The Project Gutenberg EBook of Geneviève, by Alphonse Karr This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Geneviève Author: Alphonse Karr Release Date: February 3, 2012 [EBook #38756] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK GENEVIÈVE *** Produced by Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive)
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TYPOGRAPHIE DE CH. LAHURE
Imprimeur du Sénat et de la Cour de Cassation
rue de Vaugirard, 9
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PAR
ALPHONSE KARR
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NOUVELLE ÉDITION
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PARIS
LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET Cie
RUE PIERRE-SARRAZIN, Nº 14
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1857
Droit de traduction réservé
A
LÉON GATAYES
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Vers la fin du mois d'octobre, à minuit, il pleuvait de la neige fondue; le ciel était gris et d'une seule pièce, comme une triste et froide coupole de plomb. C'était une de ces pluies calmes, continues, égales, sans violence ni précipitation, qui font croire facilement qu'il pleuvra toujours ainsi jusqu'à la fin des siècles.
A une maison près de la porte des Mariniers, à Châlons-sur-Marne, une fenêtre s'ouvrit, et quelque chose fut poussé sur le balcon; après quoi on referma la fenêtre. Ce quelque chose, à le regarder de plus près, était un jeune homme à moitié vêtu. Il avait la tête nue, et les pieds dans des pantoufles de maroquin vert. Arrivé sur la terrasse, son premier soin fut de boutonner son habit, pour résister de son mieux au froid et à la pluie; ensuite il chercha par quel moyen il pourrait descendre du balcon en bas. Il faut croire qu'il n'en trouva aucun, car à six heures du matin il était encore blotti dans un coin, immobile, retenant son haleine, autant par la crainte de faire du bruit, que par celle de renouveler la sensation du froid, en causant le moindre dérangement à ses vêtements collés sur son corps par la pluie glacée qui n'avait pas cessé de tomber.
Il est bon de dire comment ce jeune homme était arrivé sur le balcon.
Mme Lauter, qui, avant son mariage, s'appelait Mlle Rosalie Chaumier, demeurait chez une tante. C'est là que M. Lauter la rencontra, et qu'il fut obligé de faire une variante au mot de César, et de dire: «Je suis venu, j'ai vu, j'ai été vaincu.» M. Lauter avait trente-cinq ans. Mlle Rosalie Chaumier, dix-huit; en attendant qu'elle prît du goût pour son mari, elle avait, comme toutes les filles, un goût prononcé pour le mariage; en peu de temps elle devint Mme Lauter, et vint habiter, à Châlons, la maison de son mari.
Le faible de M. Lauter était une grande prétention à la force et au stoïcisme. Cette prétention n'était nullement justifiée, et n'avait pour prétexte que l'admiration qu'inspirent naturellement, entre les qualités que l'on n'a pas, celles dont on est le plus éloigné. De cette admiration on passe graduellement au regret de ne les avoir pas, au désir de les acquérir, à la conviction de les posséder, à la vanité de s'en parer.
M. Lauter était bon, sensible, généreux; c'était assez de chances pour souffrir dans la vie; mais son prétendu stoïcisme les augmentait singulièrement: il lui fallait, en effet, souffrir en dedans sans avouer ses souffrances, sans les faire évaporer en plaintes, en récits, en gémissements, en imprécations, qui ont le double avantage de diminuer les chagrins et de s'en faire plaindre davantage.
Mme Lauter était, comme sont toutes les femmes (excepté vous, madame, qui lisez ce livre), comme sont toutes les femmes, même les plus sages.
Elle était coquette; elle voulait qu'on la trouvât belle, et elle l'était en effet; elle voulait qu'on fût amoureux d'elle. Elle n'eût trouvé que juste et raisonnable que tous les cœurs de l'univers fussent tournés vers elle, et, si quelqu'un paraissait se diriger d'un autre côté, quelque méprisable qu'il fût ou qu'il lui parût, quelque peu d'attention qu'elle eût donné à sa soumission, s'il se fût soumis, elle ne laissait pas d'en ressentir un peu de mauvaise humeur et de colère.
Il n'est pas de femme, toujours excepté vous, madame, qui ne se croie des droits inattaquables à tout ce qu'il y a d'amour dans tous les cœurs qui sont au monde.
De même qu'un parfum précieux répand les mêmes émanations conservé dans un flacon d'or ciselé, ou dans une cruche de grès, l'amour est toujours l'amour; et il contient tant d'admiration qu'on peut l'inspirer sans honte au plus obscur des hommes: tout ce qu'on se doit est de ne pas l'éprouver soi-même.
Chaque femme se croit volée de tout l'amour qu'on a pour une autre.
C'est ce qui explique le soin que semblent prendre tant de dames de la chasteté de leur femme de chambre, et la brusquerie qu'elles ne peuvent s'empêcher de lui témoigner si elles ont quelques raisons de lui croire un amant: car, si elles ne l'honorent pas du titre de rivale, elles peuvent, sans déroger, l'appeler voleuse, et la traiter, quand elle se permet d'être aimée, comme si en leur absence, elle s'était permis de mettre des fleurs dans ses cheveux ou sur ses épaules un mantelet garni de dentelles, ou tout autre ornement réservé à sa maîtresse.
C'est ce sentiment qui avait attiré l'attention de Mme Lauter sur un jeune homme assez insignifiant qui vint un jour s'établir dans la ville; Mme Lauter, quoique jeune encore, avait cependant deux enfants que l'on élevait à la maison. La médisance l'avait toujours respectée. Sa coquetterie avait trouvé si peu de résistance jusque-là, qu'elle était restée parfaitement innocente; les cœurs s'étaient toujours rendus sans coup férir. Tout combat coûte des pertes, même au vainqueur, mais on n'avait pas combattu; tout le monde s'était rendu de si bonne grâce, que Mme Lauter n'avait pas attaché plus de prix aux gens qu'ils n'en semblaient mettre à eux-mêmes.
M. Stoltz était un jeune homme dont la profession était d'attendre avec quelque fortune que la mort d'un vieux parent lui en apportât une plus considérable. La première fois qu'il se manifesta à Châlons, ce fut à une assemblée où se trouvait également Mme Lauter. M. Stoltz, timide et embarrassé, choisit, pour s'occuper d'elle, la femme autour de laquelle il vit le moins de monde, celle qui, par son peu de beauté, lui parut condamnée à la plus grande indulgence. Cette modestie, que tout le monde prit pour un libre choix, parut au moins une bizarrerie, et il est à gager que Mme Lauter ne fut pas la seule qui dît le soir à son mari en rentrant au domicile conjugal:
«On nous a présenté ce soir un jeune homme bien nul. Il s'est rendu justice en prenant Mme Reiss pour but de ses gauches attentions. N'avez-vous pas remarqué avec quelle maladresse il a salué en entrant?»
A quoi M. Lauter ne répondit rien, parce que M. Stoltz lui était parfaitement indifférent et qu'il ne l'avait peut-être pas vu.
Le lendemain, au déjeuner, Mme Lauter dit à son mari:
«Connaissez-vous rien de plus ridicule que Mme Reiss? Elle était décolletée hier comme s'il se fût agi d'un bal à la préfecture, sans compter une douzaine de gros vilains diamants qu'elle mettrait, je crois, pour aller manger de la crème à la campagne, et avec lesquels elle ne peut manquer de coucher.»
A quoi M. Lauter ne répondit rien.
«C'est chez nous dans trois jours qu'a lieu l'assemblée, ajouta Mme Lauter. Pensez-vous qu'il faille inviter ce Koltz ou Stoltz?
—Vous ferez à ce sujet absolument tout ce que vous voudrez, répondit M. Lauter.
—Je l'engagerai, parce que sa présence m'exemptera de l'obligation de prescrire aux hommes qui viennent chez moi la corvée de faire valser Mme Reiss à tour de rôle.»
M. Stoltz était chasseur. On commençait à chasser aux cailles vertes dans les blés avec des chiens d'arrêt. Il rencontra un jour M. Lauter, et ils chassèrent de compagnie. Depuis ce jour, M. Stoltz vint habituellement à la maison.
Une femme fidèle.
Mme Lauter, encore sur ce point, était comme toutes les femmes, excepté vous, madame: elle ne plaçait l'infidélité que dans la dernière faveur. Tout ce qui précède n'était coupable à ses yeux que parce que cela d'ordinaire conduit par degrés à l'infidélité; mais pour la femme qui pouvait avec certitude se promettre de ne pas se laisser entraîner jusque-là, le reste n'avait pas la plus petite importance.
C'est pourquoi, au bout de quelque temps, ses yeux rencontrèrent ceux de M. Stoltz. Il y a un moment où deux regards qui se rencontrent, se touchent par un certain point qui produit une commotion dans la poitrine. Ils ne peuvent plus alors se détacher l'un de l'autre; il s'établit entre eux une sorte de conducteur électrique invisible qui transmet par un échange doux et poignant l'âme et la vie. C'est en vain que l'une des deux personnes entre lesquelles s'est établie cette communication voudrait baisser ou détourner les yeux; elle est sous l'influence d'un magnétisme puissant, impérieux, invincible. Il se donne alors par les yeux un long baiser d'âme, dans lequel se mêlent et se confondent deux existences; à ce moment, chacun sent la vie l'abandonner et sa poitrine manquer de souffle, jusqu'à ce que la vie et le souffle de l'autre viennent voluptueusement remplacer la vie et le souffle qu'on lui a donnés.
Ce n'est rien que cela, et Mme Lauter se disait: «Je suis coquette, mais rien au monde ne me ferait manquer à mes devoirs.»
Il vint un moment où lorsque, par hasard. M. Stoltz et Mme Lauter se trouvaient seuls ensemble, tous deux rougissaient, n'osaient lever les yeux l'un sur l'autre, et n'eussent pas prononcé une syllabe, quand on les eût laissés ensemble pendant huit ans.
Mme Lauter devint inquiète, impatiente. Quand M. Stoltz n'était pas là, elle ne pouvait rester en place: elle se mettait au clavecin, commençait n'importe quel air, et le finissait invariablement par la valse qu'elle avait pour la première fois dansée avec M. Stoltz.
Elle ne s'occupa plus de ses enfants, repoussa leurs caresses avec brusquerie, fut avec eux violente, injuste, exigeante.
Elle négligea sa maison, le dîner fut servi à des heures irrégulières. M. Lauter demanda pendant un mois un gigot à l'ail, sans pouvoir l'obtenir; les chemises dudit M. Lauter furent mal plissées.
M. Lauter peignait un peu: on découvrit que son chevalet encombrait la maison.
Mme Lauter prit l'habitude de garder ses papillotes toute la journée pour être mieux frisée à l'heure où arrivait M. Stoltz. C'était pour ce moment seulement qu'elle se parait et se faisait belle.
Un jour, M. Stoltz et elle restèrent seuls un quart d'heure, sans parler. Au bout de ce quart d'heure, tous deux comprirent la difficulté de la situation, et M. Stoltz dit, comme s'il eût mis un quart d'heure à méditer cette pensée hardie: «Il fait bien mauvais temps aujourd'hui,» qui signifie tout simplement: «Je vous aime, je vous désire, je vous adore.» On ne se dit: «Je vous aime,» en propres termes, que quand on a épuisé toutes les autres manières de le dire; et il y en a tant, que l'on n'arrive quelquefois à dire le mot que lorsqu'on ne sent plus la chose et que le mot est devenu un mensonge.
M. Lauter rentra alors. Pour Mme Lauter, elle fut distraite et préoccupée pendant deux jours; la voix de Stoltz lui bourdonnait sans cesse aux oreilles.
«Mon Dieu! qu'avez-vous donc, dit M. Lauter le troisième jour, que vous ne répondez à rien de ce que je vous demande? Vous paraissez triste et ennuyée: vous vous promenez seule dans le jardin; quand j'arrive pour vous rejoindre, causer avec vous de ces fleurs, de ces arbres que nous aimions ensemble, vous me fuyez; je suis horriblement seul; il me semble ici qu'il y a quelqu'un de mort, et ce quelqu'un est la douce confiance qui a tant d'années embelli notre vie. Vous n'êtes plus ni affable ni prévenante pour personne; il me semble que vos enfants et moi nous vous soyons devenus odieux. Vous étiez la joie et la paix de la maison: vous en faites aujourd'hui une maison de tristesse et de discorde.»
Mme Lauter fut intérieurement très-irritée de ces représentations de son mari: elle pensait que toute la terre devait lui savoir gré des limites qu'elle avait imposées à son sentiment pour Stoltz; son mari surtout, pour lequel elle se conservait au prix de tant de combats, eût dû se montrer plein de gratitude et de vénération. Elle ne songeait pas assez que ces combats et cette victoire étaient ignorés, et que, s'ils eussent été connus, M. Lauter eût bien pu s'en affliger et s'en offenser autant que d'une défaite. Elle répondit avec aigreur qu'il était bien malheureux pour une femme de ne pouvoir être appréciée par son mari; que néanmoins, malgré ses injustices et son humeur insupportable, elle n'oublierait jamais ce qu'elle se devait à elle-même et qu'elle resterait toujours fidèle à ses devoirs, comme elle l'avait toujours été.
M. Lauter lui répondit qu'il rendait justice à ses mœurs et à sa sagesse, mais que les devoirs d'une jeune femme consistent dans bien d'autres choses que la fidélité à son mari: qu'elle doit être la providence, la consolation, l'attrait et le charme de la maison; qu'une femme n'a pas rempli exactement ses devoirs si, tout en restant fidèle à son mari, elle le fait mourir à force de petits chagrins et de mesquines tracasseries.
Et il aurait pu ajouter que la fidélité dont Mme Rosalie Lauter se targuait, pour être sur les autres points si parfaitement insupportable, n'était nullement complète par le peu qu'elle réservait à son mari.
Il arriva vers ce temps que M. Lauter fit un voyage de deux mois. M. Stoltz vint, comme de coutume, tous les jours à la maison. Il n'y avait pas bien loin de cinq mois que Stoltz et Rosalie se disaient chaque jour qu'ils s'aimaient par les indices les plus clairs, par les preuves les plus convaincantes, lorsque Stoltz sentit le besoin de ne pas cacher plus longtemps son amour à Mme Lauter, et lui tint à peu près ce langage:
«Il est un secret qui m'oppresse, un secret qui me remplit le cœur, qui est à chaque instant sur mes lèvres, et que j'ai eu le courage et la force de vous dérober; et, en ce moment où il faut que je parle, où je suis décidé à vous ouvrir enfin mon cœur, j'hésite, tant je redoute votre étonnement et votre indignation. Je vous aime.
—Hélas! dit Mme Lauter; je ne serai avec vous ni prude ni dissimulée. Il est un secret inconnu au monde entier et que je voudrais me cacher à moi-même: je vous aime aussi; vous seul occupez mon âme et ma pensée; je ne vis que par vous; votre image est présente pour moi et le jour et la nuit; mais n'espérez pas que jamais j'oublie mes devoirs un seul instant.»
Stoltz pria, pleura, gémit; Mme Lauter fut inflexible. Elle lui permit bien, il est vrai, et par degrés, de baiser sa main et ses cheveux, et son front; elle lui donna, il faut le dire, un bracelet de ces mêmes cheveux; elle reçut ses lettres et elle lui répondit; ces lettres, je n'essayerai pas de le cacher, étaient remplies de l'expression de la passion la plus ardente; on arriva à s'y tutoyer et à s'appeler cher ange; on passa les soirées entières à plonger les regards dans les regards, à se serrer les mains de telle façon que, par les paumes qui se touchent, il semble que les veines s'ouvrent et s'unissent, et que le sang se mêle.
Un soir même, leurs yeux attirèrent leurs lèvres; un long baiser les laissa tous deux étourdis, anéantis; mais néanmoins Mme Lauter n'oublia pas ses devoirs et se conserva à son mari.
Cependant, grâce aux imprudences que commettent sans cesse les gens vertueux, quand ils rêvent le crime sans en être arrivés encore à la prudence de la complicité et des précautions prises de concert, Mme Lauter était bien plus compromise aux yeux du monde que ne l'eût été une femme qui eût pris franchement un amant. La justice du monde, comme la justice des lois, ne découvre presque jamais les crimes que lorsqu'ils n'existent pas encore, ou lorsqu'ils n'existent plus. Personne ne doutait que Stoltz ne fût l'amant de Mme Lauter: on plaignait le mari et on se moquait de lui. Et quand, pour des affaires survenues depuis son départ, Rosalie écrivit plusieurs lettres à son mari pour hâter son retour, lorsqu'elle laissa voir la vive impatience que lui causaient de nouveaux retards à l'arrivée de M. Lauter, lorsque surtout, pour échapper à Stoltz et à elle-même, feignant de croire Lauter malade, elle se détermina à l'aller rejoindre, ses amis et ses amies se livrèrent aux conjectures les plus hasardeuses et les plus fausses, et lorsqu'un habitué des assemblées dit assez grossièrement:
«Ah ça! quelle diable d'envie a donc Mme Lauter de coucher avec son mari?»
Mme Reiss répliqua charitablement:
«Oh! mon Dieu! c'est une envie de femme grosse.»
Mme Reiss calomniait Mme Lauter. Mais Mme Lauter trouvait Mme Reiss si laide qu'elle était bien vengée à l'avance. Néanmoins, Mme Lauter était toujours fidèle à son mari; elle passait quelquefois de longues heures avec Stoltz, à divulguer tous les petits défauts et tous les petits ridicules de M. Lauter, à le présenter comme un homme incapable de comprendre et d'apprécier une femme comme elle, comme un homme d'un esprit vulgaire, d'un tact grossier, d'un cœur sans délicatesse; à se dire la plus malheureuse des femmes; à appeler Stoltz son ami, à appuyer sa tête sur son sein; mais, quelques efforts que put faire le jeune homme, c'était, avec les légères faveurs que nous avons mentionnées plus haut, tout ce qu'il pouvait obtenir de Mme Rosalie Lauter, femme fidèle, attachée invinciblement à ses devoirs, disant à chaque instant: «Je suis bien heureuse de n'avoir rien à me reprocher;» et trouvant fort ridicule et on ne peut plus odieux que M. Lauter laissât percer quelquefois comme un mouvement de jalousie et de mauvaise humeur.
Je me suis figuré bien souvent que les femmes ne comprennent rien à la poésie de l'amour, et qu'il n'en est pas une peut-être qui sache bien ce que c'est que la pureté. Certes, au bal, et dans ces cohues....
Messieurs les imprimeurs, s'il vous semble voir ici des vers, imprimez-les néanmoins en lignes de prose. Laissez-moi un peu faire comme ces enfants des contes arabes, qui jouaient au bouchon avec des palets de rubis et de topazes.
A C*** S***.
Certes, au bal, et dans ces cohues, où l'on vient pour se coudoyer; où les femmes se mettent nues, sous prétexte de s'habiller; où des maris crétins exhibent les épaules de leurs femmes ainsi que leurs seins et leurs bras (et puis ce que je ne dis pas, car toute la pudeur n'est que dans les paroles); au milieu d'un essaim frisé de jeunes drôles qui n'ont pas même soin de leur dire tout bas qu'ils voudraient bien coucher avec elles, beaux rôles pour messieurs les époux! Ils ne savent donc pas que la femme d'un autre a bien assez d'appas, et que par cela seul elle est assez jolie, sans qu'il leur faille encore aller la couronner de perles et d'immodestie, bouchon de paille, emblème, hélas! d'ignominie! qui dit qu'elle est à vendre ou du moins à donner.
Certes, au théâtre, et sous un soleil d'huile, à l'ombre d'arbres de carton, lorsque les histrions roucoulent à la file une monotone chanson; au théâtre, où la reine des coulisses, et la plus cher payée au milieu des actrices, celle que l'on dit grande, est toujours la catin qui sait un nouvel art, de nouveaux artifices, pour montrer aux quinquets, le soir, de maigres cuisses que personne autre part ne voudrait voir pour rien.
Au théâtre, au salon, il suffit d'être belle, d'avoir sur un front pur d'épais cheveux lissés, sous des sourcils arqués une noire prunelle, et d'humides regards sous des cils abaissés: un pied étroit et des mains blanches, un corsage bien fin avec de larges hanches.
Mais j'étais seul, un de ces derniers soirs, seul sur le gazon vert d'un tranquille rivage; les étoiles du ciel, dans les peupliers noirs, semblaient des fruits de feu semés dans le feuillage. Le soleil au couchant ne laissait qu'un reflet toujours s'assombrissant du pourpre au violet. La lune se levait rouge et grande derrière l'église au toit aigu que couronne un vieux lierre; on n'entendait plus rien que l'onde qui coulait, et, contre ma chaloupe, en grondant, se brisait, l'haleine de mon chien étendu sur la terre, et, sous les jaunes fleurs de larges nénufars, des grenouilles en chœur les longs concerts criards.
Et j'étais tout en proie à ces mornes extases que l'on doit renoncer à peindre par des phrases. Mon âme s'éveillait au milieu des odeurs dont les fleurs, à la nuit, remplacent leurs couleurs. Mes rêves d'autrefois, chers morts! riantes ombres! revenaient voltiger parmi les herbes sombres, comme, pendant le jour, et sous les chauds rayons, mêlant aux fleurs des prés leurs crépitantes ailes, voltigeaient au soleil les vertes demoiselles, insectes nés des eaux, nautiques escadrons, sur les roses sainfoins, sur les jaunâtres gaudes, fleurs sans tige, ou plutôt vivantes émeraudes.
Et je vis, dans ce rêve étrange et sans sommeil, les fantômes de mes journées, les unes de fleurs couronnées, avec un sourire vermeil, les autres traînant en silence, d'un pas morne et majestueux, de longs habits de deuil, avec de grands yeux creux sans regards et sans espérance.
Mais ce qui, ce soir-là, frappa surtout mes yeux, ce fut votre figure, ô C*** S***! non telle que vous fit un parjure odieux, mais telle qu'autrefois je vous vis, jeune fille, avec vos cheveux bruns en bandeau sur le front, ce sourire d'archange et ce regard profond.
Et je pensais: à l'heure où l'on sonne à l'église la dernière prière, au loin silencieux, du sol on voit monter comme une vapeur grise, sortant de l'herbe et s'élevant aux cieux; c'est l'encens qu'exhale la terre, c'est la solennelle prière de la création entière au Créateur: chaque fleur, chaque plante y mêle son odeur, la campanule bleue en fleur dans nos prairies, l'alpen-rose, le pied dans la neige des monts, et le grand cactus rouge, hôte des Arabies, et les algues des mers dans leurs gouffres sans fonds, l'oiseau son dernier chant au bord de sa demeure, et l'homme des pensers qu'il ne sait qu'à cette heure.
Ce nuage divin, formé de tant d'amours, monte au trône de Dieu, dîme reconnaissante de ce que doit la terre à sa bonté puissante, s'étend.... et c'est ainsi que finissent les jours.
Ah! qu'il est beau l'amour, tel qu'on le sent dans l'âme, sous les saules, le soir, l'amour mystérieux qui s'échappe du cœur et s'en retourne aux cieux! Qu'il est beau, noble et pur!... Mais, hélas! quelle femme mérite ce trésor, cette divine flamme?...
Au théâtre, au salon, il suffit d'être belle, d'avoir sur un front pur d'épais cheveux lissés, sous des sourcils arqués une noire prunelle, et d'humides regards sous des cils abaissés; un pied étroit et des mains blanches, une fine ceinture avec de larges hanches.
Mais ce que l'on désire à l'instant solennel dont je parle, et ce dont l'indulgente nature a mis dans notre sein un portrait immortel, c'est une vierge sainte et pure! Cherchez-la dans notre Babel!
Vierge d'âme et de corps, ignorante, ignorée, vierge de ses propres désirs, vierge qu'aucun n'a vue et désirée, vierge qui n'a jamais été même effleurée par de lointains soupirs!
Vierge qui m'attendrait, en elle recueillie, qui garderait pour moi chaque sensation; vierge dont l'âme encore incomplète, engourdie, tranquille, m'attendrait comme un soleil fécond qui doit l'éveiller à la vie!
Car médiocrement, pour moi, je me soucie de ces tristes virginités, invalides soldats dont les corps dévastés, sans jambes et sans bras, n'ont gardé que la vie.
Virginité, grand Dieu! rose dont chaque feuille tombe à son tour sur le gazon, et qui ne laisse, à celui qui la cueille, qu'une fleur de convention! Virginité, collier de perles rares, de belles perles d'Orient, qui s'effile en tombant, et dont des mains avares se partagent les grains sur la terre roulant! Car je n'appelle pas vierge une jeune fille qui donne des cheveux à son petit cousin, ou qui chaque matin se rencontre et babille avec un écolier dans le fond du jardin; je n'appelle pas vierge une fille qui donne un coup d'œil au miroir sitôt que quelqu'un sonne.
Pour celui-ci, d'abord, pour la première fois, elle voulut être belle et parée; par cet autre sa main en dansant fut serrée; celui-là vit sa jambe, un certain jour qu'au bois on montait à cheval: un autre eut un sourire; un autre s'empara, tout en feignant de rire, d'une fleur morte sur son sein; un autre osa baiser sa main. Dans ces jeux innocents, source de tant de fièvres qui troublent les jeunes sens, un monsieur a baisé, devant les grands parents, tout en baisant la joue, un peu le coin des lèvres; on a rougi vingt fois d'un mot ou d'un regard; on a reçu des vers et rendu de la prose; et c[ae]tera.... Mais il est une chose, une seule il est vrai, peut-être par hasard, que l'on a su garder, soit par la maladresse ou l'ignorance du cousin, ou la clairvoyante sagesse d'une mère au coup d'œil certain. C'est encore une chose rare et difficile, et c'est ce qu'on appelle une vierge! On l'habille tout de blanc, et l'époux se rengorge au matin.... Ce n'était pas ainsi que je t'aimais, C***, et que j'aurais voulu te presser sur mon sein.
J'aurais été jaloux, dans mes sombres délires, de la fleur que tu sens; de l'air que tu respires, qui s'embaume dans tes cheveux, du bel azur du ciel que contemplent tes yeux; j'aurais été jaloux de l'aube matinale, de son premier rayon venant teindre d'opale tes rideaux transparents; j'aurais été jaloux de cet oiseau qui chante, que ton œil cherche en vain tout blotti sous sa tente d'épines aux rameaux blancs; j'aurais été jaloux de cette mousse verte, dans un coin reculé de la forêt déserte, gardant sur son velours l'empreinte de tes pieds; j'aurais été jaloux du fruit que mord ta bouche; j'aurais été jaloux du tissu qui te touche, qui te touche et te cache! O trésors enviés! J'aurais été jaloux du baiser que ton père sur ton front eût osé poser, et de l'eau de ton bain t'embrassant tout entière, tout entière d'un seul baiser.
Il vint un jour cependant où Stoltz se présenta avec un gilet si bien fait, et d'une nuance si nouvelle, que les torts que pouvait avoir M. Lauter à l'égard de sa femme s'en trouvèrent considérablement accrus. Mme Lauter alors décida que son mari n'appréciait pas la persévérance avec laquelle elle restait fidèle à ses devoirs; que c'était trop longtemps jeter des perles devant un pareil époux; et qu'il serait injuste et barbare de laisser périr Stoltz d'une douleur qui, disait le même Stoltz, ne pouvait tarder beaucoup à le mettre au tombeau. Un matin donc, M. Lauter se réveilla à l'état d'époux trahi et malheureux.
Un époux malheureux.
Ce jour-là, Mme Lauter s'enquit dès le matin s'il ne lui manquait rien; elle lui conseilla de se bien couvrir et de mettre des bas de laine, parce qu'il avait fait la veille un orage dont l'air était refroidi; le déjeuner fut servi de bonne heure; les pommes de terre furent cuites à point et parfaitement farineuses; ce ne fut, pendant tout le repas, qu'attentions charmantes de la part de Mme Lauter: elle épiait dans les yeux de son mari la pensée la plus fugitive, avec une tendresse inquiète; elle ne lui laissait pas le temps de désirer la moindre chose, elle avait deviné et prévenu son désir; après le déjeuner, elle se mit au clavecin, et joua à M. Lauter de vieux airs qu'il aimait.
De ce jour-là, tout fut changé dans la maison. On admira les peintures de M. Lauter. Stoltz accepta avec reconnaissance deux grandes toiles de sept pieds sur quatre, dont les cadres lui coûtèrent cinq cents francs. Il était trop heureux quand M. Lauter voulait bien se servir de son cheval pour ses affaires ou pour la promenade; il le suivait à la chasse avec plus de zèle et d'abnégation que le braque le mieux dressé, et, au retour, il se confondait en récits de la miraculeuse adresse de M. Lauter. Si M. Lauter avait besoin de quelque chose à la ville voisine, Stoltz n'était-il pas là pour faire la commission? M. Lauter pouvait raconter dix fois la même histoire, sans qu'il se trouvât personne pour l'en faire apercevoir, ou même pour le lui laisser soupçonner par une attention moins soutenue. Stoltz faisait autant de parties d'échecs ou de trictrac qu'il plaisait au malheureux époux de Rosalie.
La maison était devenue l'asile de la plus douce paix; toutes les voix y étaient calmes et bienveillantes. Quand, autrefois, M. Lauter avait à faire quelque petit voyage, c'était un affreux désordre; on se plaignait amèrement du soin de faire sa malle, et du léger bouleversement dont un départ sert toujours de prétexte aux domestiques; on lui soutenait que ses prétendues affaires n'existaient pas, que son voyage n'était qu'un caprice, ou quelque plaisir qu'il avait sans doute de bonnes raisons pour ne pas avouer. Maintenant tout est changé: on fait les préparatifs avec une sollicitude minutieuse; Stoltz prête son cuir à rasoir qu'il a fait venir d'Angleterre; Rosalie fait les plus tendres recommandations de ne pas être trop longtemps, de ne pas se risquer la nuit sur les chemins, de ne pas se mettre en route le matin sans avoir pris quelque chose de chaud, etc., etc.
Enfin, M. Lauter est parti; Mme Lauter l'a accompagné jusqu'à la porte de la rue; et, à l'angle du chemin, à l'endroit le plus éloigné d'où il soit encore possible de voir la maison, M. Lauter ayant arrêté son cheval et s'étant retourné, il a vu sa femme lui faire, avec un mouchoir blanc, un signe d'adieu et d'affection.
La nuit vint, et tout le monde dormait du plus profond sommeil, lorsqu'on entendit frapper plusieurs coups à la porte; en effet, l'horrible temps qu'il faisait au dehors justifiait l'empressement de la personne qui demandait à entrer. On demanda du dedans: «Qui est là?
—Eh, parbleu! répondit-on du dehors, c'est moi, Lauter; je suis mouillé jusqu'aux os.»
Sur cette réponse, au lieu d'ouvrir à son maître, la servante alla frapper à la chambre de Rosalie. Ce ne fut qu'après quelques minutes que M. Lauter put rentrer chez lui.
«Vite, Rosalie, un grand feu; un noyé ne doit pas être aussi mouillé que moi.»
Lauter se déshabilla, se chauffa, et, quand il fut un peu remis: «Mon Dieu, Rosalie, comme tu es pâle! dit-il.
—C'est, reprit Mme Lauter, que vous m'avez réveillée brusquement, et que votre aspect n'avait rien de bien égayant.
—Où diable sont donc mes pantoufles, Henriette?
—Quelles pantoufles? demanda la servante.
—Eh, parbleu! mes pantoufles; mes pantoufles vertes, celles qui ont de hauts quartiers.
—Je ne sais pas.»
Rosalie tremblait de tous ses membres.
«J'espère, dit-elle, qu'il ne vous est arrivé aucun accident qui ait causé votre retour aussi inattendu?
—Nullement, reprit Lauter.... Mais je voudrais bien avoir mes pantoufles.... J'ai rencontré à quelques lieues d'ici un messager qui m'apportait les renseignements que j'allais demander; je me suis figuré que j'arriverais avant la pluie, et j'ai préféré passer la nuit auprès de ma jolie Rosalie au séjour dans une auberge. Mais où peuvent être mes pantoufles?
—Mon ami, dit Rosalie, vous n'avez pas besoin de pantoufles pour dormir; et c'est ce qu'il y a de plus opportun en ce moment; vous voilà séché, le lit achèvera de vous réchauffer.»
Lauter se coucha, non sans jeter autour de la chambre un coup d'œil destiné à la recherche de ses pantoufles; mais, une fois au lit, il ne put s'endormir. Il était revenu à cheval tellement vite, que son sang en mouvement chassait invinciblement le moindre sommeil; il se retourna cent fois dans le lit, cherchant en vain une position plus favorable; puis il se détermina à dire à demi-voix: «Rosalie, dors-tu?» Rosalie dormait moins que lui encore, mais elle ne répondit pas. Elle attendait impatiemment que Lauter succombât à un de ces sommeils profonds qui succèdent à la fatigue; mais quand elle entendit sonner cinq heures et qu'elle vit que le jour ne tarderait pas à paraître, elle se leva précipitamment.
«Où vas-tu? demanda M. Lauter.
—Je descends.
—Pourquoi? il ne fait pas encore jour.
—Je n'ai plus sommeil.
—Ni moi, quoique je n'aie pas fermé l'œil de la nuit; reste auprès de moi, nous causerons.
—Non, j'ai donné des ordres hier aux domestiques, et il faut que je veille à leur exécution.
—Je t'en prie.
—C'est impossible.»
Quand elle fut partie, Lauter alluma une bougie et essaya de lire un livre qui se trouvait par hasard sur le somno: ce livre l'ennuya sans l'endormir; il se leva pour en prendre un autre, et un mouvement naturel lui fit encore chercher ses pantoufles et dire: «Ah çà! mais où sont mes pantoufles?» Il prit la bougie, et chercha autour de la chambre. Tout à coup il s'arrêta stupéfait en voyant le quartier d'une de ses pantoufles qui passait sous la porte-fenêtre qui s'ouvrait sur le balcon; il alla replacer la bougie sur le somno, en grommelant: «Eh bien! elles vont être jolies! Cette folle d'Henriette qui les laisse sur le balcon par un temps comme celui-là!» Il ouvrit alors la fenêtre et se baissa pour saisir ses pantoufles en tâtonnant; il ne tarda pas à mettre la main sur une, mais il y avait quelque chose dedans: ce quelque chose était un pied; au bout de ce pied, il trouva une jambe, au bout de cette jambe, un monsieur. Il saisit le monsieur au collet, l'entraîna dans la chambre, et s'écria: «Ah! vol...» Mais tout à coup il s'arrêta en reconnaissant M. Stoltz, et lui dit d'une voix terrible: «Monsieur Stoltz, comment se fait-il que vous soyez dans mes pantoufles?»
