Conseil municipal donnait un grand banquet à grand-père. La musique du régiment jouait pendant tout le temps. Il y avait une si grande foule sous les fenêtres que nous avons été obligés de faire un détour pour entrer dans la maison. Ensuite, on a tiré un beau feu d'artifice au bord de la mer, ce qui faisait un effet charmant. Les Corses paraissent très heureux de revoir grand-père. Lorsque nous allons nous promener, tous les jours, en voiture, il y a une foule de monde dans la rue et sur le chemin. Tous ceux qui le rencontrent le saluent.» La ville de Bastia, la ville d'Ajaccio donnèrent des bals à Berthe et à Louise de Praslin. «Nous aurions été dans un grand désespoir pour nos toilettes, si nous n'avions pas trouvé ici autant de ressources qu'à Paris, et notre cousin Angeli doit nous envoyer des camélias de son jardin pour mettre dans nos cheveux.» Il n'est pas jusqu'aux bandits qui sortent du maquis pour voir le maréchal et ses petites filles. «Bastianesi, le plus fameux de la Corse, qui a tué son ennemi, son oncle et plusieurs autres personnes qui l'avaient offensé, raconte Berthe dans une lettre à Léontine, avait si envie de nous voir que, pendant une nuit et un jour, il nous a attendus dans la forêt que l'on traverse pour aller à Ajaccio, derrière un gros rocher. Mais il y avait deux gendarmes devant la voiture et il a dit que, comme il ne voulait pas nous effrayer, il ne les avait pas tués et il s'était caché dans la forêt. Le lendemain, il nous a fait proposer d'escalader les murs du jardin de ma tante et de venir la nuit nous faire une visite, mais comme nous savions que si un gendarme le voyait, il le tuerait, nous lui avons fait dire de bien s'en garder. Ce bandit est si dévoué pour grand-père qu'il nous a fait dire que si quelqu'un nous avait offensés, nous n'avions qu'à lui dire le nom de la personne, qu'il se chargerait de la tuer. Tu vas bien sûr croire que c'est un conte, mais si, je t'assure que c'est la simple vérité, et quand le procureur du roi, M. Paoli, un de nos meilleurs amis de la Corse, viendra à Paris, tu n'auras qu'à le lui demander.» [Illustration: _Bastia._ Dessiné par L. Garneray, 1843. (Bibliothèque Nationale. Estampes.)] A sa rentrée en France, les trois petites mises au couvent, le duc de Praslin commence à se préoccuper de marier ses filles aînées. Isabelle est dans sa dix-neuvième année, Louise dans sa dix-septième. Il est temps de songer à les pourvoir. Malgré sa grosse fortune, Praslin, dont les ressources sont absorbées par les travaux de Vaux, ne peut disposer que de dots relativement médiocres. C'est une sérieuse difficulté. Mais ce que Praslin se refuse à admettre, c'est que la duchesse mène ses filles dans des salons qu'il qualifie de «vrais bureaux de mariage». Deux de ces salons lui sont suspects au plus haut point. «Je ne parlerai même pas, dit-il dans une lettre du 25 février 1845, de la réputation de Mme de M... et Mme de V..., ce qui cependant devrait être examiné avant de conduire des jeunes personnes dans cette société... Supposez un instant que vous ne pensiez pas à marier maintenant vos filles. Les conduiriez-vous chez Mme de M...? Non, vous ne les conduiriez pas. C'est donc avouer et montrer à tout le monde que vous êtes pressée et embarrassée de les marier et que pour en arriver là, vous employez toute espèce de moyens. Mme de M... est, je pense, un excellent canal pour trouver des maris, mais un canal qu'il ne faut pas avouer et publier. Ces petites négociations l'amusent et elle n'est pas fâchée de prouver que sa réputation est moins mauvaise qu'on ne le dit, puisqu'on lui amène des jeunes personnes. Mais aux dépens de qui essaie-t-elle de le prouver?... Un autre motif encore me fait regretter que l'entrevue ait lieu chez Mme de M... C'est que nos filles seront beaucoup plus embarrassées et plus gauches encore que chez vous.» La duchesse se soumet. Mais, emballée comme toujours, elle a peine à comprendre le calme, la réflexion et la prudence avec lesquelles le duc traite ces questions de mariage. Tandis qu'elle écrit en tous pays, quêtant des maris par l'Europe, elle est révoltée de voir Praslin accueillir avec des haussements d'épaules ses innombrables notes sur des prétendants possibles. Elle est révoltée de se voir refuser les entretiens qu'elle sollicite pour délibérer sur ce que son mari considère comme des songes creux. «Ce qui franchement est bien bizarre, c'est cet excès de haine qui ne vous laisse pas m'accorder cinq minutes pour parler du mariage de nos filles ou me prévenir des arrangements que vous faites pour des intérêts de fortune qui sembleraient aussi devoir être communs. Pour moi, j'avoue que je ne saurais comprendre votre nature qui ne trouve de bonheur qu'à me rendre malheureuse et m'abreuver de tous les chagrins, les humiliations inimaginables, sans compter l'ennui d'une telle vie. Voyons, comment vous arrangeriez-vous d'un gendre, qui serait pour une de vos filles, ce que vous êtes pour moi?». La marquise de Dolomieu a vaguement parlé de faire épouser M. de Valon à Isabelle. Quant à Louise, elle lui réservait M. de Costa, «homme de beaucoup d'esprit et de beaucoup de moyens», qui pensait qu'on ne repousserait pas un Savoyard, puisqu'on avait recherché un Hongrois. Mme de Praslin est fort étonnée de cette déclaration que lui rapporte son amie. Comment peut-on savoir qu'elle s'est préoccupée d'un seigneur hongrois? La vérité est qu'elle n'en est pas à une maladresse près. Qu'il s'agisse du comte hongrois, du comte de Beurges, de bien d'autres, elle a toujours agi sans la discrétion accoutumée en pareille matière. Une circonstance permet de la voir à l'œuvre. Le onzième duc d'Ossuna, don Pedro de Alcantara Tellez Giron y Beaufort, est mort célibataire à Madrid, le 22 août 1844. C'est son frère cadet, don Mariano Francisco, qui a relevé le titre. Ce douzième duc d'Ossuna possède plus d'un million de revenu. Il a 31 ans et veut épouser une Française. M. Bresson, l'ambassadeur à Madrid, craint une fiancée du faubourg Saint-Germain. Il signale donc à Louis-Philippe les velléités matrimoniales du duc d'Ossuna et suggère qu'il y aurait intérêt à diriger ses idées sur Mlle Olivia de Chabot[44]. «Mais elle est protestante et plus âgée que le duc», fait observer Mme Adélaïde. Et la sœur du roi songe tout de suite aux petites-filles du maréchal Sébastiani. [44] Olivia de Chabot, dame pour accompagner la princesse Clémentine. C'est pour elle un vieil ami grognon, dont la Monarchie de Juillet est un peu la prisonnière et dont toute l'habileté diplomatique de Mme Adélaïde s'emploie à contenir les éclats. Quand, à la fin de janvier 1840, Guizot a rappelé Sébastiani de l'ambassade de Londres, le général a fait tempête. «Mon enfant, écrivait-il à sa fille le 4 février, on s'est bien trompé, si, en me rappelant de l'ambassade de Londres, on a cru me faire beaucoup de chagrin. Je me trouverai avec bonheur au milieu de vous, mais la manière dont mon rappel a eu lieu, exige une explication à la Chambre, et _je dirai toute la vérité_. C'est par trop doctrinaire. _Certes, je ne garderai pas le silence. Ils ne me connaissent pas._ Aucune considération, ni d'avancement ni d'intérêt, ne me retiendra. J'aspire à rentrer dans la vie privée pur, sans tache, et n'ayant pas fait du grade de maréchal une compensation. Mais en voilà assez. Je te connais trop d'élévation pour penser le contraire.» Malgré ses menaces de tout dire, le vieux soldat ne dit rien. Comment se fâcherait-il d'ailleurs? Sitôt qu'il débarque à Calais, Mme Adélaïde, prévenue télégraphiquement, en avise Fanny de Praslin en termes caressants: «Le général a débarqué ce matin à Calais, à une heure après-midi en parfaite santé. Ainsi, soyez tranquille. Je présume qu'il sera ici demain soir, et je serai bien contente de le revoir. J'espère que Mme de Flahaut vous aura fait mon message, que j'aurai le plaisir de vous voir chez moi, au Palais-Royal, mardi prochain, avec vos cinq charmantes petites.» Quand Sébastiani est promu au maréchalat, le 20 octobre 1840, c'est encore Mme Adélaïde qui l'écrit à Fanny de Praslin: «Je veux être la première à vous annoncer, ma chère Fanny, qu'enfin nos vœux sont exaucés pour votre excellent père et que notre cher roi vient de signer sa nomination de maréchal, et que, justement, il était chez moi peu de minutes après, ce qui fait que le roi et moi avons eu la satisfaction de le lui dire tout de suite. Mais il ne faut pas encore en parler. Je n'ai pas le temps de vous dire pourquoi, car la poste va partir. C'est en grande hâte que j'écris.» A chaque instant, les jeunes Praslin sont appelés à Neuilly chez la duchesse d'Orléans: témoin ce petit billet de Gaston qui date de juillet 1844: «J'ai été hier jouer à Neuilly avec le comte de Paris, mais Horace n'y a pas été, parce qu'il était en retenue. Il y avait un des princes belges: c'était le plus jeune; il s'appelle Philippe (le comte de Flandre). Nous avons beaucoup joué et la duchesse d'Orléans nous a donné à chacun une boîte de baptême du duc d'Alençon.» [Illustration: _Martyrium Sancti Sebastiani._ (_La Caricature_, no 21.)] Avec cette intimité, il est tout naturel que Mme Adélaïde songe à se mêler du mariage des demoiselles de Praslin. Le duc Théobald, qui n'avait pas été réélu en 1842, a été élevé à la pairie quatre mois avant. Un duc et pair, cela vaut un Ossuna. «Quand Madame est arrivée à Trianon, raconte la duchesse à son mari, elle m'a dit: «Il faut absolument que je vous parle après dîner.» En sortant de table, par conséquent, je me suis approchée d'elle. «Un parti admirable pour une de vos filles arrive. C'est le duc d'Ossuna. Il ne faut pas perdre une minute.--Mais Madame n'y songe pas; nous ne pouvons pas avoir de telles prétentions.--Ne croyez pas cela; c'est très possible. Il est arrivé hier soir. Ce matin, on a reçu une lettre de Madrid de Bresson... Bresson est sûr, d'après ce qu'il dit, qu'il ne cherche pas de fortune, qu'il ne tient qu'au nom, à la position. C'est votre affaire. Vous êtes la sienne, bien plus, bien autrement qu'Olivia qui n'a pas le sou, qui n'est plus jeune, qui est protestante.--Mais mon Dieu, quand même ce que je ne puis croire, Madame, ce serait possible, comment arriver aux aboutissants du duc d'Ossuna?--Rien de plus aisé par la duchesse d'Hijar.--Je ne la connais pas du tout, ai-je repris.--Cherchez... Voyons, vous devez savoir par quel moyen arriver à la duchesse. Je vous dis, ma chère, qu'il faut, que je veux absolument que vous tentiez cela.--Il me semble que la maréchale Lobau connaît la duchesse d'Hijar.--Certainement, certainement, beaucoup, très particulièrement, ma chère. Voilà un bon canal de trouvé, le meilleur de tous. Dès demain matin, sans perdre une minute, il faut que vous alliez trouver la maréchale, que vous lui disiez que j'ai eu cette idée, que je vous ai conseillée, tourmentée de l'aller trouver et moi, de mon côté, je vais voir aussi la maréchale et la pousser vivement. Ne prenez pas ainsi la chose comme impossible. Je ne puis ici vous expliquer tout cela, mais d'après la lettre de Bresson, la chose est très faisable en ne perdant pas une minute. Comptez sur moi, mais de votre côté ne manquez pas de voir la maréchale demain matin et expliquez-lui tout ce que je vous dis.» En sortant du spectacle, Madame m'a encore répété qu'elle mènerait chaudement cette affaire.» La fortune du duc d'Ossuna hypnotise la duchesse de Praslin. Ce n'est pas un mari pour Isabelle qui n'a pas assez grand air, mais Louise qui a un port de reine, de l'esprit jusqu'au bout des ongles, fera une merveilleuse duchesse d'Ossuna. «Notre devoir est de tout tenter, n'est-ce pas? conclut Mme de Praslin. Mon Dieu! mon Dieu! que ce serait beau! Cela a bien l'air d'un château en Espagne.» Mme Adélaïde tient parole. Elle parle à la Maréchale de Lobau. Le maréchal Sébastiani met en avant M. Desages qui interroge le comte Bresson. Le bruit court à Bagnères où il prend les eaux, que le duc d'Ossuna va épouser une fille de Lord Stafford, pair catholique. «Je crois, ajoute-t-il, que c'est une méprise. Je ne connais pas à lord Stafford de fille assez jeune.» Il a écrit au duc d'Ossuna, il n'a pas eu de réponse. «En tout cas, il n'y a personne de compromis, j'ai suggéré l'idée comme m'appartenant à moi seul.» Mme de Berwick, M. de los Rios pourraient peut-être quelque chose. Le comte Edgar de Praslin était jadis lié avec le duc d'Ossuna. Le duc l'a rencontré. Il se disposait à l'aborder et à lui serrer la main, lorsque Edgar de Praslin passa outre, en soulevant son chapeau comme s'il ne le reconnaissait pas. «Le duc est un peu soupçonneux, un peu méfiant... Il serait très sensible à une démarche, à une intervention d'en haut, mais c'est très délicat, et je ne vois pas comment Mme Adélaïde pourrait paraître en personne.» [Illustration: _Portrait de Madame Adélaïde d'Orléans._ Peinture de Gérard (1826. Gravée par P. Adam.) (Bibliothèque Nationale. Estampes.)] Cette fois, le duc de Praslin entre en ligne. «Je sors de chez Mme Adélaïde, écrit-il à sa femme. L'affaire du duc d'Ossuna marche bien. Les nouvelles de la maréchale étaient tout à fait inexactes. Madame désire beaucoup vous voir avant son départ, mais il n'y a pas un moment à perdre, car elle ne sait pas si elle pourra trouver un instant dimanche. Je n'entre pas dans les détails; elle vous les racontera. En un mot, le duc d'Ossuna ne veut pas d'une protestante, et l'idée de Louise lui convient. Il est en Angleterre pour quelques jours et, de Belgique, il reviendrait à Paris très facilement, s'il y avait un moyen de lui faire parler. La duchesse de Berwick, femme de tête et toute dévouée à la famille royale, peut mener l'affaire. Elle est depuis quelques jours seulement à Paris. Madame ne l'a pas vue à son grand regret, mais Mme de Montjoie la connaît beaucoup et vous abouchera au besoin avec elle. Madame vous attend demain soir samedi, à Neuilly[45]. Mme la duchesse d'Orléans m'a reproché de la laisser partir pour Eu, d'où elle ne reviendra qu'en octobre, sans lui avoir mené Isabelle qu'elle ne pourrait plus voir. Elle vous attendra avec elle, dimanche à deux heures, aux Tuileries.» [45] Le projet de mariage Ossuna n'eut pas de suite. Vingt ans après le duc était encore célibataire. C'est une visite de fiancée que va faire Isabelle de Praslin à la duchesse d'Orléans. Grâce à l'intervention de la princesse de Beaufremont et en employant les bons offices de l'abbé Dupanloup qui a des relations savoyardes, son mariage vient de se conclure avec Hermann de Roburent, fils du marquis de Pamparra, haut dignitaire de la Cour de Turin. Les noces sont fixées au mois d'octobre, et les jeunes mariés doivent aller habiter Turin. Hermann est ravi de sa fiancée, il sera ravi de sa femme. «Je vous aime sans vous connaître, écrit-il à Mlle Deluzy, je vous aime parce que vous m'avez fait une femme, parce que je vous dois le bonheur.» La duchesse et ses filles rentrent à Praslin. Le duc est au Vaudreuil. «Mademoiselle te fait dire, écrit Louise le 1er octobre, que ma mère paraît de meilleure humeur depuis hier. Elle a vu Mademoiselle lire les _Trois Mousquetaires_ et lui a dit que ce livre était trop sale et qu'elle allait lui faire venir celui de grand-père qui est tout neuf.» Il semble donc qu'il y ait une détente. C'est qu'au lendemain du mariage d'Isabelle, Henriette Deluzy a parlé de départ. Elle nourrit l'idée de se rendre à Rome et, tout en se livrant à des études de peinture, d'y donner des leçons et de vivre en artiste. C'est un projet que lui déconseille lady Hislop à qui elle l'a confié. Quant à son départ de Vaux-Praslin, lady Hislop l'approuve de toutes ses forces. «Je vous avoue, lui dit-elle, qu'il m'est tombé un poids du cœur quand j'ai lu que vous quittiez décidément une position qui n'était plus convenable pour vous, et de plus, strictement _entre nous_, je vous confierai _qu'hier_ seulement j'ai eu une conversation à votre sujet avec une personne que je ne veux pas vous nommer, crainte _of more mischief_[46], qui m'a montré de tels _sentiments acharnés_ contre vous, et qui m'a prouvé qu'il existait un projet si arrêté de vous forcer à quitter la maison où vous avez été si cruellement traitée, que j'avais décidé à vous écrire le plus tôt possible, pour vous conseiller fortement de donner votre démission. Déjà à Gênes on m'avait parlé des bruits injurieux qui roulaient seulement sur votre compte, mais jamais je n'oublierai les vilenies qu'on a osé se permettre en me parlant de vous ici. Il n'est pas nécessaire que je vous dise que, de mon côté, je n'ai pas mis moins de chaleur à parler comme je le devais, avec bonne connaissance de cause, de votre caractère, de vos principes, de votre inattaquable conduite pendant les années que vous avez passées avec nous. Surtout, chère Mlle Deluzy, j'ai cherché, _for your joke_[47] de ne pas aigrir les esprits, et je crois que la nouvelle de votre résolution, et elle est celle que vos chers amis doivent approuver, cette résolution donc de vous retirer, je crois, fera une espèce de révolution en votre faveur.» La confidente de la duchesse de Praslin qui a entretenu lady Hislop, rend de son côté compte de la conversation du 1er décembre et se félicite de la retraite volontaire de l'institutrice. «Je désire très sincèrement, conclut-elle, que vous vous réjouissiez de ce dénouement... J'espère qu'en ce moment vous voilà débarrassée d'elle, ce qui sera un grand poids de moins sur mon esprit.» [46] De plus d'ennuis. [47] Dans votre intérêt. Quand arrivent ces deux lettres à Vaux-Praslin, il n'est plus question de départ et de séparation. La duchesse semble au mieux avec l'institutrice. Elle lui fait classer ses papiers avec Louise et Berthe. Elle passe une soirée à leur lire les lettres de la grand'maman Coigny. «Ma mère, écrit Louise à son père, nous en a lues quelques-unes qui étaient pleines de flatteries. Les adresses sont «à la plus jolie, à la plus aimée, à la plus spirituelle», et dans l'intérieur, on lui dit que lorsqu'on l'a vue, on trouve toutes les autres laides, et une quantité de choses de ce genre. Cela a duré jusqu'à dix heures. C'était bien ennuyeux... Lorsque nous sommes hors de la salle d'études, nous nous ennuyons passablement.» Le calme n'est, d'ailleurs, que relatif à Vaux-Praslin. Au cours de décembre, il y a eu de nouveaux éclats entre la duchesse et l'institutrice, et ce doit être avec une certaine surprise que, le 1er janvier 1846, Henriette décachète cette lettre qu'accompagne un bracelet: «S'il est défendu de se coucher sans s'être réconcilié avec son prochain, il me semble qu'une nouvelle année doit avoir plus forte raison pour mettre fin à tous les dissentiments et oublier tous les griefs. C'est donc de bon cœur que je vous tends la main, Mademoiselle, et vous demande d'oublier, pour bien vivre désormais ensemble, tous les moments pénibles que j'ai pu vous occasionner, et je vous promets aussi de passer une éponge sur les motifs qui, en me blessant, m'y avaient excitée. Chacun a ses torts en ce monde et je suis bien tentée de croire que c'est trop heureux. Cela doit rendre plus indulgent mutuellement et faciliter les réconciliations. Je suis bien convaincue de votre attachement sincère et tendre pour mes enfants, et, croyez-moi, personne n'est plus que moi disposée à la reconnaissance et à l'affection pour les personnes qui se consacrent à eux, si je ne suis pas blessée au cœur par la pensée qu'on les détache de moi. Vous le savez comme moi, c'est l'habitude qui attache, et surtout les enfants. En ne voyant pas leur mère, elle perd sa place dans leur cœur comme dans leur vie; ils finissent par douter de son affection. Bien heureux si plus tard leur estime et leur confiance n'en sont pas ébranlées. Certes, ce n'est pas votre but, car vous devez sentir qu'il serait un jour aussi pernicieux pour les enfants qu'il serait douloureux pour leur mère de détruire les liens les plus sacrés.» «De picoteries en picoteries, on en arrive à faire des choses qui sont, en commençant, bien loin de la pensée. Si, au lieu de s'exciter sur les défauts que l'on se reconnaît mutuellement, on les ménageait réciproquement, je crois que chacun en ce monde ferait un bon marché. Il ne s'agit que d'être bon cocher et de faire le tour des tas de pierre, au lieu de passer dessus. Pour ma part, je confesse que j'accroche souvent. J'avais depuis longtemps formé le projet de vous écrire pour tout renouveler avec l'année. C'est donc avec un double plaisir que j'ai reçu votre charmant ouvrage ce soir, puisqu'il m'a donné la preuve que vous étiez aussi disposée à mettre fin à un état de choses qui, j'en ai la conviction, ne peut être que fâcheux pour les enfants, vous mettre vous-même dans une position souvent fausse et désagréable et moi me placer dans une position bien cruelle pour moi, qui vis si isolée, depuis quelque temps, de mes affections les plus chères, au milieu desquelles j'étais si heureuse! J'envisageais avec tant d'ardeur le moment où mes filles seraient grandes et, je l'avoue, je souffre bien de les voir ce qu'elles sont pour moi. Mais en voici bien long pour dire qu'il faut que nous tâchions de perdre un faux pli pour en prendre un autre, et vous prier de recevoir et de porter ce gage d'une nouvelle alliance, à laquelle, j'espère, vous consentirez.» S'ouvrant sous ces auspices, l'année 1846 est au début beaucoup moins agitée que les précédentes. Pourtant, la duchesse n'a pas abandonné ses griefs. Elle retrouve toutes ses accusations, dans une lettre qui paraît être du début de juin. «Ah! vous trouvez que je ne mets pas d'esprit de conciliation! Et qu'est-ce donc, s'il vous plaît, que je fais en dînant et en passant la soirée (comme pour mille bonnes raisons, j'avais durant des années renoncé à faire) avec Mlle D..., en ayant pour elle mille attentions, mille prévenances? Je ne suis pas, il est vrai, en position de lui faire les mêmes cadeaux, ni les mêmes caresses, ni lui procurer les mêmes plaisirs que vous le faites, mais en vérité, je fais tout ce que je puis, et même plus que je ne devrais, envers une personne, pour qui je n'ai ni confiance, ni estime; qui, malgré moi, élève mes filles, et dont la position vis-à-vis de vous est un motif plus que suffisant pour que son habitation sous le même toit soit non seulement une grave insulte pour moi, mais un scandale hideux pour élever mes filles. Cette femme qui ose devant moi vous faire des reproches jaloux! Avoir mis une gouvernante sur le pied de vous railler avec dépit sur l'emploi de votre temps, tandis que moi, je dois tout voir, tout supporter, et que vous trouvez très mauvais que je n'aie pas assez de confiance en votre maîtresse pour être bien aise de lui voir élever mes filles. Car, enfin, croyez-vous donc que je sois la dupe de tous vos arrangements? Mlle D... vit avec vous avec une familiarité qu'on n'a qu'avec son mari ou son amant. Ceci est terrible. Ce qui se passe dans l'ombre, je ne puis le voir; mais j'espérais du moins que la condescendance que j'avais mise, depuis près d'un an, à être vis-à-vis d'elle et de vous comme si tout cela était naturel vous avait donné assez de pitié pour ma position, pour prendre des dehors de convenance et d'exiger d'elle d'être plus décente avec vous, devant le public, les enfants et moi. Mais expliquez-vous donc, grand Dieu. Vous dites toujours que cela dépend de moi que cela change? Que faut-il donc de plus que je ne fais depuis un an. Parlez avant de partir, et quels sont les changements, d'ailleurs, que vous admettez. Si vous sentez à quel point vous faites du tort à nos filles avec ce genre de vie, comment hésitez-vous un moment à changer cet état de choses. Vous dites que vous aimez vos filles, vous dites que notre intérieur, leur direction n'est pas ce qu'elle devrait être et vous attendez, vous hésitez à changer tout cela de crainte que je n'en éprouve du bonheur. De bonne foi, pourquoi tenez-vous à ce que nous ne nous séparions pas, si ce n'est parce que ma présence sert de manteau à la position de Mlle D...? Quelle part m'avez-vous laissée dans votre vie, dans celle de nos enfants? Rejetée par vous en dehors de tous mes droits, de tous mes devoirs depuis tant d'années, vous auriez dû m'excuser si j'avais été chercher ailleurs des affections pour me dédommager de celles que vous m'ôtiez. Pendant neuf ans, je