Il y eut un long silence. Stoltz cherchait dans sa tête quelle fable il pourrait imaginer pour sauver au moins Rosalie. Lauter cherchait à deviner et ne devinait que trop les détails et les causes de ce qui se passait. Stoltz était dans un état déplorable: l'eau glacée qui était tombée sur lui pendant six heures coulait de tout son corps; ses cheveux pendaient appesantis; son visage était pâle et bleuâtre de froid, ses mains étaient violettes et engourdies, ses yeux étaient rouges dans un cercle noirâtre, ses dents claquaient, ses genoux tremblaient sous lui; tout le monde n'eût vu en lui qu'un objet de pitié: mais Lauter, aveuglé par la colère et la passion, lui dit: «Monsieur Stoltz, vous me volez tout mon bonheur.»
Il y eut encore un long silence; puis Lauter se leva, ouvrit une armoire, en tira une boîte qu'à sa forme on pouvait supposer renfermer des pistolets. Il chercha la chaussure de Stoltz, d'un geste impérieux lui ordonna de la mettre, puis lui dit: «Suivez-moi sans faire le moindre bruit.» Tous deux sortirent en effet par derrière la maison.
Depuis ce jour, on ne les revit jamais ni l'un ni l'autre.
Parlons un peu de M. Chaumier, bourgeois de la petite ville de Fontainebleau.
Voici comment était distribuée la maison de M. Chaumier.
On y arrivait par une allée d'acacias sombres et touffus, au bout de laquelle était une petite porte d'un vert sombre; à côté de la porte était une sonnette à pied de biche. Quand la porte était ouverte, on était dans une cour dont chaque pavé était entouré d'un cadre d'herbe; dans une encoignure était un puits si vieux que la margelle était usée, et qui était tout couvert d'une mousse verte et rougeâtre. Au fond de la cour s'élevait une maison de deux étages, à laquelle on arrivait par un petit perron garni d'une grille de fer à demi rouillée. Au bas de la maison étaient la salle à manger, le cabinet et la chambre de M. Chaumier, et la cuisine. Au premier, l'appartement de la petite Rose Chaumier, celui de son frère Albert, et surtout celui de dame Modeste Rolland, domestique et femme de confiance de M. Chaumier. L'étage du haut servait de grenier, de fruitier; on y étendait le linge, et quelquefois Honoré Rolland, époux de Modeste, militaire de son état, y venait passer les rares congés pendant lesquels l'État pouvait se passer de son appui. Derrière la maison était un grand jardin, d'un aspect sauvage et inculte. Avant que M. Chaumier achetât cette maison, le jardin avait été parfaitement cultivé; depuis, grâce à l'abandon où on l'avait laissé, les chardons, les orties, les pariétaires avaient étouffé les plantes faibles et délicates: les arbres seuls et quelques plantes vigoureuses avaient résisté, et avaient acquis un singulier développement. Deux gros pommiers, un sorbier dans lequel montait une clématite, des lilas, quelques rosiers énormes et couverts de mousse, formaient la plus grande richesse du jardin; quelques pavots se ressemaient d'eux-mêmes tous les ans, et, à l'angle du chaperon de la muraille, fleurissait, au printemps, une touffe de giroflées jaunes.
On entrait au jardin par le cabinet de M. Chaumier et par la salle à manger; la cuisine ne jouissait que d'une fenêtre fermée par des barreaux de bois, peints en couleur de fer.
C'était une des maisons les plus silencieuses que l'on pût trouver. M. Chaumier, dont la fortune était médiocre, était membre de plusieurs sociétés philanthropiques qui prenaient tout son temps et à peu près toute sa sensibilité. Modeste était maîtresse absolue dans la maison; elle était chargée de tous les soins, de toutes les dépenses, et même de l'éducation de la petite Rose, éducation qui jusque-là, et grâce à l'âge peu avancé de l'enfant, ne consistait que dans une instruction extrêmement élémentaire:
L'empêcher de toucher aux couteaux; lui apprendre à répondre aux questions: Oui, madame, ou: Oui, monsieur, et non pas oui tout sec, comme font les enfants mal élevés; à ne pas mettre de confitures sur ses vêtements; à renouer les cordons de ses souliers quand ils se détachaient, et à dire merci quand on lui donnait quelque chose.
Le garçon était confié aux soins d'un M. Semler, qui avait chez lui une douzaine de garçons des meilleures familles de Fontainebleau. Albert ne venait à la maison que le dimanche. Du reste, Modeste était bonne femme de ménage, assez douce même, quand ses volontés ne rencontraient pas d'obstacles, et connue dans toute la ville par sa supériorité dans l'art de préparer la sauër-craüt, et de lui donner une certaine saveur excitante dont elle se réservait le secret. Au dehors, quand elle parlait de la maison, elle disait: «Je veux, je ne veux pas.» A certaines époques importantes, quand on faisait la sauër-craüt, ou quand on coulait la lessive, elle prenait pour l'aider et travailler sous ses ordres quelques filles de journée qu'elle tutoyait et qui l'appelaient Mme Rolland. Mais, en dedans, elle était humble et soumise vis-à-vis de M. Chaumier, et si le plus souvent elle lui faisait faire à peu près sa volonté, ce n'était que par de longs détours, et elle ne gouvernait réellement qu'à force de soumission et d'obéissance.
Un matin, pendant le déjeuner, on apporta une lettre que M. Chaumier lut en laissant percer quelques marques d'étonnement et même d'émotion. Il se leva, passa dans son cabinet, et y resta plus d'un quart d'heure.
En vain Modeste, pendant que son maître lisait, avait trois ou quatre fois passé derrière lui et jeté les yeux sur la lettre qu'il tenait; l'écriture lui était inconnue, et d'ailleurs si fine et si serrée qu'elle n'en put lire un mot. Le temps que M. Chaumier passa dans son cabinet lui parut un siècle. Deux fois elle frappa et entr'ouvrit la porte pour lui dire que le déjeuner refroidissait; elle n'obtint pas même une réponse, et n'eut de ressource que de faire tomber sa mauvaise humeur sur la petite Rose, qui mettait les coudes sur la table, quand Modeste lui avait dit tant de fois de ne pas se tenir ainsi. C'était décidément une enfant incorrigible, et qui ferait le malheur de sa famille et de ceux qui voulaient bien se charger de son éducation.
Enfin, M. Chaumier sortit de son cabinet, ordonna de faire entrer le porteur de la lettre, et lui en remit une autre toute cachetée, en lui recommandant de la mettre dans sa poche et de se hâter de la porter à la ville voisine, d'où on la devait faire parvenir à sa destination. Quand le messager sortit, Modeste se mit en devoir de le suivre; mais, soit par hasard, soit qu'il devinât son intention, M. Chaumier lui demanda sa tabatière, qu'il avait laissée dans son cabinet. Quand Modeste se fut acquittée de cette commission, elle se hâta de sortir; mais, dès le premier pas, elle entendit se refermer la porte extérieure: le messager était parti. Tout le reste du jour, M. Chaumier fut préoccupé; et, contre son ordinaire, il garda la lettre qu'il avait reçue dans la poche de son habit, au lieu de la laisser sur son bureau, où Modeste comptait bien en prendre connaissance à dîner. Elle tenta un autre moyen. En servant, elle manifesta quelques craintes sur la santé de monsieur; depuis le moment où, le matin, il avait reçu une lettre, il était changé et paraissait souffrant. Il avait laissé enlever, sans y avoir touché, des œufs à la neige, les meilleurs peut-être qu'elle eût jamais faits. M. Chaumier répondit que Modeste se trompait, et qu'il ne s'était jamais mieux porté. Elle fit une grimace de dépit en voyant qu'elle n'en pourrait tirer aucune confidence; mais elle ne se découragea pas. Elle songea alors que, pourvu que M. Chaumier sortit, il ne pourrait manquer de changer d'habit, et que, selon toutes les apparences, il oublierait la fameuse lettre dans la poche de celui qu'il quitterait.
«Monsieur sortira-t-il après dîner? demanda-t-elle.
—Je ne crois pas, Modeste.
—Monsieur a tort; le temps est superbe, et voilà deux jours que monsieur n'a mis le pied hors de la maison.
—Que veux-tu, Modeste? j'ai beaucoup à travailler. J'ai reçu des nouvelles de la Martinique; on me cite de nouveaux exemples du malheureux sort des nègres, et je sens que c'est le moment de terminer mon grand ouvrage sur l'abolition de l'esclavage.»
A ce moment, un homme, qui avait trouvé la porte de la rue ouverte, entra et vint se poster devant la porte de la salle à manger, où il fit entendre une sorte de mélopée plaintive et traînante dans laquelle on ne distinguait que quelques mots; mais ses vêtements en lambeaux, sa figure hâve et décharnée, n'expliquaient que trop clairement que c'était un mendiant qui implorait des secours.
«Mais, répliqua Modeste, si monsieur se rend malade à se renfermer ainsi, il sera peut-être obligé d'interrompre tout à fait son travail.
—Un morceau de pain, s'il vous plaît, dit le mendiant.
—Ce serait un grand malheur, ma pauvre Modeste, car j'ai rassemblé là des arguments qui ne peuvent manquer de convaincre les lecteurs et de faire un grand bien à la cause des nègres.
—Je n'ai ni maison ni vêtements, dit le pauvre homme.
—Est-il rien, en effet, dit M. Chaumier, de plus cruellement ridicule que cet esclavage auquel on a condamné toute une race d'hommes? Le sang qui coule dans les veines des noirs n'est-il pas le même que celui qui gonfle les nôtres?
—Au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ! ayez pitié de moi, dit le mendiant.
—Et, continua M. Chaumier, sans l'écouter et sans l'entendre, ne sont-ils pas aussi nos frères?
—Au nom de la vierge Marie! mon bon monsieur, secourez-moi.
—La nature repousse, dit M. Chaumier, ces cruelles et arbitraires distinctions de race et de couleur. Le soleil éclaire tous les hommes, et la Providence leur distribue également ses bienfaits; les riches et les puissants seuls ont plus d'obligations que les autres et plus de devoirs; ils ne doivent pas oublier que la fortune n'est, entre leurs mains, qu'un dépôt dont il leur sera, un jour, demandé un compte sévère, et qu'ils doivent réparer par une plus juste répartition les erreurs et les injustices du sort.
—Il y a deux jours que je n'ai mangé, dit le pauvre homme en joignant les mains.
—Aussi, dit M. Chaumier, mon cœur saigne en songeant à ces malheureux noirs.
—Ne me donnerez-vous donc rien? dit le pauvre.
—Comment cet homme est-il entré ici, Modeste?» demanda M. Chaumier.
Modeste ne répondit pas à M. Chaumier, mais elle s'avança sur le mendiant d'un air irrité, et lui dit: «Allez-vous-en, et tâchez que je ne vous voie pas une autre fois vous introduire ainsi dans les maisons.
—Ma bonne dame, dit le pauvre, la porte de la rue était ouverte.
—Eh bien! dit Modeste, ne peut-on laisser un moment une porte ouverte sans être en proie aux importunités des mendiants et des vagabonds?
—Mais, dit le mendiant....
—Mais, répliqua Modeste, je vous dis de vous en aller, ou je porterai plainte contre vous.»
Le mendiant s'en alla sans rien répondre.
M. Chaumier grommela quelques instants sur l'audace de ces gens-là; en effet, il est bien fâcheux de ne pouvoir tranquillement se livrer chez soi à des théories philanthropiques sur des malheurs lointains, sans qu'on soit dérangé par l'aspect importun d'une misère sur laquelle il n'y a pas de discours à faire, ni de théorie à développer, tant elle est voisine et facile à soulager.
Modeste n'oublia pas qu'il lui fallait décider son maître à sortir; sa première tentative avait honteusement échoué; le beau temps et le soin de sa santé l'avaient trouvé inébranlable; mais Modeste avait décidé qu'il sortirait, et il devait sortir. On ne tarda pas à entendre un grand fracas dans la cuisine: c'était le café qui était renversé; il n'y en avait pas un grain dans la maison, par la négligence du fournisseur ordinaire.
M. Chaumier, cependant, ne pouvait se passer de café, l'habitude lui en avait fait un besoin impérieux; il fut alors décidé qu'il sortirait pour en prendre dans un établissement où on le faisait passable, sans que cependant il pût entrer en comparaison avec celui de Modeste.
«Eh bien! alors, dit M. Chaumier, donne-moi ma canne et mon chapeau.
—Comment! monsieur, dit Modeste, songez-vous à sortir ainsi vêtu?
—Et qu'a donc mon costume de si singulier? demanda M. Chaumier.
—Il y a, reprit Modeste, que l'habit de monsieur est usé et râpé, et qu'il y manque un bouton.
—Oh! mon Dieu, Modeste, je ne vais pas bien loin, et personne ne fera attention à moi.
—Mais, dit Modeste, quelle opinion auront de moi les amis de monsieur qui le rencontreront, s'il pensent que je laisse mon maître sortir de la sorte?»
Et sans attendre de réponse elle apporta un autre habit, retira elle-même à M. Chaumier celui dont il était couvert, et l'emporta triomphante....
A peine M. Chaumier fut-il sorti, que Modeste envoya Rose s'amuser dans le jardin.
«Mais, ma bonne, dit Rose, il fait nuit et j'ai peur.
—Faites ce qu'on vous dit, mademoiselle, reprit la bonne, et allez vous amuser; si vous pleurez, vous aurez affaire à moi.»
La pauvre Rose obéit, emportant sur son joli visage une petite moue toute sérieuse. Modeste Rolland fouilla alors dans la poche de son maître, et y trouva une lettre dont voici le contenu:
Mon cher frère,
Ce mariage auquel tu n'as pu assister et qui t'avait brouillé avec moi, n'a pas été béni du ciel. Il y a trois ans, mon mari a disparu, sans que rien ait pu servir de raison ni de prétexte à cette étrange aventure. Depuis trois ans, toutes les recherches ont été inutiles; tout donne à penser qu'un crime ou un accident a mis fin aux jours de M. Lauter.
Dans ce malheur, que j'ai supporté si longtemps sans me plaindre, tu es mon seul appui et ma seule consolation. J'ai deux petits enfants; je t'ai écrit dans le temps, pour te faire part de leur naissance, quoique tu ne m'aies jamais répondu. En vendant tout ce qui me reste, je réunirai une somme de 30 000 francs, qui forment toute ma fortune et celle de mes enfants. Veux-tu que j'aille demeurer auprès de toi? Tu me guideras dans l'emploi de ma petite fortune et dans l'éducation de mes enfants; je remplacerai pour les tiens la mère qu'ils ont perdue, et au milieu d'eux nous vieillirons dans la paix et les douces affections. Ta réponse, mon bon frère, me rendra le bonheur ou me jettera dans le plus affreux découragement. Léon et Geneviève te présentent leurs respects, et moi je t'embrasse bien tendrement ainsi que mon petit neveu et ma petite nièce, Albert et Rose.
ROSALIE LAUTER.
A cette lecture, Mme Modeste Rolland tomba assise sur un fauteuil. Elle vit d'un seul coup son empire détruit, son bonheur renversé; elle se sentit domestique; mais bientôt il lui parut tellement impossible que ce qui était si bien et depuis si longtemps établi pût changer ainsi tout à coup, qu'elle se demanda quelle avait été la réponse de son maître. La rapidité avec laquelle cette réponse avait été faite lui semblait d'un bon augure; un refus seul pouvait admettre aussi peu de réflexion et d'examen. Avant de consentir à l'arrivée de Mme Lauter, M. Chaumier n'aurait pas manqué de la consulter, d'examiner les difficultés de l'établissement et les moyens d'y obvier. D'ailleurs elle connaissait l'histoire du mariage de Mme Lauter; M. Chaumier n'avait jamais vu son beau-frère, ils n'avaient eu ensemble d'autres rapports qu'une correspondance relative à des affaires, qui s'était terminée par de l'aigreur et la cessation de toutes relations. M. Chaumier avait alors juré solennellement qu'il ne verrait jamais son beau-frère, et qu'il ne reverrait pas sa sœur. Le résultat des réflexions de Modeste fut que M. Chaumier avait nécessairement répondu par un refus formel; elle remit la lettre dans la poche de l'habit, et appela la petite Rose, qui pleurait de peur dans le jardin; après quoi, elle la déshabilla et la coucha.
Le lendemain, cependant, elle se réveilla moins rassurée que la veille sur les probabilités du refus de son maître de la proposition de sa sœur; et, pendant le déjeuner, elle fit de nouveaux efforts pour le faire parler. Enfin, à propos d'une histoire en l'air, elle lui dit «Croyez-vous, monsieur, qu'un honnête homme puisse violer un serment quel qu'il soit?
—Je ne crois pas, Modeste, répondit M. Chaumier; cependant, ajouta-t-il après un instant de réflexion, il est des serments que l'on peut, et que l'on doit même oublier: je parle des serments impies qui s'échappent dans un moment de colère, d'emportement, et dans ce cas, je crois que la faute n'est pas de violer le serment, mais de l'avoir fait.
—Mais, dit Modeste, si la colère qui a fait faire le serment n'était pas un mouvement aveugle, mais au contraire un légitime ressentiment?
—Quel que soit le motif de la colère, elle est toujours aveugle, Modeste. Je me rappelle qu'il y a deux ans, ayant à me plaindre de plusieurs de mes collègues, à la Société pour l'abolition de l'esclavage, et voyant que mes travaux n'étaient pas appréciés à leur valeur, je jurai de ne plus me mêler à ce qu'ils faisaient. Eh bien! Modeste, c'est là un serment que je ne devais pas tenir et que je n'ai pas tenu, parce que je ne pouvais, sous prétexte de fidélité à un serment, abandonner la cause des malheureux noirs.
—Mais, monsieur, dit Modeste, si votre abandon n'avait été préjudiciable qu'aux gens dont vous aviez à vous plaindre?
—Et encore, Modeste, je ne sais ce que j'aurais fait: il faut bien avoir un peu d'indulgence les uns pour les autres; et, au résumé, je crois que, si on doit tenir, à quelque prix que ce soit, un serment dont les résultats sont favorables à celui qu'il concerne, on ne trouvera qu'indulgence de la part de Dieu, si on ne donne pas suite à un serment de haine et de méchanceté.»
Modeste rentra dans sa cuisine, et se dit: «Je suis perdue!» De ce jour, elle fit son devoir avec une exactitude scrupuleuse, mais affectée et chagrine, et ses réponses, courtes et sèches, témoignèrent d'un mécontentement dont je ne puis assurer que M. Chaumier s'aperçût.
Une semaine après, M. Chaumier, ayant reçu une nouvelle lettre, avertit Modeste que sa sœur allait venir demeurer près de lui avec ses enfants, et que cela nécessiterait un peu de dérangement dans la maison. Ainsi, Modeste devait quitter le premier étage, qui appartiendrait à Mme Lauter et aux deux petites filles, et monter à l'étage au-dessus, qu'elle partagerait avec les deux garçons. Modeste obéit sans faire une observation, mais d'un visage froid et impassible: elle enfouit dans son cœur le regret de la belle chambre parquetée, ornée d'une grande glace et de rideaux jaunes, et elle attendit Mme Lauter avec les sentiments de la haine la plus profonde.
Les enfants eurent bientôt fait connaissance et furent enchantés de trouver des cousins et des compagnons de jeu. Léon et Geneviève, les enfants de Mme Lauter, étaient plus âgés que Rose et Albert: les premiers avaient douze et dix ans, tandis qu'Albert n'avait que dix ans, et Rose huit. Léon fut installé avec Albert chez M. Semler. Mme Lauter, qui était, depuis la disparition de son mari, restée grave et triste, s'occupa sans relâche des soins du ménage et de l'éducation de ses deux filles: c'est ainsi qu'elle appelait également Rose et Geneviève. Quand elle avait annoncé à son frère qu'elle retirerait 30 000 fr. de la vente de ce qui lui restait, elle s'était à elle-même exagéré la valeur des objets, et cette vente n'alla pas tout à fait à 20 000 fr. Elle fut un moment écrasée de ce désappointement; elle ne voulait ni n'osait être à charge à son frère, et celui-ci avait accepté les propositions de sa sœur, dans l'hypothèse qu'elle apportait un revenu de 1500 fr., ce revenu, diminué presque de la moitié, la mettait dans un grand embarras; elle prit le parti de placer son argent en rente viagère: par ce moyen, il ne resterait rien à ses enfants, mais au moins elle leur assurerait une bonne éducation: comme on dit dans les universités, cela mène à tout, et elle contribuerait à la dépense de la maison, ainsi qu'elle l'avait annoncé: elle dit simplement à son frère qu'elle avait placé son argent, sans lui dire les conditions.
Elle avait parfaitement compris, dès le premier jour de son arrivée, à quel point sa présence était désagréable à Modeste, et elle était bien décidée à ne rien négliger pour vaincre cette antipathie que lui laissait voir Mme Rolland. Elle lui fit quelques petits cadeaux d'objets de toilette, mais Mme Rolland affecta de n'en faire aucun usage. Elle essaya d'être avec elle polie et même affectueuse; mais, le premier jour qu'elle l'appela Modeste, celle-ci lui répondit que monsieur l'appelait ainsi, mais que toutes les autres personnes l'appelaient Mme Rolland: ce à quoi Mme Lauter s'empressa de se soumettre. Mais, quelle que fût sa résolution, il y avait des usurpations qu'elle était obligée de faire: ainsi, d'accord avec son frère, elle se chargea de la dépense, qui jusque-là avait été faite sans contrôle par Modeste; elle fit rentrer Modeste à l'état de domestique vis-à-vis de Rose, qui n'aurait pu que perdre aux caprices, aux façons vulgaires et à la mauvaise humeur de maman Modeste, comme elle l'avait appelée jusque-là. Ce ne fut plus à elle que s'adressa Albert pour les objets dont il avait besoin, ou pour quitter, le lundi, la maison paternelle une heure plus tard. Il lui fut impossible de décider, comme de coutume, avec les fournisseurs, sans en référer préalablement à Mme Lauter; de quoi elle se vengeait en parlant d'elle avec le plus grand mépris, et en la peignant comme une femme qui, après avoir poussé son mari au suicide par sa conduite dépravée, venait aujourd'hui, avec ses deux enfants affamés, gruger ce bon M. Chaumier, et faire dans la maison un embarras qui ne lui convenait pas. Elle ne manquait jamais une occasion d'être désagréable à Mme Lauter: s'il y avait quelque chose de cassé ou de gâté, c'était toujours par Léon ou Geneviève; quoique les quatre enfants fussent traités sur le pied de la plus parfaite égalité, qu'ils fussent habillés de même, comme s'ils eussent été tous quatre frères et sœurs, la seule Modeste n'admettait pas cette égalité: elle servait toujours à table les petits Chaumier avant les petits Lauter; elle trouvait toujours moyen de laisser prendre à ceux-ci une foule de petits soins dont elle se chargeait volontiers pour les autres; elle nettoyait la chambre de Mme Lauter avec une négligence si affectée, que celle-ci feignit que cela la gênait qu'on entrât dans sa chambre, et prit le parti de la balayer elle-même. Quand elle revenait de la provision, elle rapportait à Rose des fruits ou des friandises, sans en donner à Geneviève; mais la petite Rose venait d'elle-même partager avec sa cousine: alors Modeste se plaignait que Geneviève eût jeté par terre des noyaux de cerises. Pendant un an, elle s'obstina à servir à table M. Chaumier avant sa sœur, quoique, pendant un an, M. Chaumier ne se laissât pas servir une seule fois le premier. Mme Lauter faisait semblant de ne pas s'apercevoir de ses impertinences, et ne s'appliquait qu'à lui ôter l'occasion de les renouveler. Mais les domestiques ne reconnaissent qu'un maître dans une maison, et les devoirs de la domesticité paraissent toujours moins durs à remplir à l'égard d'une personne de l'autre sexe.
D'ailleurs, l'inégalité entre les femmes ne se manifeste pas d'une manière aussi évidente qu'entre les hommes. L'esprit, les talents, une certaine autorité, séparent suffisamment les hommes; mais, entre les femmes, il ne peut y avoir d'inégalité réelle que celle de la beauté. Les servantes, comme les maîtresses, le savent bien, et il n'est pas une femme qui ne se défie d'avoir auprès d'elle une trop jolie servante.
Un artiste, un homme politique, un homme d'esprit, ne sont certainement pas de la même race qu'un domestique; mais on peut (les exemples ne manquent pas), quand on veut, faire d'une jolie chambrière une duchesse à peu près présentable.
Mme Lauter, toute jolie femme qu'elle était, ne jouissait même pas du bénéfice de cet avantage qu'elle possédait sur Modeste, laquelle n'était plus jeune et n'avait jamais été belle: car les femmes ne peuvent apprécier leur beauté que par les hommages qu'elle leur attire; et, dans cette maison si fermée, la beauté, qui n'avait personne pour l'admirer, cessait d'être un avantage et même d'être quelque chose.
C'était pour les enfants une grande fête que le dimanche. Albert et Léon arrivaient de bonne heure, et cependant déjà depuis longtemps Rose et Geneviève les attendaient. Plus de dix fois elles avaient ouvert les portes du jardin, croyant les entendre venir. Ce jour-là, on avait fait cuire une galette, et toute la maison était sens dessus dessous. Les garçons arrivaient toujours avec quelque nouveau jeu, un peu plus bruyant et martial qu'il ne convenait à des filles.
Léon avait sous sa protection spéciale Rose, qui était si petite, que, lorsqu'elle se mêlait aux promenades, il fallait que Léon la rapportât sur ses bras. Pour Albert, il était loin d'être aussi complaisant pour Geneviève, qui, d'ailleurs, était du même âge que lui; il vint d'ailleurs bientôt un moment où Geneviève, qui avait treize ans commença à ne plus se mêler aux jeux de son frère et de son cousin, et à prendre une attitude calme et décente. Il leur vint alors l'idée, suggérée par Mme Lauter, de cultiver le jardin; on le fit bêcher; après quoi, ils se chargèrent du reste.
Il y eut de grandes discussions pour la distribution du jardin; mais, quand on finit par tomber d'accord, ce fut aux dépens de Modeste.
Modeste avait eu de tout temps, sous la fenêtre de sa cuisine, sur tout le devant de la maison, un potager composé de cerfeuil et de persil. Il fut décidé par les enfants que le potager serait supprimé, comme usurpant la place la plus favorable pour faire grimper des volubilis que Mme Lauter aimait beaucoup. Modeste jeta les hauts cris quand elle s'aperçut de la destruction de son jardin: elle en accusa Léon et Geneviève, comme de coutume. En vain Mme Lauter lui fit présent d'un très-beau bonnet; elle n'en jura pas moins la destruction des volubilis, et l'on a pu voir, dans une discussion qu'elle a eue sur le serment, de jurejurando, avec son maître, la stricte fidélité qu'elle y apportait.
Les choses allèrent ainsi jusqu'au moment où les deux garçons partirent pour terminer leurs études à Paris. Geneviève avait alors seize ans et Rose quatorze. Elles s'occupèrent pendant quinze jours des préparatifs du départ. Pour les deux jeunes gens, ils étaient tout enivrés de l'orgueil inquiet du premier voyage. Au jour de la séparation, on s'embrassa, on se promit de s'écrire. La voiture partit; les deux filles se prirent à pleurer; Mme Lauter se sentit le cœur gros; Modeste dit: «Pourvu qu'il n'arrive rien à Albert!» Pour M. Chaumier, il parlait ce jour-là à l'assemblée négrophile, et il disait: «O cruauté inouï! on sépare les pères de leurs enfants! et ne frémissez-vous pas, messieurs, en vous mettant pour un moment à la place des malheureux esclaves? Qui de vous pourrait supporter une semblable séparation?»
La maison fut triste pendant plusieurs mois; Geneviève et Rose, le dimanche, si quelqu'un frappait à la porte, se levaient d'un mouvement involontaire, puis se rasseyaient en se regardant. Elles ne savaient que les jeux qui se jouent à quatre; à toute distraction qui leur venait à l'esprit, il fallait renoncer parce qu'on n'était que deux. Si elles avaient envie de quelques fleurs, de quelques fruits rares, elles disaient: «Ah! si Léon était ici! Si Albert n'était pas à Paris!» En ce cas-là, on parlait moins souvent d'Albert que de Léon, parce qu'on n'était pas aussi accoutumée à se reposer et à s'appuyer sur lui. Léon était l'aîné, et d'ailleurs c'était une de ces natures généreuses qui sentent le besoin de protéger et de soutenir. Geneviève avait un peu du caractère de son frère, et c'est ce qui leur inspirait à tous deux un tendre attachement pour leurs cousins. Albert et Rose, au contraire, avaient moins besoin d'aimer que d'être aimés; mais ils se laissaient faire avec tant de grâce et de charme, qu'on n'osait désirer de leur part une affection moins passive. Je n'aime pas beaucoup les portraits, je sais cependant pourquoi je ferai ici celui de Léon: c'est que ce n'est pas une simple fantaisie; c'est que j'ai connu les héros de mes romans; c'est que mes histoires sont plus vraies que celles d'aucun historien; c'est que je puis dire, comme Énée:
. . . . . . Quæque ipse . . . vidi |
Et quorum pars magna fui. |
Léon est grand; il paraît grêle, il l'est en effet, mais c'est à la manière des chevaux arabes, si forts et si nerveux. Les traits de son visage sont fins et délicats comme ceux d'une fille; il porte de grands cheveux noirs bouclés, il a les yeux bleus; avec tout cela, il est loin d'avoir l'air efféminé; son regard est souvent sévère, son teint est brun et hâlé, le duvet de ses joues et de son menton qui commence à brunir annonce qu'il aura une barbe large et épaisse. Il est adroit à tous les exercices du corps; il monte à cheval, il nage, il fait des armes avec une rare perfection. Le seul défaut de son caractère est une hésitation dans la volonté et l'individualité; rarement il ose être lui-même, et c'est ce qu'il pourrait être de mieux; il est doux et compatissant; mettez-le avec des marins, il boira du genièvre, il jurera, il se frottera de goudron; avec des hussards, il sera querelleur, bruyant, indiscret; avec des enfants, il est de première force à la toupie et de seconde aux barres.
Mais ces rôles, qu'il joue à son insu, le fatiguent et l'ennuient; il n'y a que Rose et sa sœur avec lesquelles il soit lui-même: aussi elles lui manquent douloureusement pendant son séjour à Paris, et il leur écrit bien plus souvent que ne le fait Albert.
Albert est d'une taille moyenne, ses cheveux sont d'un brun châtain; ses yeux, de la même couleur, sont fins, moqueurs et expressifs. Il a le cœur paresseux et difficile à émouvoir, mais son imagination est inconstante et vagabonde; il s'éprend des objets et des gens avec une ardeur et une spontanéité qui ne peuvent se comparer qu'à celles avec lesquelles il les quitte. Il est cependant capable de persévérance pour ce qu'il ne peut atteindre, mais seulement jusqu'à ce qu'il l'ait atteint.
Geneviève a les yeux bleus et les cheveux noirs comme son frère. Geneviève a sur le visage une douce et intéressante mélancolie; sa taille est nonchalante, ses mouvements et sa démarche ont comme une lenteur silencieuse; elle a la voix vibrante et douce. Cette mélancolie peinte sur son visage, on la trouve aussi dans son cœur; mais ce n'est pas de la tristesse: au contraire, elle aime le plaisir, et il n'y a rien de si facile à Rose que de la rendre aussi gaie qu'elle-même.
Rose est petite et vive; ses cheveux, d'un brun foncé, tombent en grosses boucles sur les deux côtés de sa figure; ses yeux noirs sont si mobiles qu'on ne peut les rencontrer, et si éclatants qu'on n'en pourrait soutenir le feu, si on les rencontrait. Tout lui plaît, tout l'amuse; elle aime le bruit et l'éclat.
Toutes deux sont coquettes, c'est-à-dire qu'elles sont heureuses d'être belles et qu'elles veulent qu'on s'en aperçoive. Mais la coquetterie de Rose a ceci de particulier, qu'elle est aussi fière de la beauté de sa robe que de sa propre beauté. Tout ce qu'elle trouve joli, bijoux, pierreries, gazes, rubans, elle aime le voir attaché à elle; aujourd'hui elle aime le blanc, demain elle aimera le bleu, hier elle aimait le lilas. Elle aime ses dentelles avec égoïsme. Sa parure fait partie d'elle; elle voudrait pouvoir se changer comme sa parure, mettre à volonté des yeux bleus et des cheveux blonds.
Geneviève a trouvé que le blanc lui allait bien, et elle est toujours habillée de blanc, du moins aux heures où elle sort ou auxquelles il peut venir quelqu'un à la maison. Les gens qui la connaissent ne l'ont jamais vue autrement. Elle attache à cette uniformité de costume une instinctive idée de pudeur, qui soutient sa volonté contre les séductions des couleurs les plus fraîches et les plus à la mode.
En effet, quand on voit pour la première fois une de ces belles jeunes filles au visage calme et modeste, aux cheveux lissés sur le front, aux yeux doux et incertains, l'imagination ne la sépare guère de son vêtement; il semble qu'elle ait des pieds de satin blanc, et que ce nuage blanc que forment les plis de gaze qui descendent jusqu'à terre, soit son corps.
Mais, si vous la voyez ensuite avec un vêtement d'une autre forme et d'une autre couleur, en pensant qu'elle a changé de vêtement, vous vous représentez involontairement le moment où elle avait quitté le premier et n'avait pas encore mis le second; vous pensez qu'elle peut être sans vêtements, et votre œil interroge malgré vous les plis de l'étoffe et ses ondulations.
Il est une sorte d'amour qu'inspirent les jeunes filles, qu'elles seules peuvent inspirer, et qu'elles comprennent si peu, que je n'en ai jamais rencontré qu'une qui ne s'efforçât pas de le détruire.
Je veux parler d'une sorte d'amour pur, religieux, poétique, dans lequel les sens n'entrent que si clandestinement qu'on pourrait presque nier leur présence. Quelquefois, en effet, on songe à baiser leurs cheveux, mais jamais leurs lèvres roses, ni leurs dents blanches; la main cherchera leur main, mais ne se posera pas sur leur genou; non pas seulement par respect, mais la pensée n'en viendra pas à l'esprit. L'imagination, près d'elles, n'inspire pas de désir plus vif que celui d'être touché en passant d'un pli de leur robe; ou si, par hasard, en lisant dans le même livre, mes cheveux touchaient ses cheveux, un doux frémissement arrêtait le sang dans mes veines, et je comprenais que ce que j'aurais osé de plus aurait été bien moins. Jamais, depuis, aucune femme tout entière abandonnée, aucune femme, même la plus belle bacchante, même la fille la plus curieuse et la plus docile, ne m'a rien donné qui ne me laissât regretter amèrement l'émotion de ce contact de nos cheveux.