vous ai attendu, je vous ai espéré, j'ai cru qu'un jour viendrait où vous vous diriez que si vous me priviez de l'affection que j'attendais de vous, du moins vous me deviez de ne point me retirer plus longtemps celle de mes filles et m'accorder la consolation de m'occuper d'elles. Vous pouvez bien ne pas m'aimer, je le trouve tout simple. Vos idées, vos goûts, vos sentiments sont trop changés pour que cela ne soit pas, mais quel que soit le dédain avec lequel vous me traitez au fond de votre cœur, vous n'éprouvez pas pour moi le mépris et la défiance qui, seuls, pouvaient me priver de la direction de mes filles. Mais, mon ami, le temps s'écoule, je ne puis attendre toute ma vie. Je perds l'espoir maintenant après tant de concessions, de sacrifices inutiles. Si votre intention n'est pas de saisir cette occasion de commencer dans une nouvelle voie, lorsque nous nous retrouverons après cette séparation d'environ quatre mois, mieux vaut prolonger définitivement cette séparation indéfiniment que de reprendre la vie telle qu'elle est maintenant, ennuyeuse pour vous, cruelle pour moi, fâcheuse pour les enfants, et dont les résultats seront déplorables pour eux. Avant de nous quitter, répondez-moi franchement si vous désirez sincèrement, si vous croyez utile un changement dans notre organisation intérieure, de quelle nature, dans quelle mesure seraient les changements que vous admettez, et ce qu'il faut que je fasse pour les obtenir. Je vous l'ai dit souvent, ne craignez rien pour votre liberté. Je ne suis pas assez absurde pour demander à un homme de me donner des témoignages d'une affection que je ne lui inspire pas. Je réclame seulement les marques d'une estime et d'une confiance que je crois mériter, et les droits qu'ont toutes les mères de diriger leurs filles.» Quelques jours après cette missive furieuse, Mme de Praslin fait porter ce billet à Henriette Deluzy. «Je ne veux pas vous déranger, Mademoiselle, sans quoi, je vous aurais fait demander d'avoir la bonté de descendre un instant chez moi, ayant un service à vous demander que, j'espère, vous ne me refuserez pas de me rendre. J'y attache beaucoup de prix et j'en serai sincèrement reconnaissante. Il y a deux jours, croyant que M. de Praslin revenait pour quelques jours, j'ai engagé Louise et ses sœurs à ne pas souhaiter la fête de leur père, la veille qui se trouvait un si triste anniversaire[48] et à attendre le jour même. Hier soir, en apprenant qu'il repartait aujourd'hui, j'ai pensé qu'il ne fallait pas différer et je m'étais promis de le dire à mes filles en allant à la messe, puisque je n'y avais pas songé avant d'aller nous coucher. Au moment de partir, mon bouquet est arrivé. Je l'ai étourdiment envoyé de suite, avant de les avoir vues et le malheur a voulu qu'elles se trouvassent justement là et elles ont pu croire que j'avais pu gâter leur plaisir. Je ne puis dire à quel point je suis affligée de ma sotte maladresse; j'ai peur qu'elles ne m'en veuillent. Vous avez trop d'influence sur elles pour que je n'espère pas qu'elles ne m'en voudront pas et qu'elles comprendront bien les choses, si vous voulez bien vous charger de leur exprimer mes regrets et leur expliquer ces contretemps si maladroits de ma part. Je m'adresse avec confiance à vous, Mademoiselle, et je serais sensiblement peinée si vous me refusiez ce service, mais je ne puis le supposer et vous offre d'avance mille sincères expressions de reconnaissance. J'avais été atterrée en voyant les enfants là juste au moment où je voulais les prévenir. Puis-je compter sur votre bon vouloir?» [48] C'était l'anniversaire de la mort du père du duc Théobald. [Illustration: _Vue de la Fontaine de Ficayola, près Bastia._ Dessiné par d'Aubigny, gravé par Née. (Bibliothèque Nationale. Estampes.)] Le mois suivant, le duc, Louise, Berthe, Raynald et Henriette Deluzy quittaient Vaux. Le plan de voyage comportait la traversée de la France jusqu'en Piémont, un séjour chez Isabelle de Roburent, puis, après une rapide visite à Florence, un séjour en Corse chez le maréchal Sébastiani. Henriette Deluzy, dans une série de lettres, devait fournir à la duchesse les détails les plus circonstanciés sur Isabelle de Roburent, installée à Morozzo, à quelque distance de Turin, pour y passer l'été parmi les fleurs, les ombrages et les eaux. «Dans ces quelques jours passés près d'elle, écrivait-elle, je l'ai trouvée si complètement ce qu'elle était, il y a un an, que j'ai plutôt acquis la conviction du bonheur parfait dont elle jouit que je n'ai su quelque particularité sur sa nouvelle existence.» La duchesse, demeurée à Praslin avec les petites, Gaston et Horace, leur lisait le soir des pièces de Molière qui, pensait-elle, les ravissaient. Les courriers d'Italie lui apportaient la nouvelle des succès de Raynald qui avait «fait la conquête de toutes les personnes qui l'avaient vu parfaitement sage, s'intéressant à tout, faisant les plus amusantes remarques sur ce qui le frappait.» Puis, c'étaient la rapide vision de Florence et de sa belle campagne, les Cascines, la laiterie du Grand-Duc, ensuite la Corse grillée par le soleil de septembre dépouillant arbres et prairies, «au point qu'on se croirait déjà en hiver.» Le duc de Praslin écrivait aussi: «Nous arriverons à Praslin du 5 au 10 (octobre). Il faudrait que vous fissiez dès à présent vos préparatifs de départ, car malheureusement, votre départ suivra de très près notre arrivée. Les couches d'Isabelle ne seront pas aussi prochaines qu'elle le supposait. Mme de Pampara ne les attend que vers le 20 au plus tôt. Il est indispensable que vous veniez à Turin, car Isabelle a pris une mauvaise direction, vis-à-vis de sa nouvelle famille. Je ne puis pas entrer ici dans des détails; ce serait trop long. Il ne s'agit de rien de grave. C'est une suite de petites choses qu'en un quart d'heure je vous aurai expliqué de vive voix, mais l'intérieur d'une famille se compose d'une foule de petits détails qui rendent la vie plus ou moins heureuse. Je crois que votre arrivée modifiera beaucoup de choses d'une manière importante dans les idées d'Isabelle.» Henriette Deluzy donnait une note à peu près semblable. «La vie matérielle de Turin ressemble si peu à celle de Paris qu'un établissement parfaitement convenable au Piémont peut, au premier moment, ne point répondre à nos idées françaises. Puis, l'obligation pour M. de Pampara de vivre au château a encore de beaucoup circonscrit son établissement. Isabelle a la plus belle part. Son appartement est certainement beaucoup mieux que celui de bien des jeunes femmes à Paris, chez leurs parents. Elle est contente et semble ne rien désirer, ne rien regretter. Quant à elle personnellement, elle n'est changée en rien. Vous trouverez les mêmes choses à louer, les mêmes choses à combattre, mais elle aime son mari, paraît avoir confiance en vous, Madame, et vos conseils lui feront certainement un grand bien. Ce qui lui nuit le plus, je crois, c'est le manque absolu d'occupations sérieuses et sous ce rapport, Madame, vous lui donnerez un exemple précieux.» La preuve de confiance, l'appel à l'influence maternelle qu'en tant d'autres circonstances elle reprochait au duc de ne pas invoquer, n'avait pas désarmé Mme de Praslin. Tandis que son mari voyageait, elle ourdissait on ne sait quelles combinaisons louches pour lesquelles elle crut devoir prendre les conseils de l'évêque d'Évreux. Ancien curé de Saint-Roch, ancien confesseur de la reine Marie-Amélie, parvenu par son influence à la mitre, Théodore-Nicolas Olivier était pour la duchesse de Praslin une vieille connaissance. Quand, le 15 août 1841, le prélat, prenant possession de son diocèse, était venu visiter Notre-Dame du Vaudreuil, la duchesse, en grand deuil de son beau-père mort moins de deux mois avant, s'était placée, entourée de ses enfants, au pied de la chaire pour saluer son ancien directeur de conscience[49]. Mgr Olivier, partout accueilli dans l'Eure avec une froideur, et bientôt une hostilité marquée, par un clergé fidèle aux idées légitimistes, n'avait pas oublié l'appui que la duchesse lui avait ainsi prêté. Quelle était la question qui lui avait été posée? Sa lettre, peu explicite, éclaire mal sur le caractère de la «licence à prendre», mais elle est d'un ton qui manque regrettablement de franchise. «Madame la duchesse, écrivait le casuiste mitré, s'il était permis de vous dire combien votre lettre m'a peu surpris mais combien elle m'a fait de plaisir, vous jugeriez assez bien de mon respect et de mon dévouement pour vous; mais il faut traiter le sujet qui vous occupe et voici mon avis: Il faut savoir si le refus de consentement du père n'entraînera pas un refus de subsides indispensablement nécessaires; et sans le savoir précisément, je le crains beaucoup. Si ce refus de consentement n'a pas de graves inconvénients, je m'interdis de conseiller de passer outre _seulement en raison_[50] de ma double position d'évêque et de confesseur; je ne puis pas permettre que le père puisse dire: «Voilà ce qu'a produit l'influence d'un homme d'église dans ma maison.» C'est vous dire assez, madame la duchesse, que je trouve la licence à prendre parfaitement légitime. Enfin, je pense qu'il ne faudrait pas en venir là sans le consentement explicite et l'approbation de la reine. Je me résume. Je ne puis ni ne veux conseiller ce qui fait l'objet de votre lettre, mais je veux que vous croyiez, madame la Duchesse, à tous mes vœux pour votre bonheur»[51]. [49] A. de Boudon. _Histoire de Mgr Olivier_, 390. [50] Souligné par Mgr Olivier. [51] Papiers de Mme de Praslin.--Le post-scriptum est à retenir: «J'arriverai à Paris le 19 janvier. Je compte y rester quinze jours au moins. Je descends 35, rue d'Argenteuil.» C'est lui, c'est ce prélat de Cour qui mourra honni de tout son diocèse, c'est cet homme d'église politicien, qui va, avec des airs de sainte Nitouche, diriger désormais les entreprises de la duchesse de Praslin contre son mari, guider la femme hésitante dans la voie qui les perdra, le duc et elle.[52] Une lettre de Valentine Delessert, la femme du préfet de police, jette quelques lueurs sur le désarroi de l'âme de Fanny de Praslin au moment où elle se préparait à partir pour Turin: «Votre lettre m'a fait bien de la peine. Je vois beaucoup de chagrin au fond de vos projets et cela me fait penser à vous bien tristement. Je viendrai vous voir demain de midi à une heure, si cela ne vous gêne pas, j'en ai bien envie et vous seriez ingrate si vous croyiez que j'aie une sympathie moins grande et moins profonde pour vos peines. Au contraire, chaque année qui s'accumule sur moi, me fait sentir plus profondément les affections qui me restent et vous êtes ma meilleure amie.»[53] La duchesse prend ses passe-ports, part pour Turin où Isabelle de Roburent accouche le 29 octobre. «Isabelle est très bien, mon ami. Ce matin, à 3 heures, elle a commencé à souffrir, et à 10 h. 1/4, elle est accouchée d'une fille vraiment charmante qui pèse 12 livres de Piémont, c'est-à-dire 8 ou 9 des nôtres. Elle a eu beaucoup de courage. Elle s'est si bien aidée qu'elle a abrégé par ses efforts ses douleurs de quelques heures; les dernières ont été terribles. La petite est superbe et très forte. Je suis encore toute émue. Adieu, mille expressions de mes sentiments. J'embrasse mes chers enfants. Je regrette vivement que vous ne soyez pas ici. Veuillez annoncer l'événement à Edgar et Georgina. Hermann écrit à ma belle-mère.» [52] «Maintenant encore, dit le _Mémoire_ à ses juges d'Henriette Deluzy, je ne puis deviner le mystère qui couvrit la conduite de Mme de Praslin... car enfin ce projet de séparation scandaleuse, qui surgit tout à coup dans l'esprit de Mme de Praslin, qui l'agite, qui la préoccupe sans cesse... cette jalousie contre moi qui se réveille soudain sans cause... a dû être inspiré par quelque perfide conseiller.» [53] «J'ai, ajoute-t-elle en post-scriptum, j'ai à dîner ce soir une Espagnole que vous avez vue chez moi, Mme de Montijo et ses filles, M. de Lassus, M. Mullin, M. Mérimée. Si ce monde ne vous ennuie pas, vous me ferez bien plaisir de venir aussi en robe de chambre. Vous savez comme nous sommes à Passy et ce serait un bon moment pour moi, chère amie.» Chez les Pampara, le séjour de la duchesse de Praslin est marqué par des incidents peu propres à satisfaire les beaux-parents de sa fille. Le 25 novembre, M. de Pampara écrit au duc. «Vous aviez raison de dire que Mme la Duchesse gâte ses enfants en flattant leurs défauts. Elle ne tarit pas d'éloges à Isabelle sur sa tenue, sur sa beauté, sur son maintien, sur les occupations qu'elle se donne et même sur son esprit. J'ai humblement hasardé un jour de prier la duchesse de vouloir bien nous aider, par ses bons conseils à Isabelle, à la rendre plus franche, à lui donner du goût pour l'occupation et à se défaire de son opiniâtreté. Elle a eu la bonté de me dire que tous ces défauts, elle ne les avait pas à la maison, et qu'Isabelle était une dame tout comme une autre, qu'elle ne voyait rien à corriger en elle. Comme de raison, je n'ai plus soufflé mot.... Jamais Mme la Duchesse n'a eu, comme vous, la bonté de nous faire la moindre question sur sa fille. Elle la croit parfaite et croit peut-être que nous ne la gâtons pas assez.» Bref, M. de Pampara n'est pas sans inquiétude sur les conséquences de la correspondance qui va s'échanger, après le départ de la duchesse, entre la mère et la fille. Une lettre de Mme de Praslin à Henriette Deluzy est, en effet, consacrée à tenter de démontrer qu'Isabelle lit, s'occupe, travaille, et elle avoue qu'elle s'est préoccupée à Turin d'assurer à sa fille l'appui de vieilles dames «qui m'ont pris en affection, comme ma pauvre vieille duchesse de M....» Aline joint à la lettre de sa mère, qui lui a été dictée en partie, un billet des plus caressants pour son institutrice: «Vous ne pouvez pas vous douter, chère Azelle, du bonheur que j'ai eu en lisant votre bonne et excellente lettre qui m'a causé un si grand plaisir et un tel bonheur qu'étant dans le bain en ce moment je ne me suis même pas donné la peine de bien essuyer mes mains. La lettre de Louise m'a fait aussi un si grand plaisir que je suis dans un état de bonheur qu'on ne peut pas s'imaginer. Mme de Pampara m'a donné hier soir le plus joli petit verre d'eau qu'on puisse voir. Je remercie beaucoup mon père de sa bonne intention. Adieu, chère Azelle, je vous embrasse tous de cœur.» Et elle signe: «Aline qui vous aime comme la prunelle de ses yeux». On vit heureux à Vaux. On y coule des jours tranquilles jusqu'à l'arrivée de la duchesse. Mais elle n'est pas plutôt là que recommencent les scènes et les interminables lettres à son mari. «Lorsque je suis arrivée ici, j'espérais avoir quelques instants de distraction et de trève; mais l'illusion n'a pas duré longtemps: le marchepied de la voiture n'était pas achevé de baisser que j'avais lu dans votre air glacial, dédaigneux et mécontent, dans l'expression contrainte du regard de mes enfants, dans les petits yeux verts qui apparaissaient derrière votre épaule, que j'allais être soumise à des traitements humiliants, à la vie la plus pénible, à supporter le spectacle des choses les plus inconvenantes, pour ne pas me servir du mot propre. Croyez-le bien, Théobald, si je lutte encore, c'est parce que je suis fermement consciencieuse; qu'il est de mon devoir de ne pas renoncer, pour obtenir une paix et une tranquillité factices, de ne pas donner, par mon silence, une apparence de consentement tacite à un état de choses qui regarde mes enfants et que je désapprouve vivement, parce que je le crois fermement détestable, fâcheux pour le présent, pernicieux, dangereux pour l'avenir. Tu as beau faire, me détester. Je suis leur mère à ces enfants que tu donnes aux premières venues. Je sais fort bien que tu es le maître, tu peux tout sur moi; mais il est une chose dans laquelle les droits d'une femme sont presque égaux à ceux du mari; tu l'oublies entièrement. Ne sais-tu pas que les lois, si je les invoquais, décideraient en ma faveur? Tu sais que je ne le ferai jamais, mais, est-ce une raison pour en abuser? Tu te crois obligé à céder en toutes choses, afin de conserver Mlle D... à tout prix. Tu la crois irremplaçable, près de toi, près de mes enfants. Toi qui crois si simple, si facile de remplacer une mère, pourquoi crois-tu donc si prodigieusement impossible de remplacer une gouvernante? Si tu l'avais voulu, elle aurait pu être une bonne gouvernante; mais tu as dénaturé sa position, sa fonction, et tel qui brille au second rang, s'éclipse au premier. Comment la tête ne lui tournerait-elle pas, elle à qui ta conduite dit tous les jours plus clairement que les paroles encore: «J'ai une femme, mais je préfère votre société, vos soins; mes enfants ont une mère, mais vous que je connais à peine, qui êtes plus jeune, j'ai plus confiance, en vos principes, votre expérience, vos soins, votre dévouement, vos manières, votre jugement, votre tendresse, pour leur tenir lieu de tout. Prenez la place, commandez, ordonnez. Celle qui remplace la mère de mes enfants, doit être souveraine chez moi.» «Théobald, cela est logique, mais tu pars d'un point faux et dangereux. Toi-même, tu n'as pas le droit de me condamner à cette ignominieuse mort civile. Tu ne le peux qu'en me laissant soupçonner d'une conduite et de vices infâmes, et par mes enfants encore! Oh! je suis bien punie de t'avoir tant aimé, préféré même à eux. Mais n'étais-je pas déjà assez punie d'avoir perdu sans retour, sans espoir, le seul vrai bonheur pour moi, ton affection? Mais voir mes enfants conduits dans une voie de principes faux et légers, habitués à trouver naturelles et convenables des manières inconsidérées, des positions fausses et inconvenantes! Si tu veux y réfléchir toi-même, tu sentiras qu'en mettant à part tous mes sentiments personnels de joie et de bonheur intérieur anéantis, je dois cruellement souffrir de voir mes nombreux enfants dans une direction si pernicieuse pour leur conduite à venir. Demande-toi franchement ce que tu ferais, ce que tu sentirais vis-à-vis de quelqu'un qui t'ôterait à la fois, une femme que tu aimerais avec ardeur, et tes enfants pour leur donner des impressions fausses et dangereuses. Lorsque j'ai eu la faiblesse, par un excès d'amour pour toi, de te faire un immense sacrifice en t'abandonnant mes enfants, me figurant, dans un coupable aveuglement, que ce sacrifice, plus il était grand, me rendrait ton affection, entraînée par tes promesses à cet égard, j'ai commis, j'en conviens, une grave faute. J'aurais dû mourir avant d'y renoncer, et j'ai fait un bien faux calcul, car ce sacrifice, fait dans l'intérêt de mon amour, t'a donné une mauvaise opinion de mes principes et de mon jugement, de mon cœur, je le conçois. Cependant, je dois ajouter pour ma justification, que ma tendresse confondait tous nos droits en un seul. Je me croyais une portion de toi-même; il me semblait que tout devait être commun entre nous et supporté à deux. Maintenant, tu as établi une séparation complète entre nous; nous ne sommes plus que des étrangers l'un pour l'autre. Je me suis longtemps bercée d'illusions, de retour, d'épreuves, que sais-je moi? toutes les possibilités en ce monde pour me figurer que c'était un temps à passer; que tous les mystères se dérouleraient par toi d'une manière naturelle et satisfaisante; enfin tous les rêves de bonheur à venir, je les ai faits longtemps avec confiance, plus longtemps encore avec espérance. Maintenant... Mais n'en parlons plus, il ne s'agit plus de bonheur! Mais puisqu'il faut renoncer à toi, dont j'espérais le retour avec celui de mes enfants, il faut au moins que je sache à quoi m'en tenir. Ma vie n'est pas supportable. Elle est douloureuse, honteuse pour moi, et ne t'y trompe pas, très fâcheuse pour l'avenir des enfants. Les choses ne peuvent durer ainsi plus longtemps. Ainsi réfléchis, mais songe que je te supplie en grâce de me donner enfin une position convenable et un intérêt dans la vie. Oh! que tu es faible! Tu en es arrivé à un point que tu n'oserais faire une course avec ta femme et tes enfants sans cette personne pour laquelle tu me reprends ce que tu m'avais donné dans les premiers jours de notre mariage. Tu es tellement sous son joug que tu n'oserais rien entreprendre sans elle. Tu trouverais inconvenant de la quitter un moment et ta femme, la mère de neuf enfants, doit vivre et mourir seule.» Praslin a pris le parti de s'absenter sans cesse. Il vit au Vaudreuil, à Vaux, dans ses fermes. C'est en étant toujours absent qu'il obtient la paix. Aussi a-t-il presque complètement déserté la maison, tactique passive que la faiblesse de son caractère lui faisait adopter volontiers. Il laissait ainsi le champ libre à certaines machinations. Au milieu de janvier, la duchesse déclare qu'elle ne mettra plus les pieds à Praslin «tant que Mlle D... y sera.» Mgr Olivier vient d'arriver à Paris. Il est descendu chez une de ses pénitentes, rue d'Argenteuil. La duchesse lui explique par le menu ses griefs. La «maîtresse» de son mari, pour s'éterniser dans la maison, pousse celui-ci à s'opposer à un projet de mariage qui ferait le bonheur de sa fille aînée. N'est-il pas de son devoir d'employer la toute-puissante influence du maréchal à la faire chasser? Mgr Olivier la console, la réconforte. Oui, c'est son devoir. Malheureusement il doit rester peu de jours à Paris. Il ne peut voir le maréchal, mais il déléguera quelqu'un auprès de lui, le curé de la Madeleine, son chanoine honoraire, l'abbé Beuzelin, ou à son défaut l'abbé Gallard, premier vicaire, qui est le neveu de son ancien ami, Mgr Romain-Frédéric Gallard, ancien aumônier de la reine Marie-Amélie, mort évêque de Meaux, le 14 janvier 1839. L'abbé Gallard se met aussitôt à l'œuvre: il vante au maréchal, sur la foi de la duchesse de Praslin, le parti qu'elle a choisi pour Louise. Le maréchal est, d'abord, un peu étonné, car sa petite-fille a toujours paru hostile aux projets qu'on dit qu'elle regrette. Il ne peut croire qu'elle soit victimée. Il lui parlera. Il lui parle en effet. «Mon cher papa, écrit Louise à son père, grand-père m'a dit ce soir qu'il avait deux mots à me dire. En rentrant j'y ai été. Il m'a demandé si j'avais changé d'idées. Je lui ai répondu que je n'avais rien su de nouveau et qu'ainsi je ne pouvais pas avoir changé. Grand-père m'a répondu que lui avait changé, et qu'on me trompait et que je me trompais, mais que, cependant, il ne fallait rien faire, parce qu'il fallait que ce fût pour moi que je me marie et que, pour lui, ça lui était égal. Je lui ai dit que je le pensais bien et je lui ai demandé si à mon âge il aurait voulu d'une femme qui ne pouvait rien faire et trouvait Walter Scott trop sérieux. Il a répondu que certainement il n'en aurait pas voulu pour lui. Mais à tout, il a toujours dit qu'il ne fallait pas que cela se fit si je ne voulais pas parce que ce serait moi qui serais mariée.» L'abbé Gallard a échoué: la partie est à rejouer. La duchesse essaie d'associer Henriette Deluzy à ses combinaisons de mariage. Elle est avec elle plus aimable, plus gracieuse qu'elle ne le fut jamais. Au début de mars 1847, l'institutrice, qui vient de soigner Gaston malade de la scarlatine, croit sa situation inébranlable chez les Praslin: «Les gens qui me blâmaient le plus, écrit-elle à la vicomtesse Melgund, me portent aux nues comme une excellente gouvernante. Dans toute la famille, on m'invite à tout; on me met de toutes les parties de plaisir. Enfin toutes mes tribulations sont finies et je vois devant moi un avenir paisible, sinon bienheureux[54]». [54] Papiers d'Henriette Deluzy (la lettre n'a pas trouvé sa destinataire). C'est à ce moment, que se produit, sous la forme de revendications d'un corsetier, Bourgogne, un incident bizarre et inquiétant. Bourgogne réclame paiement d'un compte qui, dit-il, n'a pas été acquitté. «Le compte est payé», répliquent le duc et Henriette Deluzy. Alors, Bourgogne fait intervenir l'ancienne institutrice, Mme Desprez. Il obtient d'elle une lettre où elle certifie que c'est bénévolement qu'elle lui a procuré la clientèle de la duchesse et qu'elle n'a jamais prétendu obtenir de lui une concession quelconque sur les prix des marchandises qu'il lui fournissait personnellement. Mme Desprez écrit la lettre demandée. Bourgogne l'insère dans un mémoire imprimé dont certaines pages semblent évoquer des dessous étranges[55]. Mme Desprez, qui a reçu le mémoire, écrit à la duchesse une lettre où elle proteste contre l'emploi fait de son attestation et entremêle ses plaintes, sur la façon dont la duchesse la tient à l'écart, d'allusions à sa «_discrétion_». A réception, cette lettre semble déclencher quelque mystérieux ressort émotif chez Mme de Praslin. «Voici une lettre que je viens de recevoir, écrit-elle au duc, veuillez la lire et ne point la perdre. Mme Desprez y montre son caractère sur lequel je me suis si longtemps abusée; elle semble à la fois me rendre un service, selon elle, je suppose, et me menacer, en me parlant de _sa discrétion_, comme si j'avais pu lui confier quelque secret dangereux. En vérité, cela est curieux. Ce qui est certain, c'est que nous avons eu bien du guignon de tomber en de semblables mains. Bien des ennuis résulteront, je le prévois, de toutes les intrigues que vous avez, avec trop de faiblesse, laissé envahir notre intérieur. Vous avez voulu, après vous être éloigné de moi, détruire tout ce qui est naturel. On ne crée pas des positions fausses sans qu'un jour ou l'autre il n'en résulte de grands inconvénients. Ce sont les enfants hélas! qui paient toujours pour les parents dans ces circonstances-là. Vous pouviez en aimer d'autres et n'affliger que mon cœur, mon ami, mais en changeant l'ordre de la nature et des usages, vous avez tout compliqué dans votre vie. _Ce procès peut devenir odieux_: il est nécessaire que nous nous entendions bien. Ne perdez pas cette lettre, je vous prie; ne vous bornez pas à M. Destigny. Consultez, voyez M. Riant. Redoutez Mme Desprez mais n'imaginez pas d'arranger cela vous-même avec elle. _Elle est perfide, vous le savez. Quand on a de grandes filles, il faut toujours se garer d'une personne qui peut amener du scandale._» [55] Le dossier du procès contient deux exemplaires en copie du greffier de ce mémoire Bourgogne où il est question, avec de visibles intentions de chantage, d'une jeune fille s'enfuyant en larmes de l'hôtel Sébastiani. Pour une simple note de corsetière, qui, payée ou non en somme, ne monte pas à 400 francs, voilà des mots qui sont vraiment bien gros! V Trois mois d'Enfer. L'hôtel, dont le duc et la duchesse habitent l'étage principal, est situé dans le quartier des Champs-Élysées, entre l'avenue Gabriel et le faubourg Saint-Honoré[56]. Là, au numéro 55, s'ouvre un peu de biais une haute porte cochère cintrée que flanquent deux colonnes et que surmonte un encadrement d'un style dorique bâtard. Cette porte donne accès à une longue avenue étranglée entre deux constructions, l'hôtel Castellane et la maison Lavayne. C'est par elle qu'on arrive à la cour d'honneur. Les appartements du duc (chambre à coucher et cabinet de travail) sont en aile, appuyés à l'hôtel Castellane, et bornés par derrière par une allée herbeuse qui sépare l'hôtel Sébastiani de l'Élysée. De même, derrière la maison Lavayne, une nouvelle allée, pavée celle-ci, donne du jour à diverses fenêtres de l'hôtel, qu'elle sépare des chantiers Visconti, alors en pleine activité. Sur la cour d'honneur, sitôt qu'on a dépassé le péristyle, on aborde les appartements: la salle à manger aligne ses fenêtres sur la cour d'honneur. Le boudoir, la chambre de la duchesse, le grand salon, le petit salon ont jour sur le jardin qui s'étend jusqu'à l'avenue Gabriel dont le sépare une double grille[57]. [Illustration: _Extérieur de l'Hôtel Praslin._ Image populaire publiée en août 1847 par la Lithographie Chatain, d'après le dessin de J. Février. (Bibliothèque Nationale. Estampes.)] [56] Sur son emplacement s'étend aujourd'hui la rue de l'Élysée percée en 1860 et l'hôtel de l'impératrice Eugénie qu'acheta en 1873 le baron Hirsch. [57] M. Georges Cain a, dans un récent article du _Figaro_ (21 juin 1906), restitué l'hôtel Sébastiani avec sa parfaite connaissance du Paris d'autrefois. C'est dans ces pièces de parade qu'aux premiers jours de juin 1847, le pair de France et la duchesse donnent un dîner à quelques intimes. A propos d'une bagatelle, Fanny de Praslin s'emporte contre Henriette Deluzy. L'institutrice riposte par quelques saillies mordantes.[58] Depuis tant d'années qu'elle est dans la maison, elle est arrivée à se considérer comme étant de la famille. Puis, vraiment, ce soir, la mesure est comble. En plus d'une occasion, le maréchal Sébastiani s'est montré moins susceptible. Il connaît à merveille le caractère bizarre et fantasque de sa fille. Il sait qu'elle se plaint de tous, de lui comme des autres[59]. Il a toujours attaché peu d'attention à ses doléances. Ce soir-là, il est malade, on l'a habilement travaillé depuis quelques mois, et quand Fanny de Praslin lui apporte à nouveau des plaintes qu'elle a faites cent fois, l'incident l'a disposé à l'écouter. «Monsieur le duc, écrit-il le lendemain 14 juin, à son gendre, vous partez pour Praslin, toujours dans l'intention de garder Mlle Deluzy et de faire subir à ma fille la plus cruelle et la plus dégoûtante des humiliations. Il y a cinq ans que cela dure. La presse de Paris a pris soin d'en informer le monde entier, et aujourd'hui, vous êtes le sujet de toutes les conversations scandaleuses. Vos filles sont sacrifiées sans pitié. Je sais qu'elles ignorent tout ce qui est, tout ce qui se dit, mais, de bonne foi, à qui espérez-vous persuader? Croyez-vous qu'en vous voyant courir l'Angleterre, l'Italie, la France, avec vos filles et leur gouvernante, sans que la mère vous ait jamais accompagné, vous soyez à l'abri de réflexions malveillantes? J'ai poussé la complaisance jusqu'à vous inviter à venir deux fois chez moi, en Corse avec elle, parce que j'espérais que vous rentreriez en vous-même et que vous la renverriez. Je n'en ai jamais parlé à personne parce que j'ai pensé qu'un père ne peut balancer un instant entre les intérêts de sa nombreuse famille et cette femme. Vous êtes aveuglé par une passion fatale. Je vous ai entretenu cinq fois de cette affaire. Je fais une dernière démarche. Je paierai la pension qui lui est due. Je suis prêt à en passer le contrat authentique, pourvu qu'elle soit congédiée immédiatement. Dans le cas contraire, je ne la recevrai pas davantage dans ma maison, et vous n'éviterez pas un éclat. Réfléchissez bien. Je vous aime tendrement, et c'est avec beaucoup de peine que je me suis résolu à cette démarche. J'en espère les meilleurs résultats et ce ne peut être en vain que je parle à votre cœur et à votre raison». [58] D'Alton-Shée. _Souvenirs de 1847_, p. 45. [59] A la veille du mariage d'Isabelle, elle se plaint alternativement de sa belle-mère et de son père: «Mon père est d'une humeur assez capricieuse et irascible,» écrit-elle à son mari. Le duc est atterré à la lecture de ce billet. Depuis longtemps Henriette Deluzy possède tous les secrets de ce triste intérieur. Comment écarter le coup qui la menace? Faudra-t-il initier une autre institutrice à tant de douloureux mystères? Pendant qu'il est plongé dans ces réflexions, Henriette Deluzy, la figure décomposée, se présente à lui. L'abbé Gallard, intime ami de Mgr Olivier, envoyé par le maréchal Sébastiani, vient de lui signifier brutalement que si elle ne donne pas immédiatement sa démission de gouvernante, un scandale va se déchaîner. Si elle part, le maréchal lui constituera par acte notarié la donation viagère que lui a jadis promise Praslin. «Je suis chassée, lui dit-elle, atteinte dans mon honneur; protégez-moi.» Le duc lui promet de voir le maréchal. «J'arrangerai cela» lui dit-il. C'est sa formule habituelle en présence d'une difficulté qu'on lui signale. Le lendemain, Praslin voit le maréchal. Il voudrait qu'Henriette Deluzy ne quitte pas Louise avant son mariage. La scène est violente entre les deux hommes. Praslin se retire sans avoir pu rien obtenir. Il faut qu'Henriette Deluzy quitte la maison, qu'elle parte le plus tôt possible, au plus tard quand on ira à Vaux-Praslin. Enfin le maréchal consent à ce que l'acte de donation soit fait au nom de sa fille, ce qui constituera comme une sorte de certificat de bonne conduite et de marque de satisfaction à Henriette Deluzy. «Je ne suis pas libre, dit le duc à l'institutrice. Je vous en prie, cédez.» Elle fond en larmes. «Je vous en supplie, reprend Praslin, cédez de bonne grâce et sans irriter la duchesse, car le scandale dont on vous a parlé ne pourrait être qu'un procès en séparation, et alors je perdrais mes filles.» A peine Praslin a-t-il quitté le maréchal que celui-ci lui a adressé un nouveau billet. «Monsieur le duc, vous m'avez déchiré le cœur. Vous avez attribué à mon insensibilité d'avoir fermé ma maison à vous et à vos enfants. Vous êtes obligé de me rendre justice. J'ai tout fait pour éviter cette séparation qui vous coûte tant. J'ai pris sur moi tout l'odieux de fermer les yeux, d'avoir l'air de ne pas croire à tout ce que les journaux avaient répandu dans le public, à tout ce qui se disait dans Paris, et pour prix d'une conduite aussi généreuse, vous venez m'adresser les reproches les plus sanglants, les plus immérités. Je n'ai jamais parlé de Mlle Deluzy avec personne. Je suis prêt à lui donner tous les témoignages qui sont dans son intérêt; mais soyez juste et ne me demandez pas des choses impossibles. Je ne vois pas ma fille pour ne pas vous indisposer contre elle. Vous êtes le premier à me priver d'être avec mes petits-enfants. Je ne mérite pas d'être traité ainsi. Voyez les intérêts de ces jeunes personnes, écoutez-les. Vous ai-je jamais rien fait qui puisse m'attirer un pareil traitement? Mais vous êtes hors de vous-même et je vous excuse. Écoutez votre cœur qui est bon et doit me rendre justice.» Et Sébastiani ajoute en post-scriptum: «Quand vous serez vieux comme je le suis, vous vous ferez le reproche d'avoir été dur envers moi.» Toute cette soirée du 18 juin, Henriette Deluzy la passe enfermée dans sa chambre, pleurant, sanglotant, se désespérant. Elle a dans sa petite pharmacie un flacon de laudanum. Elle l'avale tout entier. Elle passe la nuit dans l'engourdissement. Au matin, des vomissements violents la sauvent. Louise de Praslin la trouve dans cet état, court chercher le duc. Henriette avoue qu'elle a pris du laudanum. Le Dr Louis, le médecin de la famille, est appelé. Louise et Berthe soignent leur institutrice sur ses instructions et, quand dans la soirée, le notaire Cahouet monte lui faire signer l'acte de constitution de pension viagère, il juge qu'il n'y a rien de dangereux dans son état[60]. [60] Interrogatoire d'Henriette Deluzy du 6 novembre 1847.--Dépositions du Dr Louis et du notaire Cahouet. Cependant, la duchesse triomphe. Dès le 15 juin, elle indique à son mari qu'elle entend être maîtresse désormais. «J'ai attendu jusqu'à ce moment, lui écrit-elle, le résultat des promesses, que vous m'avez renouvelées à mon retour d'Italie, de changer l'organisation de notre intérieur. Vous semblez l'avoir oublié et je me vois obligée de vous dire que je ne pense pas devoir retourner à Praslin sans y rentrer pour y exercer mes droits et remplir mes devoirs de mère et de maîtresse de maison dans toute leur étendue. Le régime des gouvernantes nous a toujours fort mal réussi. Il est temps dans l'intérêt de nos enfants et la dignité de notre intérieur d'y renoncer. Tant que nos filles ne seront pas mariées, j'habiterai partout au milieu d'elles, j'assisterai à toutes leurs occupations, je les accompagnerai partout. Tous mes plans sont fait, et lorsque vous y aurez réfléchi, vous trouverez autant de motifs de confiance dans les soins d'une mère, pour l'éducation de nos filles, que dans ceux d'une gouvernante. Des maîtres suppléeront aussi facilement à Praslin qu'à Paris aux leçons d'une gouvernante qui, d'ailleurs, a toujours eu recours à leur aide. J'ai tout prévu: tout s'arrangera facilement. Mon père, je le sais, a fait offrir à Mlle D... une pension honorable et viagère. En se rendant avec ces moyens en Angleterre, ses talents et des protections lui procureront une position convenable, plus facilement qu'à Paris. Vous vous inquiéteriez à tort du chagrin qu'éprouveront nos filles; il sera beaucoup plus court et beaucoup moins profond que vous ne vous le figurez: j'ai des raisons certaines pour n'en pas douter. Depuis longtemps, vous vous êtes exprimé sur le compte de Mlle D... de manière à ne pas laisser douter que vous aviez les yeux ouverts sur une grande partie, du moins, de ces graves inconvénients. Ce qui peut assurer le mieux, d'une manière honorable, sa retraite, c'est une pension de mon père, garantie par moi, et son voyage en Angleterre qui expliquera, d'une manière favorable, son brusque départ. Par délicatesse, j'ai d'abord cherché un appui dans votre propre famille pour vous ouvrir les yeux. Après avoir attendu en vain des années le résultat, je dois enfin me soumettre au désir bien légitime de mon père de vous parler au nom des véritables intérêts de nos enfants.» [Illustration: _La Cour des Pairs: Une audience du procès Teste-Cubières._ (_Illustration_ du 17 juillet 1847.) Au fond, sous la tribune du public, le banc des accusés avec leurs défenseurs. A droite, le procureur général; à gauche, le grand chancelier.] Deux jours après, Fanny de Praslin note ses impressions sur ce qui vient de s'accomplir: «J'ai besoin de me répéter à toutes les heures que j'ai accompli un devoir sacré vis-à-vis de mes filles en consentant à joindre enfin mes efforts à ceux de mon père pour renvoyer cette femme. Il m'en a bien coûté. Je hais l'éclat; mais enfin tout le monde me disait, et ma conscience aussi, que c'était mon devoir. Mon Dieu, quel sera l'avenir? Comme il est irrité! On dirait, en vérité, qu'il n'est pas le coupable. Peut-on s'aveugler à ce point? Mon Dieu, ne lui ouvrirez-vous donc pas les yeux? Je ne puis m'expliquer qu'on arrive à s'endurcir à ce point sur l'immoralité. Il dit qu'il aime ses enfants, qu'il consacre son temps à leur éducation. Il n'a pas assez de confiance en moi, leur mère, et il fait ses maîtresses de leurs gouvernantes. Il y a là une suspension de tout sens moral qui me confond... Il s'enfoncera chaque jour davantage dans ce bourbier, il y consumera sa santé, son intelligence, sa fortune. Et l'on veut élever ses enfants, ses filles, lorsqu'on mène une semblable vie! Quelle est cette illusion, aussi complète que son aveuglement? Il était las de cette femme depuis longtemps; mais il en a peur et c'est pour cela qu'il ne la renvoyait pas, c'est évident. Maintenant qu'on vient à son secours, son amour-propre se révolte; c'est là son seul regret en ce moment. En lui montrant de la douleur qu'il ne sent pas, il espère la calmer. Comme il était pressé hier d'aller à Praslin et de couper court de suite! Oui, _comme on me l'a dit_, je lui ai rendu à lui aussi un service réel; mais moi, jamais il ne me pardonnera, il se vengera sur moi, jour par jour, heure par heure, minute par minute, de lui avoir rendu ce service, d'avoir eu raison quand il avait tort. L'abîme se creusera tous les jours plus profond entre nous; plus il réfléchira, plus il se sentira coupable, plus il m'en voudra, plus il appesantira sa vengeance sur moi. L'avenir m'effraie; je tremble en y songeant; je me sens bien faible. Mon Dieu! venez à mon aide; donnez-moi la force de supporter ces nouvelles épreuves comme vous voudrez et de manière à attirer le plus de grâces sur mes enfants, sur lui, le malheureux. Ah! il me fait une cruelle vie. Mais je ne voudrais pas changer ma position pour la sienne. Comme il est changé! Toujours triste, morose, mécontent de tout le monde, en méfiance contre chacun, s'irritant de chaque chose! On voit que le remords réside là. Moi qui l'ai tant aimé, j'ai peine à le reconnaître; il me semble que ce n'est plus le même homme. Voilà le fruit de l'absence de principes religieux, d'idées morales; voilà le fruit du désœuvrement et de la paresse.» Henriette Deluzy l'a remerciée de la «générosité avec laquelle elle rémunérait de faibles services», des offres de recommandation qu'elle lui faisait, s'excusant sur son état de santé qui l'empêche d'aller la remercier en personne. «Mademoiselle, répond la duchesse quelques instants plus tard, je regrette vivement que vous soyez souffrante et que dans cet état, vous ayez pris la fatigue de m'écrire pour une chose que vos soins pour mes enfants ont rendue si naturelle. Si des circonstances graves pour leurs intérêts ont précipité un événement que je regardais, il y a peu de jours encore, comme devant être assez éloigné, ne doutez pas que je n'en cherche avec plus de zèle toutes les occasions de vous être utile et que je serais heureuse que vous m'en indiquiez les moyens. J'ai entendu dire que vous vouliez aller voir lady Hislop; dans ce cas, je vous offrirais une lettre pour lady Tankarville[61] qui s'efforcera, j'en suis certaine, de seconder vivement lady Hislop dans toutes ses démarches pour faire réussir vos projets. S'il vous était aussi agréable d'avoir des lettres pour Mme de Flahaut et Miss Elphinston, disposez entièrement de moi. Je me suis rappelée que vous m'avez demandé de vous prêter un livre en arrivant à Praslin; j'espère que vous ne me refuserez pas d'accepter ce petit souvenir, que j'aurai grand plaisir à vous offrir. Je tiens à répéter, Mademoiselle, que je saisirai toutes les occasions qui se présenteront et celles que vous voudrez bien m'offrir de vous être utile en toutes circonstances.» [61] Lady Tankarville était Corisande-Armandine-Léonie-Sophie-Auguste de Gramont, fille de la duchesse de Guiche, née de Polignac, (6 octobre 1782-20 janvier 1865). Henriette Deluzy n'a nulle envie de quitter Paris, et c'est vainement que M. Riant travaille à la persuader de passer la Manche, cela ressemblerait à une fuite; cela paraîtrait un aveu de ses relations avec le duc; cela accréditerait le bruit d'après lequel elle est enceinte. Toute la domesticité interprète ainsi son départ: c'est une maîtresse dont le duc est las, qu'il congédie. Dans ces circonstances, une maladie de deux des enfants prolonge heureusement un séjour à l'hôtel Praslin qui démontre, par lui-même, la fausseté des accusations qui circulent. Mme de Praslin vit renfermée dans ses appartements, dont elle ne sort plus, même pour les repas, même pour monter chez le Maréchal. Maintenant qu'elle a gagné sa cause, elle préfère ne pas se trouver en contact avec celle qu'elle fait chasser. Le duc vit dans son cabinet, monte rarement à la salle d'études. D'ailleurs, la scarlatine d'Aline et de Raynald est une cause d'isolement pour la gouvernante. Aux intimes, tels que Rémy, professeur qui fait un cours de littérature aux jeunes filles, le départ de Mlle Deluzy est présenté comme la conséquence du mécontentement de la duchesse, qui croit, lui dit-on, qu'elle a influencé Louise contre un projet de mariage. Rémy, cependant, connaît les bruits qui courent. «Il y a, a-t-il dit à Henriette, une seule façon d'y mettre fin. Plus de professorat, plus d'éducation à parfaire, mariez-vous.» Les Rémy ont, parmi leurs amis, un brillant officier, le lieutenant-colonel Bisson. Ils entreprennent de le marier avec Henriette Deluzy. Celle-ci leur avoue le secret de sa naissance et leur confie ses espérances pécuniaires. Le docteur de la Berge, Odilon Barrot, amis de son grand-père, s'occupent d'obtenir du baron Desportes une somme de quarante mille francs qui serait remise à la jeune femme après la mort du vieillard. Avec ce fidéicommis, la pension viagère de 1 500 francs qui résulte de l'acte Cahouet, un trousseau que lui donnera son grand-père et les économies que lui garde le duc de Praslin, elle est à la tête d'une fortune d'environ 100 000 francs. Pauvres châteaux en Espagne! Sauf la donation, sauf les économies qui sont une libéralité de Praslin, tout le reste n'est que du rêve, des choses en projet. Rien n'a de consistance réelle. Le lieutenant-colonel Bisson n'est, d'ailleurs, pas homme à se satisfaire d'espérances. Il n'a que son épée. Elle vaut à son gré 100 000 francs d'espèces sonnantes et trébuchantes, et c'est ainsi qu'il se marierait... sous le régime de la communauté. L'on en est à ce point, quand le 18 juillet, Henriette Deluzy quitte l'hôtel Sébastiani. Elle va s'installer, 9, rue du Harlay au Marais, dans la pension de Mme Closter-Lemaire, dans une petite chambre que Louise et Berthe lui ont meublée avec leurs économies[62]. «C'est hier soir seulement, écrit-elle le 17 juillet à Mme Rémy, que j'ai quitté mes enfants bien-aimés. Leur désespoir m'a ôté le peu de courage que j'avais appelé à mon aide. Oh! Madame, quelle affreuse nuit, moi, qui depuis six ans, ne me suis jamais couchée sans aller à chaque lit donner une dernière caresse et bénir chacun de ces enfants dont le cœur était à moi. Mon pauvre Bébé a eu une attaque de nerfs. Il a fallu l'arracher de mes bras. Être aimée comme cela, se sentir utile, nécessaire au bonheur de ces chères créatures et en être séparée par les plus mesquins, les plus misérables motifs! Oh! Madame, je suis bien malheureuse. Je leur avais voué ma vie en retour de tout le bonheur que me donnait leur affection. Je m'étais faite leur mère et maintenant me voilà seule, inutile. Elles ont tant, tant besoin de moi. Nul ne le sait comme moi, car elles sont malheureuses, bien malheureuses. On me tuera Louise qui était une perle à faire la joie, le bonheur de la vie[63]». [62] La facture de Mouthion, marchand de meubles, 23, rue de l'Arcade, s'élève à 490 francs. [63] Papiers saisis chez Rémy. A l'hôtel Sébastiani, Berthe et Louise sont dans les larmes. Marie a presque eu une attaque de nerfs. «Ce pauvre bébé, écrit le duc à Henriette Deluzy, a pleuré jusqu'à onze heures dans son lit, et ce matin il me disait qu'il ne savait pas pourquoi, qu'il n'avait pas pu dormir de la nuit.» La pension Lemaire sera-t-elle un asile sûr pour Henriette? Mme Lemaire,--c'est la belle-mère de Louis Ulbach,--a fait un accueil maternel à la pauvre désolée et pourtant on est venu lui dire qu'elle avait quitté la maison Praslin pour une cause ignoble et qu'elle lui demanderait à faire un voyage avant peu. «On a à peine dissimulé la main qui me frappe avec tant de rage[64]». Rémy, au cours d'une visite, insiste sur le projet de mariage. «Il m'a parlé longtemps. Il m'a dit qu'à sa sœur, à sa fille, il conseillerait d'accepter, autant par amour pour vous, que par intérêt pour elles-mêmes. J'écris à votre père pour lui offrir ce sacrifice. Oui, mes anges chéris, ce sacrifice. Car je suis peu propre au mariage et celui-ci me répugne au dernier point. Mais sa précipitation est notre sauvegarde. Je vous aurai quittés pour me marier. Leur but sera manqué; il n'y aura pas d'esclandre. Mais, comprenez-moi bien, pour moi je refuserais. Il n'y a pas ici de fausse générosité. Ainsi, dans le conseil que vous tiendrez au Belvédère, comprenez bien ma position. Rentrée dans la vie obscure, le scandale versé sur moi ne m'atteindra bientôt plus. Je vivrai d'une manière calme et honorable, si ce n'est heureuse, mais vous, mes filles chéries, si l'on vous croit élevées par une femme sans principes, ne porterez-vous point, pour vos mariages, la peine de cette terrible accusation? Nos rapports ne seront-ils pas sans cesse entravés par les efforts que l'on fera pour leur donner quelque chose de clandestin et de caché? J'ai déjà quitté la maison en coupable, me laissera-t-on jamais y rentrer la tête levée comme il le faudrait, pour votre honneur et pour le mien? Je vais développer toutes ces raisons à votre père: vous jugerez: je suis à vous. Demandez-moi de faire d'abord et avant tout ce qui vous convient. S'il faut partir, mon cœur restera parmi vous et j'achèterai, par un supplice de quelques années, le bonheur d'être à mon retour votre mère et votre amie, à la face du monde entier.» [64] Le _on_, c'est Mme de Saint-Clair, maîtresse de pension, avenue Châteaubriand et le conseiller qui l'a poussée rue du Harlay, c'est l'abbé Gallard. C'est dans cette exaltation de sacrifice, dans cette ardeur d'amour qui confond dans un même sentiment le père et les filles, qu'elle écrit au duc pour offrir à sa «conscience de père» le mariage qu'elle croit utile à l'intérêt de «ses» filles. «Mon ami! Oh plus que mon ami, ma providence en ce monde! Comprenez-vous bien ce qui se passe en mon âme! Comprenez-vous mes regrets, mon désespoir, et