Mais, de toutes les jeunes filles que j'ai rencontrées depuis, toutes, avant le second jour, avaient détruit ces enivrantes impressions, pour les remplacer par des idées de désirs vulgaires que toutes les femmes peuvent satisfaire mieux qu'elles; car à peine les jeunes filles vous font-elles songer qu'elles ont un corps, que vous songez en même temps qu'elles n'ont ni formes ni sens.
Et il ne faut qu'un mot, qu'un geste, qu'une attitude, pour éteindre comme d'un souffle cette céleste auréole qui entoure le front virginal de la jeune fille.
La véritable pudeur doit se cacher elle-même avec autant de soin que le reste; la main qui ramène un pli de la robe fait plus rêver à ce qu'elle veut cacher qu'à la honte vertueuse qui le lui fait cacher.
Il suffit qu'à la campagne le vent attaque traîtreusement une jupe, et oblige celle qui la porte à une défense sérieuse, quelque succès qu'ait la défense;
Il suffit qu'une mère dise devant moi: «Ma fille est un peu malade, elle a monté à cheval, elle a les cuisses rompues;» et combien de mères savent se priver de semblables mentions!
Il suffit qu'une fille dise: «Je ne veux pas courir, on verrait mes jambes;»
Ou: «Ma mère m'a fait présent de chemises de batiste;»
Ou: «Je me suis donné un coup au genou et j'ai le genou tout bleu;»
Ou: «J'ai acheté des jarretières;»
Ou: «J'ai pris un bain ce matin;»
Pour qu'à l'instant même elle perde tout le charme qu'elle avait pour moi, sauf à prendre plus tard un autre attrait d'un genre tout différent.
Léon à Rose et à Geneviève.
Mes chères sœurs, c'est un séjour fort triste que celui de la ville où nous sommes, et je ne saurais vous dire combien tout ce que j'ai laissé auprès de vous me paraît aujourd'hui ravissant et regrettable. Les années que nous avons passées ensemble vous rendent si nécessaires à moi que je ne puis rien séparer de votre souvenir. Hier, nous sommes allés à la campagne, avec Albert et une famille pour laquelle mon oncle nous a donné une lettre. Ce sont de bonnes gens, qui nous reçoivent très-bien, et nous invitent à tout ce qu'ils croient nous pouvoir être agréable. A l'entrée d'un petit bois, j'ai aperçu un sorbier tout chargé d'ombelles de baie, déjà d'une belle couleur orangée, et j'ai pensé au sorbier de la maison où vous êtes. Il y a un an, c'était aussi dans les premiers jours du mois d'août, et les fruits du sorbier étaient de cette même couleur orange; nous étions tous réunis, le soir, sous son feuillage; je jouais du violon et Rose chantait. Et l'hiver dernier, quand l'arbre dépouillé de feuilles n'avait plus que ses fruits, devenus alors du plus vif écarlate, vous rappelez-vous les merles qui venaient, de leur bec jaune, picoter les grains de corail du sorbier? Rose voulut que je lui en prisse un. Je passai huit jours à faire un trébuchet; puis, quand l'oiseau fut captif, il avait l'air triste et souffrant, il ne voulait pas manger. A dîner, nous parlâmes à mon oncle de notre capture, il nous dit qu'il fallait le garder en cage, et qu'au printemps il ferait entendre des chants ravissants. Un peu après, mon oncle vint à parler de son sujet favori, des nègres et de l'esclavage. Rose sortit et revint toute joyeuse.
Elle me prit par la main, me fit lever de table, et me dit de regarder par la fenêtre. Il y avait sur la muraille un merle qui battait des ailes et secouait son plumage. «Veux-tu donc encore celui-là? lui dis-je.—Non pas, reprit-elle; c'est le mien, auquel je viens de donner la liberté.»
Je l'embrassai. Mon oncle la gronda un peu, en lui disant qu'elle ne savait pas ce qu'elle voulait.
«Papa, dit Rose, il est tout noir comme les nègres que tu dis si malheureux; il m'a semblé que c'était un petit nègre, et j'ai ouvert sa cage.»
Mon oncle fut un peu embarrassé de ce que cette petite fille lui montrait qu'il n'était pas conséquent.
Je vous écris, et je n'ai rien à vous dire ni à vous raconter. Je vous écris pour vous écrire, pour me rapprocher de vous. Je vois d'ici vos deux jolies têtes l'une contre l'autre pour lire ensemble ma lettre, et cette image va égayer ma journée. Je voulais offrir à Albert ce qui reste de papier blanc dans ma lettre, mais il est sorti ce matin, et je ne sais pas où il est. Adieu, mes bonnes petites sœurs. Écrivez-moi souvent.
LÉON.
C'était le moment où les volubilis du jardin de Fontainebleau auraient dû commencer à fleurir et à ouvrir la nuit leurs fleurs bleues, roses ou blanches, qui se ferment dès que le soleil les a touchées. Mme Lauter les vit au contraire se dessécher et jaunir; en vain elle leur prodigua les soins les plus minutieux. Ils durent céder au soin que prenait Modeste, chaque matin, de verser sur eux de l'eau bouillante. Mme Lauter ne s'en plaignit pas, et feignit d'attribuer aux chats un ravage que Modeste rejetait sur eux. Mme Lauter ne voulait pas être, dans la maison de son frère, une cause ni un prétexte de trouble et de mésintelligence. M. Chaumier, d'ailleurs, était tellement accoutumé à Modeste, que, s'il lui eût fallu opter entre elle et sa sœur, tout ce que nous pouvons dire de plus avantageux pour son amour fraternel, c'est qu'il aurait été fort embarrassé. Mme Lauter se trouvait fort heureuse quand toute la mauvaise humeur de la servante retombait sur elle seule et épargnait Geneviève, qui peut-être n'aurait pas été aussi patiente, parce qu'elle ignorait les causes de la résignation de sa mère, et, en tout cas, en eût été profondément blessée. Il fallait ménager à ses enfants l'amitié et la protection de M. Chaumier. La façon dont Mme Lauter avait placé sa petite fortune en détruisait le fonds, et, à sa mort, Léon et Geneviève n'auraient plus de ressource que dans l'éducation qu'elle leur faisait donner, et dans l'affection de M. Chaumier. Aussi ne négligeait-elle rien pour se mettre bien dans l'esprit de Modeste. Elle ne perdait pas une occasion de rendre hommage à ses connaissances en cuisine. Il ne se passait pas un dîner sans que quelque plat ne valût un mot d'éloge: le rôti était cuit si bien à point! ou il y avait dans la crème un parfum inusité, que Modeste seule savait lui donner, et dont on lui demanderait le secret, etc., etc. Modeste recevait ces éloges avec plaisir, mais sans reconnaissance; elle croyait que ces louanges étaient arrachées à Mme Lauter malgré elle, qu'elle ne les lui accordait que parce qu'il était impossible de les lui refuser, et ces procédés, loin de la toucher, ne faisaient qu'accroître son excellente opinion d'elle-même, et conséquemment son indignation de voir la place et l'influence qu'avait usurpées Mme Lauter dans la maison de M. Chaumier.
M. Chaumier avait accordé à son fils une pension suffisante pour tenir un rang honorable à Paris. Mme Lauter pensa que de ne pas donner à Léon une pension égale serait le chagriner, et qui pis est le séparer des plaisirs et des habitudes de son cousin, dont l'affection lui pouvait être plus tard fort utile. Elle vendit donc quelques bijoux qui lui restaient, pour atteindre ce but, et Léon continua de se trouver avec Albert sur le pied de la plus complète égalité, comme Geneviève avec Rose. Elle écrivait de temps à autre à Léon, et lui recommandait de travailler, avec une insistance qu'elle croyait fort significative, mais que Léon recevait comme un des lieux communs qui remplissent les lettres des parents. Il faisait son droit comme Albert, comme un peu plus de la moitié des étudiants; il attendait que le temps consacré à cette étude fut passé, temps après lequel on est réputé docteur. Il ne s'occupait sérieusement que de sa voix, qui était fort belle, et de son violon, sur lequel il avait un talent remarquable. Pour Albert, il était partout à la fois, au théâtre et dans les promenades, et dans tous les endroits où il y avait quelques chances de s'amuser.
Albert et Léon dînaient le dimanche dans la famille à laquelle M. Chaumier les avait recommandés. Albert surtout était fort exact depuis quelque temps, et il ne laissait échapper aucune occasion d'y aller encore dans la semaine. L'objet de son assiduité était une fort belle personne, cousine de M. de Redeuil, qui était venue passer quelques mois chez lui, en attendant le retour d'un mari en voyage. Rodolphe de Redeuil, le fils du maître de la maison, n'était pas moins attentif qu'Albert aux charmes de sa belle hôtesse, et il ne négligeait rien pour lui témoigner son admiration. A table, Mme Haraldsen était naturellement assise près de M. de Redeuil. Albert, en sa qualité d'étranger, était en face d'elle et à côté de la maîtresse de la maison. Rodolphe était à la droite de sa belle cousine. C'était lui qui lui versait à boire et causait avec elle; mais elle ne pouvait lever les yeux sans rencontrer ceux d'Albert. Un jour, Albert lui pressa un peu la main en dansant; elle ne parut pas s'en être aperçue, mais aussitôt sa conversation avec son danseur devint plus générale et plus insignifiante; elle ne fit plus, quand la figure l'exigeait, que poser sa main sur celle du cavalier, d'un air si indifférent, et si près d'être dédaigneux, qu'il n'osa pas recommencer.
Il confiait à Léon ses amours, ses espérances, ses craintes, ses désappointements et ses mouvements de haine pour Rodolphe. Chaque soir, quelque circonstance plus ou moins insignifiante le faisait revenir ivre de joie ou furieux et désespéré. Les gants, les voitures, les billets de spectacle absorbaient son revenu et une partie de celui de Léon, qu'il lui empruntait.
Un jour, en rentrant, il embrassa Léon et lui dit:
«O mon ami! mon cher Léon! te voilà enfin! je puis te dire mon bonheur! Il était temps que je te trouvasse, car il m'étouffe; Octavie m'aime, mon bon ami! Octavie m'aime!
—Et qu'est-ce qu'Octavie? demanda Léon.
—Octavie est Mme Haraldsen, reprit Albert, et Mme Haraldsen est la cousine de M. de Redeuil. J'étais désespéré, continua Albert. Nous étions revenus du bois dans la calèche de M. de Redeuil. Rodolphe était à cheval: tu sais comme son cheval est ravissant; Rodolphe avait une aisance que je ne lui ai jamais vue; il faisait piaffer son cheval et usait de tout le petit manége nécessaire pour exciter l'attention d'une femme. Le cheval, dressé comme il est, jouait son rôle à ravir, et avait parfaitement l'air de se cabrer sérieusement, quoique Rodolphe et lui fussent bien sûrs qu'il n'en ferait rien. Forcé de jouer un rôle accessoire, je m'enfonçai dans un coin de la calèche, en annonçant que j'avais mal à la tête, et que je souffrais beaucoup. Arrivés à la maison, comme je lui donnais la main pour descendre de la voiture, elle me dit avec tant de douceur: «Comment vous trouvez-vous, monsieur Albert?» Sa voix me fit frissonner, et je retrouvai à l'instant toute ma bonne humeur. A table, Rodolphe eut l'obligeance d'être parfaitement ridicule, et parla avec tant d'obstination de son cheval et de son propre talent d'écuyer, qu'il détruisit tout l'effet que l'un et l'autre avaient pu produire. Je suivais avec une délicieuse sollicitude les moindres mouvements d'Octavie; mais en vain mes yeux cherchaient à rencontrer les siens. J'avais les jambes étendues sous la table; un moment, je sentis son petit pied contre le mien; ma respiration s'arrêta dans ma poitrine. Un mouvement plus fort que ma volonté me poussait à presser ce pied, et cependant je me retenais de toute mon énergie. Je me demandais s'il était possible qu'elle ne sentît pas mon pied comme je sentais le sien; et j'interrogeais son visage. Il n'avait rien perdu de son calme et de sa sérénité. J'osai, alors, presser doucement le pied qui touchait le mien: elle releva la tête avec étonnement, et retira brusquement son pied. J'avais retiré le mien plus vite qu'elle; je me sentais pâle et tremblant. Cependant je revins bientôt à moi; j'avais fait un grand pas. Quoique ma déclaration eût été mal reçue, elle était faite; j'étais dans la situation du poltron qui a croisé le fer avec son ennemi. La présence du danger me donna du cœur, et, partie par résolution, partie pour obéir à la puissance qui me maîtrisait, je laissai mon pied rechercher le sien. Je le retrouvai bientôt; mais quelle fut ma surprise en sentant qu'il ne se retirait pas! Cette fois elle était avertie par mon audace, qui m'avait tant effrayé, et elle ne retirait pas son pied! J'appuyai, on répondit; toute mon âme descendit dans mon pied. On me fit deux ou trois questions auxquelles je répondis d'une manière grotesque, tant j'étais distrait et préoccupé. On se leva de table; j'étais heureux, je n'en voulais plus à Rodolphe, j'allai même lui parler amicalement, pour expier le mouvement haineux que j'avais senti contre lui, et je me mis à te chercher pour te raconter tout cela.
—C'est singulier, dit Léon; nous ne connaissons guère la vie que par les romans, et, dans les romans, les femmes suivent, en amour, un autre programme. Je n'ai pas ouï dire, toujours dans les romans, qu'aucune héroïne ait jamais admis ce genre de déclaration, et y ait répondu; mais peut-être les romans nous ont-ils trompés.»
Les vacances arrivèrent; Léon n'eut rien de si pressé que d'aller à Fontainebleau. Pour Albert, il prit un prétexte pour rester quelques jours de plus à Paris.
Il dînait presque tous les jours chez M. de Redeuil, et, pendant tout le dîner, il sentait le charmant pied sur le sien. Tout en savourant son bonheur, il ne pouvait se lasser d'admirer la profonde dissimulation de Mme Haraldsen, dont le visage ne trahissait aucune émotion, et qui parlait avec le plus grand sang-froid des choses les plus insignifiantes et les plus diverses. Albert n'osait désirer rien de plus: tout changement dans sa situation l'effrayait. Il comprenait cependant qu'il ne pouvait passer le reste de sa vie à presser le pied de Mme Haraldsen, et qu'elle-même devait le trouver très-ridicule; par moments, il prenait une grande résolution, et, après dîner, la suivait dans le salon; mais Mme Haraldsen paraissait mettre un soin extrême à éviter toute conversation particulière avec lui, et Albert était enchanté de n'avoir pas à dépenser tout ce qu'il avait amassé de courage, et de pouvoir, le soir, en rentrant, se dire: Ce n'est pas ma faute.
Cependant M. de Redeuil et sa famille allaient partir pour la campagne, et tout était perdu si Albert n'amenait pas Octavie à faire un pas de plus, à lui écrire ou à permettre que, par un moyen ou un autre, il se rappelât à son souvenir, pendant cette séparation qui serait au moins de plusieurs mois, et serait peut-être éternelle, si son mari revenait avant la fin de la belle saison. Pendant longtemps ce départ avait comblé Albert de joie; il n'y avait aucune raison pour qu'il ne fréquentât pas la maison de M. de Redeuil à la campagne comme à la ville. Le séjour à la campagne permet plus de familiarité, donne de plus fréquentes occasions de se trouver en tête-à-tête, et dispose l'âme à toutes les émotions de l'amour. Pour ce qui est de ce dernier point, Albert n'en savait rien.
Mais que devint-il quand, à dîner, Mme de Redeuil lui dit: «Nous partons dans trois jours. Cette année la campagne ne nous amusera guère; la maladie du père de M. de Redeuil, qui y est retiré nous empêchera d'y recevoir nos amis; d'ailleurs c'est un vieillard inquiet et morose, qui ne pourrait s'empêcher de faire mauvais accueil à tout nouveau visage; il a particulièrement horreur des jeunes gens, et surtout des amis de Rodolphe.»
Albert se sentit presque défaillir, un nuage épais obscurcit sa vue: tout son bel édifice de bonheur et de célestes félicités s'écroulait au moment d'en poser le faîte. Quatre mois d'absence! et d'une absence que Rodolphe saurait mettre à profit! Il regarda Octavie; elle parlait sérieusement à son cousin, M. de Redeuil, des toilettes qu'elle emporterait; mais la pression de son pied témoigna assez au pauvre Albert qu'elle partageait le chagrin de ce contre-temps. Albert détestait Rodolphe et lui attribuait tout ce qui lui arrivait de fâcheux; on a toujours peine à ne pas penser que les gens heureux le sont à nos dépens, et qu'ils ont ajouté à leur part de bonheur notre part qu'ils nous ont dérobée. Aussi, quand le lendemain, quelques instants avant le dîner, Rodolphe, une lettre à la main, et le visage un peu altéré, vint dans le salon prier Albert de l'accompagner dans une course qu'il avait à faire, celui-ci, cédant au désir de ne pas quitter Mme Haraldsen, et à la petite satisfaction d'être désagréable à Rodolphe, répondit qu'il était fatigué et qu'il ne sortirait pas ce soir-là pour deux cent mille francs. Rodolphe parut stupéfait, et sortit seul; Albert crut aussi voir quelque signe d'étonnement sur le visage d'Octavie, qui avait entendu leur courte conversation, et, pendant tout le dîner, il chercha en vain son pied sans pouvoir le rencontrer; il pensa qu'elle était, sinon offensée, du moins alarmée de l'obstination qu'il avait montrée à ne pas la quitter, et qu'elle blâmait ce peu de soin d'écarter tout soupçon qui pourrait la compromettre. Quand on sortit de table, il lui offrit le bras pour aller au salon et lui dit en chemin: «Croyez bien que si j'avais cru vous déplaire....» Mme Haraldsen le regarda avec une grande surprise; le reste de la compagnie arriva, et ils se trouvèrent séparés. Albert, au lieu de faire une nouvelle tentative pour parler à Octavie, crut devoir, à son tour, manifester quelque mécontentement, s'assit dans un coin du salon et ne dit mot de toute la soirée.
Le lendemain était la veille du départ pour la campagne. Rodolphe annonça qu'il ne partirait que quelques jours plus tard, et Albert, qu'il partirait immédiatement pour Fontainebleau. Il retrouva alors le pied d'Octavie, et jamais les deux pieds n'avaient été si tendres et ne s'étaient dit tant de choses. Néanmoins, il ne put l'aborder le reste du jour; la nuit, il ne put dormir et écrivit une quinzaine de lettres, qu'il déchira à mesure; la dernière cependant fut conservée. Il se coucha presque au jour, se releva deux heures après, relut sa lettre, la plia et la cacheta. Mais il n'avait sous la main qu'un cachet représentant la tête de Jules César; il ne le trouva pas assez significatif; il se rappela alors qu'il en possédait un (cachet commun et vulgaire s'il en fut), sur lequel il y avait: Répondez vite; c'était d'ailleurs une recommandation qu'il avait oublié de faire dans la lettre. Mais le maudit cachet ne se trouvait pas; il passa tant de temps à le chercher que, quand il l'eut enfin trouvé, il regarda à sa montre et s'aperçut que l'heure du départ de la famille de Redeuil était passée depuis longtemps: il n'y avait plus moyen d'envoyer la lettre.
Albert se décida à aller à Fontainebleau. Quoique rien ne fût changé en apparence dans la maison de M. Chaumier, il s'était fait, depuis le départ des deux jeunes gens, de grandes révolutions dans les cœurs et dans les esprits. Geneviève, un matin, prit par hasard un livre dans la chambre de son frère; les premières pages l'intéressèrent à tel point qu'elle s'alla cacher sous des arbres pour continuer sa lecture. Bientôt elle s'arrêta, et ne songea plus à tourner le feuillet; elle lisait au dedans d'elle-même un livre inconnu jusqu'alors, et dont un mot de celui qu'elle quittait venait de lui apprendre le langage et de lui donner la clef; son œil resté fixe, et tout occupé d'une contemplation intérieure, n'eut plus de regard pour les choses du dehors: elle assistait en elle-même à un splendide spectacle, à l'éveil de son cœur.
Pour la première fois alors elle comprit la tristesse vague et sans sujet qui parfois s'emparait d'elle; l'inquiétude qui la faisait aller sans cesse du jardin à la maison, et de la maison au jardin; le charme mélancolique qu'elle trouvait à voir rougir les feuilles de la vigne et jaunir celles des acacias; sa facilité à répandre des larmes sous le plus léger prétexte, larmes qu'elle allait cacher dans sa chambre, parce qu'elle sentait, sans le comprendre, que ces larmes venaient d'une partie de son cœur trop profonde pour qu'elle eût pu être atteinte par ce qui paraissait la faire pleurer.
Elle comprend maintenant pourquoi il y a quelqu'un qu'elle évite pour penser plus librement à lui, parce que, quand il est là, elle n'ose ni se taire ni parler; elle rougit en parlant d'une fleur ou d'un ruban, parce qu'elle croit à chaque instant que sa voix va laisser échapper un secret qui lui est inconnu à elle-même, mais qu'elle sent dans sa poitrine: elle s'explique cette gaieté affectée dans laquelle elle se réfugie contre les dangers du silence ou d'une douce et entraînante causerie; elle comprend cette malveillance qu'elle se sent parfois lui témoigner.
Jusqu'ici, son cœur n'a connu que l'existence incomplète et les grossières sensations de la larve et de l'informe chrysalide; mais voici le papillon qui s'agite dans sa prison de soie; un rayon de soleil, un regard d'amour va lui donner l'essor; il va secouer ses ailes plissées et humides, s'épanouir comme une fleur, et s'élever au ciel en abandonnant sa misérable dépouille, ses haillons d'hiver, sur le sol où il ne se posera plus.
Mais lorsqu'on s'éveilla dans la maison, quand Modeste vint au jardin cueillir du mouron pour ses oiseaux, par un mouvement rapide et irréfléchi, elle cacha le livre sous son tablier. Ce livre, imprimé depuis cent ans, lui semblait un confident qui pouvait dire à tout le monde ses plus secrètes et ses plus confuses pensées, comme il venait de les lui révéler à elle-même. Elle le laissa chercher à Léon, sans vouloir avouer que c'était elle qui l'avait pris; elle se proposait de le remettre à sa place, mais plus tard elle le relut encore et elle n'osa plus: elle ressentait, en songeant que quelqu'un lirait ce volume après elle, une sensation de pudeur et de honte semblable à celle qu'elle aurait eue à l'idée que quelqu'un la verrait sortir du bain.
Léon trouvait que Rose était trop enfant pour son âge; il la réprimandait sur ses étourderies, et se surprenait de mauvaise humeur tout le jour de ce que cette petite fille n'avait pas été le matin suffisamment sérieuse. Pour elle, elle ne faisait aucun cas de ses réprimandes, et n'y répondait que par quelques éclats de gaieté. Souvent elle lui disait:
«Faut-il donc, mon cousin Léon, que je fasse une moue comme celle que tu faisais hier, et qui te marque des plis au coin des yeux?»
Elle jouait avec lui, comme elle jouait avec Geneviève. Un jour, Léon lui dit:
«Rose, il ne faut plus nous tutoyer; il ne faut plus jouer ensemble, avec cette liberté qui était permise quand tu étais une enfant.»
Le lendemain, Rose lui dit gravement:
«Bonjour, monsieur Léon; comment vous portez-vous?»
Alors Léon l'appela, la mit sur son genou, l'embrassa et lui dit:
«Rose, il me semble que nous sommes fâchés: tutoyons-nous.»
Un peu après, il voulut sortir. Rose lui dit que cela ne se pouvait pas, parce qu'elle avait besoin de lui pour une promenade. Léon céda d'abord volontiers; mais quand il apprit que cette promenade avait pour but d'aller jouer aux quatre coins avec d'autres jeunes filles, il demanda à Rose si elle serait toujours une enfant, et si elle ne pouvait pas se promener comme une jeune personne de son sexe le devait faire à son âge; si elle ne trouvait pas assez de plaisir à contempler les belles tentes vertes que forment les arbres, et le soleil qui scintille à travers le feuillage; à respirer la fraîcheur et les parfums de l'herbe et des fleurs. Puis il sentit qu'il n'avait pas le sens commun, et il se leva pour sortir. Rose l'arrêta et lui dit:
«Mon petit Léon, ne t'en va pas, parce qu'on ne nous laisserait pas sortir seules, Geneviève et moi.
—Il faut que je sorte, dit Léon.
—Eh bien! monsieur, vous ne sortirez pas.»
Et elle se sauva avec son chapeau qu'elle alla cacher, et qu'elle refusa obstinément de lui rendre. Léon monta à sa chambre et s'y renferma; mais il se demanda à lui-même comment les jeux d'une enfant pouvaient ainsi le mettre de mauvaise humeur, et il ne tarda pas à redescendre, résigné à faire ce qu'elle voudrait, et à jouer aux quatre coins lui-même, si elle le lui ordonnait. Léon était à cet âge où l'on n'est pas encore assez sûr de n'être plus un enfant pour oser se permettre de ne pas le redevenir quelquefois.
Mais il fit un orage, il plut, et on ne sortit pas.
Pendant le dîner, on plaisanta Albert de sa préoccupation. Léon dit qu'il devrait oublier les belles dames de Paris auprès de sa sœur et de sa cousine. Geneviève rougit, et ramassa à terre quelque chose qu'elle n'avait pas laissé tomber. Après le dîner, on fit un peu de musique. Léon était devenu déjà très-habile sur son violon, et il en jouait d'une manière si expressive, si saisissante, que Rose elle-même en fut émue. Les deux jeunes filles, qui prenaient des leçons du même maître, jouèrent à leur tour du piano. Mme Lauter dit alors à Geneviève: «Geneviève, chante-nous donc cette romance que j'aime, et que tu chantes si bien.»
Geneviève se rappelait si bien la romance, qu'elle devint rouge comme une cerise, et dit qu'elle ne se la rappelait pas.
«Mais, dit Mme Lauter, tu la chantais encore ce matin, et depuis un mois tu ne chantes pas autre chose; c'est celle qui commence:
.....Bonheur de se revoir. |
On se redit les mots qui charmèrent l'absence, |
Sur les mêmes gazons on vient encor s'asseoir. |
Geneviève se défendit beaucoup, dit qu'elle n'était pas en voix, que le piano n'était pas d'accord: c'est que depuis trois jours, Geneviève comprenait cette romance, et que ce qui était, trois jours avant, une romance quelconque, était devenu l'expression des sentiments qu'elle venait de découvrir dans son cœur. La mère se fâcha un peu, s'étendit beaucoup sur le défaut insupportable des personnes qui se faisaient prier, ce qui passait à juste titre pour une prétention; elle ajouta que la bonne grâce et la complaisance que l'on mettait à se faire entendre compensaient le talent que l'on n'avait pas; que faire trop désirer ou du moins trop attendre quelque chose, lui attribuait une importance qui donnait aux auditeurs le droit de la juger sévèrement. Cette prédication ennuya Albert, qui se leva et sortit. Geneviève reprit alors de l'assurance et se mit à chanter, en s'accompagnant elle-même; sa voix avait des vibrations inusitées, et, au dernier couplet, elle devint si touchante quand elle dit:
Quels accents! quels regards!
que, lorsqu'elle fondit tout à coup en larmes, en se jetant dans les bras de sa mère, Léon, Rose et Mme Lauter se sentirent aussi pleurer. Mme Lauter avoua, en embrassant sa fille, qu'elle avait été trop sévère, et lui demanda presque pardon. Rose, l'œil brillant de larmes, dit en riant: «Pardonne-lui, Geneviève; tu peux être sûre qu'elle recommencera, pour te donner le plaisir d'être plus sévère à ton tour.»
Léon était enchanté d'avoir vu Rose pleurer, et laisser voir une sensibilité qu'il craignait tant qu'elle n'eût pas dans le cœur.
Pendant ce temps-là, Albert faisait des vers élégiaques que je ne vous conseille pas de lire, ô mes lecteurs! et Modeste faisait sa provision de cornichons, car on était dans le mois de septembre. Pour M. Chaumier, il ne voyait rien de ce qui se passait chez lui.
M. Semler, l'instituteur très-primaire d'Albert et de Léon, continuait à venir dans la maison, où il donnait encore quelques leçons aux deux jeunes filles: il se mirait, comme on dit, dans ses deux anciens élèves, et c'était de la meilleure foi du monde qu'il s'attribuait, sans exception, tout ce que les deux jeunes gens possédaient d'avantages, tout ce qu'ils remportaient de succès. M. Semler n'avait jamais connu une note de musique; néanmoins, quand on applaudissait Léon, dont le talent sur le violon aurait enchanté même un auditoire plus éclairé que celui de Fontainebleau, il ne pouvait s'empêcher de prendre pour lui-même une partie des applaudissements, il s'inclinait pour remercier, et parfois même rougissait un peu; il en était de même quand on disait que ses anciens élèves se présentaient bien, ou saluaient avec grâce, ou quand on parlait de la coupe élégante de leurs habits.
Il écoutait patiemment M. Chaumier, faisait un peu les affaires de Mme Lauter, qui, par des raisons que nous avons énoncées plus haut, ne les pouvait confier à son frère; il donnait le bras aux jeunes personnes, qui, sans lui, n'auraient jamais pu se promener ni dans la campagne ni dans la forêt, et Rose se plaisait à lui faire tenir, sur ses deux bras, les écheveaux de laine qu'elle dévidait; il dînait le plus souvent chez M. Chaumier.
Il arriva un jour un peu avant l'heure du dîner, et raconta, entre autres choses, qu'il venait de rencontrer dans la ville un beau jeune homme dont le cheval paraissait très-fatigué; que ledit jeune homme avait prié lui, Semler, de lui enseigner une bonne hôtellerie, ce que lui, Semler, avait fait avec empressement; après quoi le jeune homme lui avait demandé s'il connaissait M. Chaumier. M. Semler lui avait répondu qu'il avait cet honneur, et qu'il allait même dîner chez lui, ainsi que cela lui arrivait quelquefois; l'inconnu avait alors demandé si M. Albert était à la maison; puis il avait remercié M. Semler fort poliment, et il était entré à l'auberge.
«Et, dit Albert, à quelle auberge l'avez-vous envoyé?
—Je l'ai envoyé, dit M. Semler, à une auberge qui est en face du palais. Pendant un séjour que l'Empereur fit à Fontainebleau, le cardinal C*** s'y arrêta, pour lui rendre ses devoirs....
—Et comment est ce jeune homme? dit Albert.
—Fort bien mis et fort bien élevé. Le cardinal descendit dans cette auberge avec toute sa suite, changea d'habits et se rendit au palais....
—Son cheval doit être alezan brûlé?
—Je ne sais ce que c'est qu'un cheval alezan brûlé; il n'est ni blanc ni noir, c'est comme qui dirait un cheval rouge. Après son audience, le maréchal du palais....
—Nul doute, s'écria Albert, c'est Rodolphe!...
—Quel est ce Rodolphe? demanda M. Chaumier.
—Rodolphe de Redeuil, le fils de tes amis.»
A ce moment, Modeste vint dire qu'un domestique de l'hôtel apportait un billet pour M. Albert. Ce billet était, en effet, de Rodolphe, qui priait Albert de venir dîner avec lui à l'auberge, où il lui expliquerait les causes de son voyage à Fontainebleau. Albert prit son chapeau, annonça qu'il ne rentrerait pas dîner et partit. Rose sortit.
«Le maréchal du palais, continua M. Semler, avertit alors le cardinal qu'il avait un appartement pour lui et pour sa suite; alors Son Éminence fit savoir à l'auberge qu'on eût à faire transporter ses bagages; on revint dire au cardinal qu'il s'était élevé un conflit entre l'aubergiste et le valet de chambre, parce que l'aubergiste demandait 300 francs pour un bouillon qu'avait pris Son Éminence. Le maréchal, témoin de la surprise du cardinal, insista beaucoup pour en savoir la cause, et alla conter l'anecdote à l'Empereur....»
A ce moment, on avertit que le dîner était servi, mais Rose n'était pas prête; on l'attendit en faisant un tour de jardin. Léon rentrait, M. Semler s'accrocha à lui, et continua l'histoire qu'il avait commencée aux autres, et dont Léon absent n'avait pas entendu un mot.
«L'Empereur fut on ne peut plus irrité, et ordonna qu'on fermât l'auberge et qu'on abattît la maison; on eut grand'peine à obtenir la grâce de la maison, mais l'auberge fut fermée et ne fut rouverte que longtemps après.
—Mais que diable me contez vous là, monsieur Semler? dit Léon.
—Je vous conte, dit M. Semler, l'histoire de l'auberge où j'ai envoyé ce jeune homme.
—Quel jeune homme?»
Rose alors descendit; elle avait changé de robe et s'était recoiffée.
«Mon Dieu! Rose, qu'as-tu donc, dit Léon, que te voilà si belle?
—C'est, reprit M. Semler, que nous allons probablement avoir une belle visite ce soir. Un beau jeune homme très-riche, des amis de monsieur votre oncle, M. Rodolphe de Redeuil.
—Ah! dit Léon avec indifférence.
—Je croyais, dit Mme Lauter, qu'il était de tes amis?
—Je le connais peu, reprit Léon, mais Albert le voyait beaucoup à Paris.»
Et l'on se mit à table; mais, sans savoir pourquoi, Léon était silencieux et de mauvaise humeur. Cette arrivée d'un Parisien et d'un étranger lui semblait déranger la douce intimité de la famille et de la campagne; la toilette de Rose le contrariait, et, quoique à côté d'elle à table, il ne lui adressa pas la parole une seule fois, contre son habitude.
Il se demandait à lui-même ce qu'il y avait de si grave, et quel intérêt il mettait à ce qui se passait, qui pût ainsi tourmenter son esprit et assombrir son imagination. Il se trouvait parfaitement ridicule, et se disait qu'il fallait parler à Rose; mais au moment où il ouvrait la bouche, il s'apercevait qu'il ne trouvait rien à lui dire; il cherchait, et il ne rencontrait que quelque observation désobligeante, ou bien on entendait quelque bruit au dehors, et Rose tournait les yeux du côté de la porte. Geneviève regardait son frère, et cherchait à deviner la cause de son silence. Le dîner se passa ainsi, et M. Chaumier, en attribuant la tristesse à l'absence d'Albert, dit qu'il n'aimait pas du tout que M. Albert s'en allât ainsi à l'heure du dîner, et qu'il aurait été bien plus raisonnable d'aller chercher M. de Redeuil et de l'amener dîner à la maison, que d'aller dîner avec lui à l'auberge. Modeste prit la parole, et répliqua que son dîner ne permettait pas d'inviter un monsieur comme M. de Redeuil, et qu'il fallait l'avertir quand on avait du monde.
Comme on prenait le café, Albert entra et présenta Rodolphe à sa famille. Léon et Rodolphe se saluèrent poliment, et échangèrent quelques paroles. M. Chaumier s'enquit des nouvelles de son ami, et trouva Rodolphe grandi. Modeste servit le café dans une cafetière d'argent qui ne paraissait jamais d'ordinaire, et alluma deux bougies de plus.