mon malheur est complété par la conviction que vous souffrez autant que moi! Vous! Vous si bon, si généreux! Vous êtes malheureux, vous pleurez dans cette chambre où tant d'heures heureuses se sont écoulées! Et moi je suis ici, impuissante pour votre bonheur, impuissante à vous consoler. Je demandais à Dieu, cette nuit, dans les élans de ma reconnaissance, de ma tendresse pour vous, de me mettre à même de me sacrifier pour votre bonheur. A-t-il voulu m'exaucer? Si, dans votre _conscience de père_ vous croyez qu'un mariage honorable fasse du bien aux enfants, dites-le. M. Rémy m'a dit que c'était bien plus les enfants que moi que l'on frappait par le scandale. Il m'a dit que ma position à Paris, cet hiver, deviendrait bien plus fausse, que le maréchal et XXX[65] s'opposaient à ce que je revinsse honorablement et ouvertement dans la maison; qu'on m'y ferait des avanies devant les domestiques;... que ne pouvant nous voir chez vous, très difficilement ici, nous n'aurions pas le courage de ne point nous réunir dans des promenades, dans des parties qui se sauraient, qui nous feraient un tort immense et qui renouvelleraient tous les bruits. Si nous devons vivre tout à fait étrangers, quel prétexte donnerais-je pour ne pas oser aller voir mes élèves! Mon mariage, ma position deviendraient plus difficiles. D'ailleurs, un mari à Paris ne pourrait pas plus, m'a-t-il dit, laisser continuer des rapports que Mme XXX présente comme elle le fait. Après une absence de quelques années, je reviens auprès de vous sans que rien puisse me séparer des enfants. Si les enfants ont souffert du scandale donné par d'autres et non par moi, je dois les aimer assez pour réparer le mal à tout prix. Si mon mariage fait disparaître l'espèce de blâme qui s'est attaché à elles, à elles pures et innocentes, je dois me marier. Car si j'ai été l'instrument involontaire du mal, il est dans mon devoir de mère, d'envisager leur bonheur avant tout, dussé-je le payer de ma vie. Vous connaissez le monde. Si on dit que Louise qui a dix-neuf ans, a été élevée par une femme indigne, elle ne se mariera pas. Mlle Muller arrive! Je ne puis continuer. Comprenez-moi, mon ami! Oh! oui, mon ami, c'est un sacrifice, un sacrifice digne d'un père, d'une mère. S'il est nécessaire, prescrivez-le. Réfléchissez. Je vais causer avec Mme Lemaire, savoir ce qu'elle pourrait faire pour moi, ce qu'elle me conseille pour l'avenir. Je ne puis continuer. Mlle Muller parle trop. Je suis brisée. Demain je vous dirai toutes mes visites... Si je pouvais vous montrer mon cœur ouvert, vous verriez quelle preuve de tendresse il y a à vous parler de ce mariage... Nous causerons ensemble. Je serai plus forte demain. Comme j'ai besoin de vous écrire!» [Illustration: _Lettre d'Henriette Deluzy au duc de Praslin._ (_Voir p. 127._) (Archives Nationales. CC 809.)] [65] XXX, c'est Mme de Praslin. A des lettres qui brûlent d'une telle flamme, le duc fait des réponses affectueuses, mais calmes et froides. Tandis que la séparation et la souffrance ont révélé presque sans gradation à Henriette Deluzy ce qu'elle ignorait jusque-là, qu'elle aimait le père de ses élèves, le duc, cela résulte nettement de sa correspondance, ne l'aime pas d'amour. Il l'estime. Il lui est reconnaissant des soins donnés à ses filles. Il la consultera à leur sujet. Il continuera à en faire la confidente de ses chagrins, parce qu'il n'a plus rien à lui révéler, mais, encore une fois, _il ne l'aime pas_. Ses lettres ne sont pas d'un amant, elles sont d'un ami, et souvent même d'un cadet qui s'appuie sur une âme plus forte que la sienne. «Quelle tristesse pour moi, lui écrit-il, de voir que vous êtes le souffre-douleur des coups que l'on me porte. Je ne puis vous en exprimer toute l'étendue de mon profond chagrin. Soignez bien votre santé pour l'amour de ces pauvres enfants dont rien n'égale la tristesse depuis notre arrivée. Hier, elles me disaient que Praslin ne leur avait jamais paru aussi triste. Depuis votre départ, pas un sourire n'est venu sur leurs lèvres. Soignez-vous bien, car elles sont horriblement inquiètes de votre santé. Tâchez de parvenir à dormir. Les heures de sommeil sont autant d'enlevées au chagrin. L'important pour nous tous, en ce moment, est que vous vous portiez bien. Plus tard, croyez-moi, des jours heureux viendront pour vous. Il est impossible qu'une suite de calomnies si basses et si viles ne finissent pas par tomber devant l'évidence. Oh! courage, courage pour nous.» A Vaux, à côté des tristesses des jeunes filles, ce sont d'ailleurs des scènes continuelles. Le duc a-t-il donné à ses filles les porcelaines, jadis gages d'amour, qu'il avait reprises à sa femme? «Vous devriez attendre que je sois morte, pour partager à mes enfants des cadeaux que vous m'avez faits dans des temps plus heureux». A-t-il chargé Louise de faire près de ses frères et de ses sœurs la _petite maman_? «Quoi! vous prétendez qu'une jeune fille de 19 ans est plus capable qu'une mère de surveiller et de diriger une éducation et des santés. Mais songez donc que vous lui faites tort à elle-même. Votre aversion pour moi la fait servir d'instrument contre moi et vous ne voyez pas que vous la mettez dans une position que tout le monde blâmera». Puis, elle critique la façon dont Louise est logée: «Une jeune fille ne doit pas être dans un appartement où elle habite seule et sans sonnette. De tous côtés, on peut entrer chez elle sans que personne entende. Elle ne peut avoir du monde qu'en traversant des corridors. Et si elle se trouvait indisposée... Je suppose que vous ne pouvez pas continuer à la faire végéter sans voir âme qui vive et s'il venait quelqu'un, ce serait vraiment inconvenant»[66]. Les tracasseries contre Louise se multiplient. «Ce matin, écrit le duc, après une scène aux enfants dont Louise est revenue toute tremblante, j'ai demandé à XXX de ménager la santé et le caractère de ses enfants. Elle m'a répondu qu'elle voulait être la maîtresse, et que, si elle ne l'était pas dans huit jours, elle partirait alors pour Paris et se séparerait. Vous voyez quelle existence cela nous prépare. Nous déjeunons et dînons aujourd'hui au pavillon. C'est autant de gagné pour ces pauvres enfants. Ne vous sacrifiez donc pas pour eux, car _vous voyez que vous n'êtes qu'une circonstance dans les malheurs qui les menacent_.» Et dans la même lettre: «Si vous êtes poursuivie à Paris, nous ne le sommes pas moins ici. On voit où tendent les moindres actions. Elle veut m'enlever mes enfants et aller gaspiller à son aise sa fortune. Je lui abandonnerais l'argent avec bonheur, si elle voulait me laisser ces pauvres filles qu'elle n'aime pas et qu'elle rendrait aussi malheureuses que possible.» Cette lettre se croise avec celle dans laquelle Henriette Deluzy apprend au duc qu'elle renonce au mariage Bisson. «M. de la Berge m'a dit ne pas vouloir s'en mêler, surtout s'il demande la communauté. Il m'a fortement engagée à aller, en sortant de chez lui, donner un refus formel. Me rappelant votre lettre, sachant qu'un pauvre mariage ne servirait guère les enfants, j'ai enfin cédé à la conviction de tous, j'ai dit _non_ sans attendre une nouvelle lettre de vous. J'ai un poids de 100 livres de moins sur le cœur. Au moins, si je dois mourir de douleur, je mourrai près de vous, je mourrai ce que j'ai vécu, entièrement à vous. Je voulais ce mariage comme une sorte de suicide, je suis si accablée par tout le monde, si malheureuse!» Et elle termine dans un nouveau cri d'angoisse: «On vient de m'apporter les vues de Praslin, les portraits des enfants. Quel plaisir et quel mal tout cela me fait. J'ai été trop heureuse. Jamais, jamais, je ne m'habituerai à la vie que je mène. C'est une mort à coups d'épingle. Vous dire les mille et un supplices de chaque jour, c'est impossible, mais je vous promets de combattre le mal qui m'envahit de tous côtés. Il serait si doux de mourir pour vous. Je fais tous mes efforts pour vivre. Quel changement! Quel affreux changement! Mais vous êtes ensemble à Praslin, à Praslin, ce paradis de ma vie, là où se sont écoulés mes plus beaux jours, et seule je pleure dans cette triste chambre. Les paroles que je dis ne sont plus l'écho de mon cœur. La solitude ou des indifférents, pires que la solitude, voilà mon partage. Pardonnez-moi mon incohérence, mon griffonnage.» [66] Lettre du 21 juillet 1847. Le duc a conseillé de remonter à la source des bruits injurieux. Le docteur de la Berge a consenti à faire une démarche auprès de Mme Saint-Clair. «Elle n'a voulu rien dire. Elle a protesté que le caractère sacré de la personne qui lui avait parlé devait la convaincre, mais elle a été trop loin, et ne sait que répondre. M. de la Berge l'a pris très haut et a dit qu'il ne s'agissait de rien moins pour elle que d'un procès en diffamation... Il a nommé les amis de mon grand-père et le maréchal Gérard qui est son ami. En me voyant si bien entourée, on a eu grand peur de ce qui avait été fait. Soyez donc tranquille pour moi. Adieu, mes bien-aimés, mes adorés, je vous aime tous au-delà de toute expression humaine.» [Illustration: _Reçu des lettres de Louise et de Berthe de Praslin, adressées à Mlle Deluzy, et remises au général Tiburce Sébastiani sur sa requête._ (Archives Nationales. CC 809.)] A Praslin, Louise et Berthe vivent chez leur père ou enfermées dans cette chambre d'où la duchesse voulait déloger Louise. Depuis que leur mère est installée dans la salle d'études; elles en ont fait leur boulevard, leur forteresse. «Chaque jour, écrit Louise, il me devient plus pénible de vivre en face de celle qui m'appelle son ange encore, l'épée de Damoclès suspendue sans cesse sur ma tête. Ce n'est pas tenable. Si cela continue, il me sera tout à fait impossible de la regarder, elle qui à toute minute du jour arrive dans ma chambre, me faire une scène ou me chercher pour aller voir si un ouvrage est mieux avec de grands jours ou de petits jours, si une chaise est mieux dans un coin que dans un autre. Et il faut cependant que j'obéisse, car si je refuse, on va pleurer dans la chambre de Joséphine en criant après moi.» C'est bien pis quand Praslin amène Raynald et Berthe à Paris «au risque de la rendre malade»... «tandis que Louise reste enfermée ici par le plus mauvais temps, qui ne permet pas de lui procurer aucune distraction[67].» Ne ferait-il pas mieux de s'occuper des affaires du partage, que de mener ces enfants chez Mlle Deluzy? Cela ne peut qu'entretenir un chagrin naturel mais passager «puisqu'au fond l'affection n'était pas profonde.» [67] Expressions de Mme de Praslin (26 juillet 1847). Le duc s'est, en effet, rendu à Paris le 26 juillet et Henriette Deluzy a embrassé Berthe et Bébé. «En les tenant tous deux sur mon cœur, écrit l'institutrice à Louise, il me semblait que c'était vous que j'aimais mieux, vous que j'aurais surtout voulu voir, ma pauvre pâle et chère bien-aimée enfant. Ils disent que vous pleuriez si amèrement en les quittant... pauvre ange, oh! que j'aurai du bonheur à vous revoir! Bon courage, pauvre martyre, car elle vous martyrise. Si vous saviez de quelle indignation m'a remplie le récit de ce que vous aviez souffert, et il faut baisser la tête. Vous êtes pleine de raison, votre père me l'a dit, vous êtes admirable de patience et de résignation et vous êtes la consolation et le bonheur de sa vie. Dieu vous bénira, ma Louise. Soyez forte, pensez que tout cela n'a qu'un temps très limité, qu'en lui cédant pour quelques jours, vous sauvez votre avenir, celui de Berthe[68]». Le duc reste à Paris pendant les journées du 26, du 27, du 28. Avant de reprendre la route de Praslin, il remet à Henriette Deluzy un billet lui demandant un entretien en particulier. Il ne peut aborder certains sujets devant ses enfants. Henriette l'a trouvé changé, méconnaissable. Elle sent qu'il endure un supplice presque au-dessus des forces humaines. Elle se rend à son appel. Nul témoignage écrit de leur conversation. Elle dira dans un de ses interrogatoires qu'elle a roulé sur les enfants. C'est d'eux, en effet, qu'il a été question. Sur la fin de la semaine qui a précédé, un des garçons, interrogé par son père, lui a fait des confidences qui l'ont brisé. C'est à ce sujet qu'il veut parler à Henriette Deluzy. Celle-ci écrira à Mme Rémy le 30 juillet: «Nous avons éprouvé un grand chagrin en nous quittant, mais j'espère avoir donné du courage à M. de P... Il en avait besoin. X...[69] lui a avoué des infamies. Je reçois une lettre navrante de Louise. Pauvres enfants! Combien sans eux je serais heureuse d'être hors de tout cela[70]». Voici la lettre de Louise qui est datée du 29. «Quelles horreurs j'ai apprises hier, écrit-elle, elle nous a tout ôté; elle a détruit notre réputation, notre position dans le monde; elle ne peut nous ôter notre nom; elle le souille, elle le met aussi bas que possible. Ces correspondances secrètes, cette corruption de ses fils, c'est le comble à tout. Maintenant que n'attendrait-on pas, il faut tout craindre, toutes les limites ont été franchies... Vous avez remonté mon père, il paraît mieux. Il était si malheureux lorsqu'il est parti, il pleurait comme un enfant. Mais vous lui avez fait du bien, vous avez tant de courage[71].» [68] Lettres remises par le comte de Breteuil (lundi, 26 juillet). [69] On comprendra pourquoi le nom qui se trouve dans l'original a été ici remplacé par un X. [70] Papiers saisis chez Rémy. Arch. Nat. CC 809. [71] Cette lettre n'existe qu'en copie faite par le greffier de la Cour des Pairs, (Arch. Nat. CC 811). C'étaient les 11e et 12e pièces saisies chez le Dr de la Berge. Sur la demande du général Tiburce Sébastiani, il lui a été remis deux liasses, l'une de 45, l'autre de 38 pièces, correspondance des demoiselles de Praslin saisie chez le Dr de la Berge, «le contenu de ces pièces se trouvant complètement étranger aux faits, sur lesquels une instruction avait été commencée devant la Cour!» M. Pasquier avait vraiment bien besoin de son célèbre abat-jour vert pour y voir clair! Une lettre, commencée depuis deux jours et terminée au crayon, à la porte du Sacré-Cœur le mercredi 28 juillet, est à rapprocher des deux précédentes. «Ma pauvre Louise, écrit Henriette, comme votre cœur va se serrer en apprenant les nouveaux chagrins de votre père. Quelles horreurs! Deux êtres si jeunes déjà pervertis par cette affreuse influence. Mon enfant chérie, redoublez d'amour pour votre père. La douleur que lui a fait ce dernier coup était horrible à voir. Sa figure s'était entièrement décomposée. Veillez bien sur Marie et sur Bébé qu'ils ne lui fassent pas le même chagrin. Pauvres petits êtres, ils frappent en aveugles mais leurs coups n'en sont que plus terribles. Je suis désolée que Mlle M... soit aussi faible, elle vous nuit plus qu'elle ne vous sert. Ne lui dites rien et ne la laissez pas trop s'ériger en directrice de votre conduite. Je vais m'effacer encore plus, hélas! Je n'ai plus d'espoir de vous voir. On ne vous laissera pas venir, mais ne pensez pas à moi. Je suis forte. C'est votre père qui doit nous occuper tous. C'est autour de lui que nous devons nous rallier pour l'aimer, le soutenir, le rattacher à la vie, lui donner confiance dans l'avenir. Un scandale le tuerait; il faut l'éviter à tout prix. Cachez vos sentiments, soyez conciliante. Qu'importe que dans le monde on croie que vous avez effectivement changé avec votre mère après mon départ, qu'importe qu'elle le dise. N'ai-je pas pour moi ma conscience et votre amour, et le mépris que nous ensevelissons au fond de notre âme, est-il moins grand, moins profond, parce qu'il nous fait souffrir toutes ces turpitudes. Aucun de nous ne les souffrirait pour lui-même; chacun les souffre pour un être aimé dont on espère alléger le fardeau. Adieu, ma fille bien-aimée, mon ange. Soyez forte. Soignez-vous: ça et votre père, voilà ma plus ardente prière. S'il fallait vous voir périr, j'en mourrais. Adieu, je vous bénis du fond du cœur[72]». [72] Lettre remise par le comte de Breteuil, datée: mercredi, à la porte du Sacré-Cœur. De même, elle réconforte Praslin. «La fermeté bien entendue et sans bravade inutile peut seule dompter la rage de XXX. Elle n'osera pas aller jusqu'à un scandale, et si le malheur voulait qu'elle y fût décidée, vous ne l'empêcheriez pas par des concessions auxquelles vous ne descendrez jamais. Ainsi vous ne risquez rien de faire le maître.» A Louise, elle écrit: «Je reçois votre lettre, ma chère Louise. Hélas! comment vous consoler? Patience, résignation! elle ne fera pas ce dont elle vous menace (évidemment le procès de séparation). Elle veut seulement vous rendre aussi misérable que possible, et je vois qu'elle y réussit complètement. Pauvres enfants! Quelle jeunesse!... Si elle va aux bains de mer, que ferez-vous avec elle, rassemblés dans un petit logement et sans occupation, sans prétexte pour la fuir? Rappelez-vous Dieppe, les scènes, les horreurs de ces quinze jours. Tâchez d'y aller, mais sans elle, car excitée par la mer, par l'oisiveté, elle sera furieuse. Si vous allez dans un endroit où il y a du monde, vous serez la fable de toute la société. On l'excitera pour s'amuser de ses rages et si l'on vous rend justice, en vous voyant opprimées et pleines de douceur, qui voudra d'une pareille belle-mère? Il est certain qu'elle a un plan. Elle veut vous pousser à bout pour quelque mariage. Pauvre Louise! Du courage, mon enfant chérie... Quelque mal qui vous entoure, croyez au bien. Oh! si vous saviez comme je redoute pour vous, dont le jugement n'est pas formé, l'influence de toutes ces turpitudes! Vous deviez passer votre vie sans avoir même imaginé de semblables horreurs.» Les tortures, que lui causent les souffrances du duc et de Louise, n'empêchent pas Henriette Deluzy de se préoccuper de son avenir. Le 29 juillet, elle est allée à Bellevue chez son grand-père pour tâcher d'obtenir de lui les 40.000 francs qui peuvent soit assurer son mariage, soit lui permettre de succéder à Mme Lemaire. «Je n'ai trouvé qu'égoïsme et méchanceté, écrit-elle; il n'a cessé de me plaisanter sur la perte de mes grandeurs, de mon parc, de mes équipages, que pour me donner des craintes sur l'avenir. Il m'a dit de partir pour la Russie, et de travailler comme s'il ne devait rien me donner, car, il n'y avait rien de sûr en ce monde que ce que l'on doit à son travail. Caroline dit que c'est pure méchanceté, qu'il joue ainsi avec moi, comme le chat avec la souris, mais qu'il finira par faire mon acte. Mais je ne l'espère pas.» Avec le docteur de la Berge, elle est encore plus amère. «Il ne trouve pas que quinze années de dépendance soient assez pour sa petite fille. Il ne pense ni à mon isolement ni à la tristesse d'une existence privée d'affections. Il n'a pas de cœur pour moi. J'ai mis mon dernier espoir dans la tentative que vous et M. Odilon Barrot aurez la bonté de faire auprès de lui à son retour. Si vous échouez, eh bien, je me résignerai à une continuelle misère et ne me laisserai plus leurrer par le fol espoir d'une vie plus heureuse.» Tout ce qui lui arrive de Vaux-Praslin la désole. «Je vous assure, écrit-elle, que je voudrais voir cesser ce mystère que l'on fait de ma demeure, cette défense de prononcer mon nom.» On a fait croire à la duchesse qu'elle est à Bellevue chez son grand-père, et cela la met dans une position fausse. Destigny et sa femme qui reviennent de Vaux, comblés d'amabilités par tout le monde, lui semblent changés à son égard. «Tous ces imbéciles me croient traitée en coupable, s'écrie-t-elle sur un mot qui a mal sonné à ses oreilles... Je regrettais presque hier de n'avoir pas accepté le mariage Bisson et de ne m'être pas enfuie au fond de l'Afrique. Ces froissements perpétuels me tuent à coups d'épingle. Je ne puis rien pour vous, mais je meurs pour vous. Ce matin, je me suis levée si pâle, si hagarde, que je me fais peur. Si cet hiver, je ne trouve pas un mariage à peu près convenable, je m'enfuis me cacher dans quelque coin. Je ne pourrais supporter une seconde année de cette humiliante dépendance dans le caprice d'un tas de gens imbéciles et peureux par crainte pour vous et pour moi.» Elle était allée consulter le peintre Delorme, son ancien maître, dont la fille était son amie. Il s'est montré pressé, ennuyé des avis qu'on lui demandait. «Il m'a dit, comme M. Rémy, que l'on m'empêcherait certainement d'aller à la maison plus d'une ou deux fois dans l'année, que nous verrions les enfants, vous et moi, d'une manière clandestine, et que le mal serait bien plus grand encore et prêterait des armes bien plus terribles à Mme XXX. A mes protestations de courage et de prudence, il m'a répondu qu'il n'y avait pas de force humaine qui pût résister à l'attrait d'affections partagées, que nous serions prudents deux mois, mais qu'ensuite les enfants, votre propre cœur nous entraînerait, qu'infailliblement, les maris de Louise et de Berthe, ne me connaissant pas, auraient des préventions contre moi, que ma position à Praslin, eussé-je passé des années dans la retraite, redeviendrait fausse sur un seul mot de XXX et me deviendrait intolérable par vos gendres, vos fils, les domestiques mêmes.» Demain peut-être, d'ailleurs, la position ne sera plus tenable à la pension Lemaire. «Ah! ils m'ont tuée, allez! Vous chercherez en vain celle que vous avez connue si gaie, si heureuse. Chaque coup que l'on frappe charge mon cœur d'un poids qui m'étouffera. Mes yeux ne peuvent plus verser de larmes, et mon sang bat dans mes tempes à me rendre folle. Que le repos, l'oubli de tout me serait doux, car le souvenir du bonheur tue quand on sent que le bonheur se perd sans retour. Sans vous, sans la pensée du chagrin que je vous ferais, je n'aurais pas la force de vivre... Mais je pense que de votre côté vous n'avez que chagrins et inquiétude. Je vous ai vu pleurer! A ce souvenir je retrouve des larmes pleines d'amertume, car nous n'y pouvons rien. Bons, honnêtes, loyaux, nous ne pouvons rien contre cette destinée qui nous accable. L'arme qui nous frappe a deux tranchants: si nous la détournons de nous, elle frappe les enfants.» Vainement, Praslin s'efforce de la consoler. «Oh! si vous saviez comme Praslin est devenu triste depuis que vous n'êtes plus là pour tout diriger, tout animer. Il me semble qu'il y a un mois que nous sommes ici. Les enfants parlent déjà du bonheur de retourner se fixer à Paris, et je partage bien leur manière de voir. Ces rencontres continuelles dans les escaliers, chez les enfants, à la promenade, me sont odieuses. Mais, peut-être en évitant de trop s'irriter, obtiendrai-je un peu de répit dans ces atroces calomnies dont on vous harcelle sans interruption. Y a-t-il un supplice pareil pour un cœur noble à voir une personne qu'il vénère, qu'il estime, traînée dans la boue à cause de lui par de lâches calomniateurs, qui se dissimulent dans l'ombre, sans moyen de les atteindre? Je donnerais avec joie ma vie pour les trouver, les confondre. Tâchez, je vous en conjure, de remonter petit à petit à la source; ce serait si heureux pour les enfants, pour vous, pour moi. Mais vous êtes trop franche, trop loyale, pour pouvoir lutter avec des êtres aussi vils.» Il la pousse à mener une vie active, à ne pas s'enfermer dans sa chambre. C'est sur son avis que Rémy organise une partie de campagne. On passe une journée entière à battre le pays de Jouy à Versailles. «Le soir, raconte Henriette Deluzy, nous avons visité les parterres et nous avons été presque plus loin que Trianon. La soirée était divine. De toute la journée, nous n'avons pas rencontré une âme, et comme je me propose de vous faire faire cette promenade au printemps, j'ai été bien heureux d'acquérir par moi-même la preuve de cette solitude complète.» Mais, le lendemain, elle retombe dans son apathie. Le duc et ses enfants, avec ou sans la duchesse, vont aller passer les vacances à Dieppe. Pourquoi ne s'arrangerait-elle pas elle-même pour venir en villégiature avec les Rémy sur un point quelconque de la côte. Pendant plusieurs jours, le professeur hésite[73]. Henriette Deluzy s'énerve et s'irrite. Il lui semble que Mme Rémy prend vis-à-vis d'elle des airs de protection. Elle écrit qu'elle va chez elle à contre-cœur et il faut qu'on lui persuade que la solitude ne lui vaut rien. Enfin, elle se décide pour ce séjour au bord de la mer avec les Rémy. Ce sera pour septembre. Elle se reprend à vivre. [73] Une lettre d'Henriette Deluzy à Praslin révèle le pourquoi de ses hésitations: «M. Rémy ne veut pas des garçons, un peu à cause de son fils. La mauvaise réputation de X commence à transpirer, mais M. Rémy serait désolé s'il savait que je vous ai dit cela. Tenez bien sévèrement les garçons (8 août).» Le dimanche 8 août, elle va à Saint-Mandé. «Je vous regrettais bien pendant que je me promenais toute seule, derrière toute la bande qui pataugeait et faisait retentir, de ses cris et de ses rires, tous les échos d'alentour, écrit-elle. Le ciel était sombre et orageux. Le château, qui est si pittoresque, se détachait éclairé par un dernier rayon de soleil et ce tableau était si magnifique que je ne comprenais pas que, dans nos six mois de bonheur, nous ne soyons jamais venus à Vincennes. Certes, cela ne ressemble guère à Praslin, mais l'aspect général du terrain me rappelait mon cher paradis. Nous irons là au printemps. C'est là ma première pensée dès que je vois quelque chose qui me plaît. Si de quelque manière je n'y rattachais pas votre pensée, si je n'avais pas le vague espoir d'en jouir ainsi avec vous, rien ne me plairait.» Aux conseils que demande Praslin pour l'éducation de ses enfants, elle répond en lui traçant un plan. «Les trois petites au couvent, les deux grandes sous la protection d'une sorte de dame de compagnie pour les accompagner, c'est ce que vous avez de mieux à faire. Vous donnez Marie à sa mère comme un os à ronger, passez-moi l'expression, et c'est une sorte d'assassinat moral.» C'est aussi l'avis de Louise. «Ce sera bien triste pour Berthe et moi d'être toutes seules, écrit-elle, mais je vous assure que nous sommes bien impatientes, toutes les deux, de voir ces pauvres enfants casés hors de la maison. Marie est encore bien gentille, mais elle serait vite gâtée et ce pauvre Bébé, que vous avez fait si spirituel, si avancé, il devient raisonneur, impérieux, ne parle que par impertinences à XXX. Avec nous, il est encore charmant, mais il se moque de XXX et de Mlle Muller. Il est indiscipliné. Hier à dîner, il s'est mis à chanter tout haut la chanson de Mme Gibou. Comme il aurait fait cela avec vous! Il nous dit quelquefois quand nous parlons de tous nos ennuis, dont il a sa part, que quant à ceci il ne se calmera jamais. Si on l'écoutait, il quitterait la salle d'études toute la journée, pour venir vous écrire dans ma chambre.» Tous les jours, des lettres s'échangent ainsi entre Vaux-Praslin et la rue du Harlay. On pleure, on s'excite mutuellement. A mesure, d'ailleurs, que se prolonge cette correspondance, Henriette boit à longs traits le poison d'amour. «Je suis malade, dit-elle, je ne dors pas et je maigris tous les jours. Je vais bien me soigner, pour ne pas vous paraître à tous trop laide et trop triste. Comme je vais compter les heures et les jours! (jusqu'à leur arrivée le 17 août). Il y aura un long mois que nous ne nous serons trouvés réunis. Je suis heureuse de voir que votre vie est plus calme, qu'il n'y a plus de scènes. Peu à peu, j'en suis sûre, vous allez vous arranger une existence plus agréable. Ah! que je ne vous manque pas au point de vous rendre malheureux, mais ne m'oubliez jamais! N'oubliez jamais les jours heureux que nous avons passés ensemble!» Et le soir, dans sa chambre où elle a placé ses dessins, les trois portraits au crayon rouge qu'elle a faits de ses élèves, une Vierge, deux vues de Praslin, il lui semble que la présence de tant de souvenirs fait revivre la Ronce, le pré du Mont, la Gerbe, le Pavillon, tant de sites qu'elle a cent fois parcourus avec eux. Le lit est sans rideaux, si bien que couchée elle ne cesse pas de voir les portraits. Elle est toujours avec eux; sa pensée ne les quitte pas, dans cette chambrette qu'admire Mme Lemaire, parce que tout y respire la femme de cœur, la femme distinguée. «Chaque soir, dit-elle dans une de ses lettres à Louise, en faisant ma couverture, je pense au temps où vous la faisiez pour moi.» On lui a reproché de n'avoir pas de sentiments religieux. Toute sa correspondance proteste contre cette accusation. La vérité c'est qu'elle a l'esprit religieux et hétérodoxe. «Les petites considérations, écrit-elle un jour à Louise, peuvent aider à supporter le chagrin, mais elles rapetissent l'être qui souffre, et l'âme avilie, s'affaissant sous le poids qu'elle ne peut supporter, perd toute son énergie. On devient alors égoïste, presque méchant; on se perd dans toutes les petitesses d'une lutte mesquine, on rend le mal pour le mal... Mais quand Dieu est notre confident, notre consolateur, il nous dit d'être grand dans notre douleur, digne dans notre résignation et plus il nous abaisse, plus nous nous élevons. L'âme qui a souffert avec ce sentiment chrétien devient chaque jour plus forte, plus angélique. Les prêtres vous enseignent rarement cette religion de l'âme; mais, ma Louise bien-aimée, quand le cœur oppressé de douleur, vous verrez le calme d'une belle nuit... quand vous lirez sur le visage de votre père bien-aimé les traces d'un profond chagrin... alors, vous sentirez dans votre âme cette ardente aspiration vers celui-là seul qui peut consoler. Alors, mon ange, priez avec ferveur, laissez votre âme s'épancher dans le sein de Dieu et il vous consolera et vous serez vraiment pieuse; vous comprendrez ce que veulent dire ces mots: La religion console et vivifie le cœur. Je vous parle comme nous parlions bien souvent dans ma chambre et dans nos longues promenades. Ils disent que je ne vous ai pas donné de religion! Comme si la religion s'apprenait, se faisait comme un devoir de salle d'études! A présent que vous souffrez, que vous vous initiez aux douleurs de la vie, essayez de répéter machinalement de ces froides prières, de dire votre chapelet. Serez-vous consolée?... Mais prosternez-vous devant Dieu; parlez-lui de votre douleur; priez-le, avec ces mots qui sortent du cœur, de soutenir votre faiblesse, de proportionner le fardeau à votre force ou d'augmenter vos forces pour que cette lourde charge ne vous accable pas, et vous verrez que ce n'est pas en vain que Dieu a dit qu'il donnerait la force aux faibles et aux humbles de cœur et que les larmes de la douleur seraient recueillies par les anges comme le tribut le plus digne de lui.» D'autres fois, le ton de ses conseils est moins lyrique: «Mon enfant chérie, vous êtes à une terrible épreuve, mais ayez de la force, de la dignité, avec beaucoup de douceur et de patience. Pensez à votre pauvre père. Il est le plus malheureux, car il souffre dans chacun de nous. Ne répondez jamais rien aux attaques dirigées contre vous. Votre conduite dans le monde, et en particulier, doit être marquée par une respectueuse abnégation. Défendez les petits le plus que vous pourrez. Pour eux, tout cela est d'un danger qui me remplit de terreur. A la place du sentiment le plus doux et le plus saint, le mépris et la haine!... Pauvres enfants! quel triste apprentissage de la vie! Tout cela doit vous donner l'expérience que ne comporte pas votre âge. Vous ne pouvez plus être une jeune fille: une immense responsabilité pèse sur vous. Relevez votre courage, montrez-vous la mère des petits, l'amie, la consolatrice de votre père[74]. Que votre tendresse développe votre tact. Tout en n'ayant jamais la faiblesse de fléchir dans ce qui est important, évitez la fermeté trop prononcée pour des misères auxquelles les esprits étroits et méchants attachent toujours une grande importance. Voyez toujours grandement les choses. Ce n'est pas une lutte mesquine qui s'engage. C'est votre avenir, votre bonheur, la réputation de votre famille qui sont en jeu, ne l'oubliez pas. Dominez l'ennemi, mais ne l'irritez point.» [74] Un autre jour, (24 juillet) elle écrit: «Les beaux jours reviendront. Vous êtes si jeunes, si innocentes. Dieu aura pitié de vous. Mais votre père, mes bien-aimées, entourez-le, soignez-le. Il doit tant, tant souffrir dans ses affections, dans sa dignité. Quel père!... Que de choses il supporte par amour pour vous. De quelle tendresse vous devez le payer.» Praslin vient de passer trois jours à Paris et les entrevues qu'Henriette Deluzy a eues avec lui, ont exaspéré son regret d'être loin de Vaux. «Que le monde est une stupide chose! écrit-elle. Je n'ai ni affaires ni obligations d'aucun genre ici. Tout en moi aspire vers la solitude, le repos de la campagne. Je me guérirais de corps et d'esprit, si je pouvais passer quelques semaines dans un beau pays, travaillant, pensant à vous, respirant cet air pur dont je rêve, dont je sens qu'il me faut impérieusement pour vivre. Eh bien! il me faut au lieu de cela, pour rien, sans aucun devoir que l'opinion de ce monde méprisable, que je reste ici, que je meure lentement dans cette étouffante prison. Ceux que j'aime, ceux auxquels je suis si chère, ont de splendides demeures et ils ne peuvent me dire: «Viens sous ces ombrages qui sont à nous, viens jouir de nos belles fleurs, de nos belles nuits étoilées.» Hier soir, à minuit, ne pouvant dormir, je cherchais un peu d'air dans cette cour sans horizon. Mais pas un souffle ne rafraîchissait mon front. Les fétides émanations des rues viciaient l'air autour de moi. Je pensais aux parterres de Praslin, à ce bassin si frais qui réfléchissait dans ce moment les mille et mille étoiles que nous admirons tant. Quelle belle nuit! Quel calme et ravissant coup d'œil de ma petite chambre! Qu'il ferait bon d'être là, rêvant à quelques pas de ceux que j'aime, sûre de les voir demain, d'entendre leurs voix chéries. Au lieu de cela, le jour se sera écoulé sans elles, dans cette triste et froide solitude! Le soir, je me dirai avec joie: «Encore un jour que je n'ai plus à vivre!» Les nerfs s'en mêlent et, un jour, elle commence une lettre au duc par des reproches: «J'aurai dû ne pas attendre un second sermon, comme vous les appelez, pour comprendre que je devais mettre des bornes à l'expression de ma tendresse. Je ne vous dirai pas que je vous fatigue, que je vous assomme...» Puis elle s'interrompt, jette le papier et l'oublia dans son sous-main où la police le trouvera plus tard. Le baron Félix Desportes a quitté Bellevue pour Saint-Germain. Il s'est installé au pavillon Henri IV, mais avant qu'il ne se sépare de sa chère avenue Mélanie, Caroline Brousse a obtenu de lui qu'il prenne des dispositions en faveur de sa petite-fille. «Caroline m'a fait dire, écrit Henriette Deluzy, que l'acte qui assure ma petite fortune est enfin prêt. Ça m'a été complètement indifférent et il me semble que je n'ai plus d'avenir. Tant que mon grand-père n'est pas à Paris, il n'y a rien à faire. Une fois qu'il sera revenu, je prierai M. Odilon Barrot de s'emparer de cet acte.» Ce sont les intérêts des Praslin qui la préoccupent avant tout. «Engagez votre père à s'occuper de ses affaires, écrit-elle à Louise qui lui a parlé des craintes et des menaces de séparation. M. Destigny prétend qu'il y a du désordre, et XXX voudrait faire comme la duchesse de V... pour sauver sa fortune... Je ne crois plus du tout à ses menaces de séparation, conclut-elle cependant dans la même lettre, c'est une comédie entre elle et M. Riant. Nous sommes les dupes. Ah! pourquoi vous ai-je quittés?...» Voici le 15 août qui approche, et la duchesse de Praslin, tient à présider la distribution des prix de l'école des sœurs placée sous son patronage. «J'attends une lettre du Maréchal, écrit Praslin, pour arrêter mes projets.... A cause de la fête, nous irions lundi seulement tous à Paris, et mercredi, nous irions aux bains de mer. Pendant les huit jours du Conseil général, je les laisserai et j'irai les reprendre aussitôt après en m'arrêtant chaque fois le plus possible à Paris». Quelques jours avant, la duchesse a essayé de forcer la porte de ses filles. Elle était fermée à l'intérieur. Alors Fanny est entrée chez Joséphine Aubert, sa confidente habituelle, et là, elle s'est plainte amèrement des tortures qu'on lui faisait subir. Il faut que tout cela change. Elle entend entrer chez tous ses enfants quand il lui plaît. Joséphine fait chorus avec elle et le bruit des voix porte leurs paroles à travers la mince cloison jusqu'à Louise et Berthe qui sont enfermées ensemble. Louise rapporte la scène à son père. Deux jours après, un des domestiques est surpris dans le corridor qui donne accès chez la femme de chambre. Le duc hésite à sévir. «J'espère, écrit Henriette Deluzy, que l'on va renvoyer Joséphine. Vous êtes trop heureuses d'avoir une occasion de la mettre à la porte. Plus j'y pense, plus je le crois urgent, et je crois que votre père fera bien de l'intimider ferme, avant son départ, pour l'empêcher de faire des cancans au Vaudreuil. La peur de ne pas se replacer la tiendra silencieuse.» Le 16, en effet, à une heure de l'après-midi, le duc signifie son congé à Joséphine Aubert. «C'est pour me remercier d'avoir été aussi discrète que je l'ai été que vous me renvoyez? réplique-t-elle.--Tâchez de ne pas faire d'histoires au Vaudreuil, ou je vous forcerai bien à vous tenir tranquille.[75]» Elle obtient cependant de s'arrêter à Paris où elle a quelques bagages à reprendre. [75] Déposition de Joséphine Aubert. Le 17, après déjeuner, toute la famille monte en wagon à Corbeil. C'était alors la station la plus rapprochée. Delaqui, le commissionnaire de l'hôtel Sébastiani, a reçu, de la femme de charge du Maréchal, l'ordre de se trouver à l'arrivée du train avec trois voitures. La duchesse, Marie, Gaston et Horace, M. Lemonnier, le jeune précepteur, et Mlle Muller, l'institutrice, prennent place dans l'une d'elles. Le duc, Berthe, Louise et Raynald prennent la seconde. Delaqui fait charger les bagages dans la troisième.[76] Tandis que la duchesse prend la route de l'hôtel Sébastiani, en s'arrêtant en chemin dans un cabinet de lecture, le duc se fait conduire rue du Harlay au Marais, à la pension Lemaire. Il est neuf heures environ quand la voiture s'arrête dans la silencieuse petite rue. Mlle Deluzy est appelée au parloir. Bien que gênée par les effusions des enfants, elle explique rapidement au duc que Mme Lemaire consent à lui donner un emploi de direction et de surveillance pour la rentrée, mais que comme elle craint les mauvais propos, qui sont déjà venus à ses oreilles, elle demande que la duchesse lui écrive une lettre qui puisse servir de témoignage à produire le cas échéant. M. de Praslin s'empresse d'aller voir Mme Lemaire, laissant ses enfants avec Henriette. Quand il revient, un professeur de musique, Reber, est entré au parloir, et c'est en tiers qu'il assiste à la conversation d'Henriette et de M. de Praslin, tandis que les jeunes filles et Raynald ont été saluer Mme Lemaire. Le duc a tout au plus le temps de lui dire qu'il n'a pu rien promettre à Mme Lemaire, tout en conseillant une démarche par lettre, et qu'il l'engage, elle, Henriette, à se présenter demain à deux heures, à l'hôtel Sébastiani, pour faire une visite de déférence à la duchesse. «J'en suis fâché pour vous, répète-t-il. Je joue un fâcheux rôle dans cette affaire.» A dix heures environ, les visiteurs quittent le parloir de la pension Lemaire.[77] «A demain, à demain!» se dit-on. [76] Dépositions Delaqui, Lemonnier et Muller. [77] Interrogatoires d'Henriette Deluzy; Déposition de Mme Lemaire; Déposition Reber; Déposition de Mme Lesueur, femme de chambre de Mme Lemaire. Vers dix heures et demie, le duc et ses enfants arrivent faubourg Saint-Honoré. La duchesse s'est déjà renfermée dans sa chambre. La plupart des domestiques sont restés à Praslin ou ont été autorisés à s'absenter, le cuisinier entr'autres. La duchesse a demandé du bouillon à Euphémie Merville-Desforges, son ancienne compagne d'enfance, femme de charge de l'hôtel. Comme il n'y en a pas, on lui offre du veau froid et des œufs, elle refuse. «Donne-moi du pain,» dit-elle à Euphémie. Elle lui apporte un couteau, du pain et du sel, et une demi-bouteille de sirop d'orgeat. «Tu te rappelles mes goûts d'enfant, fait Fanny de Praslin en souriant. J'aimais beaucoup déjeuner ainsi. Cela me rappellera des moments bien heureux.» Elle mange son pain salé, boit partie de la bouteille d'orgeat et se met à lire, assise dans sa causeuse, _Les Gens comme il faut et les petites Gens ou Aventures d'Auguste Minard, fils d'un adjoint au maire de Paris_.[78] A dix heures, on lui apporte la lampe de nuit et elle commande du café noir pour sept heures du matin.[79] Puis, elle fait sa toilette de nuit et se couche. Les jeunes filles ne peuvent donc lui dire bonsoir. Leur père les accompagne jusqu'à l'escalier qui mène à leur chambre et leur recommande de ne pas se lever de bonne heure, car il faut prendre des forces pour la journée de voyage[80], car le surlendemain, on sera à Dieppe où des appartements sont retenus à l'Hôtel Royal. Bientôt, vers onze heures du soir, tout est calme dans l'hôtel, tout semble dormir. [78] C'est un roman de Picard, le célèbre auteur de la _Petite ville_. [79] Déposition d'Euphémie Merville-Desforges. [80] Déposition de Joséphine Aubert. VI Meurtre et Suicide. Le duc est entré dans sa chambre et s'est couché. Il ne dort pas; il semble guetter les bruits de la maison. Le jour où il est arrivé de Praslin comme un fou, bouleversé par les récits de son fils, il a dévissé la targette du verrou qui ferme la porte de la chambre de sa femme sur l'antichambre[81]. Désormais, elle ne pourra plus s'enfermer chez elle. A-t-il à ce moment-là conçu l'idée de la tuer? N'agit-il que dans un but de surveillance? Il est difficile de préciser. Mais un autre indice, découvert plus tard, n'est explicable que par la préméditation. Quand, deux mois environ après la mort de la duchesse, on veut démonter le ciel de lit, énorme baldaquin chargé de lourds ornements et d'armoiries, le tapissier Leys s'aperçoit qu'il ne tient plus que par un écrou à demi dévissé, et qu'on a dissimulé, avec de la cire à cacheter, les vides formés par l'enlèvement des autres écrous. On cherche ces écrous, et on les découvre, avec les vis, dans le tiroir de la commode du duc. Comme à son voyage de fin juillet, Praslin a interdit aux domestiques de toucher à la chambre de la duchesse, il n'est pas douteux que, dès ce moment, sa décision de tuer sa femme ait été prise. [81] Le tournevis est un des premiers objets que l'on trouva dans les perquisitions dans le cabinet de travail du duc. (_Gazette des Tribunaux_, 27 avril 1847.) Cet homme, qui, dans l'affaire Teste-Cubières, a opiné pour les conclusions les plus rigoureuses[82] ne se considère certes pas comme un assassin. La duchesse s'est jugée elle-même. Ne lui disait-elle pas dans une de ses lettres qu'une mère capable de corrompre ses enfants était pire qu'une bête féroce? Après le récit de son fils, Praslin estime qu'il est en présence de ce monstre et qu'il doit l'abattre. Les reproches, qu'il peut faire désormais à la duchesse, ne sont pas de ceux qu'un homme de sa race apporte à la barre des tribunaux. Le scandale d'un procès rendrait impossible le mariage de ses filles et il en a cinq à pourvoir. C'est donc en justicier qu'il attend toute la nuit que l'accident, qu'il a préparé, se produise. [82] D'Alton Shée. _Souvenirs de 1847_, p. 40.--Victor Hugo, _Choses vues_. Deux pièces le séparent de la chambre de sa femme. Mais un baldaquin de ce poids ne peut crouler sans que le fracas frappe son oreille attentive. Au petit jour de cette nuit atroce, nuit d'affût, il entend Delaqui, qui couche dans le vestibule, se lever et partir pour son travail de frotteur. Il attend encore, mais comme rien ne s'est produit, vers quatre heures et demie il passe sa robe de chambre, met dans la poche un gros pistolet, emporte un couteau de chasse[83]. Il pénètre chez la duchesse. Elle dort. Il la frappe dans l'obscurité. Le sang coule. Mme de Praslin se débat, bondit hors du lit, court à travers la chambre, renversant dans sa fuite une petite table sur laquelle étaient les reliefs de son repas du soir. Elle lui arrache le couteau des mains, se coupant les doigts, au point que son pouce est presque détaché. Elle tâtonne, cherchant le cordon de sonnette, tachant de sang la tapisserie. Elle sonne. Il la frappe avec les massifs chandeliers de cuivre, avec la crosse du pistolet. C'est une boucherie. Enfin, elle s'abat, la tête près de la causeuse, sur laquelle sont entr'ouverts les deux livres empruntés au cabinet de lecture, qu'on retrouvera tachés de sang. [83] Cette reconstitution de la nuit du crime n'a jamais été tentée par les écrivains qui ont raconté l'affaire Praslin: elle découle logiquement des révélations du dossier. Comment admettre une querelle à quatre heures et demie du matin entre des époux qui font chambre à part? Comment expliquer le couteau de chasse et le pistolet si le meurtre est la conséquence d'une explication orageuse? Au bruit de la sonnette d'appel agitée avec violence, la femme de chambre, qui couche au-dessus de l'appartement de la duchesse, Mme Leclerc, s'est éveillée. A demi vêtue, elle descend en hâte l'escalier de service et court à la chambre de sa maîtresse. La porte est fermée[84]. Elle frappe. On ne lui répond pas. Elle prête l'oreille et croit entendre de faibles gémissements et un bruit de pas. Charpentier, maître d'hôtel et valet de chambre du duc, qui loge dans les dépendances près du pavillon du portier, est comme elle accouru. En l'absence du valet de chambre de la duchesse, la sonnerie est pour lui. Il monte le perron de la cour d'honneur, traverse le vestibule et rejoint Mme Leclerc. Tous deux traversent le grand salon. Même échec à la porte de communication. On entend comme un bruit de lutte. Ils descendent le perron du jardin et Charpentier tente d'escalader successivement les fenêtres de la chambre et du boudoir. Elles sont closes. Ils contournent l'hôtel jusqu'au mur de la ruelle Castellane. Là, un petit escalier de bois donne accès à l'antichambre particulière des chambres, et par elle au cabinet de toilette. Les volets sont fermés, l'obscurité complète. Charpentier sent «une odeur de poudre et de sang». [84] La chambre de la duchesse de Praslin avait trois issues: l'une sur le grand salon, l'autre sur le boudoir, la troisième sur le cabinet de toilette communiquant avec l'antichambre donnant accès par quelques marches à la chambre à coucher du duc. [Illustration: _Plan de l'Hôtel Praslin._ Placard vendu en août 1847. (Bibliothèque Nationale. Estampes.)] Les deux domestiques effarés se consultent, et, reprenant la route par laquelle ils sont venus, courent, Charpentier chez les Merville qui habitent le petit pavillon adossé à la maison Lavayne, Mme Leclerc réveiller les portiers au bout de l'avenue. Merville se lève, s'arme. On emporte une lampe. Nouvelle traversée du salon. Charpentier est en tête à quelques pas. Comme il contourne les massifs, il voit un homme manœuvrer les persiennes de l'antichambre. Il reconnaît le duc qui se rejette en arrière en l'apercevant, laissant une tache de sang à l'espagnolette. Quand Charpentier arrive à l'antichambre, il n'y a plus personne. Il prend la clé de la chambre suspendue à un clou près de la porte. Il ouvre. A la clarté de la lampe, Merville et lui aperçoivent la duchesse qui gît sur le parquet dans une mare de sang[85]. Tout indique que la victime a opposé une vive résistance. Le duc survient à cet instant, très pâle, très ému, vêtu de sa robe de chambre de molleton marron, sa calotte de velours noir brodée sur la tête. Il se jette sur le corps, l'étreint. «A-t-elle parlé? Vit-elle encore? dit-il à Charpentier. Que savez-vous? Qu'avez-vous vu?... Courez chercher un médecin.» Puis, il va vers l'escalier. Sur la deuxième marche, il rencontre Euphémie Merville. «Ah! mon Dieu! quel malheur! lui dit-elle.--Ah! ma pauvre Euphémie, réplique-t-il, qu'allons-nous devenir? Que feront mes pauvres enfants? Qui va dire cela au maréchal?