Pendant leur dîner, Rodolphe avait expliqué à Albert le but de son voyage à Fontainebleau: il avait perdu de l'argent au jeu, et, pour obtenir de son père la somme qu'il avait à payer, il avait été forcé de simuler un voyage dans l'intérêt de ses études; il fallait donc qu'il fût quelque temps invisible à Paris, et il n'avait rien trouvé de mieux que de venir passer quelques jours à Fontainebleau.
On faisait de la musique tous les soirs; mais ce soir-là, Léon ne voulut ni prendre son violon ni chanter. Mme Lauter accompagna tour à tour sa nièce et sa fille; Rodolphe fit de grands compliments, et parla beaucoup de l'Opéra; il fut aimable et gracieux pour tout le monde, et n'oublia pas de remercier M. Semler de l'auberge qu'il lui avait indiquée. «Monsieur, répondit M. Semler, pendant un séjour que fit l'Empereur à Fontainebleau, le cardinal C*** y arriva pour lui rendre ses devoirs....»
Et, grâce à la politesse de Rodolphe, M. Semler, cette fois, put raconter son anecdote tout entière et sans interruption.
Le lendemain matin, de très-bonne heure, Rose et Léon se rencontrèrent au jardin.
«Ah! vous voilà, monsieur? dit Rose. Daignerez-vous, aujourd'hui, m'adresser la parole, et me dire, surtout, ce qui vous rendait hier si morose et si laid?
—Mais au contraire, Rose, répondit Léon, c'est toi qui semblais toute préoccupée et ne faisais pas plus attention à moi que si nous ne nous fussions jamais vus.
—Je faisais si bien attention à vous, répliqua Rose, que je pourrais vous dire l'une après l'autre toutes les grimaces désagréables dont vous avez embelli la soirée; mais vous aviez quelque chose, et j'exige que vous me fassiez votre confession.»
Léon ne répondit pas. Rose vint l'embrasser et lui dit:
«Tiens, je sais bien ce que tu as; tu es mécontent de moi.
—En effet, dit Léon, je voulais te gronder. Pourquoi être ainsi tout émue et tout effarée de l'arrivée d'un étranger? Pourquoi cette toilette, quand ma mère et ma sœur avaient gardé leur costume ordinaire? Est-ce donc une grande fête quand il arrive quelqu'un déranger nos habitudes et nos plaisirs du soir? Hier, quand ton tour est venu de chanter, tu as rougi et pâli tour à tour, et ta voix a tremblé. Il est évident que tu éprouvais de la gêne et de la souffrance, tandis que, lorsque nous faisons de la musique ensemble, tu as la voix pure et assurée, tu n'éprouves que du plaisir; et, vois-tu, ma petite Rose, quoique M. de Redeuil t'ait fait de grands compliments, tu es loin d'avoir chanté, hier, aussi bien que de coutume.
—Tu as raison, Léon, répondit Rose; mais il y a, dans l'esprit des femmes, des choses que vous ne comprenez jamais. C'est pour toi, et pour Geneviève, et pour mon frère, que je voulais que ce monsieur me trouvât belle. Il y a quelques jours, j'ai entendu des femmes parler de toi avec éloge, et j'en étais enchantée. D'ailleurs, j'avais une robe que je n'avais encore pu mettre, faute de la moindre occasion. Ce monsieur était un excellent prétexte et j'en ai profité. Sans lui, je l'aurais peut-être mise demain pour recevoir M. Semler.
—Pardonne-moi mes reproches, ma petite Rose; mais, vois-tu, c'est que je me trouve si heureux au milieu de vous tous, que je voudrais élever de cent pieds le mur du jardin, pour qu'il ne vînt jamais personne ici. Je te jure que je n'ai aucune affection hors d'ici; je vous aime tous de toutes les forces de mon âme, et je consentirais bien volontiers à ne jamais voir que vous. Crois-moi bien, jamais tu ne seras aussi heureuse que tu l'es en ce moment: tout le monde t'aime d'une vive et sincère affection; tu es notre enfant chéri à tous; tu es à l'abri de tous les chagrins et de toutes les perfidies. Rose, ne nous quitte pas, et ne laisse pas même ton imagination se transporter dans un autre monde, où tu serais comme le pauvre petit oiseau, sans plumes encore, que le vent a jeté hors de son nid.»
Rose écoutait Léon, sans le comprendre bien précisément. Aussi, après l'avoir embrassé, elle lui dit:
«M. de Redeuil dîne aujourd'hui à la maison; seras-tu bien fâché si je me fais un peu belle?
—Mais, chère enfant, dit Léon, que ne te fais-tu belle tous les jours? Que ne te fais-tu belle pour nous? Je ne m'aperçois jamais qu'il te manque rien; mais enfin, si c'est pour toi un plaisir, il faut que tu en jouisses bien complétement; jamais tu ne trouveras personne plus disposé à t'admirer que moi, et, si tu le veux, pour que mon admiration plus éclairée devienne plus flatteuse, j'apprendrai à distinguer et à apprécier tout ce qui compose la toilette des femmes; je serai pour toi en peu de temps un juge aussi recommandable qu'imposant par ses lumières et par sa sévérité.»
Rodolphe ne resta que quelques jours à Fontainebleau, et Léon ne reprit sa gaieté qu'après qu'il fut parti. Le reste des vacances se passa dans le calme ordinaire, si ce n'est que Rolland vint en congé, et que la maison se trouva trop petite pour le recevoir. Modeste en ressentit un violent dépit: elle ne paraissait plus, aux yeux de son époux, avec la même auréole de grandeur et de puissance. Toute sa mauvaise humeur se passa en petites tracasseries quotidiennes contre Mme Lauter et ses enfants, mais tracasseries toujours habilement déguisées: car Modeste savait que, si M. Chaumier était plein d'amour et d'indulgence pour les nègres d'autrui, il était, dans sa propre maison, et à l'égard des blancs qui passaient certaines limites, un maître sévère et inflexible. Mme Lauter, d'ailleurs, mettait tant de douceur et de résignation dans tout ce qu'elle faisait, qu'il était difficile de lui résister. Depuis le départ de son mari, la pauvre femme était restée en proie à une profonde mélancolie. En un jour, sa coquetterie, son désir de plaire et d'être enviée, avaient disparu comme un songe. Souvent elle se demandait aussi ce qu'était devenu un autre songe plus court, son amour pour Stoltz, Stoltz si inférieur à son mari sous tous les rapports, Stoltz qui avait fait son malheur et grâce auquel ses enfants n'avaient pas connu leur père, mort sous les coups de l'amant de leur mère ou dans un exil forcé par le meurtre de son amant. Quand elle donnait accès à ces souvenirs, elle se sentait déchirée par ses remords, et c'était avec une touchante humilité qu'elle parlait à ses enfants et qu'elle recevait leurs caresses et les témoignages de leur affection.
Sa vie n'était qu'une longue pénitence qui la brisait. Souvent, quand Modeste n'avait pas pour ses deux enfants les égards qu'elle n'oubliait jamais pour ceux de M. Chaumier, elle se sentait le cœur navré et se disait: «Sans moi, sans ma faute, ils seraient dans la maison de leur père, entourés de domestiques auxquels je pourrais commander librement, et auxquels je commanderais d'être, pour eux, dociles et respectueux.»
La pauvre Rosalie, du reste, s'exagérait le plus souvent les impertinences de Modeste, qui les entourait de tant de précautions et de prudente timidité, que personne ne les voyait que Mme Lauter. Pour M. Chaumier, il ne s'apercevait pas de la tristesse de sa sœur, ni du changement que les jours, semblables à des années, apportaient sur son visage et sur sa santé.
Quand Albert et Léon retournèrent à Paris, à la fin des vacances, elle était malade et affaiblie, et, lorsque Léon lui dit adieu, elle le tint longtemps serré sur sa poitrine, et se mit à pleurer.
M. et Mme de Redeuil ne tardèrent pas à revenir de la campagne. Mme Haraldsen était encore avec eux. Je n'essayerai pas de peindre le ravissement d'Albert en apprenant leur retour; il lui fut annoncé par Rodolphe. Tous deux allèrent se promener en attendant l'heure d'aller dîner chez le père de Rodolphe. Les deux jeunes gens s'étaient serré la main avec une expression qui ne pouvait venir de la joie de se revoir, attendu qu'ils ne s'étaient quittés, la veille, qu'assez avant dans la nuit.
«Mon Dieu, disait Rodolphe, comme le Luxembourg est donc beau aujourd'hui!
—Que j'aime ce bruit des dernières feuilles sous les pieds! disait Albert.
—Que les cygnes des bassins ont de majesté et d'éclat! reprenait Rodolphe.
—Que la joie de ces enfants est naïve et douce!» répliquait Albert.
Enfin leur disposition était telle, qu'ils trouvaient tout ravissant et magnifique, jusqu'aux soldats vétérans qui gardaient les portes, jusqu'aux marchandes de plaisir qui parcouraient les allées.
Enfin Albert dit: «Écoute, Rodolphe, il y a un secret qu'il faut....»
Mais, au même instant, Rodolphe dit: «Écoute, Albert, il y a un secret qu'il faut que je te confie; mon cœur est aujourd'hui si plein de joie qu'il déborde. Et d'ailleurs pourquoi aurais-je un secret pour toi? N'es-tu pas mon meilleur ami? Avant de te dire combien je suis heureux aujourd'hui, il faut que je te dise combien j'ai été malheureux depuis six semaines, forcé, par une étourderie de quitter une maison où était tout mon bonheur. Qu'aura-t-elle pensé? Aura-t-elle pris mon absence pour de l'indifférence et de la froideur? Tu sais, ma cousine, ma belle cousine? je suis amoureux d'elle comme un fou, et c'est aujourd'hui que je vais la revoir. Mais comment lui expliquerai-je mon absence? Oh! elle me verra si heureux que ce sera une réponse à tout.
—Mais crois-tu donc, dit Albert troublé, qu'elle te fera des questions à ce sujet?
—Ah! c'est que je ne t'ai pas tout dit; elle m'aime, mon ami! Elle m'aime!
—Comment! te l'a-t-elle dit?
—Pas encore, mais.... Et, au fait, pourquoi ne te dirais-je pas tout à toi?»
Et Rodolphe serra la main d'Albert, qui ne serra pas celle de Rodolphe.
«Oh! oui, continua-t-il, elle m'aime; mais comprendras-tu quel bonheur une semblable certitude met dans le cœur? Si tu savais quel voluptueux frisson parcourt tout le corps quand on sent, sous la table, la pression de son petit pied.
—Sous la table? dit Albert.
—Oui, sous la table, tous les soirs, pendant le dîner; c'était l'heure pour laquelle je vivais, et que j'attendais pendant toutes les autres.
—Mais quand donc? demanda Albert.
—Avant le départ pour la campagne; et le jour du départ, j'ai senti encore son pied plus expressif, plus amoureux que jamais.»
Albert se sentit pris d'un vertige, il s'appuya contre un arbre; tout tourna à ses yeux, puis tout disparut.
Cependant Rodolphe continuait. «Et c'est ce soir, disait-il, c'est ce soir, dans un quart d'heure, que je vais la revoir!»
Et il continua ainsi pendant un quart d'heure, faisant un tableau de son bonheur, que la jalousie d'Albert lui peignait encore mieux: car il y a ceci d'agréable dans la destinée de l'homme, qu'il n'y a aucun bonheur qui lui semble aussi grand, lorsqu'il en jouit lui-même, que lorsqu'il voit un autre en jouir.
Dans sa stupéfaction, Albert se félicitait encore de n'avoir pas parlé le premier, car c'était précisément ce qu'il aurait raconté à Rodolphe, si celui-ci ne l'avait pas interrompu.
«Il est, dit Rodolphe, l'heure de nous acheminer vers la maison.
—Pas encore, dit Albert.
—Nous irons doucement, dit Rodolphe.
—Autant nous promener encore un peu.
—Ah! dit Rodolphe, ce n'est pas que je la verrai plus tôt, mais c'est quelque chose que de commencer plus tôt à me rapprocher d'elle.... Mais toi, Albert, dit-il en marchant, parle-moi donc aussi de tes amours.
—Non, dit Albert; la femme que j'aimais est indigne de tout amour; elle ne mérite que le mépris, et jamais je ne prononcerai son nom.»
Et il pensait avec quelle perfidie il était trahi; puis il en revint à se demander lequel était trahi des deux; et vingt fois, dans la route, il fut prêt, tant le bonheur de Rodolphe lui semblait insolent, à gâter ce bonheur par une révélation semblable à celle qui venait de lui faire tant de mal à lui-même.
Il pensa d'abord qu'il ne devait jamais revoir Mme Haraldsen. Mais il réfléchit ensuite que la chose, telle que la contait Rodolphe, était tellement extraordinaire, qu'il y avait malentendu: et d'ailleurs, ne fallait-il pas montrer à Mme Haraldsen tout le mépris que l'on faisait d'elle; se faire voir gai, heureux, dédaigneux? car lui laisser apercevoir ce que l'on souffrait, c'était lui offrir un agréable sacrifice de larmes, de douleurs et d'insomnies.
Albert fut très-bien reçu de M. et de Mme de Redeuil. Il salua froidement Mme Haraldsen, qui eut l'air de ne pas s'en apercevoir. On se mit à table; Rodolphe était ivre de joie. Albert continuait à jouer, tant bien que mal, le rôle qu'il s'était imposé; il racontait qu'il s'était extraordinairement amusé pendant les vacances; il disait des femmes un mal affreux. Mais il cessa tout à coup de parler, et son cœur cessa de battre, quand il sentit un pied presser le sien. D'abord il ne répondit pas à cette pression; il était trop indigné, et d'ailleurs, ne devait-il pas penser que Mme Haraldsen en faisait autant à Rodolphe? Mais il cessa bientôt de pouvoir obéir à son ressentiment, et il répondit à tout ce que lui disait le pied qu'il sentait sur le sien. Comme autrefois, du reste, Mme Haraldsen prenait une part très-convenable à la conversation, et il ne lui échappait pas la moindre distraction. En vain Albert se répétait tout ce qu'il avait pensé sur elle; il lui semblait entrevoir pour elle une foule, un peu confuse il est vrai, d'excuses et d'explications qu'il se réservait de débrouiller dans un moment plus opportun.
Vers la fin du dîner, Mme de Redeuil demanda, à plusieurs reprises, je ne sais quelles conserves, que les domestiques ne purent trouver. Mme Haraldsen dit qu'elle savait où elles étaient, et qu'elle allait les prendre. Elle posa sa serviette à côté de son assiette. Albert alors serra le pied plus fort, c'était un adieu pour quelques instants. Le pied répondit avec une parfaite intelligence. Alors Mme Haraldsen se leva; Albert fut un peu étonné de sentir encore son pied sur le sien; elle marcha, et il sentit encore le pied; elle fit dix pas loin de la table, et il le sentit encore; elle ouvrit la porte de la salle à manger, et il le sentit encore; elle disparut, et il le sentit encore.
C'était incompréhensible. Il leva les yeux sur la place que venait de quitter Mme Haraldsen pour voir si elle était bien partie, et s'il n'était pas le jouet d'une illusion; il rencontra les yeux de Rodolphe aussi étonnés que les siens, et le pied se retira.
Et, en effet, ce pied que caressait si amoureusement Albert, c'était le pied de Rodolphe; ce pied qui causait de si grands ravissements à Rodolphe, c'était la botte d'Albert.
Le premier jour où ces deux pieds s'étaient rencontrés, Mme Haraldsen, fatiguée de sentir ses pieds poursuivis par celui d'Albert, avait pris le parti de les retirer sous sa chaise. Albert, en cherchant, avait rencontré celui de Rodolphe; Rodolphe, croyant sentir le pied de sa cousine, qui seule était assise près de lui, avait répondu, et c'était ainsi que s'était engagée cette tendre correspondance.
Albert se retira aussitôt le dîner fini, sans parler à Rodolphe, qui, de son côté, n'avait pour le moment rien tant à cœur que de l'éviter.
Un soir on frappa doucement à la porte de Léon. Un homme entra, qui rehaussait des vêtements extrêmement simples par une physionomie avenante et distinguée.
«Monsieur, dit-il à Léon, voici une lettre qui m'a été remise par erreur, et qui vous est adressée; je n'ai pas voulu tarder un instant à vous la remettre.»
A ce moment Léon fumait, et sa petite chambre était remplie d'une épaisse vapeur.
«Je vous remercie infiniment, monsieur, répondit Léon.
—Pardon, ajouta l'étranger, mais j'ai une question à vous faire; et c'est en partie pour n'en pas laisser échapper l'occasion que j'ai monté moi-même cette lettre. Est-ce vous qui jouez du violon tous les soirs, et je dirai presque toutes les nuits?
—Oh! monsieur, interrompit Léon, je sais bien ce que vous allez me dire; c'est précisément ce que l'on me dit au moins dix fois chaque jour: «Ne pourriez-vous jouer du violon à une autre heure?» ou bien: «Vous serait-il égal de n'en pas jouer du tout?»
—Mais, monsieur, répondit l'étranger, je ne viens pas....
—C'est, reprit Léon sans l'écouter, ce que je refuse positivement. Il faut de la tolérance entre voisins; et croirait-on que je n'ai pas besoin d'en avoir, moi? Chacun ne m'envoie-t-il pas son bruit plus ou moins désagréable, et tous beaucoup plus que mon violon?
—Certainement, monsieur, et, bien loin....
—La voisine d'en face n'a-t-elle pas des enfants qui crient et un mari qui jure? Le chaudronnier d'en bas peut-il m'accuser? Et les divers pianos qui m'entourent, les croyez-vous bien divertissants?
—Je suis bien de votre avis, et....
—Je jouerai du violon, et il faut que je joue du violon.
—Mais, monsieur, dit l'étranger, je vous dis que je ne viens pas pour vous empêcher de jouer du violon, et que je voudrais vous entendre plus souvent; vous avez un talent charmant, et les voisins qui se plaignent de vous sont des ânes. Voici l'heure à laquelle vous jouez ordinairement, monsieur Lauter; car c'est bien Lauter que vous vous appelez?»
Léon fit un signe affirmatif.
«Eh bien! mon cher monsieur Lauter, voici l'heure à laquelle vous jouez d'ordinaire du violon; permettez-moi de vous entendre, surtout si vous jouez un certain air....»
Et il fredonna les premières mesures.
«Un air dont je sais les paroles, je crois.
—Je suis heureux, répondit Léon, de pouvoir vous être agréable aussi facilement, et je vous jouerai tout ce que vous voudrez.
—Eh bien! alors permettez-moi d'aller chercher en bas du tabac un peu meilleur que celui que vous fumez, et de faire monter un pot de bière. Je suis Allemand, monsieur, et j'ai de certaines façons d'écouter la musique dont je ne me dérange pas volontiers.
—Allez chercher votre tabac; pour de la bière, je pourrai vous en offrir.»
Quand il eut apporté du tabac et bourré sa pipe, l'étranger s'étendit à son aise dans un grand fauteuil, vida son verre, le remplit de nouveau, et le plaça devant lui.
Alors Léon lui joua l'air qu'il avait paru désirer. Au bout de quelque temps, l'étranger redemanda le premier air....
«Attendez un peu, dit-il, et il chanta. D'où savez-vous cet air, qui n'est pas de ce pays? demanda-t-il à Léon.
—C'est ma mère qui l'a appris à ma sœur et à moi.
—Vous avez une sœur?
—Oui.
—Est-ce que madame votre mère est Allemande?
—Mon père l'était.
—Votre nom est allemand. Elle demeure à Paris?
—Non.
—Qu'est-ce que vous faites?
—Je fais mon droit, et je joue du violon.
—Et quand vous aurez fini votre droit?
—Je ne sais pas ce que je ferai; mais j'ai entendu mon oncle dire qu'il achèterait à mon cousin une étude d'avoué; je pense que ma mère en fera autant pour moi.»
L'étranger remercia beaucoup Léon, et le lendemain lui envoya une provision d'excellent tabac, en lui demandant la permission de passer encore cette soirée avec lui, parce qu'il partait le lendemain pour un voyage. «Je pense, dit-il en quittant Léon, que je reviendrai dans quelques mois; j'aurai le plus grand plaisir à vous voir. Si, par hasard vous quittiez ce logement, laissez-y votre nouvelle adresse.» Il serra la main du jeune homme et partit. Léon le trouvait bien un peu questionneur; car il lui avait fait, ces deux soirées, parler de toute sa famille dans les plus minutieux détails: mais il y avait tant de bonté dans son air et dans ses paroles, et tant de franchise dans ses manières, qu'on ne pouvait lui savoir mauvais gré de cette curiosité, qui, quoiqu'un peu incommode, était loin d'être malveillante. La lettre qu'il avait remise à Léon était de Geneviève. Voici ce qu'elle lui écrivait:
Mon cher frère, tu sais aussi bien que nous qu'Albert nous est arrivé ici un peu malade; nous le soignons de notre mieux. Moi, je ne crois pas beaucoup à cette maladie. Peut-être sais-tu le sujet de sa mélancolie; mais lui s'obstine à ne rien nous dire. La maladie de maman est plus sérieuse que la sienne, et, si tu venais ici, tu la trouverais bien changée. Cette pauvre mère n'a jamais été si bonne et si tendre que depuis ce dérangement de santé; mais il y a quelque chose de si triste dans ses caresses, qu'hier, au moment où elle m'embrassait le matin, je me suis mise à pleurer; elle m'a dit que j'étais folle, qu'il ne fallait pas pleurer, et elle s'est mise à pleurer comme moi, et nous sommes restées longtemps dans les bras l'une de l'autre. Aujourd'hui, elle va beaucoup mieux; le médecin lui a permis de sortir et de se promener; il faut espérer qu'elle se rétablira promptement. Depuis que je la vois ainsi malade, j'ai sérieusement pensé à elle. Sais-tu bien, mon cher Léon, qu'elle mène une vie bien triste? Elle était très-jeune quand nous sommes venus à Fontainebleau; elle est encore bien belle, et cependant elle ne prend aucun plaisir, elle ne voit personne, elle passe sa vie avec nous ou elle s'enferme toute seule.
Je voulais t'écrire de venir, mais elle me l'a défendu, et, comme j'insistais, sa figure s'est altérée, et d'une voix émue elle m'a dit: «Suis-je donc si mal qu'il faille envoyer chercher Léon? Est-ce le médecin qui te l'a dit?... Est-ce que je vais mourir?... Tu le sais! tu le sais! il faut me le dire.» Je me suis jetée dans ses bras en lui affirmant que le médecin m'avait dit, au contraire, que sa maladie n'était rien. «Je ne voulais faire venir Léon, lui ai-je dit, que pour t'égayer un peu.» Cette explication a paru la tranquilliser; aujourd'hui, elle m'a dit de me mettre au piano et de faire chanter Rose. Rose et Albert ont été charmants par leurs soins pour maman. Albert va partir dans quelques jours et retourner auprès de toi. Peut-être vas-tu penser à venir ici; je ne saurais trop te recommander de n'en rien faire: maman croirait que je t'ai appelé, et cela pourrait lui causer une émotion dangereuse. J'écris cette lettre la nuit, et je la porterai moi-même demain à la poste, parce que, si maman me voyait écrire, elle voudrait voir ma lettre. Mon oncle partira en même temps qu'Albert pour s'occuper d'un procès important qu'il a à Paris. Il ne s'aperçoit pas de la maladie de sa sœur, tout préoccupé qu'il est de ses nègres et de l'esclavage. Il ressemble à ces gens qui ne peuvent voir que les objets éloignés; on ne peut l'attendrir qu'à condition d'être à cinq cents lieues.
Geneviève ne disait pas tout à son frère; nous devons la suppléer. Quand Albert était arrivé à Fontainebleau, un peu malade, Geneviève avait senti un secret plaisir de sa maladie. Quelques jours après, lorsqu'elle eut découvert que le malade se portait à merveille, et qu'il était en proie à quelque chagrin caché, elle s'était encore sentie presque heureuse de sa découverte. Albert heureux appartenait aux autres; mais Albert souffrant, Albert triste, était à elle; elle s'emparait de lui, elle le soignait, elle cherchait à le consoler, elle faisait de la musique pour lui, elle se promenait avec lui et le conduisait dans ses promenades favorites: là, on voyait si bien coucher le soleil! ici, il y avait tant de fleurs dans l'herbe! dans ce coin de la forêt, on entendait tous les soirs des rossignols.
Certes, Rose aimait son frère, mais elle n'avait pas pour lui cette tendresse inquiète et ingénieuse de Geneviève. Cette pauvre Geneviève, sans savoir ce que c'était que l'amour, aimait Albert de toutes les forces de son âme; elle n'avait plus ni plaisirs, ni chagrins, ni sensations qui lui appartinssent: elle avait les plaisirs d'Albert et les chagrins d'Albert; elle avait mal à la tête d'Albert. Rose n'épargnait pas les plaisanteries à Albert sur sa fameuse maladie; elle refusait parfaitement d'aller voir quelque chose qui ferait plaisir à Albert, parce qu'elle l'avait assez vu; elle refusait de chanter un air que demandait Albert, parce qu'elle l'avait tant chanté qu'elle ne pouvait même plus l'entendre.
On était dans les derniers jours du mois d'octobre. Il semble que, dans les diverses saisons de l'année, la terre se plaise à revêtir tour à tour ses diverses parures, à changer de robes, de couleurs et de parfums. Une prairie, diaprée de mille couleurs, prend cependant, quand elle est vue de loin, une teinte uniforme de la couleur qui domine. Au printemps, elle est rose et blanche; l'été, rouge de coquelicots; à l'automne, elle est blanche, bleue et jaune: les chrysanthèmes, les grandes marguerites blanches, la grande sauge d'un beau bleu foncé, et les scorsonères couleur d'or, lui donnent la teinte la plus harmonieuse. C'est à l'automne que la nature semble revêtir sa dernière et sa plus belle robe. La princesse du conte de Peau-d'Ane, quand le prince la regardait à travers la serrure, mettait d'abord la robe couleur du temps, puis la robe couleur de la lune; mais quand elle mettait sa robe couleur de soleil, le prince ébloui fermait les yeux et devenait complètement fou.
A l'automne, les feuilles des arbres prennent de riches teintes d'or, de pourpre et de violet; le soleil pare les nuages de couleurs plus splendides; les forêts exhalent une odeur enivrante; et les feuilles qui tombent, et commencent à joncher les sentiers, avertissent que tout va disparaître, que tout va mourir, et invitent à contempler, avec plus d'attention et de recueillement, ces splendeurs qui vont s'effacer. Alors tous les sentiments prennent une teinte de douce mélancolie; l'amour s'empare du cœur avec une puissance jusque-là inconnue.
Un jour, la veille du départ d'Albert et de M. Chaumier, Albert avait montré toute la journée une sorte d'impatience et d'agitation nerveuse. Il demanda à sa sœur et à sa cousine si elles voulaient faire avec lui une promenade dans la forêt, la dernière, selon toutes les apparences, qu'il ferait de l'année.
«J'ai peu vu, dit Rose, de malades aussi disposés à la fatigue. Si tu te promènes avant le dîner, tu vas décidément affamer la maison; car ta maladie a cela de particulier, que tu manges, à toi seul, plus que nous tous réunis. Je ne vais pas dans la forêt.
—Et toi, Geneviève, dit Albert, me refuseras-tu aussi?»
Geneviève ne répondit pas, mais elle prit son chapeau de paille, et posa sa main sur le bras de son cousin.
Le soleil, déjà descendu à l'horizon, jetait à travers les arbres des rayons obliques. Ils gravirent une de ces belles allées tapissées de gazon, étroite montagne verte entre deux forêts. Geneviève s'appuyait sur le bras d'Albert avec un doux abandon. Quand ils furent arrivés au haut de l'allée, ils s'assirent sur la mousse, et laissèrent errer leurs regards par-dessus la forêt; les cimes des arbres rapprochées, avec leurs sommets arrondis, sur lesquels courait un vent léger, semblaient une mer houleuse de feuillage et de verdure, à l'horizon de laquelle on voyait se coucher le soleil. Ils furent longtemps sans parler. Geneviève était si heureuse, qu'elle eût voulu passer toute l'éternité ainsi, partageant avec Albert un rayon de soleil, regardant tous deux les mêmes arbres, respirant le même air et le même parfum, assis sur le même tapis de mousse. Il n'est rien de si doux au monde que la conviction de partager une sensation avec la personne que l'on aime; c'est le lien le plus intime; les deux âmes se mettent à l'unisson, comme deux instruments dont les cordes sont prêtes à donner la même note. Le rêve de l'amour, c'est la réunion et la fusion complète de deux êtres; c'est ce qui fait que deux mains qui se pressent croient toujours sentir un obstacle entre elles, et se serrent avec une force surnaturelle pour se rapprocher, quand déjà elles se touchent par tous les points. Eh bien! dans cette communauté de sensations, dans une émotion que l'on éprouve en même temps, l'amant et la maîtresse sont un moment unis, comme l'argent et le cuivre fondus ensemble pour une cloche au timbre harmonieux.
Albert, qui était moins ému, parla le premier. Geneviève le regarda parler.
«Geneviève, lui dit-il, après une belle soirée comme celle-ci, il me prend toujours des désirs de ne plus quitter Fontainebleau. Heureusement qu'une fois dans le tourbillon de Paris, je sens alors également le besoin de ne plus le quitter, et que je ne comprends pas que l'on puisse passer quinze jours à la campagne. Sans cela je tomberais dans la plus ridicule bergerie, et il ne faudrait pas désespérer de me voir un jour conduire mes agneaux plus blancs que la neige, à travers la prairie, avec une houlette ornée des couleurs de la dame de mes pensées.»
Ce mot, dit d'un ton de plaisanterie, alla néanmoins au cœur de Geneviève, et la fit frissonner. Albert resta quelques instants sans parler, et, quand il ouvrit la bouche, son air, le son de sa voix, avaient quelque chose de plus grave. Une pensée profonde sans doute venait de lui traverser le cœur ou la tête.
«N'importe, dit-il, c'est ici qu'il faudrait venir vivre avec celle que l'on aime. On devrait descendre sur Paris, comme l'aigle descend sur la plaine, y saisir sa proie, et reprendre son vol.»
Ces paroles entrèrent comme un fer froid dans le cœur de Geneviève; dans chaque phrase, dans chaque inflexion d'Albert, elle cherchait à lire son sort. Quelquefois le premier mot d'une phrase enlevait son âme au ciel, et le dernier mot la laissait lourdement retomber sur la terre. Il ne se passait pas une minute, quand elle était auprès d'Albert, sans qu'elle allât plusieurs fois du bonheur le plus complet au plus profond désespoir. La pauvre fille tirait des inductions de la façon dont il était vêtu le matin, d'un peu plus ou d'un peu moins de soin donné à sa chevelure, de la manière dont il disait bonjour. Elle souffrait perpétuellement et sans relâche les anxiétés du criminel qui attend son sort de la déclaration des juges, et qui, à peine acquitté, presque écrasé sous sa joie, recommence à souffrir les mêmes angoisses, et est condamné.
«C'est à Paris, pensait Geneviève, qu'il croit trouver la femme qu'il aimera!
—Oh! que l'amour serait bien ici, continua Albert, se parlant presque à lui-même, les yeux fixés sur l'horizon. Quel silence! quelle fraîcheur! quelle solitude! Comme on oublierait le reste du monde! comme le monde semblerait finir, par là, à cet horizon de pourpre, et des autres côtés, à ces ondoyantes courtines vertes que forment les chênes et les châtaigniers!... Geneviève, dit-il, ma bonne Geneviève! comprends-tu combien deviendrait sacré chaque brin d'herbe sur lequel elle aurait marché; comme le cœur garderait la mémoire de chaque mouvement qu'elle aurait fait?»
Il se leva, fit quelques pas en grimpant dans la forêt, et, tout à coup, s'arrêta près d'un arbre, prit un canif et se mit à graver quelque chose sur l'écorce.
Geneviève resta immobile. C'était alors une ravissante créature. Les longs plis de sa robe blanche s'amassaient sur la mousse. Son visage, rougi par le dernier rayon du soleil, semblait plutôt lumineux qu'éclairé, et brillait d'une charmante sérénité.
En ce moment, en effet, on respirait le bonheur. Tout était calme, les sens étaient bercés, le jour doux et caressant; aucun bruit ne se faisait entendre; l'âme semblait dans un de ces doux sommeils qui n'amènent que des songes heureux.
Albert, le premier, s'aperçut que le jour diminuait et qu'il était temps de retourner à la maison. Geneviève se leva sans parler; elle paraissait craindre que le son de sa propre voix ne réveillât son âme de ce bienheureux songe qui l'occupait; elle s'appuya machinalement sur le bras d'Albert, mais, en passant où il avait gravé quelque chose avec son couteau, elle sentit son cœur battre avec une grande violence. Sur l'écorce de cet arbre était son arrêt. Un nuage couvrait ses yeux.
Et d'ailleurs, pour rien au monde elle n'eût osé regarder de ce côté. Ils s'en allèrent par l'autre côté de l'allée: quand ils furent au moment de la perdre de vue, ils se retournèrent tous deux. Tous deux voulaient revoir ce spectacle auquel ils avaient mêlé tant de douces pensées. Le bouleau sur lequel avait écrit Albert s'élevait, entièrement séparé des autres arbres, sur le point le plus élevé de l'allée verte; à cette heure du jour, il se dessinait sur l'horizon jaune, comme une silhouette. Le tronc laissait encore, sur le côté, voir une teinte blanchâtre; mais on distinguait chaque feuille vigoureusement découpée en noir. L'air était limpide, et il semblait qu'il y eût un immense espace jusqu'à l'horizon. Au-dessus des bandes qui allaient se dégradant du jaune orangé au jaune le plus pâle, le ciel bleu clair empruntait d'un reflet jaunâtre la belle teinte verte que possèdent certaines turquoises. Le dernier regard de Geneviève et le dernier regard d'Albert s'arrêtèrent sur le bouleau.
Le lendemain, Albert partit avec son père.
Geneviève à Léon.
Quelle triste et ennuyeuse saison que l'hiver, mon cher Léon! Il y a quinze jours, la nature était encore belle et riche; tout à coup, il est tombé une petite pluie fine et glacée; un vent aigu a arraché les feuilles des arbres et les a roulées à travers les chemins de la forêt. Notre maison semble avoir pour sa part plus d'hiver que les autres; les sorbiers sans feuilles n'ont plus que leurs bouquets de corail. Maman est toujours malade. Rose s'ennuie. Modeste est d'une humeur entièrement féroce. Moi, je vais avec Rose et M. Semler, ou seule quand ils ne veulent pas m'accompagner, parcourir la forêt. Il y a encore de la grandeur dans les arbres dont les branchages séchés s'entre-choquent comme des squelettes. Avant qu'il fasse tout à fait mauvais temps, je veux revoir tous les endroits de la forêt que j'aime par souvenir; il n'y a pas un arbre presque qui n'ait quelque chose à me rappeler: ma vie si simple et si uniforme m'est racontée tout entière par les sorbiers de la maison, par les chênes et les bouleaux de la forêt, par les genêts qui n'ont plus aujourd'hui que des gousses noires en place de leurs belles fleurs d'or.