[86]» Fanny de Praslin est en proie aux derniers hoquets. Elle expira quelques instants après dans les bras d'Euphémie. «Je vous l'avais bien dit qu'il arriverait un malheur, crie le duc dans une violente colère. Vous laissez toujours les portes ouvertes.» Cet état d'irritation se prolonge pendant une partie de la matinée[87]. [Illustration: _Claude-Alphonse Delangle, procureur général._ Lithographie éditée par Rosselin. (Bibliothèque Nationale. Estampes.)] [85] Déposition de Charpentier et de Me Leclerc. [86] Déposition d'Euphémie Merville. [87] _Gazette des tribunaux_, 26 août 1847. En traversant la cour, Charpentier voit de la fumée s'élever de la cheminée du duc. «Que peut-il bien brûler là-dedans,» se demande-t-il. Bientôt les docteurs Simon, Cahuet, Reymond sont là. Les magistrats les suivent de près. Les commissaires de police Buzelin et Truy font les premières constatations. Puis arrivent le procureur de la République Boucly, le chef de la sûreté Allard, le procureur général Delangle. Allard et ses agents furètent dans tout l'appartement. «Vilain ouvrage, dit le successeur de Vidocq à la police de sûreté, c'est mal fait. Les assassins, dont c'est l'état, travaillent mieux. C'est un homme du monde qui a fait ça[88]». Et aussitôt, il se préoccupe de l'attitude du duc dont le récit lui paraît étrange. Quand le juge d'instruction Broussais est arrivé, M. Delangle veut se retirer. «Je n'ai rien à faire ici, dit-il.--Je crois au contraire, monsieur le Procureur général, que c'est votre affaire, réplique Allard. La Cour des Pairs pourrait bien être convoquée et c'est vous qui prendriez la parole devant elle.» Praslin pâlit à ce langage[89]. [88] Victor Hugo. _Choses vues._ [89] _Le Constitutionnel_, 21 août 1847. Des premières constatations faites par la justice, il résulte qu'aucun vol n'a été commis ni tenté. Le jardin, examiné avec le soin le plus minutieux, ne révèle aucune trace du passage des assassins. La nuit qui a précédé, on a bien tenté une effraction de l'hôtel Castellane[90], mais ici rien de pareil. Tout désigne le meurtrier. Dans les doigts crispés de la morte on a trouvé des cheveux: ils sont de même couleur et de même longueur que ceux du duc. Une trace sanglante va de la chambre de la morte à celle du duc. Le général Tiburce Sébastiani vient d'arriver. A la vue du cadavre de sa nièce, il a eu une faiblesse. Charpentier est entré dans la chambre du duc pour prendre de l'eau au broc. «Pas celle-ci, elle est sale», dit Praslin qui interdit de toucher à son broc. Il n'y a d'ailleurs plus une goutte d'eau chez lui. [90] Déposition du comte Pierre de Castellane, le 18 août au soir, par devant le commissaire de police. Tout désigne Praslin aux suspicions. Sa déposition est enregistrée la première au procès-verbal. Aux cris et au bruit, raconte-t-il, il s'est habillé et est venu droit à la chambre de la duchesse en traversant le cabinet de toilette. Il y régnait une obscurité complète: personne ne répondait à ses appels. Il a allumé une bougie dans le cabinet de toilette, est entré dans la chambre, et comme il essayait de donner des soins à sa femme, sa robe de chambre a été toute tachée de sang. Aussi, quand il n'y a plus eu d'espoir, un de ses premiers actes a été d'aller laver sa robe de chambre, car il ne voulait pas se présenter à ses filles avec le sang de leur mère sur les vêtements. Dans sa chambre, le lit est défait et en désordre. La cheminée porte la trace d'un feu qui a consumé des étoffes. On y trouve les débris d'un foulard. «Je l'ai pris dans ma commode pour me coiffer, explique le duc sur question. Au moment de me coucher et de m'en servir, je l'ai trouvé en très mauvais état et je l'ai jeté dans la cheminée, où il y avait déjà une accumulation de papiers. Ce matin, j'ai jeté je ne sais comment une allumette dans ma cheminée. Les papiers ont pris feu et brûlé le foulard.» Le juge d'instruction objecte au duc que, quand il est entré dans sa chambre, il faisait grand jour et qu'il ne devait pas avoir eu besoin de lumière pour se diriger. Allard a ramassé dans la chambre de Mme de Praslin le pistolet du duc, à la crosse duquel adhère de la peau et des cheveux. Praslin reconnaît ce pistolet pour lui appartenir et ne peut expliquer l'état dans lequel on l'a trouvé[91]. [91] Interrogatoire du duc de Praslin. La déposition de Charpentier est un enchaînement de charges terribles. Après l'avoir signée, le valet de chambre dit à un agent en lui désignant la chambre du duc dans laquelle celui-ci s'est retiré: «Si on ne le surveille pas, il va détruire les pièces à conviction et peut-être se tuer[92]». Un peu après, le duc subit docilement l'examen des médecins. Son attitude est celle d'un homme écrasé. Nerveux, énergique, fier d'habitude, il est atterré et c'est sans trouver une parole de protestation qu'il se livre aux hommes de l'art. «Il fallait savoir son nom et la dignité dont il est revêtu, dit Allard, pour reconnaître qu'il ne s'agissait pas d'un de ces criminels ordinaires que nous voyons tous les jours. Le baron Pasquier, médecin du roi, qui est présent à l'hôtel, a été frappé de ma remarque et compare M. de Praslin pour le laisser-aller, au moment de l'examen sur toutes les parties de son corps, à Meunier, lorsqu'il fut visité aux Tuileries[93]». Le procès-verbal des médecins constate qu'il a reçu de nombreuses écorchures. Il explique l'une par un coup qu'il s'est donné la veille au marchepied de la voiture, l'autre par une boucle de pantalon qui l'a écorché, mais pour les autres il ne sait rien dire. [92] Déposition Allard devant la Chambre des Pairs. [93] Rapport Allard 18 août, 11 heures du soir.--Meunier est un des auteurs de la tentative d'assassinat sur Louis-Philippe. A minuit, la justice n'a plus de doute, l'assassin ne doit pas être recherché ailleurs. Mais une difficulté de droit se présente. La Charte défère les Pairs à la juridiction de la Cour dont ils sont membres et la Cour des Pairs n'est constituée, toujours d'après la Charte, que sur décret royal. Le roi est au château d'Eu. Il faut lui en référer et jusqu'à signature du décret, il n'y a pas de magistrat compétent pour délivrer un mandat d'arrêt[94]. A la suite donc de la première information faite sur les lieux, le juge d'instruction consigne dans l'hôtel, à l'exception des enfants de la victime, toutes les personnes qui s'y trouvaient au moment de l'assassinat. Allard est chargé de garder à vue le duc, simplement surveillé jusque-là. Dans la soirée, Pasquier, qui préside la Chambre des Pairs, s'est rendu à l'hôtel Sébastiani. Il a assisté aux investigations de la justice, mais sans y prendre part. Allard ou ses agents ne quittent pas le duc. Plusieurs fois, son prisonnier a demandé à se rendre aux water-closets. Allard ou l'agent Philippe l'y accompagnent, l'attendant derrière la porte entr'ouverte. «M. le duc de Praslin, que nous gardons à vue _dans toute l'acception du mot_, écrit Allard dans son rapport daté de onze heures du soir, est dans un état d'agitation extrême. Il se lève de dessus son siège, se promène, s'assied de nouveau, pousse des soupirs, appuie sa tête dans ses mains et _devient un homme qui n'a aucune espèce de forces pour repousser tout ce qui lui est dit, au sujet du crime, contre lui_». [94] Telle est alors la théorie du Parquet. On la soutiendra jusqu'au bout puisqu'elle supprime toute responsabilité pour le défaut de surveillance qui a permis à Praslin d'absorber le poison. [Illustration: _Étienne-Denis Pasquier, Président de la Chambre des Pairs._ (Bibliothèque Nationale. Estampes.)] Cependant, le juge d'instruction a envoyé des agents rue du Harlay au Marais et a lancé un mandat de perquisition et un mandat d'amener contre Henriette Deluzy désignée par la voix publique comme pouvant être l'instigatrice du crime. Celle-ci est sortie depuis le matin de la pension Lemaire. Le duc, qui pensait à congédier ses concierges de Vaux, l'avait priée, dans une de ses lettres, de lui indiquer des gens sûrs pour les remplacer. Sur la recommandation des Rémy, un de leurs protégés, nommé Michel, s'était présenté à l'hôtel Praslin à huit heures du matin. De l'hôtel, Michel était accouru chez les Rémy, leur annonçant le meurtre. Aussitôt les Rémy étaient partis pour la rue du Harlay au Marais. Ils avaient trouvé Henriette très gaie à la pensée de passer une partie de l'après-midi avec ses élèves. A la nouvelle de la mort de la duchesse, elle avait eu une défaillance. «Ah! s'était-elle écriée quand elle avait pu parler, le malheureux! Pourvu qu'il n'ait pas eu d'explication avec elle.» Et elle avait raconté l'histoire de la lettre réclamée par Mme Lemaire. Les Rémy l'avait emmenée chez eux, rue de la Ferme-aux-Mathurins, emportant sur leurs conseils ses papiers et la cassette contenant les lettres reçues par elle de Vaux-Praslin. Toute la journée, elle y demeura, exprimant son tendre attachement pour les enfants, faisant à Dieu le serment de leur servir de mère. Dans l'après-midi, on avait envoyé Michel aux informations. Quand il rapporta que la duchesse avait reçu trente blessures et qu'on était sur la trace des assassins, Henriette se jeta à genoux devant une gravure de la Cène[95]: «Mon Dieu, mon Dieu! s'écria-t-elle, je vous remercie. Je suis heureuse qu'il n'y ait pas eu d'explication entre le duc et sa femme, comme je le craignais. Puisqu'elle a reçu trente blessures, c'est qu'il y a plusieurs assassins.» A sept heures du soir, elle écrivait à Louise de Praslin: «Ma bien-aimée Louise, vous comprenez pourquoi je n'ai pas volé près de vous en apprenant l'affreux malheur qui vous frappe... J'ai passé cette journée d'horrible angoisse chez les Rémy. Ce soir je veillerai et je prierai avec vous, de ma triste chambre. Louise, mon ange, du courage. Pauvres enfants, oh! mon Dieu! mon Dieu! je ne puis vous écrire. Je prie, Louise, je prie du fond de mon âme: Dieu seul peut vous consoler, vous soutenir. Louise, Berthe, mon cœur est avec vous. Ma pensée ne vous quitte pas une minute. Quand vous m'appellerez, j'irai mêler des larmes bien sincères à celles que vous versez. Vous connaissez les Rémy. Leur douleur égale presque la mienne[96]». Cette lettre à peine terminée, un homme se présenta, disant qu'il venait la chercher de la part de Louise de Praslin qui était chez la duchesse douairière. Elle se hâta de le suivre. C'était un commissaire de police qui lui donna en fiacre connaissance du mandat d'amener et la conduisit au Dépôt. [95] Dépositions de Rémy et de sa femme. [96] Papiers saisis chez Rémy. Les perquisitions, pratiquées à l'hôtel Sébastiani, avaient permis de retrouver, dans le tiroir du bureau du cabinet du duc, le manche brisé d'un poignard auquel adhéraient des traces de sang fraîchement répandu, mais on chercha vainement la lame. Le juge d'instruction saisit également un grand nombre de pièces de correspondance et de papiers. Dans la journée du 19, la police se présenta chez Rémy pour y chercher les papiers d'Henriette Deluzy et se fit remettre toutes les lettres qui étaient relatives aux rapports du professeur ou de sa femme avec Mlle Deluzy ou les Praslin. Rémy déclara aux magistrats que les lettres, apportées chez lui par l'institutrice, avaient été dans la matinée déposées par sa femme, qui avait eu la curiosité de les parcourir, chez le docteur de la Berge qu'elle considérait comme le conseil de son amie[97]. Un transport de justice chez le docteur de la Berge mit bientôt en possession de lettres du duc de Praslin et d'une correspondance considérable émanant des jeunes filles. Le 19 également, une ordonnance royale saisissait la Cour des Pairs. En fait, au mandat d'arrestation près, l'action de la justice,--on pouvait le soutenir--n'avait pas été ralentie. L'état seul du duc de Praslin, dont l'affaissement, constaté dans le rapport d'Allard dès l'après-midi du 18[98], n'avait fait qu'augmenter, allait _gêner_ l'action des magistrats, qui n'en éprouvaient certainement nul déplaisir. [97] «Gardez bien ces lettres, lui avait dit une fois le docteur de la Berge à propos des lettres de la duchesse. Avec ces Sébastiani, ces Corses, on ne sait jamais». [98] «Ses traits s'altèrent de plus en plus,» dit Allard. L'heure était mauvaise pour la Monarchie de Juillet. L'année 1847 s'était ouverte par le suicide de Martin du Nord, garde des Sceaux, compromis dans une affaire de mœurs. On avait vu ensuite les condamnations d'Hourdequin, chef de division à la Préfecture de la Seine, et de Mounet, chevalier de la Légion d'honneur, tous deux concussionnaires, préluder à celles de Teste, ancien ministre, président de chambre à la Cour de cassation et du général Despans-Cubières, convaincus de trafic d'influence. La veille encore, Gudin, chef d'escadron, attaché à la maison royale, venait d'être condamné pour escroquerie. Allait-il falloir juger Praslin, pair de France, fils de pair, neveu de pairs, gendre de pair, chevalier d'honneur de la duchesse d'Orléans? Sa maladie semblait une aubaine pour le Parquet et le Ministère. En ces occasions, on suspecte volontiers les magistrats de n'avoir pas d'yeux et peu d'oreilles. Si, le 19 au matin, le docteur Reymond a signalé au commissaire de police et au procureur du roi sa crainte que les malaises de Praslin ne viennent de l'absorption d'un «poison», le magistrat n'est-il pas tout disposé à entendre, _sans_ ou _après_ réflexion, qu'il s'agit de «choléra»[99] et c'est en ce sens que Boucly écrit à Delangle: «Monsieur le procureur général, nous avons reçu tout à l'heure la visite de M. le chancelier qui, en s'appuyant d'une part sur la définition du flagrant délit telle qu'elle est inscrite dans l'article 41 du code d'instruction criminelle, et de l'autre sur l'article 121 du Code pénal, a émis l'opinion que, dans les circonstances de l'information qui nous occupe, les magistrats ordinaires étaient compétents pour décerner contre le principal inculpé un mandat d'arrestation. Je dois, monsieur le procureur général, vous soumettre la question et attendre à ce sujet vos instructions. J'ajouterai que dans ce moment, d'ailleurs, l'exécution d'un ordre d'arrestation paraîtrait difficile. M. de Praslin se trouve dans un _état de faiblesse qui s'est empiré depuis quelques heures_. Aux soins du jeune médecin, qui ne le quitte pas, sont venus se joindre ce matin ceux du docteur Louis[100]. Il y a déjà quelque temps que ce médecin avait été prié de venir une seconde fois et, comme il ne se présentait pas, je viens d'autoriser l'appel de M. Andral. M. de Praslin présente en ce moment LES SYMPTÔMES D'UNE SORTE DE CHOLÉRA[101]. Sa faiblesse augmente de plus en plus: son pouls baisse continuellement. J'ai prescrit que l'on me donnât avis immédiatement de _tous les indices alarmants qui pourraient se manifester_. L'instruction se poursuit activement. Sous la fenêtre de M. de Praslin, à l'entrée d'une cave, on a saisi de nouveaux débris de vêtements brûlés parmi lesquels se trouvent des parcelles et des boutons de gilet ou de chemise. Il devient évident qu'il a brûlé tout ce qu'il avait sur lui au moment du crime. Ce soir, on videra la fosse d'aisance et à ce sujet je dois vous prier de vouloir bien me donner l'autorisation nécessaire pour la dépense que cette opération entraînera». [99] Dépositions du Dr Reymond devant la Cour des Pairs.--Lettre du procureur du roi Boucly protestant contre cette déposition. [100] «Le Dr Louis, le médecin de toute la famille, disait, rapporte Victor Hugo:--Le lendemain du crime, à dix heures et demie du matin, j'étais appelé et j'arrivais chez M. le duc de Praslin. Je ne savais rien. Jugez de mon saisissement. Je trouve le duc couché; il était gardé à vue. Huit personnes, qui se relevaient d'heure en heure, ne le quittaient pas des yeux. Quatre agents de la police étaient assis sur des fauteuils dans un coin. J'ai observé son état qui était horrible; les symptômes parlaient. C'était le choléra ou le poison. On m'accuse de n'avoir pas dit de suite: il s'est empoisonné. C'était le dénoncer. C'était le perdre. Un empoisonnement est un aveu tacite. «Vous pouviez le déclarer, m'a dit le chancelier.» J'ai répondu: «Monsieur le chancelier, quand déclarer est dénoncer, un médecin ne déclare pas.» (_Choses vues_, 230.) [101] Accident bizarre! La phrase est chargée de repentirs et de retouches d'une encre plus noire et qui semble moins ancienne, et la rature porte précisément sur la nature du mal dont souffre Praslin. Il y a bien «sorte de choléra» à l'encre noire. Qu'y avait-il à l'encre blanche? Le rapport d'Allard, en date du 20, constate que, dans la nuit précédente, le duc, suivi par les agents, a plusieurs fois tenté de se dérober à leur surveillance et de rester seul dans le petit corridor qui, derrière son cabinet de travail, fait communiquer sa chambre à coucher avec le cabinet d'attente. Charpentier a passé la nuit avec les agents dans la chambre du duc. «Son maître, dit le rapport d'Allard, le regardait parfois fixement. Il mettait un doigt sur la bouche, ensuite dedans, comme pour lui demander un silence devenu inutile. M. de Praslin levait dans la nuit, étant couché, ses yeux vers le ciel, joignant les mains et les appuyant ensuite sur la poitrine. Il semble être, bien qu'il ne laisse échapper aucune expression de regrets, sous l'influence du repentir.» A dix heures et demie du matin, Boucly avisait le procureur général du résultat des opérations de la matinée: «La vidange de la fosse d'aisance n'a rien produit. Nous nous sommes trompés dans nos prévisions. Il va falloir recommencer toutes les perquisitions avec un soin tout particulier. Ceci est d'autant plus fâcheux que ces perquisitions doivent avoir lieu principalement dans l'appartement du duc et que son état de santé ne s'améliore pas. _Le docteur Louis trouve cet état très grave._ Il sera peut-être bientôt nécessaire de _prévenir la famille_ et je pense qu'il conviendrait que _le Gouvernement et M. le Chancelier en soient avertis_. Je dois voir aujourd'hui M. de Breteuil, oncle de M. de Praslin. _Ne jugeriez-vous pas convenable de venir, avec M. le Chancelier ou le Grand Référendaire, prendre connaissance de cette situation et délibérer sur ces mesures qui peuvent, de moment à moment, devenir plus urgentes._[102]» Le rapport du docteur Andral s'exprime ainsi: «Les fortes émotions morales qu'a éprouvées M. de Praslin ont pu suffire pour le produire (cet état). _Mais il est possible aussi qu'il soit dû à l'ingestion d'un poison._» En conséquence, le docteur Andral concluait à l'impossibilité de transporter Praslin à la prison du Luxembourg.[103] Pasquier insista. Il tenait à ce que le transfert fût fait sans délai et l'excitation populaire imposait de le pratiquer de nuit. «La foule, dit dans son journal le baron de Viel-Castel, ne cesse de stationner devant l'hôtel. Elle est très irritée, très disposée à craindre qu'on ne veuille sauver l'assassin parce qu'il est noble et riche.» Tout avait été préparé à la prison du Luxembourg pour recevoir le duc dans l'appartement qui donnait sur l'ancien petit cloître. Trois postes y avaient été établis, l'un confié à la Garde municipale à pied, l'autre au 34e de ligne, le troisième aux sous-officiers vétérans. A onze heures du soir, sur la demande du Chancelier, le docteur Andral procéda à un nouvel examen du malade et conclut, cette fois, qu'il pouvait être transporté sans danger, couché et accompagné d'un médecin. Ce n'était pas l'avis du docteur Louis. Quelque temps plus tard, il disait à Victor Hugo que si le Chancelier avait fait traîner le duc au Luxembourg malgré son avis, c'était dans l'espérance que le duc mourrait en route[104]. [102] Arch. nat. CC 808. La lettre a été déchirée en menus fragments. Bizarre! [103] Premier rapport du Dr Andral. Le chancelier Pasquier, toujours par ce hasard malheureux qui rend oublieux des magistrats qui ne sont pas des Daguesseau, a négligé l'insinuation du Dr Andral qui devra, le 31 août, se faire donner acte de son premier rapport du 20. [104] «Le misérable duc, écrira plus tard Pasquier à de Barante (14 septembre 1847), en tranchant son existence, nous a, pour quelques moments, mis dans une difficile situation; _mais au fond le dénouement a peut-être encore été le moins malheureux auquel on fût exposé_.» C'est au moment du transfert que l'on saisit, dans la robe de chambre du duc, une fiole portant l'étiquette de Marcotte, pharmacien, rue Saint-Honoré, et ayant contenu de l'acide arsénieux. Dans le bureau du duc, on trouva deux autres fioles, l'une avec un reste de laudanum, l'autre contenant de l'acide nitrique. Le trajet de l'hôtel Sébastiani au palais du Luxembourg ne dura pas moins d'une heure. La voiture du duc Decazes, qu'on employa, allait au pas, suivant les quais et les rues à peu près désertes à cette heure matinale. A cinq heures du matin, la voiture s'arrêta rue de Vaugirard, devant la geôle de la Cour des Pairs. Durant le trajet, le visage du duc, d'une pâleur mortelle, se contractait de douleur. On le porta à bras pour descendre de voiture. On le mit dans un fauteuil mais, à force de volonté, il réussit à gravir les deux étages d'escaliers. On le déshabilla en présence du chef de la police municipale Ellouin, d'Arbousse, chef de comptabilité, de Trevet, directeur de la prison du Luxembourg, du docteur Rouget de Saint-Pierre, médecin de la Chambre des Pairs. Il se plaignait d'une soif ardente. On lui donna à boire du vin de Bordeaux coupé d'eau. Dans la matinée, son état parut s'améliorer. [Illustration: _La Chapelle ardente de la duchesse de Praslin._ (_Illustration_ du 28 août 1847.)] Le corps de la duchesse de Praslin, embaumé le 19 août, fut exposé dans une chapelle ardente installée dans le salon du rez-de-chaussée. Deux prêtres du clergé de la Madeleine veillèrent le corps pendant la nuit du 19 au 20 août. Transporté dans l'atelier des demoiselles dans la matinée du 20, il y resta sur un lit de parade, à visage découvert, jusqu'au 23, à six heures du matin. Alors, il fut transporté sans pompe à la Madeleine et déposé dans les caveaux de cette paroisse. Un service religieux y fut célébré le 24, à huit heures. Les ministres de l'Intérieur, des Travaux Publics, des Finances, de la Justice, les préfets de la Seine et de Police, le Chancelier de France y assistaient. Le deuil était conduit par le général Tiburce Sébastiani, le duc de Coigny, le comte de Praslin et le comte de Breteuil. Le roi, la reine et la famille royale étaient représentés par plusieurs aides de camp. [Illustration: _Lettre de Boucly à Delangle_ (voir page 160). (Archives Nationales CC 808.)] Du Dépôt, Henriette Deluzy avait été écrouée à la Conciergerie. Dans la journée du 19 août, elle fut interrogée en présence du chancelier Pasquier par le juge Broussais. Elle protesta très énergiquement contre l'idée qu'elle avait pu être la maîtresse de Praslin. «Il n'y a rien eu de coupable dans le passé entre nous et il n'y avait pour l'avenir aucun projet coupable, disait-elle. Mme de Praslin serait morte naturellement et M. de Praslin m'eût offert sa main que, par intérêt pour ses enfants, je n'aurais jamais consenti à une mésalliance dont les circonstances seraient retombées sur eux. Jamais non plus, je n'aurais eu l'idée d'une autre liaison. Si M. de Praslin m'eût aimée, j'aurais pu lui sacrifier ma réputation, ma vie, mais je n'aurais pas voulu qu'il en coûtât un cheveu à sa femme. Je dis la vérité, messieurs, vous devez me croire. N'y a-t-il pas dans la nature un accent qui porte avec lui la conviction? Vous devez le sentir. Non, jamais, jamais!» Comme on lui reprochait son exaltation et qu'on voulait y voir la preuve de son amour pour Praslin: «L'exaltation, répliqua-t-elle, peut appartenir à tous les sentiments, ne le comprenez-vous pas? Et puis je ne voudrais pas répondre qu'à force de voir M. de Praslin si bon pour moi, si généreux, il ne se soit pas mêlé à l'affection que j'éprouvais pour les enfants une tendresse, une vive tendresse pour leur père. Mais jamais, jamais, je n'ai porté dans cette maison le trouble et l'adultère. Je ne l'aurais pas fait par respect pour ces enfants. J'aurais cru souiller le front de _mes_ filles, si je les avais embrassées après être devenue coupable. Est-ce qu'on ne comprendra pas qu'on puisse aimer honnêtement?