Que fais-tu d'Albert? Nous te l'avons renvoyé un peu moins triste, je crois, qu'il ne nous était venu. Rose me charge de t'embrasser pour elle. Maman te recommande de travailler sérieusement. Je voudrais bien l'amener à demander que tu viennes nous voir; jusqu'à ce que j'aie réussi, ta présence pourrait la frapper désagréablement. Adieu, mon pauvre banni.
Depuis huit ou dix jours, c'est-à-dire depuis le jour même du départ d'Albert, Geneviève faisait singulièrement promener Rose et M. Semler; elle cherchait le bouleau sur lequel Albert avait écrit avec son canif. Elle leur faisait gravir toutes les allées escarpées, et parcourir tous les chemins qui lui paraissaient avoir quelque rapport avec celui où elle avait marché appuyée sur le bras d'Albert. Les bouleaux n'avaient plus leur feuillage mobile, mais leurs troncs blanchâtres les faisaient encore reconnaître de loin, et, chaque fois qu'elle en apercevait un, elle s'en approchait avec une profonde émotion; mais l'écorce, unie comme du satin, ne présentait la trace d'aucune cicatrice. La forêt de Fontainebleau était devenue, pour elle, pareille à l'antique forêt de Dodone, avec cette différence, cependant, qu'elle n'avait qu'un seul arbre qui rendît des oracles, arbre qu'il s'agissait de trouver. Rose et M. Semler ne pouvaient se lasser de manifester leur étonnement du changement qui était survenu dans les manières de Geneviève; elle, autrefois si lente, si posée, courait, grimpait, sautait comme un chevreau. Il y avait des moments où Geneviève se désespérait. Comment ne pouvait-elle pas reconnaître cette allée, théâtre des plus douces, des plus cruelles et surtout des plus violentes sensations qu'elle eût éprouvées de sa vie! Quoique la forêt eût entièrement changé d'aspect sous les froides haleines de l'hiver, elle ne pouvait se pardonner son peu de mémoire; par moments, il est vrai, en se rappelant les paroles d'Albert, elle se disait, en frappant ses deux mains l'une contre l'autre: «Il m'aime! il m'aime! je suis aimée!» Mais comme elle n'avait pas oublié une seule de ces paroles, comme elle se les répétait avec les inflexions, ou plutôt avec la voix d'Albert, il y avait des moments où elle se disait tristement: «Non, il ne m'aime pas!» Et elle tombait dans le plus profond abattement. Alors elle priait Dieu, le soir, avec ferveur, de lui faire retrouver l'allée et l'arbre qui devait la tirer de cette horrible anxiété; car, ainsi que nous l'avons dit dans un des nombreux aphorismes que nous avons déjà mis au jour pour servir de règle de conduite à nos contemporains:
L'incertitude est le pire de tous les maux, jusqu'au moment où la réalité vient nous faire regretter l'incertitude.
Quelquefois, lorsqu'elle s'endormait, après de longues heures employées à de douces et poignantes rêveries, les sujets de sa préoccupation se reproduisaient dans ses rêves, mais dans une confusion inintelligible.
Quelquefois elle retrouvait l'allée; mais, quand elle voulait la gravir, ses pieds restaient enchaînés à la terre par une fatigue invincible, ou la colline s'allongeait toujours, et le bouleau, dont elle voyait remuer le feuillage au sommet s'éloignait en même temps.
Quelquefois elle arrivait au pied du bouleau, elle apercevait le chiffre; mais, avant qu'elle eût pu le distinguer, l'arbre grandissait, et le chiffre se trouvait à une hauteur où il était impossible de le lire.
Une autre fois, elle rêvait qu'elle était auprès du feu, et elle croyait voir le chiffre sur l'écorce d'une des bûches placées dans l'âtre. Alors elle voulait éteindre le feu; mais une épaisse fumée s'élevait, et la flamme, s'élançant de la cheminée avec impétuosité, l'obligeait à se retirer en fuyant.
Un jour, dans une de ces excursions qu'elle faisait sans cesse dans la forêt, elle monta seule en haut d'une allée. M. Semler et Rose l'attendirent longtemps en bas, puis se décidèrent à aller la rejoindre. Ils la trouvèrent assise sur une pierre, la tête dans les deux mains, le visage d'une pâleur effrayante, et les yeux fixes et comme hébétés. A leur aspect, ou plutôt au bruit de leurs pas, elle parut se réveiller en sursaut, et, d'une voix brève et saccadée, dit: «Allons-nous-en! allons-nous-en!» Rose et M. Semler s'empressèrent autour d'elle, et lui firent mille questions. Était-elle malade? avait-elle eu peur? avait-elle froid? Geneviève répondit d'un air profondément distrait: «Oui, je suis malade, j'ai eu peur, j'ai froid. Il est trop tard, allons-nous-en!» A dîner, elle ne mangea pas. Après dîner, elle alla se coucher, et passa toute la nuit à pleurer amèrement; et, pour ne pas réveiller Rose et s'exposer à des questions, par moments elle mordait son oreiller pour étouffer le bruit des sanglots qui la suffoquaient.
Les étudiants.—Cours de droit.—Dernière année.
Cet hiver-là, Albert découvrit qu'il n'était pas plus amoureux de Mme Haraldsen que de toutes les autres femmes, mais que, en revanche, il était aussi amoureux de toutes les autres femmes que de Mme Haraldsen.
Léon joua les concertos de Viotti et la musique de Kreutzer.
Geneviève à Léon.
20 avril.
Léon, Léon, maman est morte.... morte, mon cher Léon! Viens vite, je suis seule; viens, ou je meurs moi-même de douleur.
11 heures du soir.
On n'a pas trouvé l'homme qui devait te porter ma lettre; elle ne pourra partir que demain. Je vais t'écrire, jusqu'à ce que la fatigue de pleurer vienne m'endormir. Maman est là, dans la chambre à côté. On ne veut pas que je la veille. Je vais te parler d'elle. Pauvre Léon! tu ne l'as pas vue; mais elle t'a demandé, quelques minutes seulement avant de mourir. Mourir! Morte! On m'a emportée tout de suite; mais je vois encore son visage. Comme Rose a été bonne! Jamais je n'oublierai ce qu'elle a fait pour moi. Mon Dieu! si je pouvais mettre un peu d'ordre dans mes idées, je te dirais comment elle est morte. Mais tout ce qui me vient à la bouche, tout ce que trace ma plume, c'est qu'elle est morte.
Elle est là! là, à côté, et je ne puis croire qu'elle soit morte. Qu'est-ce donc que la mort? Elle est là, couchée dans son même lit, pas beaucoup plus pâle qu'elle ne l'était d'ordinaire, à la même place, la tête sur l'oreiller comme je la voyais tous les matins, et on me dit que je n'ai plus de mère!
Il n'y a plus que son corps. Son âme, son esprit, sa voix, si bienveillante qu'on était reconnaissant rien qu'à l'entendre; son regard, sous lequel je me sentais si protégée; sa douce affection, sa pensée: tout cela s'en est allé d'un seul souffle.
Et c'est là ce que nous avons perdu!
Elle allait mieux, elle se levait, elle marchait, quand tout à coup, le soir, elle m'a dit de veiller un peu auprès d'elle. Elle souffrait beaucoup; par moments, elle s'endormait, mais d'un sommeil agité et convulsif; elle parlait, elle disait nos deux noms, et d'autres qui me sont inconnus. Son délire m'effrayait tellement que je faisais du bruit pour la réveiller. Je passai ainsi toute la nuit. Le lendemain matin, après un sommeil de quelques heures, elle se réveilla plus calme; elle fit demander le médecin et M. Semler; elle fit des questions au médecin, qui chercha en vain à la rassurer. Quand il fut parti, elle s'enferma avec M. Semler. Quand celui-ci sortit, il avait les yeux rouges. Maman me demanda alors si son frère était revenu. Je n'osais pas parler de l'envoyer chercher ainsi que toi; je me rappelais trop la pénible impression que lui avait faite déjà une semblable proposition, relativement à toi, à un moment où elle était bien moins malade qu'aujourd'hui. D'ailleurs, je ne la croyais pas dans un état désespéré comme elle était vers le milieu de la journée. Comme Rose et moi nous étions auprès d'elle, elle nous appela à son lit, et me dit:
«Geneviève, si je meurs, tu ne me quitteras pas que je ne sois tout à fait morte.
—Oh! mon Dieu, maman, quelle folie! lui dis-je; ne peux-tu être malade sans concevoir d'aussi terribles idées?
—C'est égal, me dit-elle, si ce n'est pas pour à présent, ce sera pour plus tard; je tiens à ce que tu me fasses cette promesse de ne pas me quitter.»
Je promis, et ne pus m'empêcher de fondre en larmes, en prononçant ces paroles qu'elle exigea: «Je te promets de ne pas te quitter jusqu'à ce que tu sois tout à fait morte.» Alors, j'osai lui dire: «Mon Dieu! si Léon était ici, je suis sûre qu'il te gronderait bien, j'ai envie de l'envoyer chercher.»
Maman alors me regarda fixement; son regard n'avait presque rien d'humain; il me pénétrait le cœur. Rose s'en aperçut, et me poussa le pied. Je repris: «Mais non, c'est pour lui un moment de travail, et tu ne voudrais pas qu'il se dérangeât pour une maladie qui est presque finie.
—Non, non, dit-elle avec force, il ne faut pas qu'il se dérange; il faut qu'il travaille, qu'il travaille beaucoup: dis-le-lui bien, Geneviève, dis-le-lui de ma part.»
Le soir, nous avons dîné avec Rose dans sa chambre. Tout à coup.... Mais que te dire? Maman est morte, ma pauvre maman est morte! tout se trouble et se confond dans ma tête; seulement je vais te dire ce qu'a fait Rose. Maman te croyait là, elle te parlait, elle te disait: «Léon, tu prendras soin de Geneviève; c'est tout ce que je te lègue; je prierai pour vous deux dans le ciel.» Je ne pouvais retenir mes sanglots; le médecin et M. Semler m'ont emportée, et Modeste est restée avec moi en bas. J'étais presque évanouie, je ne sentais rien, je ne savais plus rien de ce qui se passait.
Rose tout à coup est descendue; elle m'a dit: «Geneviève, tu souffriras; mais tu aurais trop de regrets plus tard; tu as promis à ma tante de rester près d'elle; le médecin dit qu'elle va mourir....
—Y pensez-vous, mademoiselle? dit Modeste. Faire voir un pareil spectacle à cette pauvre petite!»
M. Semler, qui avait suivi Rose, s'écria aussi qu'il ne souffrirait pas qu'on me laissât remonter.
Je me suis jetée dans les bras de Rose, et je l'ai suivie. Oh! Léon! Léon, si tu avais vu notre pauvre mère, les yeux hagards, les mains cherchant à saisir quelque chose dans l'air! Je me suis jetée à genoux, et je lui ai dit: «Maman, maman, m'entends-tu? entends-tu ta Geneviève?» Ses yeux alors se sont fixés sur moi: j'ai pris sa main, et elle a saisi la mienne avec une force effrayante; elle ne pouvait plus parler; elle râlait horriblement! Mon Dieu! j'ai vu cela, moi!
Rose me tenait l'autre main et me la serrait, et me disait: «Courage, Geneviève, le bon Dieu te donnera de la force.
—Emmenez cette enfant, disait le médecin; la malade ne se sent plus, ne voit plus, n'entend plus: c'est une torture inutile.
—Taisez-vous, m'écriai-je; elle a serré ma main, elle vous entend, elle ne veut pas que je parte; non, non, maman, je ne te quitterai pas: maman, maman, ne meurs pas, ne nous abandonne pas.»
Et j'appelais Dieu à notre secours!
. . . . . . . . . . . . . . . . .
Elle est morte à six heures du matin. Oh! Léon, viens vite, viens, amène mon oncle.
Le premier jour de mai.
Autour du vieux clocher à la flèche pointue, les corneilles ont, tout l'hiver, fait entendre leur voix aiguë; mais l'hirondelle est revenue et voltige à son tour dans l'air.
Réveillez-vous, petits génies; petits gnomes, réveillez-vous! Il est temps de rendre aux prairies leurs belles robes reverdies, et leurs fleurs au parfum si doux.
Paresseux! les filles penchées cherchent depuis bientôt un mois, sous les vieilles feuilles séchées, les premières fleurs cachées de la violette des bois.
A l'œuvre, cohortes pressées! Venez déchirer les bourgeons où les feuilles embarrassées attendent, encore plissées, les premiers, les plus doux rayons.
Fondez l'onde de la citerne où s'en vont boire les troupeaux; ôtez aux prés leur couleur terne, et faites croître la luzerne pour cacher les nids des oiseaux.
Allons, gnomes, qu'on se dépêche; préparez les parfums amers, préparez la couleur si fraîche des premières fleurs de la pêche, roses sur leurs rameaux verts.
Là-bas, au fond du cimetière, est la tombe d'un pauvre enfant; personne n'y vient; mais la terre, à chaque printemps, bonne mère, donne à l'ange son bouquet blanc; sur le gazon qui l'environne, aux beaux jours, de ses blancs bouquets une aubépine le couronne, et la pâquerette y foisonne. Gnomes, ne l'oubliez jamais.
Allons, gnomes! Vos mains discrètes ont encore un soin à remplir. Ouvrez! ouvrez les fleurs coquettes; ouvrez ces belles cassolettes de rubis, d'or et de saphir.
De ses plus beaux habits la nature est parée; la lisière de la forêt, de beaux genêts fleuris brille toute dorée aux rayons du soleil de mai.
Vos travaux sont finis! Allez, troupe joyeuse! Que chacun de vous prenne un corps; papillon à l'aile soyeuse, demoiselle capricieuse, ou mouche à miel laborieuse, vivez au sein de tous ces beaux trésors.
Roulez-vous dans les fleurs! Que la cétoine pose ses ailes d'émeraude au sein d'un rosier blanc, vivant dans une rose et mangeant de la rose, et dans une rose mourant.
Le criocère au lis, la grande fleur royale, demande asile; hôte bruyant, il chante et se promène, et sur le blanc pétale, rouge, paraît une goutte de sang.
Fête au ciel et fête à la terre! Le beau printemps est revenu; il n'est plus de chagrins, il n'est plus de misère; le pauvre de soleil est richement vêtu.
Fête au ciel et fête à la terre! Le printemps est venu; que faire de la richesse et des grandeurs, des diamants, des sculptures, des toiles? On nous donne gratis mille et mille splendeurs, illumination d'étoiles, illumination de fleurs.
C'est le premier jour de mai que l'on enterrait Mme Rosalie Lauter. Léon arriva avant son oncle et son cousin, tremblant et pâle; on lui ouvrit la porte, et il vit Geneviève et Rose, vêtues de noir: ils s'embrassèrent tous trois. La vue de Léon renouvela la douleur des deux filles, qui retrouvèrent des larmes dans leurs yeux desséchés.
Léon voulut voir sa mère; il la regarda longtemps, aussi immobile, lui, que la morte. Puis il dit: «Ma mère! j'accepte ton legs! Je te remplacerai auprès de Geneviève!»
M. Chaumier et Albert l'entraînèrent hors de la pièce.
Au cimetière, quand la terre eut recouvert le cercueil, un homme sortit de la foule, s'agenouilla sur la tombe et fit à voix basse une courte prière; puis il se leva et vint serrer Léon dans ses bras. Léon reconnut son voisin, M. Anselme.
Deux jours après, M. Chaumier fut rappelé à Paris par son procès et emmena son fils. Léon resta avec Rose et Geneviève. Tous trois passèrent les jours et les soirées à parler de Mme Lauter, à rappeler ses moindres paroles, à entretenir leur douleur par tous les moyens, à pleurer ensemble, à se serrer les mains, à s'embrasser, à se promettre de toujours s'aimer et de ne se quitter jamais. Était-ce donc là cette petite Rose, si enjouée, si légère, dont l'enfantillage avait si souvent désolé Léon? Ce chagrin commun avait révélé tous les trésors de son âme.
M. Chaumier revint bientôt. Il avait gagné son procès. Sa fortune était plus que triplée. Léon retourna à Paris, où Albert était resté.
Le jour même de son arrivée, le soir, M. Anselme monta chez lui: «Mon voisin, lui dit-il, il ne faut pas vous laisser abattre par le chagrin. L'occupation, le travail, la fatigue, sont d'excellentes choses; j'ai eu dans ma vie des chagrins autrement violents que les vôtres, et je me suis toujours bien trouvé de la recette que je vous donne.
—Monsieur, dit Léon, je suis très-heureux de vous rencontrer pour vous remercier d'avoir assisté à l'enterrement de ma mère.
—J'étais venu ici, et on m'avait fait part du malheur qui vous était arrivé, et je suis allé jusqu'à Fontainebleau. Quand vous avez quitté le cimetière, je vous ai suivi jusqu'à la porte de votre oncle; j'ai aperçu deux jeunes filles dans la cour; laquelle est votre sœur?
—Ma sœur est la plus grande.
—Je m'en étais douté.»
Et ils passèrent une partie de la nuit à parler de Mme Lauter et de Geneviève.
Un mois après, une lettre de M. Chaumier amena Léon à Fontainebleau; cette lettre avait été provoquée par M. Semler, qui voulait communiquer, à la famille rassemblée, les dernières volontés que lui avait confiées Mme Lauter. Elle lui avait, la veille de sa mort, dicté une lettre.
Dans cette lettre, elle expliquait par quel arrangement d'argent elle se trouvait ne rien laisser à ses enfants que l'amitié de leur oncle, dont elle leur recommandait de se rendre toujours dignes. Elle rappelait à Léon qu'il devait la remplacer auprès de Geneviève; elle finissait par un passage adressé à M. Chaumier, qu'elle conjurait de ne pas abandonner ses enfants. «Pour vous, Albert et Rose, disait-elle, vous, mes enfants aussi, je vous laisse avec votre père, dans une vie heureuse et assurée; aimez bien Geneviève et Léon.»
M. Chaumier promit à Geneviève et à Léon d'avoir pour eux toute la sollicitude de sa sœur.
«Geneviève restera avec nous jusqu'à ce qu'elle se marie; l'accroissement de ma fortune me permet de vivre à Paris, où les partis ne manqueront pas. Nous ne reverrons plus Fontainebleau que pendant l'été, et j'ai chargé mon ami, M. de Redeuil, de me chercher un logement convenable. Pour toi, Léon, mon garçon, il faut travailler avec courage et persévérance; sans fortune, il te sera impossible d'acheter une étude, mais tu pourras être avocat. Calcule bien juste combien il te faut par mois pour vivre, à Paris, de la vie simple, modeste, laborieuse, de l'étudiant, et tu recevras exactement la somme nécessaire.»
Léon remercia son oncle; mais de ces paroles, toutes bienveillantes qu'elles étaient, il reçut une pénible impression. Pour la première fois de sa vie, l'argent lui apparaissait avec toute sa puissance, et la pauvreté avec toute sa laideur. Jusque-là il lui avait semblé qu'on a de l'argent comme on a des dents, qu'il est aussi naturel d'avoir de quoi manger que d'avoir faim, d'avoir de quoi boire que d'avoir soif. Il comprit alors qu'on peut avoir moins d'argent, qu'on peut n'en pas avoir. Il comprit l'immense avantage des gens qui ont de l'argent sur ceux qui n'en ont pas. La vie alors se montra avec ses luttes; il se dit à lui-même, avec une horrible expression, ces mots qui paraîtraient si durs, si l'habitude de les entendre n'en avait affaibli l'impression sur nous: «Il faut gagner sa vie.» Il pensa à la destinée de son cousin dont la vie était si facile, qui n'avait qu'à se laisser glisser sur la pente au haut de laquelle on l'avait placé, tandis que lui, il lui fallait gravir péniblement une colline sans versant et peut-être sans sommet, il lui fallait faire de son esprit, de son travail, quelque chose dont les autres eussent assez envie pour lui donner de l'argent en échange. Il lui fallait vendre, pour conserver la moitié de sa vie, l'autre moitié à des gens libres, qui ajouteraient à leur vie à eux les heures qu'ils lui payeraient.
Puis il en vint à se mépriser lui-même, à se considérer comme un être d'une espèce inférieure, comme une sorte de bête de somme. Il se sentit humble, respectueux, haineux à l'égard des gens qui ont de l'argent. Il jeta un regard sur lui-même, et il douta de tout ce qu'il avait parfois senti de puissance dans son cœur et dans sa pensée. Il lui fut démontré qu'il avait tort sur tous les points où il lui arrivait de ne pas être de l'avis de tout le monde. Il n'osa plus élever la voix, ni émettre une opinion, ni prendre dans la rue le haut du pavé. Il se regarda dans une glace, et il se trouva laid.
Il fit plus que prendre au mot l'invitation de son oncle de calculer bien juste ce qu'il lui fallait pour vivre à Paris de la vie simple, modeste, laborieuse, de l'étudiant. Il calcula ce qu'il fallait, non pour vivre, mais pour ne pas mourir, et se condamna volontairement à une vie pauvre et misérable.
Un soir, en fumant et en buvant de la bière avec Anselme, il se laissa aller à parler de sa nouvelle position et de ses nouvelles sensations. Anselme lui dit: «Courage! il y a à surmonter le sort un bonheur que vous apprécierez plus tard. C'est le bonheur que doit éprouver la mouette et que l'on ne peut s'empêcher d'envier, lorsque, pendant la tempête, elle vole capricieusement au-dessus de la mer en fureur, se pose sur la lame, et se baigne dans l'écume en poussant des cris de joie.»
Anselme ajouta à ceci, qui est vrai, un long discours qui était absurde sur le mépris des richesses. Léon le regarda. A voir son chapeau un peu déformé et son habit marron dont les coutures étaient depuis longtemps blanchies, on aurait facilement douté que son mépris des richesses allât jusqu'au mépris d'un habit neuf et d'un chapeau moins vieux. Néanmoins, les paroles d'Anselme firent sur l'esprit de Léon une impression salutaire. Il se sentit prêt à la lutte contre la mauvaise fortune, et il se mit à envisager avec moins d'horreur et de consternation les bottes devenues un succès, le gilet une victoire, le déjeuner une conquête.
Pour Anselme, quand il se trouva seul, il se dit: «Au fait, que me fait à moi, que doit me faire la triste situation de ces jeunes gens? Ne peuvent-ils lutter et vaincre comme moi? Et de quelles affections vais-je encore m'embarrasser après tout le mal que m'ont fait toutes celles auxquelles je me suis laissé prendre jusqu'à ce jour?» Quand il eut bien repassé dans son esprit toutes les excellentes raisons qu'il avait de ne pas s'occuper de Geneviève et de son frère, il passa toute la nuit sans sommeil à penser à eux et à s'attendrir sur leur sort.
M. Chaumier ne tarda pas à s'installer à Paris. Ce fut pendant trois mois une occupation et une agitation extraordinaires; il fallait choisir des meubles et des étoffes. Geneviève eut un serrement de cœur en quittant Fontainebleau. Il lui semblait qu'elle partait pour l'exil, tandis que Rose, au contraire, croyait quitter la servitude d'Égypte pour la terre promise.
Si Rose et Geneviève eussent passé le reste de leur vie à Fontainebleau, malgré la volonté de Modeste Rolland, il eût été difficile et même impossible de diminuer entre elles l'égalité qui avait toujours subsisté. Mais la création d'un nouvel établissement, un ameublement nouveau, permirent à la gouvernante, rentrée dans ses fonctions et dans sa puissance par la mort de Mme Lauter, de mettre entre Rose et Geneviève les distinctions hiérarchiques qui lui paraissaient une justice et une convenance. Personne autant que Modeste Rolland n'avait écouté et compris les révélations de M. Semler sur l'état de fortune des enfants de Mme Lauter.
Geneviève et Rose choisirent, il est vrai, les couleurs qui devaient tendre leur chambre. Rose regretta amèrement que son nom ne lui permît pas d'adopter une couleur qui eût attiré toutes sortes de fadeurs et de jeux de mots; elle se retrancha sur le lilas. Geneviève choisit le bleu!
O couleur bleue! Couleur du ciel! Couleur aimée de la femme que j'aime! Couleur de ces wergiss-mein-nicht, de ces petites turquoises qui fleurissent dans l'eau! Et, comme dit un poëte:
L'azur est la couleur du ciel pur de l'automne, |
Ou des bluets que, pour mettre en couronne, |
Les enfants vont chercher au sein des blés jaunis! |
Mais Modeste Rolland fit mettre dans la chambre de Rose des rideaux de soie, et des rideaux de laine dans la chambre de Geneviève. Rose eut un tapis couvrant toute la chambre; ce fut bien assez pour Geneviève d'une descente de lit, et d'une toilette en faïence, quand celle de Rose était en porcelaine.
La restauration de Modeste s'annonça par des représailles et des colères, seul héritage que Mme Lauter eût laissé à sa fille. Dès lors, on ne mit plus d'eau dans la chambre de Geneviève, qui était obligée d'en aller chercher elle-même. Geneviève ne se plaignait pas, mais elle comprit mieux alors ce qu'avait dit M. Semler: Modeste s'encouragea par la douceur de sa victime. A chaque injure supportée, elle en ajoutait une autre d'un degré plus blessant. Elle s'étonnait de la quantité de linge que salissait Mlle Geneviève. Elle remarquait que le soir Mlle Geneviève lisait au lit et brûlait des bougies entières. Si, le matin, Geneviève se mettait au piano, Modeste ne tardait pas à prier Mlle Geneviève de lui permettre d'essuyer le piano de MADEMOISELLE ROSE; et Geneviève ne pouvait s'empêcher de penser au vieux clavecin de Fontainebleau, qui s'appelait simplement le piano; elle pensait à Fontainebleau, à sa mère, et elle allait s'enfermer pour pleurer.
Modeste, implacable dans sa vengeance, trouvait, pour l'exercer plus sûrement, un esprit fin et ingénieux qu'on ne lui eût reconnu dans aucun autre cas. Si Geneviève se brodait un col, Modeste avait soin d'admirer le fini de l'ouvrage, mais elle ajoutait: «Cela coûtera au moins vingt sous de blanchissage.» Si Geneviève lui donnait un ordre, Modeste demandait l'assentiment de Rose, et, quoique celle-ci ne manquât jamais de lui dire: «Certainement, puisque Geneviève vous le dit;» Modeste n'attendait, pour recommencer, que la plus prochaine occasion.
Albert ne paraissait que rarement à la maison, quoiqu'il y demeurât. Lorsqu'il y dînait, il arrivait quand on avait déjà mangé le potage et partait avant qu'on se fût levé de table. Il traitait Geneviève absolument comme Rose; en arrivant et en sortant, il leur donnait la main, et ne leur parlait plus que pour leur adresser quelque observation plaisante ou ironique sur une innovation dans l'arrangement de leurs cheveux, ou une révolution de manchettes. Il était toujours pressé, toujours préoccupé. Quoiqu'il ne dît rien devant ses sœurs, comme il les appelait toujours, il lui était difficile de ne pas laisser échapper quelques mots qui donnaient à penser qu'il était amoureux, et amoureux au dehors. Geneviève écoutait chacun de ses mots, suivait ses moindres gestes, et on eût vu le regard de Geneviève briller ou se ternir, son visage rougir ou pâlir à chaque instant. Albert était loin de s'en apercevoir; il faisait, comme nous avons dit, sa dernière année de droit. Conséquemment, il dansait à la Grande-Chaumière, il jouait au billard, et était de deux ou trois clubs politiques. Léon, qui travaillait sérieusement, n'osait cependant pas toujours refuser de prendre part à ces occupations. Il jouait également au billard, et gouvernait la France à 12 sous l'heure le jour, et 20 sous aux quinquets. Il mettait, comme les autres, des cravates dont le nœud devait désoler le gouvernement, et des chapeaux dont la forme le renverserait tôt ou tard. Quand il venait chez son oncle, il prenait Geneviève à part, et lui disait: «Geneviève, comment te trouves-tu? Es-tu bien?» Geneviève répondait toujours de manière à le tranquilliser. Le dimanche était resté consacré à la réunion de famille. Ce jour-là, quelque impatient qu'il fût de s'en aller, Albert ne se dispensait pas de passer la soirée à la maison. On retrouvait les jeux et le rire de l'enfance. Geneviève et Léon étaient bien heureux. Rose ne pensait presque pas à l'hiver et aux bals qui allaient arriver. Albert lui-même finissait par s'abandonner à cette douce intimité. Léon était toujours le protecteur et l'appui de Rose; c'était lui qu'elle chargeait de ses commissions; c'était lui qui accompagnait sa sœur et sa cousine quand elles avaient des emplettes à faire. Tout inexpérimenté qu'était Léon, il ne pouvait s'empêcher de remarquer, avec une secrète satisfaction, que Rose évitait de prendre avec lui certaines familiarités de leur enfance, et qu'elle commençait à ne plus lui parler du même ton qu'à son frère.
Tout cela était bien égal à M. Chaumier.
Depuis l'installation à Paris, on avait pris de nouveaux domestiques. Modeste Rolland, élevée définitivement aux fonctions et à la dignité de gouvernante, avait sous ses ordres un domestique et une cuisinière. Elle les avait avertis que M. Chaumier, si tendre pour les nègres, ne plaisantait pas avec les blancs, et que la moindre négligence serait punie d'une expulsion immédiate. Les nouveaux arrivés ne tardèrent pas à se modeler sur la gouvernante, et à mettre entre Rose et Geneviève les distinctions qu'y mettait Mme Rolland.
Rose et Albert étaient devenus d'excellents partis: aussi furent-ils parfaitement accueillis à leur entrée dans le monde. On trouvait Geneviève belle, il est vrai; mais elle était exclusivement livrée à l'admiration des très-jeunes gens et des vieillards. Les hommes à vues solides et les mères qui tapissent de chapeaux jaunes et de turbans exagérés les murailles des salons, ne s'empressaient qu'autour de Rose. Mais cette différence mise entre les deux jeunes filles ne pouvait paraître bien clairement à leur inexpérience: peut-être même les succès de Geneviève, plus directement dus à la beauté, leur semblaient-ils les plus flatteurs. Toujours est-il que toutes deux étaient ravies et infatigables. C'est, en effet, un heureux sort que celui de deux filles qui, après avoir passé une partie de la nuit à être belles et admirées, emploient la moitié de la journée suivante à se reposer et à se rappeler, et l'autre moitié à attendre et à préparer de nouveaux succès; et cela, sans la cruelle anxiété de beaucoup de femmes, qui se demandent si elles seront belles. Rose et Geneviève ne s'occupent que de savoir de quelle manière il leur convient d'être belles ce jour-là.
Et puis, c'est toujours un grave souci. S'il ne s'agissait que de plaire aux hommes, la nature a fait à peu près tout ce qu'il faut, des tailles souples, des pieds étroits et cambrés, des fronts purs et unis, des yeux pleins de vivacité à la fois et de modestie, une grâce naïve dans les mouvements. Mais il faut aussi déplaire aux femmes, et c'est là le point important et difficile de la toilette.
Un jour, il arriva, chez M. Chaumier, une lettre que Rose prit sur elle de décacheter malgré l'absence de son père. On voyait, au travers du papier, que la lettre était imprimée, et cela avait si parfaitement l'air d'une invitation! D'ailleurs, si on laissait faire M. Chaumier, il pourrait arriver ce qui était arrivé dernièrement: ce n'était que le jour du bal que M. Chaumier l'avait annoncé à ses filles, et on n'avait pas pu avoir de certains fichus si bien brodés qu'ils auraient fait sensation. En effet. Rose rejeta la lettre en disant: «Je le savais bien, c'est pour mardi.»
Geneviève prit à son tour la lettre et la regarda; mais un nuage rose passa sur son visage, quand elle lut:
Monsieur et madame *** prient M. Chaumier et Mlle Rose Chaumier de leur faire l'honneur de venir passer la soirée chez eux, mardi prochain.
«On ne m'invite pas,» dit Geneviève.
Rose relut la lettre et dit: «C'est vrai, c'est un oubli, ou plutôt on a pensé que c'était inutile. Dès l'instant qu'on invite mon père, c'est que l'on nous invite toutes deux.
—Mais, dit Geneviève, c'est la première invitation que nous recevons ainsi.
—Je t'assure, reprit Rose, qu'il n'y a pas le moindre inconvénient, et ces gens-là sont trop heureux d'avoir dans leur bal une jolie fille comme toi, pour t'oublier volontairement. D'ailleurs, crois-tu que l'on invite mon père pour le plaisir qu'il apporte personnellement dans une maison, lorsqu'il joue aux cartes, ou lorsqu'il s'endort dans quelque petit salon écarté?
—C'est égal, reprit Geneviève, je ne dois pas y aller.»
Il s'éleva alors à ce sujet, entre les deux cousines, la discussion la plus savante qui se puisse imaginer. Modeste prit la parole, et pensa que Geneviève n'était pas engagée et qu'il ne fallait pas avoir l'air de se jeter à la tête des gens et d'aller chez eux malgré eux. On convint qu'on reprendrait la discussion à dîner devant M. Chaumier et devant Albert. M. Chaumier décida que Geneviève devait venir; mais Albert répondit froidement qu'à la place de sa cousine, il ne considérerait que le plaisir qu'il attendrait de la soirée, et que, si elle pensait bien s'amuser, elle ferait bien d'y aller. Certes, si Albert eût un peu pressé Geneviève, toute considération eût disparu à ses yeux, et elle se fût laissé entraîner par le plaisir de passer la soirée avec lui, et d'en être priée. Mais il ne parut mettre aucun intérêt à sa résolution. Geneviève alors laissa décider qu'elle irait au bal; mais, le mardi matin, elle se plaignit d'être malade et elle resta à la maison.
On ne saurait dire avec quel serrement de cœur elle assista à la toilette de sa cousine. Rose était ravissante, ses pieds touchaient à peine la terre; à sa beauté ordinaire se joignait la beauté que donne le bonheur. Elle partit avec son père; Albert les accompagnait. Il dit à Geneviève: «Tu as tort de ne pas venir.» S'il avait dit un mot de plus, Geneviève eût été si vite habillée et sitôt prête! Mais il lui donna un baiser sur le front et offrit le bras à Rose pour descendre l'escalier.
Geneviève alors prêta l'oreille; elle entendit s'abattre et se relever le marchepied de la voiture. Il était encore possible qu'Albert remontât et lui dît: «Geneviève, habille-toi et viens avec nous.» Mais la voiture partit; la porte cochère cria sur ses gonds et se referma. Puis on entendit la voiture rouler, et le bruit se perdit dans tous les autres bruits.
Alors Geneviève se prit à rappeler tout ce qui pouvait augmenter sa douleur. Elle se représenta à elle-même, pauvre fille, sans mère pour la consoler et pour la conseiller. Il était évident qu'Albert ne l'aimait pas. Elle ne voyait presque pas Léon, qui, de son côté, ne paraissait pas heureux. Oh! s'il avait été là, comme elle aurait été consolée de tout lui dire! Ce n'était qu'à lui qu'elle pouvait parler des impertinences de Modeste Rolland, et de ses regrets pour sa mère. Mais, pas même à lui, elle n'aurait osé parler de son amour pour Albert.
Quelques jours après, Albert ne dînait pas à la maison. Léon parla des difficultés de l'état qu'il allait embrasser, et il avoua une grande répugnance pour la profession d'avocat. M. Chaumier répliqua par l'éloge de cette profession, en lieux communs que Léon eut l'imprudence de réfuter.
«L'avocat, dit M. Chaumier, est le défenseur de la veuve et de l'orphelin.
—S'il n'y avait pas d'avocats pour les attaquer, répondit Léon, il n'y aurait pas besoin d'avocats pour les défendre.
—C'est l'avocat qui, par son talent, fait triompher l'innocence et le bon droit, et les débarrasse, aux yeux du juge, des voiles dont veulent les entourer le crime et la mauvaise foi.
—Mais dans toute cause, reprit Léon, il y a deux avocats: donc, si l'un défend l'innocence, l'autre défend le crime; si l'un défend le bon droit, l'autre défend la ruse et la perfidie. Donc, il serait aussi juste de dire de l'avocat: L'avocat, c'est lui qui fait triompher le crime et la mauvaise foi, etc.»
Léon résuma ainsi le métier: «Il n'y a pas d'avocat qui refuse de plaider demain précisément le contraire de ce qu'il a plaidé hier. Il n'y a pas d'avocat qui n'eût accepté, avec le même empressement, la défense de celui qu'il attaque, si celui qu'il attaque se fût adressé à lui. Un avocat passe quinze ans de sa vie à défendre n'importe quoi et n'importe qui; ensuite il arrive au parquet, où il passe quinze autres années à accuser n'importe qui et n'importe quoi; puis il se retire environné de l'estime de ses concitoyens.»
M. Chaumier, fort absolu, comme le doit être tout homme qui veut affranchir les nègres des autres, commença à mettre de l'aigreur dans la discussion. Il fit remarquer à Léon que rien n'était plus ridicule que de chercher à décrier une profession que l'on avait embrassée volontairement.
«Aussi, mon cher oncle, dit Léon, je ne serai pas avocat.»
Geneviève et Rose le regardèrent avec stupéfaction. M. Chaumier se mit en colère, parla du mépris qu'ont tous les hommes raisonnables pour les gens indécis et capricieux, et lui demanda alors ce qu'il voulait faire, d'un air triomphant, comme s'il eût porté un coup sans parade possible. Il avait déjà dans les dents la suite de son argumentation, dans la prévision de la réponse à laquelle il croyait avoir réduit le pauvre Léon. «Ah! vous ne savez pas? se proposait-il de lui répondre. Autant dire tout de suite que vous ne voulez rien faire. L'homme, dans l'état de société, n'a pas le droit de ne pas savoir ce qu'il veut faire, etc., etc.»
Mais Léon ne lui laissa pas placer cette phrase à laquelle son oncle tenait beaucoup. A la question de M. Chaumier, il répondit sans hésiter: «Je veux être artiste, je veux être musicien.»
M. Chaumier se leva et dit: «Vous avez parfaitement le droit de faire des folies; mais je n'en serai pas le complice ni l'instigateur. Il est bon que vous en supportiez, dès le début, toutes les conséquences. Vous vous arrangerez donc pour ne plus compter sur mon appui dans aucun genre.»
M. Chaumier sortit de la salle à manger, ferma brusquement la porte et disparut.
Léon, sa sœur et sa cousine, restèrent quelques instants sans parler. Geneviève finit par pleurer et Rose ne tarda pas à l'imiter. Léon leur prit la main à toutes deux, et leur dit: «Mes chères sœurs, mon oncle a tort. Certes, si j'étais dans la position d'Albert, qui n'aura qu'à acheter une étude et à se laisser gagner de l'argent, je devrais continuer à marcher dans la carrière que j'ai commencée; mais, dans ma situation, il peut se passer un grand nombre d'années encore avant que je gagne ma vie et sois indépendant. D'ailleurs, qui me dit que je pourrai élever ma tête au-dessus de cette foule noire qui erre en bourdonnant dans le Palais? Pourquoi ne pas m'attacher exclusivement à ce que je fais le mieux? Je connais une foule de musiciens qui gagnent beaucoup d'argent à donner des leçons. D'ailleurs, je n'ai pas le choix; il faut que j'en gagne tout de suite.»
A ce moment, Modeste arriva avec un billet cacheté; il était adressé à Léon. «C'est de mon oncle,» dit-il, et il le lut haut.
«Monsieur mon neveu, l'oubli que vous avez fait tantôt du respect que vous me devez m'oblige à prendre à votre égard une résolution sévère. Vous me ferez plaisir de ne plus mettre les pieds dans ma maison.
—Eh bien! soit! dit Léon. Puisque mon oncle oublie ainsi ce que ma mère lui a demandé en mourant, je ne rentrerai plus dans sa maison que lorsqu'il se trouvera fier et honoré de m'y recevoir; quand, en entendant parler de moi, il prendra la parole pour dire avec complaisance: «C'est mon neveu.» Pour vous, ma sœur Geneviève et ma jolie Rose, vous n'oublierez pas le pauvre exilé. Vous parlerez quelquefois de lui, ensemble, le soir. Pour lui, il pensera à vous, et vos douces images le soutiendront dans les luttes qu'il aura à soutenir dans les découragements qui s'empareront de lui. Et bientôt, je l'espère, quand j'aurai pris ma place dans les rangs des artistes de talent, quand vous entendrez citer mon nom avec éloge, vous vous rappellerez que le battement qu'éprouveront alors vos deux petits cœurs sera mon plus doux triomphe.»
Léon se tut quelques instants; ses lèvres s'entr'ouvraient et il ne parlait pas. Enfin, prenant les mains de Rose, il lui dit: «Rose, ma jolie Rose, écoute bien ce que je vais te dire; c'est mon secret et mon trésor, c'est mon présent et mon avenir, c'est ma part de bonheur dans la vie que je vais confier à ton cœur. Je t'aime, Rose; je ne sais si je t'aime plus, mais je t'aime autrement que Geneviève; je t'aime de l'amour le plus passionné, le plus ardent. Quand je rêve la gloire, c'est pour que tu sois fière de moi. Je n'envie la couronne de lauriers et de fleurs de l'artiste que pour la mettre sur tes cheveux noirs.»
Rose, toute confuse, cacha sa tête sur la poitrine de sa cousine. Léon continua.
«Aimé de toi, Rose, rien ne me sera impossible. J'aurai du courage et de la force contre tous les obstacles, car tu es ma force et mon courage. Rose, mon ange, devant ma sœur, veux-tu me promettre de ne pas m'oublier, d'attendre le jour où je viendrai dire à ton père: «Mon oncle, me voilà revenu, j'ai un état et je gagne de l'argent, et mon nom est quelque chose qui attire l'attention quand on le prononce. Tout cela, je l'ai voulu pour Rose, pour Rose que j'aime. Donnez-la-moi, confiez-moi son bonheur.»
Rose, émue au dernier point, tendit en sanglotant la main à Léon. Léon porta cette petite main à ses lèvres, puis il se leva et dit: «Ma sœur, ma femme, au revoir!»
Et il sortit, heureux et fier, et si grand, que c'est un grand hasard s'il ne brûla pas son chapeau à la lune, ou s'il ne décrocha pas quelques étoiles.
Geneviève et Rose intercédèrent en vain auprès de M. Chaumier; il fut inflexible. Léon parla de son projet ou plutôt de sa résolution à M. Anselme. M. Anselme l'encouragea, et, tout en restant son auditeur assidu, changea entièrement sa manière d'écouter. Ce n'était plus nue satisfaction personnelle qu'il cherchait quand Léon jouait du violon; il ne se laissait plus mollement entraîner aux charmes de la mélodie. Il jugeait, il critiquait, il insistait sur les reproches, il ne faisait aucune grâce, il faisait recommencer dix fois le même passage. Puis, quand il y avait un opéra important, un beau concert, un grand artiste à entendre, M. Anselme avait toujours, par hasard, dans la poche de son vieil habit marron, un billet pour le concert ou le théâtre.
Un jour, il dit à Léon: «Je suis très-lié avec M. Kreutzer; il se fera un véritable plaisir, à ma recommandation, de vous donner quelques leçons qui vous manquent; allez le voir demain avec une lettre de moi.»
Kreutzer ne donnait pas de leçons à moins de vingt francs le cachet; c'était une bonne fortune que Léon n'eût osé espérer. Il ne pouvait s'empêcher d'admirer la ponctualité et l'exactitude du professeur; jamais il ne retranchait cinq minutes sur la leçon. Ce qui n'étonnait pas moins Léon, c'est que, remplissant aussi fidèlement ce devoir d'une amitié peu commune, il ne demandait cependant jamais de nouvelles de son ami. Un jour même, Léon et M. Anselme rencontrèrent Kreutzer dans la rue.
«Qui venez-vous de saluer? demanda M. Anselme a Léon.
—Mais ne l'avez-vous pas reconnu?
—Non.
—C'est votre ami, M. Kreutzer.
—Je ne l'avais pas vu.
—Il a passé à trois pas de nous; il ne paraît pas non plus vous avoir reconnu.
—C'est étonnant.
—C'est étonnant.»
Un matin, M. Anselme dit à Léon: «Il s'agit maintenant de gagner de l'argent; vous avez un beau talent; mon ami Kreutzer aura l'obligeance de vous donner toujours quelques leçons et quelques conseils. Tout en vous perfectionnant, il faut vous faire entendre dans le monde et donner vous-même des leçons. En voici une que vous commencerez après-demain: on vous donnera dix francs par leçon. C'est un prix presque ridicule pour un jeune professeur: mais il n'en faut pas accepter à moins. Il y a très-peu de connaisseurs, et le plus grand nombre n'estime la musique que selon ce qu'il la paye.»
Léon ne savait comment remercier M. Anselme; celui-ci dit: «Vous ne me devez aucune reconnaissance; un de mes amis, homme fort riche, veut que son fils apprenne le violon. Il m'a demandé un bon professeur, je vous avais sous la main; il aurait fallu me déranger beaucoup pour ne pas vous rendre ce petit service, et d'ailleurs, je connais peu de talents qui me plaisent autant que le vôtre. Pour moi, je pars pour l'Allemagne, et je ne reviendrai qu'au printemps. Écrivez-moi quelquefois, et tenez-moi au courant de vos succès, car je suis sûr que vous réussirez. Au revoir.»
Léon était fort heureux; cette seule leçon remplaçait pour lui la pension que son oncle lui supprimait; il avait de quoi vivre, et il vivrait de son art, de son violon. Il se mit au travail avec toute l'ardeur que donne le succès. L'ami de M. Anselme recevait du monde; Léon se fit entendre plusieurs fois, et fut très-applaudi. Il pensait à Rose, à Geneviève, à M. Chaumier.
Rose et Geneviève menaient toujours la même vie, dans les plaisirs et dans les fêtes; mais Geneviève ne goûtait que bien rarement le bonheur dont Rose s'enivrait. La persécution de Modeste, l'indifférence d'Albert, venaient à chaque instant lui percer le cœur; elle ne voyait plus Léon; quelquefois elle lui écrivait et le tenait au courant de ce qui se passait à la maison. Léon voyait assez fréquemment Albert, qui l'entraînait dans ses parties de plaisir. D'ailleurs, il ne tarda pas à se lier avec un grand nombre de jeunes artistes comme lui, qui, de même que les étudiants, le jetaient dans une vie opposée à ses goûts et à ses habitudes. Il buvait avec eux, quoiqu'il n'aimât pas le vin, et il n'osait pas ne pas boire un peu plus que celui qui buvait le plus. Il cachait, avec un soin inimaginable, ses qualités précieuses, pour se parer, avec ostentation, de vices qu'il n'avait pas. Il serait devenu violet de honte s'il avait, par une seule expression, laissé voir ce qu'il y avait en lui de poésie, d'enthousiasme et d'élévation.
M. Chaumier voulut recevoir à son tour. Tous les jours de la semaine étaient pris par ses connaissances. Il ne restait que le dimanche, qu'il se trouva forcé d'adopter. La première soirée du dimanche parut à Geneviève une sorte de sacrilège; c'était le jour de la famille, le jour depuis si longtemps consacré. Rodolphe de Redeuil se montra fort empressé auprès de Rose. Le lendemain matin, Modeste disait aux domestiques: «Ce serait un beau mariage pour notre demoiselle.»
On apporta une lettre de Léon: il ne parlait presque que de Rose. «Hier, disait-il, hier dimanche, quand vous vous êtes trouvés réunis autour de la table de famille, avez-vous pensé à moi en voyant ma place vide?
—Rose, dit Geneviève, c'est tout au plus si j'oserai lui répondre qu'il y avait bal ici, que nous avons dansé presque toute la nuit, et qu'il n'y a plus de dimanche. Oh! mon Dieu! s'écria-t-elle en finissant la lettre, il est malade.
—Malade! dit Rose, et il est seul!
—Seul, continua Geneviève, et il n'a personne pour le soigner.
—Écoute, dit Rose, mon père ne le saura pas, allons le voir.»
Geneviève embrassa Rose, et toutes deux mirent des châles et des chapeaux; puis Rose demanda: «Et qui nous accompagnera?
—Ah! oui, qui nous accompagnera?
—Modeste fera des questions et des observations.
—Allons seules.
—Oui.
—Je ne serai pas moins brave que toi.»
Mais comme elles sortaient, tout émues et tremblantes, elles rencontrèrent M. Chaumier qui rentrait, et qui leur demanda où elles allaient.
«Nous allons voir Léon, dit Rose.
—Qui est malade, ajouta Geneviève.
—Comment! dit M. Chaumier, vous sortez seules, sans ma permission?
—Mais, papa, dit Rose, il est malade.
—N'importe, cela n'est pas convenable, ou plutôt cela ne me convient pas; rentrez.»
Toutes deux obéirent sans parler. Geneviève ouvrait la bouche, mais elle retint les paroles déjà sur ses lèvres. M. Chaumier entra dans son appartement. Rose ôta son châle et son chapeau; Geneviève resta habillée.
«Écoute-moi, Rose, dit-elle. Je n'obéirai pas à mon oncle, je ne laisserai pas mon frère malade, sans secours et sans consolations; je vais partir; je serai sans doute revenue pour l'heure du dîner; alors mon oncle ne s'apercevra de rien.»
Rose craignait la colère de son père; cependant, elle ne trouva pas une seule raison pour détourner Geneviève de son projet. «Va, Geneviève, dit-elle, et dis-lui que je voulais t'accompagner.»
C'était la première fois que Geneviève se trouvait ainsi seule dans les rues; aussi sa frayeur était sans égale. Si elle n'osait marcher, elle eût osé bien moins encore monter dans une voiture. Vingt fois elle fut sur le point de revenir sur ses pas et de rentrer à la maison; mais la pensée de la maladie de Léon lui donnait un peu de courage et de force, et elle arriva près de lui toute rouge de fatigue et de honte. Léon fut si heureux, si reconnaissant! Il était seul dans sa petite chambre. Une vieille portière venait de temps en temps voir s'il n'avait besoin de rien et retournait à sa loge. Le médecin venait de sortir, et, après avoir fait une prescription, avait dit: «Il y aura peul-être un peu de fièvre et de délire ce soir et cette nuit.»
La prédiction du médecin commençait à s'accomplir; la fièvre se manifestait avec violence. Cependant il tenait la main de Geneviève et lui faisait mille questions: il y avait si longtemps qu'ils ne s'étaient vus! Le ravissement de Léon fut au comble quand il sut que Rose avait voulu venir le voir. Plus heureux que sa sœur, il pouvait parler de ce qu'il aimait, et dire qu'il l'aimait. Geneviève s'était fait, de renfermer son secret dans son sein, une loi qu'elle n'eût pas transgressée même au prix de sa vie, et ce ne fut qu'après de longues circonlocutions qu'elle vint à dire: «Nous ne voyons presque pas Albert. Que fait-il? Tu le vois plus que nous....»
Et elle hésita un quart d'heure avant d'oser dire: «Lors de son dernier voyage à Fontainebleau, il était amoureux; il gravait des O sur tous les arbres de la forêt.
—Ah! je sais, dit Léon, Octavie. C'était Mme Haraldsen; mais il y a longtemps qu'il n'y pense plus.»
Il semblait à Geneviève que son frère lui enlevait une montagne de la poitrine. Quoi! Albert n'était plus dominé par l'amour d'une autre! Albert pouvait l'aimer! Tout ce bonheur qu'elle avait rêvé et qu'elle avait cru perdu, elle pouvait le retrouver! Sa vie n'était donc pas tout entière vouée à la douleur!
Comme elle avait cessé de parler, Léon s'endormit, mais d'un sommeil agité et convulsif; il prononçait, en dormant, des paroles sans suite. Geneviève fit porter à Rose une lettre, dans laquelle elle lui disait que Léon était sérieusement malade et qu'elle passerait la nuit auprès de lui. La nuit fut plus calme qu'on ne l'avait cru. Le matin, Geneviève partit comme Léon dormait encore. Rose n'était pas réveillée; mais, quand elle entendit Geneviève, elle commença à lui faire une longue série de questions. Geneviève était épuisée de fatigue et à demi morte de froid. «Eh bien! dit Rose, couche-toi avec moi, tu te réchaufferas et nous pourrons causer.»
Geneviève raconta à Rose la petite chambre de son frère, le désordre qui y régnait, et la vie pauvre à laquelle il semblait condamné. «Il prononçait souvent ton nom, dit-elle à Rose; il t'aime. Ma bonne petite Rose, au milieu de tout ce monde que nous voyons, ne l'oublie pas, il serait trop malheureux. Tu es toute sa vie!»
Rose répondit que tous les hommes qui s'offraient à ses yeux, loin de lui faire oublier Léon, ne faisaient que réveiller son souvenir, par une comparaison à son avantage.
«Je suis fâchée, dit Geneviève, que tu ne l'aies pas vu: il était si beau pendant son sommeil agité par la fièvre, quand il t'appelait!»
Rose embrassa Geneviève et jura d'aimer Léon toute sa vie.
«Ah! dit Geneviève, ma chère cousine....
—Appelle-moi ta sœur, dit Rose.
—Ah! oui, ma sœur, ma chère petite sœur, vous serez heureux.»
Et Geneviève songea qu'il y avait encore pour elle un autre moyen d'être la sœur de Rose. Ce que lui avait dit Léon de l'oubli où Albert avait mis Mme Haraldsen, avait ranimé dans son cœur un espoir qu'elle avait cru si longtemps un rêve. Cependant elle n'osa en parler à Rose. Toutes deux s'endormirent en parlant de Léon et dans les bras l'une de l'autre.
Si le papier blanc n'était pas une des plus respectables choses qui soient au monde, et si je ne tenais à ménager ma bouteille d'encre, dont j'ai bien des choses à tirer, je ferais un ou deux volumes de ce qui se passa pendant l'année qui suivit cette conversation des deux cousines. Nous croyons plus opportun de faire ici un entr'acte.
Je ne sais si vous avez quelquefois regardé une bouteille d'encre. J'en ai acheté une, il y a un mois, et je l'ai versée tout entière dans un vaste encrier. Cela a tout l'air d'un petit océan noir.
Je vais d'abord en tirer deux volumes; deux volumes font quatre cent vingt-huit mille lettres. Ces quatre cent vingt-huit mille lettres sont évidemment dans mon encrier, mais à l'état de pêle-mêle et de confusion. Il s'agit de les harponner et de les pêcher, l'une après l'autre, avec le bec pointu de ma plume, dans le susdit océan noir, et de les ranger en bon ordre sur des feuilles de papier blanc.
Il y a des moments où, attachant mes yeux sur la surface noire de ce Cocyte (toujours mon encrier), je m'amuse d'abord à voir tout ce qui se réfléchit dans ce sombre miroir. Mes vitraux y sont reflétés en papillons rouges, verts et jaunes; puis, à mesure que je regarde, je finis par y voir des millions de petites lettres enchevêtrées, emmêlées les unes dans les autres, courant à droite, à gauche, s'évitant, se poursuivant, s'atteignant, formant des mots bizarres et inconnus, se bousculant, se renversant, se combattant, se dévorant, et, par leur réunion, racontant des histoires si singulières, si saugrenues, si vraies, que je ne sais si j'oserai vous les raconter, et si je ne rejetterai pas à la mer les lettres qui les composent, quand elles tomberont sous la pointe de mon harpon. Il y a des moments où il s'élève un bouillonnement, où il se fait des orages d'encre qui m'intimident et font que je suspends ma pêche, et me repose sur les rives de l'encrier. Mais aujourd'hui la matinée est belle, comme disent les barcarolles. (O Parisiens, mes amis, comme on se moque de vous avec les barcarolles! Je les ai toutes chantées à la mer, et toutes y sont parfaitement ridicules. O musiciens, mes autres amis, ou plutôt mes ennemis, qui vous faites une idée de la mer d'après votre carafe et votre cuvette, et qui pensez que l'Océan n'est qu'une exagération du grand bassin des Tuileries!)
La matinée est belle, nous avons encore trois plumes taillées par de jolies mains. Pécheur, parle bas.
Un an après, voici dans quelle situation nous retrouvons nos personnages. Geneviève avait reçu la défense formelle de revoir son frère; elle n'avait pas cru devoir s'y soumettre, et était allée demeurer avec lui. Léon, dont la réputation commençait à s'étendre, gagnait passablement d'argent. Il avait loué un petit logement dans la rue Saint-Honoré. Son talent le faisait fort rechercher dans le monde, et il arriva ce qu'il avait prévu, c'est qu'au milieu des applaudissements qu'il excitait, son oncle ne fut pas fâché quelquefois de dire: «Ce jeune homme est mon neveu.» Léon, d'autre part, ne manquait jamais de le saluer respectueusement quand ils se rencontraient dans quelque salon; et quoiqu'il ne parlât pas à Rose, ses regards savaient bien lui dire: A toi, Rose, ces applaudissements! et Rose le comprenait si bien, qu'elle rougissait des éloges qu'on donnait à son cousin.
Une fois que M. Chaumier eut dit: «Ce jeune homme est mon neveu, il fut assez embarrassé de répondre à une question toute naturelle que cette confidence lui attira: «D'où vient qu'on ne le rencontre jamais chez vous le dimanche?» Il n'y avait pas moyen de dire: «Parce que je l'ai renvoyé, et je l'ai renvoyé, parce qu'il voulait être musicien et acquérir le talent que vous applaudissez, et dont je ne puis moi-même m'empêcher d'être fier.» Il fit donc un jour signe à Léon de s'approcher de lui, et lui dit: «Léon, mon neveu, à tout péché miséricorde. Je n'ai pas, en voulant punir une petite outrecuidance de jeunesse, prétendu exiler à tout jamais les enfants de ma sœur. Rose et Albert, quand nous voyons Albert, parlent de vous deux tous les dimanches; et il y a, à la table, deux places vides ce jour-là, qui sont désagréables à l'œil. Viens donc dimanche prochain avec ta sœur, et oublions nos petits différends.»
Rose, par un mouvement involontaire, se jeta au cou de son père, et l'embrassa pour le remercier de cette pensée dont il n'avait fait confidence à personne. Léon remercia M. Chaumier de la voix, et Rose du regard et du cœur. De ce jour, Geneviève et Léon dînèrent tous les dimanches chez leur oncle.
Albert avait acheté une étude d'avoué, dont il laissait le soin à un maître clerc, et il continuait à suivre toutes les fantaisies de son imagination.
M. Anselme avait écrit à Léon deux lettres, auxquelles celui-ci n'avait pas songé à répondre.
Mme Modeste Rolland n'avait pas vu sans chagrin le retour dans la maison de Léon et de Geneviève; mais elle avait soin de les traiter parfaitement en étrangers et en inférieurs.
Le logis de Léon et de Geneviève était d'une simplicité bien au-dessous des habitudes de leur enfance, quoique cependant la maison de Fontainebleau n'eût rien de somptueux ni de magnifique. Il se composait de quatre petites pièces. Les meubles, peu nombreux, étaient en noyer. Quand Geneviève était venue partager la bonne et la mauvaise fortune de son frère, Léon voulait la loger plus richement. Mais Geneviève, après un examen sérieux de ses affaires, s'aperçut que, s'il gagnait suffisamment d'argent pendant l'hiver, il lui fallait presque entièrement chômer pendant l'été, parce que tous ses élèves étaient à la campagne; et un point sur lequel ils étaient tous deux parfaitement d'accord, c'était que, pour rien au monde, ils n'auraient recours à M. Chaumier. Geneviève, avec le secours d'une vieille femme qui venait chaque jour pendant deux heures, tenait le petit ménage dans une propreté ravissante, et faisait elle-même la cuisine, cuisine d'autant moins compliquée, que Léon ne dînait presque jamais à la maison. Léon suppliait sa sœur de ne pas se fatiguer, et surtout de ne pas s'occuper de soins auxquels elle était restée étrangère toute sa vie; mais Geneviève prenait les prétextes les plus ingénieux pour ne pas changer de conduite. Albert venait quelquefois les voir; mais, quoique Geneviève épiât tous ses regards, tous ses mouvements, il était difficile d'y trouver le moindre symptôme d'amour. Il ne manquait jamais, en entrant, de baiser le front de sa cousine, et de lui parler d'un ton affectueux; mais elle finissait toujours par voir que le sujet de sa visite était une commission pour Léon, qu'il lui laissait en partant, quand il la trouvait seule; ou, quand Léon était à la maison, il ne faisait qu'entr'ouvrir la porte de la chambre de Geneviève, en entrant et en sortant, et lui disait bonjour, sans entrer ni s'arrêter un seul instant. Geneviève gardait toujours de ces visites un profond sentiment de tristesse; cependant son seul désir était de les voir se renouveler, et son cœur battait de la plus douce émotion, lorsqu'elle reconnaissait la façon de sonner à la porte d'Albert. En vain Léon la pressait de lui dire la cause de son chagrin; elle niait avoir la moindre peine. Léon s'efforçait de lui procurer quelques distractions; il la conduisait au spectacle, et était le plus heureux des hommes quand il pouvait amener un sourire sur les lèvres de sa sœur. Mais quelquefois, sans le savoir, il était la cause de la tristesse de Geneviève. Par l'habitude de ne lui rien cacher, il lui rapportait imprudemment ce qu'Albert venait lui dire sur ses amours bien passagères, qui avaient toujours un caractère d'exagération romanesque et fantastique qui amusait Léon, et le portait à en faire à sa sœur des récits qu'il croyait extrêmement propres à l'égayer. Geneviève cachait avec le plus grand soin ses impressions à son frère; tout ce qu'elle accordait au bonheur qu'elle ressentait à s'occuper d'Albert tout haut, c'était de parler beaucoup de Rose. En parlant de Rose, elle parlait naturellement de la maison de M. Chaumier, où il n'y avait pas un meuble dont le souvenir ne la fît tressaillir. Souvent aussi ils s'entretenaient de Fontainebleau. Quelquefois, après de longs efforts et une cruelle hésitation, elle faisait à Léon une question sur Albert; mais elle avait soin de la faire d'un ton de légèreté et d'indifférence. «Comment vont les amours d'Albert?» disait-elle; et ces deux mots, Albert et amours, lui déchiraient le cœur et les lèvres. Et Léon avait presque toujours quelque nouvelle bouffonnerie à lui raconter, et Geneviève souriait.
Un dimanche, il se trouva que tout allait mal. Le lait monta le matin, et s'en alla par-dessus la casserole. Léon raconta à sa sœur qu'Albert était amoureux d'une actrice, et que, pour le moment, il ne s'occupait pas d'autre chose. Ils partirent vers trois heures pour se rendre chez M. Chaumier. Modeste ouvrit et dit: «Il n'y a personne.
—Comment, personne? dit Léon.
—N'est-ce pas aujourd'hui dimanche? ajouta Geneviève.
—C'est dimanche, répondit Modeste, je n'ai pas l'intention de le nier. Mais M. Albert n'a pas paru ici depuis dimanche dernier, et monsieur et mademoiselle dînent en ville et passent la soirée dehors.»
La toilette exorbitante de Modeste accusait une intention de sortir et venait à l'appui de son témoignage. Le frère et la sœur se regardèrent interdits; l'espoir qui les avait soutenus toute la semaine était évanoui, et cette déception leur donnait déjà des doutes sur le dimanche suivant. Geneviève pouvait à peine se soutenir; elle se dit fatiguée et entra pour s'asseoir un instant. Léon rôda dans la maison et s'arrêta dans la chambre de Rose; il y trouva les vêtements qu'elle avait quittés le matin et les couvrit de baisers. Il y avait des épingles sur une pelote; il les ôta et les piqua de manière à former son nom, Léon.
Cependant, Modeste donnait le dernier coup d'œil à sa parure; elle mettait son bonnet à rubans effrénés rouges et jaunes. Geneviève se leva la première, chercha Léon et lui dit: «Veux-tu partir?» Léon se leva, baisa encore la robe de sa cousine, et dit: «Partons,» et il restait. Geneviève le prit par la main et l'emmena. Modeste eut le plus grand soin de passer sous silence les regrets que Rose l'avait chargée d'exprimer à ses cousins. Léon et Geneviève s'en allèrent tristes et retournèrent chez eux sans se parler. Geneviève ralluma le feu et servit sur la table un reste du dîner de la veille. Léon dit qu'il était triste, Geneviève qu'elle avait mal à la tête, tous deux qu'ils n'avaient pas faim, et ils ne mangèrent pas. Puis ils parlèrent de Rose. Geneviève lui trouva mille excuses et devina sans peine que probablement Modeste s'était acquittée de la commission de ses maîtres avec de certaines restrictions. Elle parla à Léon de la méchanceté de Modeste et de tout ce qu'elle avait eu à en souffrir.
«Pauvre petite sœur! dit Léon.
—Aussi, mon cher Léon, je suis bien heureuse de te devoir le bonheur de n'y être plus exposée.
—Ainsi, chère sœur, dit Léon, tu n'es pas trop malheureuse de la vie médiocre que tu partages avec moi?
—Moi, mon bon Léon! dit Geneviève; je t'en remercie tous les soirs en faisant ma prière, et je prie Dieu de t'en récompenser.
—Ah! dit Léon, il n'en est pas moins vrai que tu es maintenant privée des plaisirs du monde, des soirées et des bals; car, malgré l'accueil que l'on me fait dans les maisons où je vais, il ne peut m'échapper que je conserve toujours l'infériorité de l'homme payé. C'est mon violon que l'on invite, et, s'il ne fallait quelqu'un pour l'apporter et promener l'archet dessus, on ne penserait pas à moi. C'est là quelque chose que je me cache le plus possible à moi-même, et, quand cela devient trop évident, je sors des maisons en jurant de n'y plus retourner. Mais ce serait m'aliéner mes écoliers, et la nécessité l'emporte. Et puis, quelquefois, je leur arrache des applaudissements de bonne foi, et j'oublie. Aucun cependant ne songe à inviter ma sœur; je serais si heureux et si fier de te conduire avec moi!»
Geneviève répondit qu'elle ne regrettait en rien ces plaisirs.
Geneviève mentait. Quand son frère partait le soir pour quelque fête, elle sentait son pauvre cœur se serrer; mais elle n'aurait voulu, pour rien au monde, chagriner Léon.
A ce moment on frappa à la porte, et, comme la clef y était restée, un homme entra qui demanda à son voisin la permission d'allumer sa bougie. C'était M. Anselme, avec son même vieux chapeau et son même habit marron.
«Je pourrais, dit M. Anselme, paraître surpris de vous voir avec une dame, feindre de vouloir me retirer discrètement et vous faire dire que mademoiselle est votre sœur. Mais je l'ai déjà vue et je la reconnais parfaitement.»
Il prit une chaise et se mit au coin de la cheminée vis-à-vis de Geneviève. Léon était au milieu. Il fut quelque temps à regarder silencieusement le frère et la sœur, puis il se décida à dire: «Je suis allé, à mon retour, à notre ancien logement. On m'a donné votre nouvelle adresse, que je vous remercie d'avoir pensé à laisser pour moi. Je suis venu ici et je ne vous ai pas trouvé. Il y a un petit logement à louer dans la maison, au-dessus de vous; je l'ai pris et nous sommes encore voisins. Et comment se fait-il que vous soyez ainsi réunis?»
Léon éprouva quelque embarras à répondre devant sa sœur à cette question, qui lui faisait, à lui-même, voir pour la première fois à quel degré de confidence il s'était laissé entraîner par M. Anselme. Mais Geneviève répondit:
«Nous sommes bien plus heureux maintenant.
—Ma jolie demoiselle, dit M. Anselme, je vous remercie infiniment de m'avoir fait entendre votre voix, qui est douce et veloutée. Ne vous étonnez pas trop de mes questions. J'aime beaucoup votre frère, qui a un bon cœur et un beau talent; et je vous aime aussi beaucoup, parce que vous êtes une belle, une bonne et noble fille, et par une foule d'autres raisons qu'il serait trop long de vous détailler. Toujours est-il que je suis enchanté de vous voir avec lui.»
Et M. Anselme ne se lassait pas de contempler Geneviève. Il voulait voir la couleur de ses cheveux et la forme de sa main; puis il la priait de parler, quand même elle n'aurait rien à dire, seulement pour entendre sa voix. Pendant ce temps Léon lui racontait un peu le passé et le présent, et beaucoup l'avenir. Il parlait de ses projets et de ses espérances.
«Et Rose? demanda M. Anselme.
—Vous connaissez Rose? dit Geneviève.
—Oui, certes, et je l'aime beaucoup, quoique je l'aime moins que vous.
—Rose! dit Léon; Rose m'oublie.
—Rose ne t'oublie pas, interrompit Geneviève. Mais voyez-vous, monsieur, ne nous parlez pas aujourd'hui de la maison de mon oncle; nous serions injustes. Nous sommes tout tristes d'une sorte de quiproquo par lequel, aujourd'hui dimanche, jour consacré à la réunion de la famille, nous ne les avons pas vus.»