--Vous avez dû apprendre, continua le magistrat, que de très graves indices se réunissent pour accuser M. le duc de Praslin d'avoir donné la mort à sa femme.» Henriette Deluzy bondit: «Oh! non, non, non, Messieurs, dites-moi que cela n'est pas. C'est impossible. Lui, lui qui ne pouvait pas voir souffrir un de ses enfants! Non, ne me dites pas que ce sont des indices. Ne me dites pas qu'ils sont graves. Dites-moi que c'est un soupçon qui ne se renouvellera pas. Non, non, c'est impossible, répéta-t-elle en tombant à genoux et en joignant les mains. Oh! dites-le moi, Monsieur, je vous prie! Mon Dieu, vous me le diriez que je ne le croirais pas. Ma conscience me dit qu'il ne l'a pas fait. Mais s'il l'avait fait, grands Dieux!... Oh! mais c'est moi, c'est moi qui serais coupable! Moi qui aimais tant les enfants, moi qui les adorais, j'ai été lâche, je n'ai pas su me résigner à mon sort. Je leur ai écrit des lettres, des lettres que vous pouvez voir. Je disais que je ne pourrais plus vivre, que je me trouvais en face de la misère, car je suis un pauvre enfant abandonné, sans ressources, sans autre appui qu'un vieux grand-père qui est dur, qui me menaçait de me priver du peu qu'il faisait pour moi. J'ai été effrayée de l'avenir qui pouvait m'attendre. Oh! que j'ai eu tort! J'aurais dû leur dire que je me faisais à ma situation, que je pouvais être heureuse dans ma petite chambre, de m'oublier et d'aimer leur mère, mais je n'en ai rien fait. C'est mon crime. C'est moi qui suis coupable. Dites-le, Monsieur, écrivez-le. Il aura demandé cette malheureuse lettre de réhabilitation, elle l'aura refusée... et alors, oh! c'est moi, c'est moi qui suis coupable, écrivez-le.» Le 21 août, le chancelier, en séance secrète, communiqua à la Chambre des Pairs, l'ordonnance du roi. Malgré le fougueux marquis de Boissy, qui taxait de violation de la Charte le mandat de dépôt délivré la veille au soir par le chancelier, sa conduite fut généralement approuvée par les pairs. Victor Cousin faisant observer que si la procédure avait été irrégulière, l'arrêt de la Cour allait tout régulariser. En effet, sur réquisitoire du procureur général, les Pairs, déclarèrent instruire contre Praslin et le chancelier désigna pour l'assister et le remplacer dans le cas d'empêchement dans l'instruction ordonnée, le duc Decazes, le comte de Pontécoulant, le comte de Saint-Aulaire, Victor Cousin, Laplagne-Barris et Vincens Saint-Laurent. La commission d'instruction se transporta aussitôt dans l'appartement de Praslin pour l'interroger. «Pour se faire une idée des souffrances que le duc de Praslin a dû endurer, dit un contemporain, H. Morice, secrétaire de la Chambre des Pairs, qui assista à cet interrogatoire, il faudrait avoir vu cet homme, chez lequel le poison avait déjà fait de si grands ravages, luttant contre les remords, torturé par cette simple question «oui ou non?» se raidissant pour empêcher un _oui_ de sortir de ses lèvres et ne pouvant pas dire _non_, tenté visiblement de fuir devant cette question, disant qu'il ne voyait plus, qu'il n'entendait plus, qu'il n'avait plus d'idées, renversant violemment la tête sur le dossier du fauteuil sur lequel on l'avait mis, par moments restant quelques minutes à pousser une sorte de râlement, puis cachant sa tête dans ses bras appuyés sur la table, suppliant de remettre cet interrogatoire ou plutôt ce supplice. Il faudrait avoir vu ce regard de Caïn, selon l'expression que dit M. Pasquier en sortant, ses yeux fixes préoccupés d'une idée qui le poursuivait. Tout prêtait à cette scène un caractère horrible: son costume, il était vêtu d'une robe de chambre brune sans collet, laissant voir sur son col toutes les contractions de la gorge; la salle de la prison, le silence lugubre des membres de la commission qui écoutaient, qui épiaient ses paroles. On avait froid; on sentait qu'on était en présence d'un autre tribunal, bien au-dessus de toutes nos justices ordinaires, de notre Cour des Pairs, que l'on allait entendre prononcer un arrêt qui ne tarderait pas à être exécuté[105]». [105] _Intermédiaire des chercheurs et des curieux_, 10 janvier 1893, d'après les papiers de Morice (Bibliothèque Carnavalet). Était-ce bien le remords? N'était-ce pas plutôt le poids du secret qu'il ne voulait pas livrer qui torturait ainsi Praslin. Son interrogatoire, relu à la lumière des documents produits plus haut, semble conclure pour la seconde alternative. «--Vous savez, lui dit Pasquier, le crime affreux qui vous est imputé. Vous savez toutes les circonstances qui ont été mises sous vos yeux et qui ne permettent pas l'apparence d'un doute. Je vous engage à abréger les fatigues que vous paraissez ressentir en avouant, car vous ne pouvez pas nier, vous n'oseriez pas nier?--La question est bien précise, mais je n'ai pas la force de la réponse. _Elle demanderait de bien longues explications._--Vous dites qu'il faudrait de longues explications pour répondre. Mais non, il suffit d'un oui ou d'un non.--Il faut une grande force d'esprit pour répondre un oui ou un non, une force immense que je n'ai pas.--Il n'y aurait pas besoin d'entrer dans de grandes explications, pour répondre à la question que je viens de vous poser.--Je répète qu'il faudrait une force d'esprit que je n'ai pas pour y répondre.--A quelle heure avez-vous quitté vos enfants, la veille du crime?--Il pouvait être dix heures et demie, onze heures moins un quart.--Qu'avez-vous fait en les quittant?--Je suis descendu dans ma chambre et je me suis couché tout de suite.--Avez-vous dormi?--Oui.» Praslin pousse un soupir. «--Jusqu'à quelle heure?--Je ne me le rappelle pas.--Votre résolution était-elle arrêtée quand vous vous êtes couché?--Non, d'abord, je ne sais pas si cela peut s'appeler une résolution.--Quand vous vous êtes réveillé, quelle a été votre première pensée?--Il me semble que j'ai été réveillé par des cris dans la maison et que je me suis précipité dans la chambre de Mme de Praslin.» Ici le duc ajoute en soupirant: «Je demanderais que vous me rendissiez la vie, que vous interrompissiez cet interrogatoire.--Quand vous êtes entré dans la chambre de Mme de Praslin, vous ne pouviez pas ignorer que toutes les issues autour de vous étaient fermées, que vous seul pouviez y entrer?--J'ignorais cela.--Vous êtes entré, ce matin-là, plusieurs fois dans la chambre de Mme de Praslin. La première fois que vous y êtes entré, elle était couchée?--Non, elle était malheureusement étendue par terre.--N'était-elle pas étendue à la place où vous l'aviez frappée pour la dernière fois?--Comment m'adressez-vous une pareille question?--Parce que vous ne m'avez pas répondu tout d'abord. D'où viennent les égratignures que j'aperçois à vos mains?--Je me les étais faite la veille en quittant Praslin en faisant précipitamment mes paquets avec Mme de Praslin.--D'où vous vient cette morsure que j'aperçois à votre pouce?--Ce n'en est pas une.--Les médecins qui vous ont visité ont déclaré que c'était une morsure.--Epargnez, épargnez-moi, ma faiblesse est extrême.--Vous avez dû éprouver un moment bien pénible, quand vous avez vu, en entrant dans votre chambre, que vous étiez couvert de ce sang que vous aviez versé et vous vous êtes empressé de le laver.--On a bien mal interprété ce sang. Je n'ai pas voulu paraître devant mes enfants avec le sang de leur mère.--Vous êtes bien malheureux d'avoir commis ce crime.» Praslin ne répond pas et paraît absorbé. «N'avez-vous pas reçu de mauvais conseils qui vous auraient poussé à ce crime?--Je n'ai pas reçu de conseil. On ne donne pas de conseil pour une chose semblable.--N'êtes-vous pas dévoré de remords? et ne serait-ce pas pour vous une sorte de soulagement d'avoir dit la vérité?--La force me manque aujourd'hui.--Vous parlez sans cesse de votre faiblesse. Je vous ai demandé tout à l'heure de répondre par oui ou par non?--Si quelqu'un pouvait me tâter le pouls, il jugerait bien de ma faiblesse.--Vous avez eu tout à l'heure assez de force pour répondre à un grand nombre de questions de détail que je vous ai adressées. La force ne vous a pas manqué pour cela.» Praslin ne répond pas. «Votre silence répond pour vous que vous êtes coupable.--Vous êtes venus ici avec la conviction que j'étais coupable. Je ne puis pas la changer.--Vous pourriez la changer; si vous nous donniez des raisons pour croire le contraire, si vous nous expliquiez autrement ce qui semble ne pouvoir s'expliquer par votre criminalité?--_Je ne crois pas pouvoir changer cette conviction dans votre esprit._--Pourquoi croyez-vous que vous ne pouvez pas changer cette conviction?» Après un silence, Praslin déclare qu'il est au-dessus de ses forces de continuer. «Quand vous avez commis cette affreuse action, _pensiez-vous à vos enfants?_--_Le crime, je ne l'ai pas commis. Quant à mes enfants, c'est chez moi une préoccupation constante._--Osez-vous dire affirmativement que vous n'avez pas commis ce crime?» Praslin met sa tête dans ses mains et reste quelques instants sans parler. «--_Je ne puis pas répondre à une pareille question._--M. de Praslin, vous êtes dans un état de supplice et comme je vous le disais tout à l'heure, vous pourriez peut-être adoucir ce supplice en me répondant.» Praslin garde le silence et la Commission se retire en remettant à un autre jour la suite de cet interrogatoire[106]. [106] Arch. nat. CC 811. Le 22, le docteur Andral trouvait l'inculpé plus mal. Le 23, il constatait que l'état s'était aggravé depuis la veille et, le 24, Andral, Rouget et Louis étaient d'accord pour estimer qu'il n'était pas impossible que le malade succombât peu de temps après leur réunion. C'est ce que faisait prévoir au public _le National_ de la veille. «Il est peu probable, disait cet organe de l'opposition, que le duc de Praslin, pair de France, chevalier d'honneur à la Cour et prévenu d'assassinat, comparaisse devant la Cour instituée pour le juger. On nous annonce que son état de santé décline d'heure en heure. La faiblesse de ses organes est telle qu'il ne peut pas subir un interrogatoire de quelque durée et on a eu toutes les peines du monde à obtenir de lui des réponses intelligibles[107].» Ces dernières affirmations n'étaient pas exactes. S'il était vrai que Praslin souffrait énormément, il n'était pas douteux qu'il supportait ces souffrances avec le plus grand courage. Au milieu des tortures de l'arsenic, il n'articulait pas une plainte. Pourtant la fin approchait. Le 24 au matin, le chancelier fit appeler le curé de Saint-Jacques-du-Haut-Pas, l'abbé Martin de Noirlieu. Vers dix heures le Grand Référendaire le duc Decazes se présenta. «Vous souffrez beaucoup, mon cher ami, dit-il à Praslin.--Oui.--C'est votre faute. Pourquoi vous êtes-vous empoisonné?» Praslin ne répondit pas. «Vous avez pris du laudanum?--Non.--Alors vous avez pris de l'arsenic?--Oui, avoua Praslin en relevant la tête.--Qui vous a procuré cet arsenic?--Personne.--Comment cela? Vous l'avez acheté vous-même chez un pharmacien?--Je l'ai apporté de Praslin.» Il y eut alors un moment de silence. Puis, le duc Decazes reprit: «Ce serait le moment pour vous, pour votre nom, pour votre famille, pour votre mémoire, pour vos enfants, de parler. S'empoisonner, c'est avouer. Il ne tombe pas sous le sens qu'un innocent, au moment où ses neuf enfants sont privés de leur mère, songe aussi à les priver de leur père. Vous êtes donc coupable?» Praslin garda le silence. «--Au moins déplorez-vous votre crime? Je vous en conjure, dites si vous le déplorez.» Le duc leva au ciel ses yeux et ses mains et dit avec une expression indicible d'angoisse. «Si je le déplore!--Alors avouez... Est-ce que vous ne voulez pas voir le Chancelier?» Praslin faisant un effort, dit: «Je suis prêt.--Eh bien, reprend le duc, je vais le prévenir.--Non, conclut Praslin après un silence, je suis trop faible aujourd'hui. Demain, dites-lui de venir demain[108].» [107] «Mon Dieu, disait une bouquetière, pourvu qu'on ne me le tue pas! Cela m'amuse tant de lire tout ça tous les matins dans le journal!» (Victor Hugo. _Choses vues_, 227.) [108] _Moniteur_, 2 septembre 1847 (procès-verbal de la séance secrète du 30 août.)--Victor Hugo, _Choses vues_, 232. [Illustration: _Élie, duc Decazes._ Portrait publié par _Le Pilori_ (1846). (Bibliothèque Nationale. Estampes.)] Decazes n'insiste pas et sous la dictée du moribond, il écrit quelques lignes. «Ce qui m'arrive dans ce moment, vient des bontés du ciel pour moi. Cependant je puis dire combien je regrette vivement de ne pouvoir voir mes enfants avant mon dernier soupir, et recommander à mes filles Louise et Berthe le reste de leur famille et aux autres l'obéissance à ces deux-là. Je n'ai pas le temps de parler d'arrangements de fortune. Mais je laisse les objets mobiliers à Louise et à Berthe en les priant de les partager avec la raison que je leur connais.» Sur une autre feuille, Decazes écrit: «Je sens mes forces s'en aller tout à fait. Je suis heureux maintenant de laisser mes enfants à ma bonne vieille mère. Je les engage, quoiqu'il m'en coûte, à ne pas trop se fier aux conseils de leur grand-père et de leur oncle Sébastiani, ainsi que leur oncle Coigny... Mes idées n'y sont plus... J'ai laissé dans le portefeuille de mon porte-papiers un testament déjà ancien, je le ratifie de nouveau, sauf toutes les clauses qui seraient détruites.» Enfin, voici la troisième dictée. «Je suis heureux de voir qu'il y a avantage pour les affaires de leur grand-mère. Je tiens beaucoup à ce que les trois garçons restent chez M... (le nom est resté en blanc) le maître de pension, où ils ont été si bien jusqu'à présent. Je regrette de ne pouvoir les surveiller[109]». [109] Arch. nat. CC 808. Papiers trouvés à sa mort chez Calais, ancien secrétaire du chancelier Pasquier (1868). [Illustration: _Dictée de Praslin à Decazes._ (Papiers de Calais, secrétaire du chancelier Pasquier, adjoints au dossier en 1868.--Archives Nationales CC 808.)] A deux heures de l'après-midi, l'abbé Martin de Noirlieu revint au Luxembourg. Il s'entretint de nouveau avec M. de Praslin et lui administra le Sacrement de l'Extrême-Onction. Le chancelier, présent à la cérémonie, s'agenouilla dans le plus profond recueillement à la tête du lit. Eugène Cauchy, Morice et Trevel se tenaient au pied. Praslin chargea le prêtre de remettre à sa mère, après sa mort, le petit crucifix qu'il tenait dans ses mains. «Que de bien vous m'avez fait», lui dit-il. Comme il sortait de la chambre du mourant, l'abbé Martin dit au Chancelier: «M. de Praslin a un grand respect pour vous. S'il veut faire des aveux, il ne les fera qu'à vous». Le Chancelier fait alors, assisté de Morice, une nouvelle tentative d'interrogatoire. «Vous reconnaissez-vous coupable, demande-t-il, du crime qui a terminé la vie de votre femme?--Non, monsieur, je ne me reconnais pas coupable.--Vous ne pouvez pas le nier, votre interrogatoire de l'autre jour le prouve suffisamment. Si vous n'étiez pas coupable, vous ne vous seriez pas empoisonné avec de l'arsenic.--Non, monsieur le Chancelier, je ne suis pas coupable.--Mlle Deluzy vous a-t-elle donné quelques conseils qui vous aient poussé à l'action que vous avez commise?--Non, je n'ai jamais entendu former de pareils projets à Mlle Deluzy.--Je vous demande seulement de dire si vous êtes seul coupable du crime commis sur Mme de Praslin.--Non, monsieur le Chancelier, je ne puis pas dire cela. Je vous ai dit que je n'étais pas coupable.» Il n'y avait pas à insister. Pour éviter le déshonneur et le scandale, Praslin était résolu, en dehors de la confession, de garder pour lui son secret. Il se considérait comme étant dans la situation du condamné qui, la sentence prononcée, n'est point tenu à l'aveu: il ne se reconnaissait pas coupable.[110] Une demi-heure après, il expira[111]. Il était quatre heures trente-cinq. [110] C'est la doctrine de Gary et de Lehmkul, _Casus conscientiæ?_. C'est celle de Clément Marc _Institutiones morales_. Rome, 1898. [111] Notes de Morice. _Intermédiaire des chercheurs et des curieux_, 10 janvier 1893. A cinq heures, quand le docteur Andral se présenta au Luxembourg, le procureur du roi, assisté du directeur de la prison, venait de recevoir la déclaration du décès constaté par le docteur Rouget. Le médecin du Luxembourg attribuait la mort à un empoisonnement par l'acide arsénieux et jugeait l'autopsie nécessaire pour en acquérir la preuve matérielle. Les docteurs Andral, Louis, Rouget, Orfila furent commis pour la pratiquer. Quand on déposa le corps sur la table d'autopsie, l'un d'eux s'écria «Quel beau cadavre!» Le docteur Louis disait plus tard à Victor Hugo: «C'était un magnifique athlète». L'autopsie constata sept escarres dans l'estomac et une lésion du cœur imputable à l'arsenic. Le cerveau ne portait aucune marque de poison. Les viscères furent emportés en vase clos, pour être examinés plus tard. L'analyse des matières contenues dans l'estomac et les intestins ainsi que celle des organes fut faite par Orfila et Tardieu. Ils estimèrent que l'ingestion du poison avait probablement eu lieu vers la fin de la journée du mercredi 18 après quatre heures, et avant dix heures du soir[112]. [Illustration: _Mathieu-Joseph-Bonaventure Orfila._ Dessin de Maurin. Lithographie de Villain. (Bibliothèque Nationale. Estampes.)] [112] C'était l'heure fixée par l'agent Philippe pour les visites successives de Praslin à la garde-robe. Allard, au contraire, qui avait pris Praslin en observation à partir de dix heures du matin, voulait fixer l'empoisonnement aux premières heures de la matinée. Le transfert de Praslin de l'hôtel Sébastiani au Luxembourg s'était fait de nuit. Ce fut encore de nuit que le corps fut mis en bière devant Monvalle, commissaire de police de la Chambre des Pairs, Cauchy et Allard. Le cercueil cloué fut placé dans un grand fourgon des Pompes funèbres, introduit au Luxembourg par la grille de la rue de Fleurus et le jardin. A deux heures du matin, le procès-verbal de l'enlèvement du corps fut signé et le convoi, composé de trois voitures, partit pour le cimetière du Sud, où le commissaire Monvalle avait, dès la veille et par ordre, choisi la place où devait se faire l'inhumation. Tout le long de la route, des escouades d'agents avaient été échelonnées. Quand le fourgon entra dans le cimetière, les fossoyeurs étaient prêts et, en quelques instants, le cercueil fut descendu dans la tombe, le trou comblé, la terre piétinée[113]. «Ce matin, disait la _Gazette des Tribunaux_ du 28 août, à l'ouverture des portes, quelques curieux, en s'enfonçant dans la partie ombragée de platanes et de tilleuls, remarquaient avec surprise dans une des lignes voisines du poteau indicateur de la 4e division, une tombe toute fraîche sur laquelle ne se trouvait même pas la simple croix de bois noir, indicatrice de la dernière demeure du plus obscur des décédés.» Longtemps après le drame, le comte Edgar de Praslin, qui continuait à habiter un pavillon dépendant du château de Vaux, fit transporter le corps de son frère dans les caveaux, et la tombe du cimetière du Sud ne demeura plus marquée que par une simple borne couverte de mousse et ombragée par un acacia[114]. [113] Louis Favre. _Le Luxembourg_, p. 348 (d'après le procès-verbal de Monvalle). [114] _L'Impartial de Louviers_ (10 mars 1906), d'après Mme Monnier, ancienne concierge de Vaux, dit que le transfert fut postérieur à 1848.--Un article de la _Libre Parole_ (25 octobre 1905) prétend que le corps fut transporté à Maincy vers 1871, «le duc étant mort en Angleterre.» L'opinion publique ne fut point satisfaite des laborieuses explications fournies par la Cour des Pairs sur l'empoisonnement[115]. Ce fut longtemps une opinion répandue que Praslin ne s'était pas suicidé et avait vécu jusqu'à quelques années après la guerre de 1870, dans les îles anglaises de la Manche. Les campagnes des journaux d'opposition de 1847 n'étaient pas étrangères à cette croyance. «Il y a des gens, écrivait un contemporain, qui soutiennent que _les hautes familles intéressées à étouffer les détails de ce scandale ont obtenu du Gouvernement la fuite du coupable_. Ceux qui ont assez de bon sens pour ne tenir aucun compte de cette absurde supposition n'en crient pas moins haut contre la tolérance et les ménagements qui ont permis au coupable de se soustraire à une honte et à une punition trop justes.» A plusieurs reprises et jusqu'à ces dernières années, la presse a repris le thème de l'évasion de Praslin, sans que jamais on ait apporté une preuve qui en soit une à l'appui de cette tradition[116]. Pour l'admettre, il faudrait supposer un bien grand nombre de complicités, depuis celle du docteur Louis qui participa à l'autopsie, jusqu'à celle de l'abbé Martin de Noirlieu qui se serait prêté à une véritable comédie, en laissant raconter par _L'Ami de la Religion_, une scène dans laquelle il aurait joué un rôle ridicule et presque sacrilège. [115] Ce fut l'objet d'une enquête de la commission d'instruction. [116] Jusqu'ici les preuves sont les suivantes: 1º Mme Frandidier, gouvernante des enfants Praslin, qui aurait été reconnaître le corps, l'aurait trouvé défiguré et ratatiné. (On ne voit nulle part le nom de Mme Frandidier parmi les gouvernantes, et les médecins trouvent le cadavre superbe); 2º Mme de Proisy, dame d'honneur de la reine Marie-Amélie, a vu Praslin en Belgique un an après le meurtre. (Mme de Proisy ne figure pas parmi les dames d'honneur de Marie-Amélie); 3º le cocher Paulmier, au service des Beauveau en 1847, rencontre Praslin boulevard Montmartre en 1861, quatorze ans plus tard. (Le comte de Bondy, d'après Victor Hugo, est le véritable ménechme de Praslin); 4º il a vécu à Guernesey, disent Robinet de Cléry et le baron Lumbroso, qui se bornent à l'attestation du rédacteur en chef de la _Gazette officielle de Guernesey_; 5º les contrats de mariage des filles porteraient obligation de faire une pension à personne inconnue habitant l'Angleterre (le texte des contrats est à publier et le chiffre réel de la pension à indiquer). La faute du Gouvernement de Juillet fut toute différente. Comme l'écrivait le comte Molé au baron de Barante le 28 août 1847: «M. de Praslin s'est empoisonné, _nemine contradicente_[117]... Je sais si bien jusqu'où va la faiblesse de ceux qui nous gouvernent que de mon coin, j'avais écrit deux lettres pour montrer les conséquences de ce qui se préparait. M. Guizot, il y a longtemps que je l'ai appris, est roide, absolu, hautain, et dans l'occasion sans pitié. Mais il ne résiste pas à certaines influences.... Jamais à mon avis, il ne fit de plus grande faute dans des circonstances où elles pouvaient avoir tant de dangers. Rien dans aucun temps, dans aucun pays, n'en a approché.... Ce monstre, qui vient de reculer les limites de la barbarie humaine, a été huit jours dans sa maison entouré des égards de la police et du Parquet, bien plus que de sa surveillance; son propre médecin, celui de sa famille, ne l'a pas quitté et il déclare que ces flots de poison sortant de son corps par toutes les issues sont les attaques du choléra qu'il combat par les moyens propres à augmenter les effets du poison....