Et Geneviève s'arrêta tout à coup, et se sentit rougir d'une pensée qui venait de traverser son cœur: elle craignait que le vieillard, qui connaissait si bien tout le monde, ne s'avisât de parler d'Albert.
«En effet, dit M. Anselme, je trouve Léon morose et abattu.»
Il prit la main de Léon et celle de Geneviève, et dit:
«Mes bons amis, à peine au commencement de la vie, ne vous laissez pas décourager par les premières épreuves. Je sais un exemple de ce que peuvent la résignation et le courage. Un de mes amis, déjà avancé dans son âge mûr, a vu s'évanouir dans ses mains et s'échapper comme de l'eau à travers ses doigts tout le bonheur qu'il avait laborieusement amassé et caché, comme un avare, pour le reste de sa vie. Il s'est trouvé un matin seul, et non-seulement sans affections, mais rempli de haine pour ce qui avait été les objets de ses affections. Il est parti, sans argent, sans but, sans espoir. Eh bien! en quelques années, il était riche et considéré, ministre et ami d'un souverain étranger, accablé d'honneurs et de dignités; et le ciel, non moins prodigue de biens qu'il l'avait été de maux, lui a rendu les objets de sa plus vive et de sa plus heureuse tendresse. Mais vous êtes tristes ce soir; il faut vous distraire. J'ai par hasard, dans ma poche, des billets pour l'Opéra.»
Et il chercha dans la poche de côté de son vieil habit.
«Une loge, ma foi! Si vous voulez, nous allons y aller tous les trois.»
Geneviève s'habilla; elle était charmante. Dans les soirées où elle était allée jusque-là avec Rose, son deuil s'était opposé à une toilette réelle.
Quand elle fut prête, malgré la nuit, M. Anselme semblait fier de donner le bras à sa jolie voisine. Il l'avertissait du moindre obstacle qui pouvait arrêter ou choquer ses petits pieds; il lui choisissait le meilleur chemin. Le soir, on se sépara sur le carré du logement qu'habitaient Léon et Geneviève, et M. Anselme monta au-dessus.
Le lendemain, on reçut une lettre de Rose; elle était bien fâchée de l'incident qui l'avait empêchée de voir ses cousins. Elle avait déplacé les épingles, et avait formé, en les piquant autrement, les premières lettres de son nom et du nom de Léon. Léon fut bien heureux de cet envoi; car c'est de semblables bagatelles que sont formés les plus grands bonheurs de la vie. Si quelqu'un eût pu voir le trésor de Geneviève, trésor caché plus soigneusement que celui d'aucun avare, trésor qu'elle contemplait quand elle était seule, on y aurait vu:
Une rose sèche donnée par Albert;
Une branche du bouleau sur lequel il avait gravé un O dans la forêt;
Une lettre autographe dudit, lettre précieuse et contenant ces mots: «Ma chère cousine, envoie-moi, par le rustre porteur de ce billet, mes gants que j'ai oubliés. Je ne veux pas rentrer à la maison, pour que mon père ne me demande pas où je vais.»
Un ruban donné par le même;
Une douzaine de fleurs également séchées, mais à chacune desquelles la mémoire d'une femme, toujours si exacte pour les dates, rattachait un jour, une heure, un souvenir;
Les gants que portait Geneviève un jour qu'elle dansait avec Albert.
Que la stupidité, bon Dieu! est donc une chose contagieuse! J'en ai laissé échapper un des plus graves symptômes dans le chapitre précédent, mais un symptôme d'une stupidité toute particulière, précisément de celle dont je me croyais le plus à l'abri.
En parlant des souvenirs et des mille circonstances d'un amour véritable, j'ai dit: «C'est de semblables bagatelles que sont formés les plus grands bonheurs de la vie.»
Et où sont donc les choses sérieuses?
Et où sont donc les grandes choses?
O hommes sérieux! voyons un peu ce que vous faites, voyons ce qui vous donne le droit de sourire en parlant d'un jeune homme amoureux, et de dire avec un air d'incontestable supériorité: «Cela se passera.»
Hélas! ô hommes sérieux, ce qui ne se passera pas, c'est votre abrutissement, c'est votre impuissance, ce sont les nombreuses infirmités que vous prenez pour autant de vertus!
O hommes sérieux, vous sacrifiez votre vie, votre paresse, vos amours, pour un jour avoir le droit d'attacher d'un nœud, à la boutonnière de votre habit, un ruban d'un certain rouge. Arrivés à ce succès, vous recommencez de nouveaux et de plus grands efforts. Il ne faut pas s'arrêter en si beau chemin. Quel bonheur, en effet, si vous aviez le droit, dût-il vous en coûter un bras et une jambe, ou dix amis! quel bonheur, si vous pouviez faire une rosette à votre ruban! On n'épargne pour cela ni soins, ni travaux, ni sacrifices, et un jour vous obtenez cette récompense. Une rosette, grand Dieu! quelle supériorité cela vous donne sur ceux qui n'ont qu'un nœud! On se rappelle cependant avec quelque plaisir le moment où l'on n'avait qu'un nœud; le moment où, si vous aviez eu l'audace de nouer votre cordon d'une rosette, la gendarmerie, la garde nationale, l'armée entière eussent été occupées à punir votre forfait. On se dit: «Et moi aussi cependant, il y a eu un temps où je n'avais qu'un nœud!» Mais ce qui est encore plus loin de vous, ce que vous n'osez pas espérer, ce que vous placez au nombre des désirs ridicules, à l'égal de l'envie qu'aurait une femme d'un bracelet d'étoiles, c'est.... je n'ose le dire.... c'est.... ô comble de bonheur! ô gloire! ô grandeur! c'est de nouer le cordon autour du col. Eh bien! si vous êtes heureux, si les circonstances vous servent, si vous n'êtes pas trop scrupuleux sur certains points, un jour, quand vous êtes vieux, quand vos cheveux sont blancs, il vous arrive, ce bonheur inespéré. Vos yeux laissent échapper des larmes de joie, et vous mourez en disant: «O mon Dieu! peut-on penser qu'il y a des hommes assez aimés du ciel pour porter le ruban en bandoulière de droite à gauche!»
Et cela, ô hommes graves et sérieux! tandis que les jeunes filles se couvrent à leur gré de rubans de toutes les couleurs, en nœuds, en rosettes, en ceintures. Voilà des rubans sérieux, voilà une affaire véritablement grave, car cela les rend jolies.
O hommes sérieux! il en est trois ou quatre qui m'ont dit parfois: «Quand ferez-vous quelque chose de sérieux?» Est-ce donc ce que vous faites qu'il me faut faire? Hélas! si je ris un peu, si j'ai encore quelque accès de cette belle gaieté si franche de la première jeunesse, si je me roule encore sur mon tapis dans des éclats de rire convulsifs, c'est à vous que je le dois, ô hommes sérieux! objets de mon éternelle reconnaissance: c'est à vos graves soucis, à vos préoccupations, à vos actes, à votre importance. O hommes sérieux! ô les plus bouffons, les plus exhilarants des êtres créés! vous qui possédez seuls le vrai comique, ce comique si vainement cherché au théâtre, le comique froid, le comique sérieux!
Vraiment! vous ne trouvez pas ma vie bien sérieuse? Et que trouvez-vous de plus sérieux et de plus important que ce que je fais? Je vois tous les jours se lever et se coucher le soleil; je regarde mes fleurs; je vais voir si cette rose que j'ai baptisée, à laquelle j'ai donné le nom de C.... S...., a ouvert ses pétales d'un si beau jaune; je respire le parfum de mes résédas; je trouve et je mets à mort le ver qui rongeait mon dahlia, le dahlia violet auquel les jardiniers de Paris ont donné mon nom; je dis bonjour à chacune de mes fleurs; je joue avec mon chien; je vais errer sur la rivière entre des rives vertes, sous des saules; je laisse aller mon imagination aux poétiques rêveries du soir, quand, sur le ciel orangé, au déclin du jour, les peupliers découpent leur feuillage noir; ou l'hiver, avec Léon Gatayes, au coin de mon feu, étendus tous deux sur des coussins, fumant de longues pipes de cerisier, nous parlons du passé, nous égrenons nos souvenirs comme un beau collier de perles, nous parlons de notre pauvreté et de nos folles joies, et nous rions comme personne ne rit; je lui parle d'une pensée qui a rempli ma vie, et je lui raconte un mot, un regard, car il n'y a que lui qui sait tout cela, il n'y a qu'à lui que je le raconte, à lui le seul auquel mes récits n'apprennent rien, et mon visage reprend le feu et la jeunesse de ce temps-là, et ma parole devient élevée, pleine d'expression et d'enthousiasme; ou il me parle de son frère Édouard qui est mort, et nous pleurons.
Ou il joue sur sa harpe ces airs qu'il a dédaigné d'apprendre au public.
Ou nous allons ensemble nager à la mer, et ensemble, dans mon canot, nous bravons les colères de l'Océan.
Ou nous montons à cheval, et il m'apprend à tomber moins souvent.
O messieurs les graves, messieurs les habiles, messieurs les forts! que savez-vous de plus sérieux que tout cela? Laquelle de ces occupations supposez-vous que je consentirais à remplacer par quelqu'une des vôtres?
Hommes sérieux, gardez vos polichinelles, vos toupies et vos soldats de plomb, et ne méprisez pas les soldats de plomb, les toupies et les polichinelles des enfants, qui veulent bien ne pas mépriser les vôtres, peut-être parce qu'ils ne les connaissent pas.
La quatrième colonne d'un lit.
Albert vint un matin, Geneviève était seule. Il s'assit près d'elle, et lui dit: «Je suis enchanté de te trouver seule, parce que j'ai à causer avec toi. Jusqu'ici j'ai logé en garçon et en étudiant; il faut, pour des raisons que tu ne tarderas pas à savoir, que je meuble convenablement mon logis, et j'ai besoin pour cela des conseils d'une femme: c'est toi que j'ai choisie pour guider mon inexpérience et mon hésitation. Je n'ai plus à meubler que ma chambre à coucher, et je veux la meubler en vieux meubles de bois sculpté. Si cela ne t'ennuie pas trop, nous allons courir les boutiques ensemble.» Au moment où Albert avait dit: Pour des raisons que tu ne tarderas pas à savoir, Geneviève avait ouvert la bouche pour lui dire: Est-ce que tu vas te marier? mais elle passa toute la journée dans mille et mille hésitations, retournant la phrase en tout sens, puis cherchant l'occasion de la placer, de telle sorte que le soir, quand Albert l'eut ramenée chez elle, elle n'avait encore pu prendre sur elle de la prononcer.
Le lendemain, Albert revint de bonne heure; il avait fait une découverte qui le désolait, et il venait prier Geneviève de l'aider à réparer son malheur. Entre les meubles qu'il avait achetés, il y avait un lit d'une grande beauté, couvert de riches sculptures, avec des amours aux quatre coins, et toute sorte d'ornements précieusement exécutés.
Quand, le lit transporté chez lui, Albert avait fait rejoindre les divers morceaux du lit, il avait été fort surpris de voir que, sur les quatre colonnes torses qui devaient soutenir le baldaquin, il y en avait une de moins.
Ils retournèrent ensemble chez le marchand; Geneviève était heureuse et fière de donner ainsi le bras à Albert; et, quoiqu'elle eût besoin à chaque instant de se répéter: «Il ne m'aime pas, ce n'est pas moi qui serai sa femme,» elle ne tardait pas à se laisser entraîner de nouveau à de charmantes rêveries. Évidemment les passants devaient les prendre pour le mari et la femme; les marchands chez lesquels ils entraient, montraient par leurs paroles qu'ils partageaient cette idée; et lorsque Mme Poirier, célèbre marchande de la rue de Seine, dit: «Madame, voulez-vous vous asseoir, pendant que je vais chercher avec monsieur votre mari ce qu'il me demande?» Geneviève devint toute rouge, et saisit la première occasion pour appeler Albert son cousin.
Ils sortirent de la boutique sans avoir trouvé ce qu'ils cherchaient. «Chère petite cousine, dit Albert, tu t'es défendue d'être ma femme d'une manière bien offensante.»
Geneviève cherchait une réponse, mais Albert parla d'autre chose, et Geneviève laissa parler son cœur, qui lui disait à elle-même tout bas: «Grand Dieu! me défendre d'être sa femme! un bonheur pour lequel je donnerais mon bonheur dans le ciel! le plus haut point où se soient jamais élevés les rêves de mon orgueil!»
Elle se représentait les moindres détails de ce bonheur: rester avec lui, sortir avec lui, être à lui, porter son nom, l'entourer de soins assidus, lui consacrer sa vie entière; aimer, élever des enfants qui seraient à lui. Et penser que ce bonheur-là n'était pas au-dessus de l'humanité! Léon aime bien Rose, Albert aurait bien pu aimer sa cousine.
Albert retourna chez le marchand qui lui avait vendu le lit, et, à force de questions, il finit par apprendre que le lit avait été acheté en Bretagne, à Saint-Brieuc. «Parbleu! dit Albert, je n'irai pas en Bretagne chercher la quatrième colonne de mon lit.»
Trois jours après, Léon reçut une lettre d'Albert.
Albert à Léon.
Voici mon histoire, mon cher Léon. Je suis amoureux d'Éléonore. Tu me demanderas ce que c'est qu'Éléonore. Éléonore, c'est Mme de Blinval, c'est Mme Florval, c'est Mme trois étoiles. Mais c'est surtout une belle et charmante fille, qui a les plus jolis pieds et les plus jolies mains du monde, qui a des yeux, des cheveux, des dents, comme a des dents, des cheveux et des yeux la femme que l'on aime. C'est une sorte d'histrione et de funambule, qui ravit chaque soir les quinze cents spectateurs d'un théâtre des boulevards. Si je m'étais décidé tout de suite à m'en passer la fantaisie, la chose a été si facile pour beaucoup d'autres qu'elle n'aurait pas probablement été impossible pour moi. Mais je me suis laissé y penser si souvent, si longtemps, sans commencer l'attaque, que les symptômes sont arrivés à une haute gravité; la maladie a un caractère bizarre que j'ai peine à comprendre moi-même, et que je vais tâcher de t'expliquer, ne fût-ce que pour me l'expliquer un peu.
La première fois que j'ai vu la beauté en question, elle jouait je ne sais quel rôle, dans je ne sais quelle pièce, de je ne sais quel auteur; toujours est-il qu'elle avait une robe de brocatelle orange et noire, que ses cheveux descendaient sur ses joues en nattes arrondies, et qu'elle s'appelait Berthe. La décoration représentait une vieille chambre tapissée de cuir doré et meublée de bahuts sculptés, de tables à pieds tors, avec des portières de damas vert. Ce tableau, je ne sais comment, est resté dans ma tête et s'y est gravé avec une incroyable fidélité, jusqu'au moment où j'ai découvert un matin que rien au monde ne m'intéressait, excepté elle; que tout m'ennuyait mortellement, à l'exception d'Éléonore. Mais ce que j'aimais, ce n'était ni Éléonore, ni Mme de Blinval, ni Mme trois étoiles: c'était Berthe, Berthe avec des cheveux nattés, la robe de brocatelle orange et noire; Berthe dans la vieille salle avec le cuir doré, et les portières vertes et les meubles sculptés. Tout cela lui allait si bien, ou me paraissait lui aller si bien, que, dans tout autre costume, elle me paraissait déguisée, surtout dans le costume qu'elle porte à la ville, et qui est le costume de tout le monde. Si mes yeux ou mon imagination me représentent Berthe avec les cheveux frisés on en bandeaux, je ne l'aime pas; je ne l'aimerais pas si sa robe était bleue ou rouge; je ne l'aimerais pas si je la voyais assise sur un fauteuil d'acajou; quand on parle d'elle et qu'on l'appelle Éléonore, je ne l'aime pas.
C'est pour moi un rêve qui ne peut se modifier et se présente toujours invariablement avec les mêmes détails. J'ai d'abord trouvé ma fantaisie presque aussi ridicule que tu la trouves en ce moment; puis je m'y suis accoutumé, et, à te parler franchement, je suis bien près aujourd'hui de la trouver raisonnable: toujours est-il que j'y cède, et que je m'occupe de préparer le cadre de ladite fantaisie. Geneviève t'a peut-être dit qu'elle était venue avec moi acheter le mobilier, et le cuir doré, et les portières vertes. Si les portières n'étaient pas vertes, je ne donnerais pas un petit écu d'Éléonore. Si Geneviève t'a parlé de nos excursions, elle a dû te parler aussi de mon désappointement: j'ai acheté un lit magnifique auquel il manque une colonne; or, ces colonnes sont tellement belles, que je n'ai pu nulle part en trouver une semblable. Je me suis déterminé à aller la chercher en Bretagne. J'ai confié le soin de mon étude à mon premier clerc, qui est beaucoup plus fort que moi, et qui la conduit quand je suis à Paris tout autant que dans mon absence.
Quand tu recevras cette lettre, je serai parti. Prie Geneviève de me trouver de la brocatelle orange et noire
Albert CHAUMIER.
Léon dit à Geneviève: «Voici une lettre qui t'amusera.» Et il lui donna la lettre d'Albert.
Elle la lut, et sentit ses yeux tout brûlants de larmes prêtes à s'échapper. «Ce qu'il y a de plus charmant dans la lettre et dans la conduite d'Albert, dit Léon, c'est que, pendant qu'il voyage à la recherche de la quatrième colonne de son lit, la belle vient d'agréer les vœux d'un autre amant.»
Geneviève faisait semblant de relire la lettre, et n'osait relever son visage penché sur le papier, dans la crainte que Léon ne s'aperçût du trouble qui s'était emparé d'elle.
Heureusement, M. Anselme entra.
«Je viens, dit-il, vous proposer une partie de promenade. Je suis chargé des affaires de M. le baron d'Arnberg: c'est un riche seigneur allemand qui veut fixer son séjour à Paris; je fais, sur les plans qu'il m'a confiés; construire pour lui une maison dans les Champs-Élysées. M. d'Arnberg m'a donné des instructions précises sur les points importants; mais il s'en rapporte à moi pour les détails. La maison est à peu près terminée; il s'agit de la décorer et de planter le jardin. M. d'Arnberg a un fils et une fille qu'il chérit. Il faudrait préparer leur logement à tous deux; mais je suis vieux, et je ne me rappelle plus guère ce qui plaît à un jeune homme. D'autre part, j'ignore entièrement les goûts d'une jeune fille: il faut donc que vous m'aidiez dans mon entreprise et que vous me donniez des conseils. Nous déjeunerons dans les Champs-Élysées, et nous irons visiter la future habitation du baron.»
La maison s'ouvrait par une grille sur les Champs-Élysées. A droite de la grille étaient le logement du portier et les remises: à gauche s'étendaient les écuries. Par une avenue plantée d'arbres, on arrivait à la maison, à laquelle on montait par un perron à grille dorée. Les appartements étaient vastes et élevés; quoiqu'ils ne fussent pas encore tendus, les riches sculptures de cheminées de marbre, les glaces énormes que l'on enchâssait dans les panneaux, donnaient déjà l'idée du luxe que l'on voulait y mettre. Derrière la maison, par un perron, on descendait dans un immense jardin déjà plein de vieux gros arbres, et encombré de jardiniers qui attendaient l'arrivée et les ordres de M. Anselme. Après s'être promenés partout, Geneviève et Léon commencèrent à donner leur avis. Il fut décidé que le salon de réception serait or et blanc: qu'il y aurait un autre salon plus petit, cramoisi et or. Mais ce fut pour l'appartement de Mlle d'Arnberg que Geneviève se livra à ses fantaisies.
«M. d'Arnberg est-il riche? demanda-t-elle.
—Très-riche, répondit M. Anselme.
—En ce cas, on peut lui faire dépenser de l'argent pour sa fille.
—Il la chérit, ajouta M. Anselme.
—Très-bien. Alors commençons. L'appartement de Mlle d'Arnberg se compose de six pièces. C'est bien grand.
—Mais, dit Anselme, M. d'Arnberg veut qu'elle reste chez lui quand elle sera mariée.
—C'est égal, il y en a trois qui sont séparées: ne nous occupons pas du mari. La première pièce sera un petit salon bleu et or; la seconde, la chambre à coucher, sera tendue de soie bleue, avec de la mousseline blanche par-dessus la soie. La dernière pièce sera la salle de bains; elle sera, à hauteur d'appui, revêtue de marbre blanc; il y aura une baignoire de marbre blanc et des consoles pareilles. Mais c'est surtout le mobilier que je me propose de choisir. Il y a une foule de riens qui ruineront votre baron et qui enchanteront sa fille.
—Vous pourrez, dit M. Anselme, tout régler sur ce point; j'ai à ce sujet des pouvoirs illimités: le baron paye, non sans compter, mais sans hésiter.»
On passa à l'appartement du fils du baron. Léon ordonna un cabinet tout revêtu de bois de chêne, avec des meubles de bois sculpté et de grandes bibliothèques, un salon entouré de moelleux divans, et une petite salle d'armes.
Vint le tour du jardin. Ce fut le sujet de graves discussions, mais on finit par tomber d'accord. On en fit un vaste jardin pittoresque, avec de grandes pelouses vertes entourées de fleurs. «Ce sera, dit Geneviève, comme un châle de cachemire vert-émir, avec ses bordures de palmes harmonieusement bariolées.»
Au milieu d'une des pelouses était une pièce d'eau irrégulière, qui s'échappait en un petit ruisseau traversant la partie boisée et touffue du jardin. Dans certaines parties de l'ordonnance, il y eut un peu de souvenirs de Fontainebleau, si cher au frère et à la sœur.
«M. d'Arnberg a donc des chevaux? demanda Léon.
—Oui, et d'assez beaux, qu'il amènera avec lui; seulement il faudra que nous en achetions un pour le jeune homme.
—Oh! dit Léon, nous lui achèterons un cheval gris de fer, avec la crinière et les jambes noires.»
On avait passé ainsi une partie de la journée. Comme ils sortaient de la maison, ils virent les Champs-Élysées remplis de voitures et de cavalcades. Le frère et la sœur ne purent se défendre d'un sentiment de tristesse en voyant ces magnificences, en se rappelant toutes celles qu'ils venaient d'ordonner, et en songeant à la médiocrité de leur existence. Ils furent quelque temps sans parler.
Geneviève, la première, rompit le silence, et dit, répondant à la pensée de son frère: «Nous avons toujours le soleil et la douce paix, et notre tendre amitié.
—Oh! dit Léon, c'est pour toi que je voudrais être riche, pour toi si jolie, et qui aurais tant de succès au milieu du monde dont notre pauvreté nous éloigne!»
Le frère et la sœur avaient parlé à voix basse; je ne sais si M. Anselme les entendit, mais il essuya ses yeux avec la manche de son habit marron.
En descendant les Champs-Élysées, Geneviève aperçut un jeune homme proprement vêtu, quoique ses habits fussent vieux et usés. Il était adossé contre un arbre; quelquefois il laissait passer dix personnes sans s'occuper d'elles; puis il en venait une dont la physionomie probablement l'encourageait davantage, et à celle-là il ôtait son chapeau sans parler. Si cette démonstration ne lui réussissait pas, il semblait découragé et épuisé de son effort, et il était encore quelque temps sans demander. Cependant il s'arrêta devant Anselme, et lui tendit son chapeau. Anselme le regarda et lui dit:
«Mon ami, n'avez-vous pas d'ouvrage, ou quelque infirmité vous empêche-t-elle de travailler?
—Je n'ai pas d'ouvrage, répondit le jeune homme; mais, si j'étais seul, j'aimerais mieux mourir de faim que de mendier. Je suis tailleur; mon maître a fait de mauvaises affaires, et il est parti sans payer les ouvriers. J'ai une pauvre jeune femme qui partage mes privations. Ce matin il me restait un sou, j'ai acheté un petit pain que je lui ai laissé; et, ayant couru inutilement chez tous mes amis, je me suis mis à mendier pour ne pas rentrer sans lui rapporter ce qui lui est nécessaire. Mais cela me déchire le cœur! Voilà une demi-heure que je suis là, et personne n'a encore voulu rien me donner.
—Et, demanda Anselme, pourquoi vous êtes vous adressé à moi, plutôt qu'à cet homme couvert de chaînes et de diamants qui marchait devant moi?»
Le jeune homme balbutia; Anselme réitéra sa question.
«C'est..., dit-il enfin, mais je n'oserai jamais vous le dire.
—Osez: je ne me fâcherai de rien.
—Eh bien! c'est justement parce que vous avez un habit un peu râpé, que vous ne paraissez pas bien riche, et que j'ai pensé que vous seriez plus sensible au malheur que ces gens qui n'ont jamais peut-être manqué de rien.
—Ceci est parfaitement raisonné. Tenez, aller trouver votre femme, et laissez-moi votre nom et votre adresse.
—Jean Keissler, rue du Petit-Hurleur, 10.
—Vous êtes Allemand?
—Oui, monsieur.
—C'est bien.»
Et Anselme lui mit dans la main une pièce qui parut à Geneviève être un louis; mais, quand elle le lui dit, il soutint que ce n'était qu'une pièce de vingt sous. Quoique Geneviève pensât avoir bien vu, elle crut Anselme sans difficulté. Le vieil habit marron ne paraissait pas accoutumé à recéler de pareilles espèces.
«Vous voyez, dit Anselme, il y a des gens encore plus pauvres que nous. Avez-vous remarqué comme ce pauvre garçon s'est enfui, gardant mon.... ma pièce de vingt sous serrée dans sa main, n'osant pas la mettre dans sa poche dans la crainte de la perdre, et ayant besoin de la sentir pour se persuader qu'il ne rêvait pas?»
A ce moment, Léon s'arrêta brusquement: il venait de voir sur la chaussée la calèche de M. de Redeuil, dans laquelle étaient M. et Mme de Redeuil, Mme Haraldsen et Rose Chaumier. Rodolphe de Redeuil galopait à la portière; la calèche passa si vite, qu'il ne put voir si Rose les avait reconnus. C'est alors que, malgré les lieux communs de M. Anselme, il comprit tout ce que sa pauvreté avait de triste et de funeste. Rodolphe galopait du côté de Rose!
Lui n'avait pas, n'aurait jamais un cheval, et cependant il était bon écuyer, habile et audacieux. Il regarda aussi ses habits, qui, pour la coupe et la fraîcheur, ne pouvaient rivaliser avec ceux de Rodolphe. Son chagrin rejaillit assez injustement sur Rose: il la trouva coupable de ce que Rodolphe de Redeuil avait un cheval et un habit de....
L'auteur s'interrompt.—De la difficulté d'écrire l'histoire et de la multiplicité des connaissances nécessaires à l'historien.
Le diable m'emporte si je sais quel était le tailleur à la mode à cette époque.
Anselme se plaignit alors amèrement d'avoir fait un accroc à son habit en visitant la maison du baron. Le chagrin qu'il ressentait de ce petit accident, arrivé à un habit qui était toujours prêt à profiter du moindre prétexte pour se déchirer, renversait entièrement la pensée de la pièce de vingt francs que Geneviève avait cru voir donner au tailleur.
Geneviève avait vu Rose et repassait dans son esprit tout ce qui, chaque jour, venait séparer la famille Chaumier du reste de la famille Lauter; elle songeait à l'amour d'Albert pour une femme méprisable; elle ne voyait dans l'avenir aucune chance de bonheur pour elle-même, et elle craignait bien que Léon ne perdît bientôt celles sur lesquelles il avait un moment paru devoir compter.
Il n'est peut-être rien au monde de plus triste que de voir ainsi se diviser et se disperser une famille, comme les graines d'une même plante.
Amis, connaissez-vous, au fond de mon jardin, auprès d'un acacia, sur le bord du chemin, la giroflée en fleur qui se couronne, lorsque vient le printemps, d'étoiles d'un beau jaune? un suave parfum la dénonce de loin. Lorsque arrive l'été, lorsque sèche le foin, elle perd et ses fleurs et ses odeurs si douces, et sa graine mûrit dans de noirâtres gousses, jusqu'au jour où le vent, le premier vent d'hiver qui fait tourbillonner le feuillage dans l'air, emporte et sème au loin, dans diverses contrées, les graines au hasard en tombant séparées.
L'une tombe et fleurit sous le pied de sa mère, une autre sur un roc, ou bien dans la poussière vient sécher et mourir.
Dans les fentes du mur de l'église gothique, petit encensoir d'or au parfum balsamique, l'une trouve à fleurir.
L'autre sur un donjon, au travers de la grille, secouant son parfum, se balance et scintille, et dit au prisonnier:
Qu'il est encore des champs, des fleurs et du feuillage, du soleil et de l'air, et puis, dans le nuage, un Dieu qu'on peut prier.
Geneviève à Rose.
Ma chère cousine, je sais que tu as passé l'hiver d'une façon ravissante, que tu n'as pas été un jour sans un bal, un concert ou un spectacle, et je t'ai vue hier revenir du bois en calèche. Je suis bien contente que tu t'amuses ainsi, ma chère cousine; mais je crains bien qu'au milieu de tous ces plaisirs, tu n'oublies un peu mon pauvre Léon. Léon n'est pas riche, mais il est beau et noble, et son talent lui a donné une réputation. Mais, plus que tout cela, il t'aime tant! Tu es l'objet de toutes ses pensées, tu tiens la première place dans toutes ses craintes, dans tous ses désirs. D'ailleurs, Rose, tu es sa fiancée, vous vous êtes promis tous deux d'être l'un à l'autre, et, vois-tu, Rose, ce sont de saintes promesses; il y a, dans le ciel, un ange qui les écrit. Rose, ma chère cousine, n'oublie pas Léon; hier, tu as passé à côté de nous; un jeune homme était près de toi, et j'ai vu un feu sombre allumer le visage de mon frère. Ce doit être[1] une chose si horrible qu'un amour qu'on éprouve seul! Rose, ce doit être[2] un supplice de tous les jours, de tous les instants; la vie doit devenir[3] pâle et décolorée, le cœur sans espoir et rempli d'un amer découragement. Ma chère cousine, je te supplie de ne pas faire endurer à Léon ces cruels chagrins. Tu as dans tes mains son bonheur et son malheur, sa force et son abattement; tu as sur lui toute la puissance de la Divinité. Sois bonne et constante, et, chère Rose, tu auras en retour tout ce qu'une femme peut désirer de bonheur. Crois-moi, tu peux être un moment éblouie par l'éclat, étourdie par le bruit; mais ce qui te charme peut-être aujourd'hui te laisserait plus tard tristement regretter la félicité qui s'offre à toi. Je t'en prie à genoux, que je n'aie pas à te reprocher le malheur de Léon; il est si bon, si généreux pour moi! Si tu le voyais, tu l'admirerais, tu l'aimerais; mais j'ai tort, tu l'aimes, tu n'as pu cesser de l'aimer; tu n'as pas perdu ces doux souvenirs de notre enfance qui ne s'effacent jamais et qui sèment dans la vie un germe de bonheur ou de mort. Tu l'aimes et tu seras à lui, et je jouirai du spectacle de votre bonheur. Adieu, ma chère cousine, serez-vous chez vous dimanche?
GENEVIÈVE.
[1] Avant les mots: ce doit être, on lit, sous des ratures faites avec soin: c'est,—dans la lettre originale.
[2] Avant les mots: ce doit être, on lit, sous des ratures faites avec soin: c'est,—dans la lettre originale.
[3] Il y a devient, raturé sur la lettre originale.
Le dimanche suivant, Geneviève et son frère dînèrent chez M. Chaumier; il y avait dans la maison une grande confusion; M. Chaumier s'était mis le matin dans une grosse colère contre un de ses domestiques, et l'avait jeté à travers les escaliers; les autres s'étaient immédiatement livrés aux douceurs du far niente. Tout ce qui se trouvait à faire devait l'être par l'absent; Modeste elle-même voyait son autorité méconnue; le dîner était en retard, rien n'avançait. Geneviève, avec une grâce charmante, annonça qu'elle était devenue cuisinière et qu'elle allait se mêler du dîner; Rose voulut l'aider; les deux cousines voulurent faire travailler Léon, et il y eut un moment de folle gaieté qui rappela les meilleurs jours de Fontainebleau.
«Quel dommage, dit Rose, qu'Albert ne soit pas ici!»
. . . . . . . . . . . . . . . . .
L'auteur du présent livre se déclare momentanément très-embarrassé. Voici rempli le nombre de feuillets qui doivent composer le premier volume de l'histoire qu'il raconte. Or, la poétique du roman enjoint de finir un volume sur une situation forte, attachante, qui excite l'intérêt et la curiosité, les tienne en suspens, et fasse chercher avec impatience le second volume.
Malheureusement, dans l'histoire simple et unie dont il a commencé le récit, il y a peu de péripéties dramatiques et de grands événements: c'est une histoire vraie et sans coups de théâtre; ce sont des bonheurs et des misères de tous les jours, et, par un triste hasard, l'auteur se trouve arrivé à son dernier feuillet précisément à un point qui, surtout, ne permet aucun intérêt ni aucune suspension.
Car voici ce qui arrive pour clore le premier volume, ou pour commencer le second: «Modeste annonce qu'on est servi.» La seule suspension possible est celle-ci:
La soupe est-elle trop chaude, ou pas assez salée?
Il faut cependant obéir aux règles de lier le second volume au premier par quelques chaînons qui ne permettent pas au lecteur de remettre à des temps meilleurs et de négliger la lecture de ce second volume.
L'auteur croit avoir trouvé ce procédé triomphant, et ce procédé, le voici:
Après le dîner, une des premières per....
—————
....sonnes qui entrèrent au salon fut Rodolphe.
Rodolphe, s'adressant à Rose, s'écria: «Nous avons fait, Mme Haraldsen et moi, une gageure sur laquelle vous pourrez prononcer.»
Rose devint fort rouge. «Et quelle est cette gageure? demanda Geneviève.
—Ce n'est rien, interrompit Rose. C'est une folie.
—N'importe, dit Léon, dis-nous ce que c'est.»
Et il y avait dans la voix et dans le visage de Léon un air d'autorité et de colère; il y avait quelque chose qu'ils lui cachaient ensemble: il y avait un secret entre eux deux.
Rose répéta encore que ce n'était rien, que c'était une folie. Mais Mme Haraldsen, qui avait entendu son nom, s'était levée et approchée du petit groupe. «Je crois, dit-elle en arrivant, que vous dites du mal de moi, et je ne suis pas fâchée de vous interrompre.
—Nullement, ma chère Octavie, reprit Rodolphe; il est vrai que nous n'en disions pas du bien: nous n'avions pas eu le temps, et nous allions en dire.»