[118] J'hésite à vous envoyer cette lettre et _si je le fais, c'est que je ne l'aurai pas relue_[119].» [117] Sans que nul y fasse obstacle. [118] C'est l'opinion de Biéchy _de l'Empoisonnement du duc de Praslin_. «M. le duc de Praslin, dit-il, évidemment voulait en finir avec la vie et il a eu la bonne chance d'avoir à faire à des docteurs qui l'ont si bien aidé dans cette œuvre de suicide en lui faisant avaler de l'eau, de la glace, du nitrate de potasse, en lui soutirant du sang.» (p. 11). [119] Barante. _Souvenirs._ La mort du duc de Praslin ne désarmait pas la vindicte publique[120]. Henriette Deluzy avait été interrogée par la Commission de la Cour des Pairs, le 23 août. Son interrogatoire avait porté d'abord sur l'historique de son séjour chez les Praslin. Comme on lui reprochait ses correspondances avec les jeunes filles après sa sortie de la maison: «Oh! je vous le jure, s'écria-t-elle, qu'il n'y avait dans ces lettres ni art ni arrière-pensée. J'étais désolée et j'exprimais mon désespoir avec trop de chaleur, trop d'entraînement. Oh! je me le reproche maintenant. Mais encore une fois, ce n'était pas pour les éloigner de la mère. Les choses en étaient venues à ce point que moi je n'y pouvais rien. Ce qui a été bien malheureux, c'est que tout à coup on a voulu rompre pour ces jeunes filles, des liens de six années.» Elle était arrivée au Luxembourg, rapporte Allard qui était allé la chercher à la Conciergerie, dans un véritable état d'exaltation, pleurant, sanglotant, parlant des tentatives de suicide de la duchesse, se plaignant du maréchal Sébastiani. «Il parle de maîtresses, me dit-elle, si j'avais voulu, j'aurais bien pu être la sienne. Je devais même veiller sur les jeunes filles à son égard»[121]. Au retour à la Conciergerie, après l'interrogatoire, les traits de la prisonnière, rapporte Allard, étaient visiblement altérés. «Il est perdu, me dit-elle, messieurs les Pairs m'ont tout appris. Je n'aurais jamais cru que M. Rémy aurait conservé les lettres que je lui avais confiées pour être brûlées.» Je lui demandai, continue Allard, si elles étaient compromettantes. «Oui, me répondit-elle, au point de vue du procès. Ce sont les lettres des enfants où ils me parlent contre leur mère. Messieurs les Pairs m'ont aussi parlé de mes lettres que je croyais que le duc devait aussi brûler. Quel malheur! Ils sont _tous_ perdus!» Cela, conclut Allard, s'appliquait au duc et aux enfants. [120] On a prétendu que la Préfecture de police n'avait pas permis la publication d'images ou de complaintes relatives à l'assassinat. Nous reproduisons la seule image parue. Il y a aussi les complaintes: _Pauvre duchesse_, qui se chantait sur l'air de _La lionne_; _Assistants, venez entendre_, sur l'air de Fualdès; _La prière de la duchesse de Praslin pour son fils_ sur l'air de _T'en souviens-tu_. [121] Cette phrase de la déposition a été bâtonnée. Le docteur de la Berge répétait dans sa déposition des propos analogues: Elle me sembla attribuer son renvoi à l'inimitié du maréchal Sébastiani. Selon elle, il ne l'aurait pas toujours respectée et se serait porté sur sa personne, en deux ou trois circonstances, où il l'aurait trouvée seule, à des actes d'immoralité qu'elle aurait été obligée de repousser.» [Illustration: _Le Palais du Luxembourg._ (_Le Diable à Paris_, 1845.)] En sortant de l'Académie, Victor Hugo, le jeudi suivant, s'entretient avec Cousin et le comte de Saint-Aulaire. «Vous verrez cette demoiselle Deluzy, dit Cousin qui l'a réconfortée et encouragée plusieurs fois durant son interrogatoire. C'est une femme rare. Ses lettres sont des chefs-d'œuvre d'esprit et d'excellent langage. Son interrogatoire est admirable. Encore vous ne le lirez que traduit par Cauchy. Si vous l'aviez entendue, vous en seriez émerveillé. On n'a pas plus de grâce, plus de tact, plus de raison. Si elle veut bien écrire quelque jour pour nous, nous lui donnerons, pardieu! le prix Montyon. Dominatrice, du reste, et impérieuse. C'est une femme méchante et charmante.--Ah! ça, fait Victor Hugo, est-ce que vous en êtes amoureux?--Hé, hé!» Le comte de Saint-Aulaire demande au poète: «Que pensez-vous de l'affaire?--Qu'il faut qu'il y ait un motif. Autrement le duc est fou. La cause est dans la duchesse ou dans la maîtresse, mais elle est quelque part. Sans quoi, le fait est impossible. Il y a au fond d'un pareil crime ou une grande raison ou une grande folie.[122]» Le 30 août, la Cour des Pairs réunie entend un compte rendu du chancelier Pasquier qui flétrit Praslin[123] et célèbre avec lyrisme la vertu et la bienfaisance de la duchesse de Praslin. «Elle a donc succombé cet ange de bonté. Les paroles me manqueraient si je voulais rendre devant vous les sentiments qui m'ont été inspirés par les découvertes que j'ai dû faire durant le cours des recherches si déchirantes qu'il m'était ordonné d'accomplir.» Et après un résumé de l'instruction, le Chancelier annonce qu'il fait imprimer pour le distribuer aux Pairs le recueil qui doit rester «comme un éternel monument de la perversité de l'un des plus grands coupables qui aient jamais vécu.»[124] La Cour des Pairs est trop heureuse à se dessaisir. C'est à peine si le marquis de Boissy peut se faire entendre pour demander une punition pour les gardiens du duc qui l'ont laissé s'empoisonner. «Il est bien difficile, dit Pasquier, d'empêcher un empoisonnement puisqu'on voit des accusés aux assises s'empoisonner entre deux gendarmes.» [122] Victor Hugo. _Choses vues._ [123] «Le dénouement, écrit Pasquier au baron de Barante, a eu pour moi l'inconvénient de m'imposer la nécessité de me faire l'organe de la vindicte publique et de prononcer après sa mort l'arrêt qui ne devait _régulièrement_ l'atteindre que vivant. _Cette irrégularité a été heureusement fort bien accueillie par les principaux organes de l'opinion._» [124] Pasquier ne dit pas pour quelle raison il a rejeté tant de pièces qui permettent aujourd'hui de faire la lumière sur les causes du meurtre. Il est vrai que rencontrant Victor Hugo, en février 1849, il lui dira, en parlant des procès de 1847: «Je n'y voyais déjà plus clair et j'étais obligé de me faire lire les pièces, d'avoir toujours derrière moi M. de la Chauvinière pour me tenir lieu de mes yeux que je n'avais plus. Oh! se faire lire. Vous ne savez pas comme cela est gênant. Rien ne se grave dans l'esprit.» (Victor Hugo. _Choses vues_, 277.) Le premier effet du dessaisissement, c'est de renvoyer Henriette Deluzy devant le juge d'instruction Broussais. Le secret est maintenu pour elle dans toute sa rigueur. Elle n'a la permission de se promener dans le préau qu'au moment où il est complètement désert, deux heures par jour. On ne l'interroge pas; on la laisse dans l'isolement jusqu'au 14 septembre. C'est peut-être le châtiment qu'on lui inflige pour avoir osé fournir à l'instruction quelques renseignements sur le tempérament violent et colère de la duchesse de Praslin. Ce laps de temps est peut-être nécessaire aussi pour lui faire comprendre sur quels points elle doit être prudente dans sa défense. L'interrogatoire du 14 septembre reprend par le détail les circonstances de son séjour chez les Praslin et aborde, avec plus de précision que les interrogatoires précédents, les dernières semaines qui ont précédé le meurtre. Le juge d'instruction insiste sur la certitude qu'a acquise la justice que Praslin est le meurtrier. «Je vous jure que je ne le crois pas, répond Henriette Deluzy, ne pouvait-il pas la quitter, vivre séparé d'elle, si elle lui était trop à charge? Elle voulait elle-même se séparer. Quant à la préméditation, je n'y croirai jamais. C'est un acte de folie, de démence, mais un crime jamais, non, non, jamais.--Le duc de Praslin a craint le jugement de ses pairs. Il a échappé par un nouveau crime à la répression, au châtiment qui devait l'atteindre. Mais cette mort volontaire est de sa part l'aveu du crime dont il vous laisse, actuellement, la responsabilité devant la justice.» Avant même que le juge n'ait terminé sa phrase: «Ne dites pas qu'il est mort,» s'écrie Henriette Deluzy en proie à une vive émotion et se dressant sur sa chaise. Puis elle se rassied. «Mort! mort! le malheureux! Quel malheur qu'il ne m'ait pas parlé! qu'il ne m'ait rien dit! Moi qui aurais donné ma vie pour lui, pour ses enfants, pourquoi ne m'a-t-il rien dit, je l'aurais arrêté.» L'accusation soutient que, perdant le bien-être d'une grande existence, elle a regardé la mort de la duchesse comme le moyen unique de ressaisir cette position. «Non! non! monsieur, non, non, elle était bien amère cette position. J'ai pu regretter mon éloignement, le dire, me voir avec douleur, isolée dans la vie, éloignée brutalement de mes chères élèves, mais la pensée d'un crime ne m'était jamais venue, et je me serais fait horreur moi-même de la lui donner.--Dans cette correspondance, reprend le juge d'instruction, on voit percer des espérances pour l'avenir. Vous rêvez de beaux jours, les ombrages de Praslin, votre demeure chérie, votre maison paternelle, votre paradis et vous sembliez assigner pour le printemps l'époque de votre retour.--Est-ce qu'on voit de beaux jours, lorsqu'on les achète par un crime? Il n'en est plus alors et la conscience suffit pour la punition.» Quand elle parlait de beaux jours explique-t-elle, c'était après le mariage des jeunes filles, quand elles seraient mères d'enfants qu'elle aimerait comme elle les avait aimées. «Dans une de mes lettres, je dis à Berthe que je les bercerais sur mes genoux, est-ce que si j'avais tué leur mère, j'aurais pu tenir un tel langage? Je pouvais avoir le cœur aigri contre Mme de Praslin, mais je ne lui aurais pas fait tomber un cheveu de la tête. Je l'aurais sauvée au péril de ma vie... Pourquoi ne suis-je pas morte moi-même?» Ses larmes baignent son visage. Elle s'est écroulée sur sa chaise. Le juge l'engage à se calmer, la réconforte et lui remet une lettre que lady Melgund, son ancienne élève, lui adresse par l'intermédiaire de l'ambassade d'Angleterre. C'est un éclair qui illumine son désespoir. Quand elle est rentrée dans sa cellule, elle répond à lady Melgund: «Madame, car je n'ose plus vous nommer Nina! C'est du fond d'une prison que je vous écris, c'est sous le poids d'une douleur si grande qu'il n'est point de mots pour l'exprimer. Aujourd'hui, après trois semaines d'affreuses incertitudes, j'ai appris la fin de l'horrible catastrophe du 18 août. On m'a dit la mort de M. de Praslin... On m'a dit qu'on me croyait sa complice dans un crime que je ne croirai jamais qu'il a prémédité. Le juge, bon et compatissant, m'a donné votre lettre dans le moment où ces terribles paroles me frappaient au cœur. Je vous dois la raison. Votre lettre m'a fait pleurer... Soyez bénie, soyez bénie mille fois dans vos enfants, dans tout ce que vous aimez. Ah! que vous avez payé avec usure les soins que je vous ai donnés. Vous êtes venue à moi quand le ciel et la terre semblaient m'abandonner, Dieu vous récompensera de cette pensée généreuse et moi je mourrai en vous bénissant... A vous, je ne dirai pas même que je suis innocente; vous savez bien que je ne puis être coupable. La justice des hommes se trompe quelquefois. J'attends cependant son arrêt avec confiance... ils peuvent interroger ma vie jour par jour; ils le feront, et de leur terrible accusation, il ne restera que la honte de l'avoir encourue, honte indélébile, ineffaçable, qui me tuera. Vous dire cette triste tragédie dans toutes ses phases, je ne le puis..... Ils sont orphelins, ces enfants que j'aimais plus que moi-même, et celui qui fut pour moi un ami plus qu'un maître, celui duquel je n'ai reçu pendant six ans que des preuves de bonté et d'affection, celui qui ne m'a jamais dit une parole dure, qui adoucissait sans cesse ce que ma position avait de pénible... Il est mort, mort dans une prison, la conscience bourrelée et ils disent tous que j'ai provoqué l'affreuse démence qui l'a conduit à cette déplorable mort. Qu'il l'ait préméditée, ne le croyez jamais. C'était le meilleur, le plus excellent des hommes. Il est devenu fou. Oh! si vous saviez ce qu'était cet intérieur! Au milieu de cet enfer, chacun perdait la raison. Mais l'adultère, le meurtre comploté dans l'ombre, exécuté de sang-froid, horreur! C'était impossible.» Et les jours de solitude à la Conciergerie recommencent. Le secret la brise. «Sa taille a perdu l'élégance et la souplesse de la jeunesse. Son teint pâle et mat indique la fatigue.» Le 27 septembre, elle est appelée de nouveau à l'instruction. Cette fois, elle est interrogée sur ses correspondances. On la questionne sur tout, sur ses lettres au duc, sur ses plaintes aux jeunes filles. Mais le juge d'instruction ne lui parle _ni de sa lettre à Mme Remy_ sur les aveux qu'un des fils a faits à Praslin, ni de la _lettre de Louise de Praslin_ sur cette mère qui a corrompu deux de ses enfants. Évidemment ce sont là des matières étrangères au procès; elles ne _doivent_ rien avoir à faire avec les causes du meurtre. Nouvel interrogatoire, le 4 novembre. Même discrétion du juge. Maintenant, le non-lieu s'impose. D'une part, il n'y a point de preuves de complicité. De l'autre, il serait dangereux que le dossier que n'a pas voulu imprimer Pasquier, pût être feuilleté par des avocats, pût être soumis à un jury. Le 12 novembre, le procureur du roi Boucly conclut n'y avoir lieu à suivre. Le 17, en Chambre de conseil, l'arrêt de non-lieu est prononcé. La mise en liberté d'Henriette Deluzy-Desportes le suit immédiatement[125]. Elle en accueille la nouvelle avec une sorte d'indifférence. Le soir, elle sort de la Conciergerie et reçoit l'hospitalité des Remy. Puis, les journaux rapportent qu'elle est partie pour l'Angleterre. Cette affirmation n'est pas exacte. [125] «Il est évident, dit la _Démocratie pacifique_, qu'on ne l'a gardée en prison que pour satisfaire les misérables rancunes d'une famille puissante.» D'autres l'engagent au silence. Comme on prétend qu'elle va publier ses mémoires, un poète lui dit: Oui, l'on prétend que l'avide scandale S'est, aux aguets, placé sur ton chemin. Tu l'entendras de sa voix sépulcrale Crier l'aumône et te tendre la main; De ce forban repousse la présence, Sa voix perfide a de vénals accords. Ah! par pitié, respecte le silence, Le pieux silence des morts! Cela se chante sur l'air de _la Lionne_. [Illustration: _Victor Cousin._ Lithographie de Julien (1839). (Bibliothèque Nationale. Estampes.)] On a conservé tous ses papiers, sauf son acte de naissance de pauvre bâtarde. On garde même la lettre d'un Anglais qui lui offre une association. Sans nouvelle de lady Melgund, car sa lettre ne lui a pas été transmise par l'instruction, seule au monde, n'ayant pas un toit ou reposer sa tête, pas un bras pour la protéger, elle songe de nouveau au suicide. Elle entre dans une église. Un prêtre est en chaire. Il prêche sur le dogme. Sa prédication n'a nul point de contact avec ce qu'elle souffre. Les éclats de voix l'empêchent de prier. Elle sort de l'église. Un peu plus loin, c'est une autre église qu'elle aperçoit, l'Oratoire, devenu temple protestant. Un des grands orateurs du protestantisme français, Frédéric Monod, y parle de soumission à la volonté de Dieu, de patience, de résignation. Ce qu'il peut y avoir dans sa phraséologie d'un peu heurtant pour des oreilles catholiques, ne gêne pas Henriette Deluzy. Aux jours de son heureuse vie à Charlton, chez les Hislop, elle a fréquenté des églises anglicanes. Dans sa prison, elle a souvent lu et relu la Bible que lui avait donnée M. Drummond. D'ailleurs, elle est si peu catholique. Sa mère était une fille de la Révolution et les prêtres qu'elle a connus sont des Olivier et des Gallard. Son cœur se fond en entendant le prédicateur. Ses yeux, brûlés par la fièvre, s'emplissent de larmes. «J'avais erré tout le matin dans les rues, cherchant à me faire écraser par quelque voiture, racontait-elle plus tard dans une lettre à Cousin. Ma tête était en feu, ma raison presque complètement égarée. Sans savoir même quel était l'homme qui venait de parler, sans savoir s'il me serait miséricordieux ou sévère, je le suivis comme il sortait de la chaire; et me jetant à ses pieds, je le conjurai de me sauver de moi-même et de m'enseigner cette résignation qu'il prêchait. M. Monod calma mon délire, me visita dans ma solitude, que pas une âme sympathique n'avait cherchée, et enfin, deux mois après notre rencontre, me recueillait dans sa famille où sa femme et ses filles devenaient mes amies[126]». On l'envoie en Normandie sous le toit d'un pasteur. La dernière année de sa vie en France, dit-elle, elle vit plus de temples qu'elle n'en avait vus pendant toute la période précédente.[127]» Sa santé se rétablit, son désespoir se calme et quelques mois après, elle passe en Amérique, chaudement recommandée par Frédéric Monod à Mlle Haynes qui dirigeait à Grammercy Park le pensionnat le plus aristocratique de l'Amérique. C'était la sœur d'un ancien gouverneur du New-Jersey. Là, Henriette Deluzy fit la connaissance de Harry Field, pasteur presbytérien, qui demanda sa main. Elle était plus âgée que lui, mais elle n'hésita pas à lui confier son avenir. [126] _Journal des Débats_, 29 octobre 1905, article de M. Chambon. [127] M. H. Field. _Home Sketches in France_, 103. Harry Field appartenait à une famille distinguée. Un de ses frères fut le créateur du premier câble transatlantique; l'autre était le meilleur avocat de New-York[128]. Elle ne voulut pas entrer dans cette famille sans lui apporter une autre preuve de son innocence que son attestation et ses larmes. Alors elle s'adressa à Victor Cousin dont elle n'avait pas oublié la sympathie dans ses angoisses. «Je n'ai, lui écrivit-elle, le 18 mars 1850, aucune preuve à leur donner. Les papiers, saisis chez moi, ne m'ont jamais été restitués[129]. J'ai parlé de votre bienveillance à mon égard, du témoignage généreux que je sais que vous m'avez rendu plusieurs fois. Monsieur, pouvez-vous en conscience, devant Dieu, me rendre ce témoignage que je n'étais pas l'infâme intrigante que l'on a livrée au mépris du monde? Vous étiez là; vous m'avez interrogée. Vous connaissez ce misérable intérieur; vous avez pu mesurer d'un œil impartial la part que j'ai eue dans ce sombre drame, où j'ai joué en aveugle ma destinée et celle des êtres qui m'étaient plus chers que la vie. Vous savez que ni l'ambition ni l'amour du pouvoir ne m'ont donné l'influence que j'avais sur mes malheureux élèves. Vous avez vu ses lettres à _lui_ et vous savez qu'il ne m'aimait pas. Mais, rappelez-vous, monsieur, que je n'implore pas votre pitié; mais qu'au nom d'un homme d'honneur, j'en appelle à votre honneur. En me laissant le soin de vous écrire moi-même, on m'a imposé le devoir d'être doublement scrupuleuse; et si je vous dis, monsieur, que le bonheur de toute ma vie dépend des lignes que vous tracerez, c'est parce que je sais que cela ne peut influencer le témoignage que vous me rendrez. J'ai l'ambition de croire que vous me connaissez quelque force de caractère. Quoi que vous écriviez, je saurai que c'est l'expression de la pensée d'un homme aussi bon, aussi généreux qu'il est grand aux yeux du monde; et je m'y soumettrai avec le plus profond sentiment de reconnaissance et de respect que je vous conserverai jusqu'à mon dernier soupir.» [128] _Intermédiaire des chercheurs et des curieux_, 28 février, 30 avril 1906. [129] Ses papiers sont dans le dossier des Archives, sauf les lettres de Louise et de Berthe de Praslin, remises à Tiburce Sébastiani. Victor Cousin avait-il vu clair dans le drame Praslin, lui qui avait de meilleurs yeux que Pasquier? En tout cas, son témoignage fut tel qu'Henriette Deluzy devint Mistress Field. Harry Field, qui avait beaucoup voyagé et qui a publié de nombreux récits de voyage, s'installa avec elle à Stockbridge dans le Massachussets. Henriette, très liée avec Mme Beecher Stowe[130] qui la qualifie de «femme de courage et de principes vrais et qui, non seulement voyait clairement ce qui était droit, mais avait le courage de l'accomplir à travers les circonstances les plus difficiles,» vécut longtemps dans une modeste cure de la vallée du Connecticut. Elle fit deux voyages en France, l'un en 1855 avec son mari, l'autre, lors de l'Exposition de 1867, avec des amis. En 1870-1871, elle s'employa activement à organiser des sociétés de secours pour les blessés de la guerre. [130] L'auteur de _La Case de l'oncle Tom_. [Illustration: _Lettre signée M. C. adressée au Procureur général le 22 août 1847._ (Archives Nationales)[131].] [131] Cette lettre a été écrite par une des rares personnes qui connaissaient le secret de Praslin et voulaient le sauver en égarant la justice sur une fausse piste. «L'auteur du meurtre, c'est moi, y lit-on, je suis désolé du scandale qu'occasionne cet acte coupable, mais cet assassinat n'est pas aussi innocent que vous pourriez le croire: la duchesse le méritait. Je connais les lois, je sais que c'est odieux de se faire justice soi-même. Ce qui m'y a déterminé, _c'est la crainte de déshonorer l'illustre famille Sébastiani en rendant la chose publique_.» En 1874, atteinte d'une grave maladie, elle vit rapidement décliner sa santé. «Quand je serai morte, disait-elle à son mari, laissez-moi reposer en paix. Ne publiez rien pour attirer l'attention du monde. Le monde n'est rien pour moi. Je vais à Dieu. Laissez-moi vivre seulement comme un doux souvenir dans votre cœur et dans les cœurs de ceux qui m'aiment[132]». Elle rendit le dernier soupir le 6 mars 1875 à New-York. Jusqu'à son dernier jour, son salon était le rendez-vous des écrivains et des artistes de cette capitale, mais bien peu d'entre eux savaient quel était son passé. Ils la considéraient seulement comme une de ces vaillantes Françaises transplantées en Amérique par les événements, et chez lesquelles l'affection, vouée à leur nouvelle patrie, n'altère en rien l'amour ardent qu'elles conservent, dans le cœur, pour la terre natale. Ce fut seulement l'année qui suivit sa mort que M. Field publia sous le titre _Esquisses familiales en France_ le recueil des lettres qu'elle lui avait écrites de Paris pendant son voyage de 1867 et les fit précéder d'une notice biographique. Jusque-là, on imaginait volontiers dans les milieux presbytériens, un peu étroits et fanatiques, qu'elle avait été la victime des persécutions des catholiques français. A quelques intimes seuls, Henriette Field avait parlé de ce qu'elle avait souffert, mais jamais à personne elle ne dévoila ce qu'elle avait su du secret de Praslin.[133] Quand elle le défendait, elle ne disait pas pourquoi elle le défendait. Mais peut-être espérait-elle que quelque jour, la justice immanente des choses rétablirait la vérité sur cet épouvantable drame. [132] Préface de _Home Sketches in France_. [133] Jamais elle n'alla plus loin que dans le mémoire à ses juges, (août 1847). «C'est dans les enfants qu'on a dû le menacer; c'est son amour pour eux qui l'a perdu.» TABLE DES CHAPITRES Préface 5 I.--Un grand mariage en 1824 7 II.--Seize ans de vie conjugale 29 III.--Henriette Deluzy-Desportes 60 IV.--La question des mariages 82 V.--Trois mois d'enfer 116 VI.--Meurtre et suicide 149 TABLE DES GRAVURES Marie-François de Franquetot, duc de Coigny (dessin de Maurin, d'après Rouget, lithographie de Villain) 9 Le général Horace Sébastiani, ambassadeur de la République française à Constantinople (peint par Gérard, gravé par Denon) 17 L'ordre règne à Varsovie (caricature de Grandville et Forest) (_La Caricature_ 1830) 26 Le Vaudreuil (Eure) (dessin et lithographie de G. de Pontalba) 35 La duchesse Hélène d'Orléans (imprimerie lithographique de Bêtremieux) 37 Le Vaudreuil: L'Orangerie (dessiné par Hostein, lithographie d'Engelmann) 42 Une soirée chez le duc d'Orléans (dessin d'Eugène Lami) (Jules Janin: _Un hiver à Paris_) 50 Vaux le Praslin (1845), (dessin de Rauch, gravé par Schraeder) 52 Le Château de Praslin (En-tête de papier à lettres de Louise de Praslin) (Archives Nationales) 57 Henriette Deluzy-Desportes (Mrs Harry M. Field) vers 1870 (_Home Sketches in France_, New-York, 1875) 62 Charles-Raynald-Laure-Félix, duc de Praslin pair de France 66 Le maréchal comte Sébastiani (lithographie Delpech) 68 Lettre de la duchesse de Praslin à son mari (15 mai 1842) (Archives Nationales) 75 Le comte de Breteuil, pair de France 81 Caricature dessinée par la duchesse de Praslin (Archives Nationales, CC. 809) 84 Bastia (1843) (dessiné par L. Garneray) 88 Martyrium Sancti Sébastiani (_La Caricature_, no 21) 92 Portrait de Madame Adélaïde d'Orléans (peinture de Gérard (1826), gravée par P. Adam) 95 Vue de la fontaine de Ficayola, près Bastia (dessinée par d'Aubigny, gravée par Née) 104 Extérieur de l'hôtel Praslin (image populaire publiée en août 1847, par la lithographie Chatain, d'après le dessin de J. Février) 116 La Cour des Pairs: Une séance du procès Teste Cubières (illustration du 17 juillet 1847) 120 Lettre d'Henriette Deluzy au duc de Praslin (Archives Nationales, CC. 809) 127 Reçu des lettres de Louise et Berthe de Praslin adressées à Mlle Deluzy et remises au général Tiburce Sébastiani sur sa requête (Archives Nationales CC. 809) 132 Plan de l'hôtel Praslin (placard vendu en août 1847) 151 Claude-Alphonse Delangle, procureur général (lithographie éditée par Rosselin) 155 Étienne-Denis Pasquier, président de la Chambre des Pairs 156 La Chapelle ardente de la duchesse de Praslin (illustration du 28 août 1847) 164 Lettre de Boucly à Delangle (Archives Nationales, CC. 808) 164 Élie, duc Decazes (portrait publié par _Le Pilori_, 1846) 171 Dictée de Praslin au duc Decazes (papiers de Calais, secrétaire du chancelier Pasquier, adjoints au dossier en 1868) (Archives Nationales CC. 808) 172 Mathieu-Joseph-Bonaventure Orfila (dessin de Maurin, lithographie de Villain) 176 Le Palais du Luxembourg (_Le Diable à Paris_, 1845) 183 Victor Cousin (lithographie de Julien, 1839) 185 Lettre signée M. C. adressée au Procureur général le 22 août 1847 188 Imprimerie F. SCHMIDT, 5-7, avenue Verdier, Grand-Montrouge (Seine). End of the Project Gutenberg EBook of L'Assassinat de la Duchesse de Praslin, by Albert Savine *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 45176 ***