A ce nom d'Octavie, Geneviève rappela ses souvenirs, et ne put douter que ce ne fût celle qui lui avait coûté tant de larmes. Elle se mit à l'examiner pendant que Léon, qui l'avait rencontrée souvent chez M. de Redeuil, lui présentait ses civilités. Peut-être Léon la salua avec un peu plus d'empressement qu'il n'eût fait sans sa mauvaise humeur contre Rose. Celle-ci remarqua cet empressement sans en soupçonner la cause. Rodolphe apprit alors à sa cousine qu'il s'agissait de leur gageure. Mme Haraldsen lui dit qu'il était fou. Mais Rodolphe ne connaissait de politesse que celle qui vient de l'usage, celle qui vient du cœur lui était étrangère; aussi ne vit-il aucun mal à dire à Geneviève: «Il y avait auprès de vous un vieillard en habit marron, et un jeune homme en habit bleu. Nous n'avons jamais pu deviner lequel des deux demandait, lequel des deux faisait l'aumône à l'autre.»
Rose était on ne peut plus malheureuse; Geneviève et Léon savaient maintenant qu'elle avait en sa présence souffert qu'on plaisantât un homme qui les accompagnait, et qui probablement était leur ami.
Léon ressentit une joie poignante de ce qu'enfin Rodolphe lui donnait une occasion d'exhaler un peu de sa mauvaise humeur.
«Monsieur, dit-il, je vais vous le dire: l'homme à l'habit marron est mon ami; c'est un homme plein de noblesse, d'esprit et de cœur: les plaisanteries que l'on peut faire sur lui n'exciteraient que son mépris, mais moi me blesseraient infiniment. C'est lui qui faisait l'aumône à l'autre.»
Rodolphe regarda Léon avec étonnement. Geneviève poussa son frère. Rose fut toute confuse et ouvrit la bouche pour lui demander pardon de son peu de participation à l'étourderie qui l'indignait; la sortie de Léon, quoique un peu brutale, avait été faite avec un air de noblesse et de dignité, et Rose sentit qu'elle l'en aimait davantage, mais il ajouta: «Il est malheureux que nos parents se soient assez séparés de nous pour ne pas connaître nos amis.»
Rose se sentit blessée de ce reproche direct, et renferma dans son cœur les douces paroles déjà presque sur ses lèvres. Il y eut un moment de silence que Mme Haraldsen rompit la première. Elle demanda à Rose si elle ne chanterait pas. Rodolphe appuya la demande de sa cousine de quelques compliments, et pria Rose de chanter avec lui un nocturne qu'ils avaient déjà chanté ensemble. Geneviève adressa à Rose un regard suppliant pour lui demander de n'en rien faire; mais Rose était piquée et dit qu'elle le voulait bien. Quand elle se leva et traversa le salon, conduite par Rodolphe, sans adresser une parole à Léon, sans le regarder, il crut qu'elle lui arrachait le cœur. Il se leva et sortît du salon. Geneviève le suivit et l'arrêta dans une pièce qui précédait l'antichambre.
«Léon, où vas-tu?
—Je m'en vais, dit-il; je ne puis plus y tenir, j'étouffe, je pleurerais ou je tuerais quelqu'un.
—Tu ne partiras pas, reprit Geneviève, je t'en prie: tu te trompes: calme-toi, prenons un peu l'air à cette fenêtre. Rose est fâchée contre toi, tu as été dur; elle t'aime, je l'ai regardée toute la soirée, elle t'aime.»
Le frère et la sœur restèrent quelque temps à la fenêtre; Modeste entra, et se plaignit d'être en retard pour dresser le souper dans la salle à manger où ils étaient. Geneviève dit doucement à Léon: «Rentre au salon, crois ce que je t'ai dit; je vais un peu aider Modeste.»
Léon obéit à sa sœur, autant pour ne pas abandonner le terrain à Rodolphe que pour chercher dans les yeux de Rose si sa sœur ne s'était pas trompée. Rose était encore au piano avec M. de Redeuil; ils venaient de terminer leur nocturne et on les couvrait d'applaudissements. Ces applaudissements partagés entre eux recommencèrent à ulcérer le cœur de Léon. Il n'approcha pas de Rose et se montra fort empressé auprès de Mme Haraldsen. Rose s'en aperçut et devint soucieuse; elle n'entendit pas un mot de ce que lui disait Rodolphe, et Léon, qui ne la perdait pas de vue, attribua son air pensif aux paroles de M. de Redeuil.
On pria Léon de jouer du violon; d'abord il refusa, puis ensuite il prit son violon avec empressement; il voulait avoir devant Rose un succès qu'il ne lui rapporterait pas, il voulait se venger des applaudissements qu'elle avait partagés avec Rodolphe. Il joua avec une énergie et une expression extraordinaires; tout le monde était ému et transporté. Oh! que Rose eût été fière et heureuse s'il fût venu lui dire, comme il l'avait fait d'autres fois: «Ma chère Rose, je viens mettre à tes petits pieds ces applaudissements, auxquels je préfère un de tes sourires!» Mais il passa devant elle sans la regarder, et s'alla remettre près de Mme Haraldsen.
Les amoureux ont ceci de ravissant, que, lorsqu'ils se croient en présence d'un rival redoutable, au lieu d'entamer avec lui une lutte d'agréments, d'esprit et de flatteries, ils se hâtent de pâlir, de froncer le sourcil, de se retirer dans un coin, muets et refrognés, ou de dire des duretés et des impertinences à la femme dont ils réclament la préférence; c'est un rôle que Léon jouait on ne peut mieux. Cependant Rose ne put résister au désir de déranger l'espèce de tête-à-tête qu'il avait avec Mme Haraldsen, et elle vint parler à cette dame, suivie de Rodolphe. Il y avait assez de monde dans le salon pour que ces diverses manœuvres ne pussent être remarquées ou comprises, et d'ailleurs, les femmes ont en ce genre une stratégie merveilleuse. A ce moment, Geneviève entra assez pâle pour que Mme Haraldsen lui demandât ce qu'elle avait. Geneviève répondit qu'elle avait eu froid, et le groupe se trouva reformé comme il l'avait été au commencement de la soirée. La pauvre Geneviève ne disait pas que c'était au cœur qu'elle avait eu froid, et que c'était le genre de froid que fait sentir la lame d'une épée. Soit qu'en parlant à Modeste elle eût conservé un accent de commandement qui eût blessé l'intendante de M. Chaumier, soit plutôt que celle-ci exerçât jusqu'à la troisième et la quatrième génération sa haine contre la pauvre Rosalie Lauter, elle accepta l'aide de Geneviève, et, tout en parlant de choses et d'autres, dit:
«M. de Redeuil est très-amoureux de Mlle Rose; je ne sais pas si la demande a été faite.
—Comment! dit Geneviève, est-ce qu'il est question de quelque chose?»
Modeste, qui ne savait absolument rien, prit un air discret et réservé, puis elle ajouta: «Ce sera un mariage très-convenable; j'espère que M. Albert ne tardera pas à en faire un au moins semblable, car sa position lui permet de choisir, et il y a plus d'une demoiselle qui le trouve fort aimable, et qui s'en passera, du moins pour mari, si elle ne lui apporte pas deux cent mille francs, comme il le disait lui-même la dernière fois qu'il a dîné ici; c'est le moins qu'il lui faille.»
Geneviève était rentrée dans le salon. Voici la conversation qui se continuait dans le petit groupe composé de Mme Haraldsen, de Rodolphe, de Rose, de Geneviève et de Léon. Aucune parole n'était dite sans intention. Mme Haraldsen, seule, n'était mue que par un sentiment de coquetterie naturelle presque innocent. Mais Rose voulait blesser à la fois Léon et Mme Haraldsen, dont elle le croyait fort occupé. Geneviève, toute douce qu'elle était, n'avait pas oublié Octavie, ni le chiffre sur le bouleau; et les perfides confidences de Modeste l'avaient aigrie. Rodolphe cherchait à reprendre sur Léon l'avantage que le violon de celui-ci lui avait enlevé, et Léon ne manquait pas une occasion de piquer Rose et Rodolphe. Geneviève, la première, voulut faire parler des nouvelles amours d'Albert pour faire un peu souffrir Mme Haraldsen, et dit à Rose:
«Nous avons reçu des nouvelles d'Albert; c'est la lettre la plus extravagante que l'on puisse imaginer. Il est fou amoureux d'une fille de théâtre; il prétend que c'est sa seule passion sérieuse, et que les autres femmes ne lui ont jusqu'ici inspiré que des caprices passagers.»
Si Léon n'eût été aussi occupé de son côté, il n'eût pas manqué d'être étonné de tout ce que sa sœur avait découvert dans la lettre d'Albert.
ROSE.—Il y a des goûts si singuliers!
LÉON.—Je les approuve tous, et je ne m'aviserai jamais de me chagriner d'une préférence qu'un autre homme obtiendrait sur moi; cela est le plus souvent fondé sur quelque chose de si bête, qu'on ne peut ni s'en désoler ni s'en enorgueillir.
RODOLPHE.—Vous montez, je crois, à cheval, monsieur Léon?
LÉON.—Oui, monsieur; et vous?
RODOLPHE.—Mais j'étais à cheval la dernière fois que nous nous sommes rencontrés.
(Grimace de Léon signifiant que c'est justement pour cela qu'il émet son doute.)
RODOLPHE.—Qui est-ce qui vous vend vos chevaux?
LÉON.—Je n'achète pas de chevaux.
GENEVIÈVE.—Rose, as-tu vu la nouvelle passion de ton frère? Elle s'appelle Éléonore: elle joue au théâtre de la Porte-Saint-Martin.
ROSE.—Oui, certes, et elle est très-belle.
GENEVIÈVE.—Très-belle, en effet.
Ici les deux méchantes filles, chacune dans un intérêt différent, tombent admirablement d'accord pour torturer Mme Haraldsen; elles font l'éloge de tout ce qui manque à celle-ci. Mme Haraldsen, toute jolie femme qu'elle est, a plus d'éclat et de grâce que de beauté réelle, et elle perd infiniment à être examinée en détail: elle a peu de cheveux, des dents médiocres, les bras minces, le front un peu trop bas, le nez légèrement relevé.
ROSE.—Éléonore a d'admirables cheveux noirs.
GENEVIÈVE.—Je ne sais rien de beau comme des cheveux épais. Et quel joli bras!
ROSE.—Ce n'est pas un de ces bras maigres et décharnés comme on en voit tant. J'aime bien un joli bras.
GENEVIÈVE.—As-tu remarqué la noblesse de son front si pur et si élevé?
ROSE.—Bien sûr: mais ce que j'aime surtout, ce sont ses dents (Mme Haraldsen serre les lèvres); ce sont deux rangées de perles, tant elles sont blanches, petites et bien rangées.
GENEVIÈVE.—Les dents forment une beauté indispensable; une femme qui n'a pas de belles dents ne peut en aucun cas être réputée jolie.
MADAME HARALDSEN.—Il fait bien chaud ici.
ROSE.—Et comme son nez est fin et droit! Ce sont réellement les seuls nez qui aient de la grâce et de la noblesse.
GENEVIÈVE.—Aussi, j'excuse bien Albert.
LÉON.—Eh! mon Dieu! ces femmes-là valent quelquefois mieux que bien d'autres.
RODOLPHE.—Cela dépend de quelles autres vous voulez parler.
LÉON.—Il y a souvent chez elles moins d'astuce et de perfidie que dans le cœur de telle jeune fille admirée pour son ignorance et sa naïveté.
MADAME HARALDSEN.—On fait honneur le plus souvent aux jeunes personnes de défauts et de qualités qu'elles n'ont pas: ce sont des miroirs qui réfléchissent toutes les impressions et n'en gardent aucune. Contre elles, la colère est de l'injustice; pour elles, l'amour une sottise.
Ici la musique se fit entendre; Rose espérait que Léon l'engagerait pour la contredanse; mais lui pensa qu'elle avait probablement déjà été engagée par Rodolphe, et d'ailleurs, il ne voulait pas revenir le premier après les torts qu'il supposait à sa cousine; il resta immobile: Rodolphe offrit la main à Rose, qui se leva. Léon fut très-irrité de ce qui n'arrivait que par sa faute, et il invita Mme Haraldsen; mais elle était engagée, et son cavalier vint la prendre. Léon n'osa pas inviter une autre femme; il lui semblait qu'inviter une femme après le refus d'une autre, c'était lui dire: «Vous êtes moins jolie que Mme ***; si elle m'avait accepté, je n'aurais pas fait à vous la moindre attention: mais, puisqu'elle est engagée, faute de mieux, je danserai avec vous.»
Geneviève, qui dansait en face de Rose, lui dit: «Rose, je t'en supplie, parle à Léon, il est désespéré.»
Après la contredanse, quelqu'un vint engager Rose pour la suivante; elle répondit tout haut: «Non, je suis engagée par mon cousin.»
La première impression de Léon en entendant ces mots fut une joie excessive; mais il se rappela qu'il avait engagé Mme Haraldsen et qu'il ne pourrait profiter de la bonne intention qui avait dicté le mensonge de Rose. Sa position était on ne peut plus embarrassante; il ne pouvait manquer de danser avec Octavie, et cependant ne pas danser avec Rose empêchait une explication pour laquelle il eût donné la moitié de sa vie; d'ailleurs, c'était compromettre étrangement sa cousine aux yeux de celui qu'elle avait refusé. «Mon Dieu, Rose, dit-il, je suis désolé, mais....»
Peut-être quelques mots de tendresse eussent désarmé Rose; mais on avait joué les premières mesures, et Mme Haraldsen vint à eux et dit: «Il faut, monsieur Léon, que je vienne vous chercher; serai-je assez forte pour vous emmener?»
Rose tourna les yeux d'un autre côté et s'assit; Léon alla se placer au quadrille.
Rose était exaspérée; elle ne trouvait aucune excuse à Léon; elle avait fait une avance qu'il n'avait pas acceptée, elle était humiliée par Mme Haraldsen, et elle ne dansait pas; il semblait qu'on lui eût préféré les sept ou huit laiderons les plus désagréables, qui tous avaient trouvé des danseurs. Léon avait les yeux fixés sur elle et cherchait à rencontrer un de ses regards; mais Rose, impitoyable, ne regarda pas une seule fois de son côté. Il ne fit qu'embrouiller la contredanse et s'empressa d'aller inviter Rose; mais elle l'était déjà. «Et pour la suivante?
—Aussi.
—Et celle d'après?
—Également.»
Léon se retira dans un coin du salon où il trouva Geneviève.
«Tu ne danses pas? lui dit-il.
—Non, je suis fatiguée et j'ai mal à la tête.
—Veux-tu nous en aller? j'en serai enchanté.
—Volontiers.»
Geneviève alla dire bonsoir à Rose, qui lui dit: «Est-ce que tu as vu l'objet de la passion d'Albert?
—Non, dit Geneviève; et toi?
Albert à Léon.
Au fait, autant écrire, cela me fera paraître le temps moins long. Je ne sais, mon cher Léon, quand tu recevras cette lettre; je te l'écris dans un endroit dont je ne sortirai peut-être jamais. Je suis seul, prisonnier, affamé; je viens de réunir un crayon, et j'arrache dans des livres les feuillets de papier blanc qui s'y trouvent. Peut-être ne finirai-je pas la ligne que je commence, peut-être écrirai-je vingt volumes; en tout cas, rien ne m'empêche d'intituler ce que j'écris, comme Silvio Pellico, le célèbre captif:
Miei prigioni.—Mes prisons.
Peut-être faut-il commencer par te dire comment je suis ici. Je date ma lettre de Belle-Ile-en-Terre. En arrivant hier matin, comme je sortais de l'intérieur de la diligence, je vois descendre du coupé une femme charmante, autant que peut l'être une femme dont on a été l'amant. Pendant que son mari paye un supplément de poste pour ses bagages, et que deux domestiques descendent des malles, je m'approche d'elle, plus pour contrarier une sorte de commis voyageur qui faisait la roue (les dindons la font comme les paons) que pour me faire plaisir à moi-même.
«Comment! Zoé, nous avons voyagé si près l'un de l'autre! Et où allez-vous?
—Je suis arrivée. Nous venons passer deux mois dans une propriété appartenant à mon mari; je suis surprise que vous m'ayez reconnue.»
Je réponds par la phrase de rigueur.... mémoire du cœur.... trace ineffaçable.... puis, comme péroraison, je jette un regret.... «Quel malheur de ne pas vous voir quelques heures!»
On me répond: «Rien n'est plus facile; trouvez-vous à minuit à tel endroit...»
Le mari revient, je ne réponds pas, je m'éloigne, sans avoir pu trouver un prétexte....
Mon Dieu! que j'ai faim! il est au moins midi....
Voyons un peu, je fais de la fatuité avec toi, c'est ridicule, disons la vérité: une femme en voiture, à Belle-Ile-en-Terre, dans un autre logement, une femme chez laquelle on est introduit à minuit, quand autrefois on ne pouvait la voir que dans le jour; c'est presque une autre femme! et c'est si joli, une autre femme!
A vrai dire, toutes les femmes sont la même, il n'y a de variété que dans les circonstances. Donc, j'arrive à minuit à la porte indiquée; il pleuvait à verse, on m'ouvre: c'est Zoé elle-même, elle a une nouvelle femme de chambre à laquelle elle n'ose se fier; il faudra que je parte avant le jour, à cinq heures! très-bien.
Vers trois heures je m'endors, très-mal. Il y a deux choses que les femmes ne pardonnent pas: le sommeil et les affaires. Heureusement que la voiture avait fatigué la belle (ô homme modeste que je suis!); elle s'endort aussi.
Je ne crois pas que les gens bien organisés dorment jamais entièrement: il y a une partie d'eux qui veille et qui les regarde dormir. En effet, chaque fois que j'ai dû me lever de bonne heure pour une partie de chasse.... ou pour tout autre plaisir, je me suis toujours réveillé à l'heure précise. Mais, cette fois, il s'agissait d'aller recevoir une pluie froide et de remettre des bottes un peu difficiles, que l'humidité devait avoir rendues plus difficiles encore. Je ne me réveille pas, ni Zoé non plus, si ce n'est à sept heures du matin. Le jour entrait à grands flots dans la chambre. Zoé me dit: «Nous sommes perdus!
—Diable! repris-je, il est désagréable d'être perdu si matin.»
Encore à moitié endormi, je manque d'imagination et d'expédients.
Pendant ce temps, je me lève en toute hâte; mais quand je veux mettre mes bottes, je les croyais difficiles, elles sont impossibles; je fais des efforts horribles, une sueur froide coule sur mon front, les muscles des pieds comprimés me font horriblement souffrir, les nerfs me font mal; je frotte les malheureuses bottes avec du savon, j'y mets de la poudre que je trouve dans le cabinet de toilette de Zoé, j'y mets de la cendre, j'y mets des bûches pour les élargir, j'y mets tout ce que je trouve sous la main, j'y mets tout, excepté mes pieds; je prends deux clefs, je les passe dans les tirants, et je tente un effort suprême: les veines de mon front sont gonflées comme des cordes, j'ai le visage violet, les tirants se cassent, je tombe assis, il n'y a plus moyen. Zoé pâle et tremblante vient à moi, et me dit: «Taisez-vous, ne faites pas de bruit; j'entends mon mari qui rôde dans la maison.»
Oh! les maris ne savent pas tous leurs avantages. Celui de Zoé est un être frêle que je tuerais d'un coup de poing; eh bien, l'idée de le voir entrer me fait battre le cœur, et je me sens pâlir, j'ai peur. Peur de quoi? Je ne sais, mais j'ai peur, je tremble.
Zoé boit un verre d'eau et se ranime. Elle achève de se vêtir et me dit: «Restez là, ne remuez pas, ne répondez pas, quoi qu'on fasse; ma femme de chambre viendra vous délivrer.» Zoé sort et m'enferme. Nous ne nous sommes même pas embrassés. Nous nous abhorrons tous les deux. Zoé me pardonnerait volontiers sa peur et ses angoisses, il faut un peu de cela dans la vie des femmes; mais elle ne me pardonne pas une lutte ridicule contre mes bottes. Et moi, je lui pardonnerai encore moins de ce que j'ai été ridicule devant elle. Je me mets sur le lit et je m'endors. Je viens de me réveiller, et je t'écris. Je ne sais combien de temps j'ai dormi, mais je meurs de faim. Je me rappelle involontairement les misères de tous les prisonniers célèbres, je me trouve plus malheureux qu'eux tous. J'ai déjà cherché une araignée que je puisse instruire et dont je fasse mon amie, comme Lalande. Il n'y en a pas. Je n'ai pas même d'enfants que je puisse manger comme Ugolin.
Personne ne peut me contester ce point. On plaint Ugolin d'avoir été obligé de manger ses enfants. Il n'avait qu'à ne pas les manger, à moins qu'il n'ait trouvé plus difficile et plus triste de ne pas manger du tout que de manger ses enfants. Donc, je suis mille fois plus à plaindre qu'Ugolin.
Personne ne vient; je vais maintenant diviser ma lettre en stances, non pas que je t'écrive en vers: je sens que je ne me porterai à cet excès qu'après trois jours de prison. Je vais provisoirement dormir un peu; il sera toujours temps de faire des stances.
. . . . . . . . . . . . . . . . .
Ah! le réveil est agréable. Il paraît qu'on est entré ici: je trouve un pot de confitures de groseilles, du pain et une bouteille de vin. Du vin de Bordeaux! C'est une chose excellente que les confitures de groseilles; cependant l'estomac a bien vite calculé combien de tartines il faut pour équivaloir à un bifteck.
Il me revient toutes les chansons qui parlent de liberté, et je ne puis chanter; je suis encore sur ce point plus infortuné que tous les prisonniers connus. Le prisonnier de Chilon, les prisonniers des plombs de Venise, sont des sybarites: ils ne chantent pas, peut-être; mais c'est parce qu'ils n'en ont pas envie, tandis que moi, je vais écrire les chansons qui me viennent.
Allons, enfants de la patrie, |
Le jour de gloire est arrivé; |
Contre nous de la tyrannie.... |
. . . . . . . . . . |
Liberté! liberté chérie! |
. . . . . . . . . . . . . . |
O mon pays! de tes belles campagnes, |
Je garderai le touchant souvenir. |
. . . . . . . . . . . . . . |
. . . . . . . . . . . . . . |
Loin des chalets qui m'ont vu naître. |
. . . . . . . . . . . . . . |
. . . . . . . . . . . . . . |
. . . . . . . . . . . . . . |
Rendez-moi ma patrie |
Ou laissez-moi mourir. |
. . . . . . . . . . . . . . |
O Liberté! vierge sainte et sans tache! |
. . . . . . . . . . |
Viva! viva la libertà! |
. . . . . . . . . . . . . . |
. . . . . .L'habitant des montagnes |
Respire près du ciel l'air de la liberté. |
. . . . . . . . . . |
Plutôt la mort que l'esclavage, |
C'est la devise des Français. |
. . . . . . . . . . |
Je ne chanterai pas celle-ci:
On nous disait: «Soyez esclaves:» |
Nous avons dit: «Soyons soldats!» |
Je ne vois pas assez la différence des deux choses, et n'aime pas à disputer sur les mots.
Mais voici l'air de la Malibran:
J'avais perdu la paix et les beaux jours: |
Je les retrouve en voyant ma patrie: |
De son pays on se souvient toujours. |
Oh! que tout ce qui est dehors me paraît beau! Je me sens pris d'un amour des champs que je ne me connaissais pas, surtout à ce degré. J'aime les forêts et leur sombre murmure; j'aime les prairies, j'aime les bergers, j'aime les moutons, j'aime les chiens, j'aime la boue des rues; je voudrais être éclaboussé rue Vivienne, je voudrais être battu sur le boulevard des Italiens.
Tout contribue à m'attrister, tout est ligué contre moi. Il faut que la pièce où je suis soit tendue de papier chocolat. Il y a des couleurs calmes, il y a des couleurs bruyantes, il y en a de gaies et de tristes. Le chocolat est une couleur ennuyeuse. Il y a des supplices par lesquels on pourrait tuer les gens nerveux en peu de temps, et les lois n'ont rien prévu de cela. Rien ne m'épouvanterait plus qu'un jugement ainsi conçu.... A quoi puis-je supposer qu'on me condamne? l'assassinat est toléré depuis l'institution du jury. Dernièrement, un frère a coupé sa sœur en morceaux: il a été déclaré coupable, mais avec des circonstances atténuantes, soit parce que c'était sa sœur, soit parce que les morceaux étaient petits. Il n'y a qu'un crime pour lequel il n'y ait aucune grâce à attendre, aucunes circonstances atténuantes à faire admettre:
C'est de secouer un tapis par la fenêtre. On n'admet pas même la preuve du contraire. Il y a deux mois, une bonne femme, accusée d'avoir laissé secouer dans la rue, par la fenêtre, un tapis, par son domestique, offrait les preuves de ceci:
Qu'elle n'avait pas de fenêtre sur la rue, qu'elle n'avait pas de tapis, qu'elle n'avait pas de domestique.
Elle fut condamnée à l'amende et aux frais.
Je suppose donc que j'aie commis un crime, le seul irrémissible dans l'état actuel de la justice. Eh bien! la condamnation que je redouterais le plus serait celle-ci:
«Condamné à la prison.
«Et, attendu la récidive, la prison sera couleur de chocolat.»
Je vais lire, j'ai trouvé un livre qui va peut-être m'amuser; aussi bien, j'ai épuisé presque tout le papier blanc.
.... Décidément ce livre m'ennuie. Mais quand on viendra me délivrer, car je suppose toujours qu'on viendra me délivrer, comment est-ce que je m'en irai? Depuis ce matin, j'aurais bien pu mettre mes bottes, si toutefois il n'est pas devenu tout à fait impossible de les mettre. J'ai faim, mais encore des confitures de groseilles! Si je suis jamais rendu à la liberté, je me promets bien de ne jamais manger de confitures de groseilles. C'est encore fort heureux qu'il n'ait pas plu à Zoé de me mettre dans une armoire ou dans un tiroir de commode. Ah! parbleu, voici un excellent moyen de mettre mes bottes: il n'y a rien de tel que la solitude et la méditation; je coupe les tiges de mes bottes, et il me reste des souliers qui se mettent d'eux-mêmes.
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Trois jours après avoir écrit tout le griffonnage qui précède, je le retrouve dans une poche d'habit. Je vous l'envoie. Voici comment a fini mon emprisonnement: Ce n'est qu'à une heure du matin que ma jolie geôlière est arrivée, et je ne suis parti qu'à quatre heures. Cela n'empèche pas que ma lettre est encore datée de Belle-Ile-en-Terre, par le ridicule accident qui m'est arrivé hier. Il n'y avait pas de place dans la diligence; je loue une voiture et je prends des chevaux à la poste. Je monte dans la voiture, le postillon ferme la portière et va boire avec des camarades. Je me rappelle tout à coup que j'ai oublié quelque chose, j'ouvre la portière du dedans, je descends, je la referme parce qu'elle gênait le passage, et je vais chercher l'objet qui me manquait. En redescendant l'escalier, j'entends claquer un fouet et rouler des roues; je hâte le pas, j'arrive à la rue: plus de voiture! Le postillon ne s'est pas aperçu que j'étais redescendu de la voiture où il m'avait enfermé, et il est parti. Il faut maintenant que j'attende qu'il ramène la voiture et mes effets. Adieu. Geneviève a-t-elle trouvé ma brocatelle orange et noire?
Albert Chaumier.
Ce fut Rose, cette fois, qui écrivit à Geneviève. Elle lui disait qu'elle ne pardonnerait jamais la conduite de Léon, lors de la dernière soirée; qu'elle le dégageait de son serment, et qu'elle se croyait parfaitement quitte du sien. Geneviève était déjà assez malheureuse de la lecture qu'elle faisait des lettres d'Albert. Elle courut chez Rose, la prit dans ses bras, la pria, la conjura. Rose fut inflexible. Elle répondit qu'elle chérissait toujours Geneviève, qu'elle continuerait à aimer Léon en bonne cousine, mais qu'elle ne voulait plus de lui pour son mari. «S'il est ainsi avec moi, disait-elle, que serait-ce quand je serais à lui? Il m'a humiliée.»
Ce mot rassura Geneviève; elle comprit que Rose ne ressentait contre Léon que ce genre de colère exclusivement réservé aux gens qu'on aime. Elle retourna donner à Léon la bonne nouvelle; mais celui-ci, à son tour, répondit: qu'il ne se souciait en aucune façon des sentiments de mademoiselle Chaumier; qu'il ne méprisait au monde rien tant que la coquetterie, et qu'il n'y avait pas moyen de douter qu'elle ne fût coquette à un degré peu ordinaire; qu'à ses yeux, le mouvement de coquetterie qui lui avait fait, pendant quelques minutes, prêter une sorte d'attention à M. de Redeuil, la flétrissait à jamais, etc., etc.; ce qui n'empêcha pas que Léon ne fît pas une course sans que la maison de M. Chaumier se trouvât sur son chemin. M. Anselme annonça qu'il allait s'absenter pour quelques mois; que ce serait probablement son dernier voyage, et qu'il ramènerait le baron. Avant son départ, il courut avec Geneviève tous les magasins, encombrant l'appartement de Mlle d'Arnberg de tout ce qu'elle trouvait riche ou joli. Geneviève avait fait à l'habit marron une reprise si parfaite, qu'il eût été difficile de retrouver même la place de la déchirure. Il lui avait dit: «Ma belle voisine, il faut que vous me fassiez une promesse; j'ai là une vieille bague, sans la moindre valeur, que je veux que vous portiez pour l'amour de moi. Donnez-moi votre parole que vous ne la quitterez pas jusqu'à mon retour.»
Et il tira de la poche de son habit marron un petit écrin, dans lequel était renfermée une bague surmontée de perles et d'un diamant beaucoup trop gros pour être fin.
Quelques jours avant son départ, il prit Léon à part, et lui dit: «Mon cher enfant, je ne sais pas l'état de vos affaires, et je ne vous quitte pas sans inquiétude.»
Léon lui affirma qu'il gagnait de l'argent au delà du nécessaire. La veille de son départ, M. Anselme pria Geneviève et Léon de rester avec lui toute la journée. Le soir, il se fit répéter tous ses airs favoris, il fit chanter Geneviève, il examina ses cheveux, sa taille, ses mains; il lui donna quelques conseils sur sa santé, qui, disait-il, lui semblait depuis quelque temps avoir subi un peu d'altération; puis, à minuit, il se leva, serra la main de Léon, donna à Geneviève un baiser sur le front, leur répéta trois ou quatre fois qu'il reviendrait bientôt, et les quitta. Le matin, on entendit une voiture s'arrêter à la porte et M. Anselme frappa à la porte de Léon. Il lui dit encore adieu, et entra dans la chambre de Geneviève, qui dormait profondément. Son visage était calme et rose; il la regarda longtemps, puis descendit l'escalier en disant à Léon: «A bientôt.»
A ce moment, plusieurs des élèves de Léon se mettaient en route pour la campagne, et Léon n'avait pas avoué la vérité à Anselme quand il lui avait dit qu'il gagnait plus d'argent qu'il ne lui en fallait. Il commençait au contraire à se trouver fort gêné; chaque fois qu'il passait la porte d'un de ses élèves, il tremblait toujours qu'un domestique ne lui dît froidement: «Monsieur est parti.» Il ne voulait pas surtout que Geneviève sentît la moindre atteinte de la pauvreté. Ce que disait Anselme n'était que trop vrai: elle perdait chaque jour le beau coloris de la santé.
Il y avait deux ans que Mme Lauter était morte. Léon et Geneviève s'en allèrent à Fontainebleau. Ils arrivèrent le premier jour de mai; c'était le jour où leur mère avait été enterrée. Leurs premiers pas se dirigèrent vers le cimetière; il était tout en fleur; de beaux rossignols fauves sautillaient dans les chèvrefeuilles; mais quel fut leur étonnement, quand, à la place de la croix de bois qu'on avait placée sur le cercueil de Mme Lauter, ils trouvèrent une grande pierre de marbre noir! Il y avait sur la pierre le nom de Rosalie Lauter, et au-dessous plusieurs dates, dont l'une était celle de sa mort, et une autre celle de sa naissance. Quant aux autres, le sens leur en était inconnu. Le tombeau était entouré d'une grille de fer; le frère et la sœur s'agenouillèrent et baisèrent le marbre qui recouvrait leur mère. Les yeux de Geneviève avaient un éclat inaccoutumé. Elle racontait bas à sa mère tout ce que personne ne savait, son amour si malheureux et ses angoisses de tous les jours; elle lui disait: «J'aime Albert!» Et elle sentait quelque adoucissement à ses chagrins en confiant ce secret qui lui brûlait le cœur; puis elle se laissa entraîner jusqu'à parler haut, et elle dit: «O ma mère, ma bonne mère! ton fils a été respectueux pour tes dernières volontés; il m'a aimée et protégée, il a travaillé pour moi, il a veillé pour moi, il a accepté ton legs de bonté et de dévouement. O ma mère, bénis-le, et prie dans le ciel pour son bonheur.» Et elle ajouta tout bas: «Prie Dieu d'ajouter à sa vie toute la part de bonheur à laquelle j'ai dû renoncer; prie Dieu qu'il détourne de lui les tourments affreux que j'endure, et qu'il m'appelle bientôt auprès de toi, et qu'il fasse de moi l'ange protecteur de ceux que j'aime sur la terre d'une tendresse impuissante et inutile.»
Léon la regarda avec tendresse et dit: «Ma mère, bénis tes enfants. Geneviève est mon appui et ma consolation; prie Dieu qu'il seconde mes efforts et qu'il me fasse réussir à l'entourer de tout ce qui fait le bonheur des autres femmes. O ma mère, ma bonne mère, Rose nous abandonne; nous sommes devenus des étrangers dans ta famille, et des étrangers nous ont remplacés. Ton frère et Rose ont oublié ce que tu leur avais demandé en mourant. Ma mère, tu nous as laissés seuls!»
Ils restèrent encore quelque temps agenouillés; puis ils se levèrent, regardèrent la tombe comme s'ils eussent voulu, de leurs regards, percer la terre et revoir les traits adorés de la morte. Enfin, ils quittèrent le cimetière et allèrent chercher chez M. Semler les clefs de la maison. A leurs questions sur le tombeau de marbre noir, il répondit qu'on l'avait envoyé de Paris, par des hommes qui avaient fait tous les travaux et s'étaient dits envoyés et payés par la famille de la défunte.
Ils se dirigèrent vers la maison où s'étaient écoulés les jours de leur heureuse enfance. Il leur sembla qu'ils étaient reportés à cette époque de leur vie; rien n'était changé; l'herbe encadrait toujours les pavés de la cour, les sorbiers du jardin étaient en fleur, l'herbe avait envahi leurs plantations, les volubilis s'étaient semés d'eux-mêmes et commençaient à sortir de terre. On n'avait rien déplacé dans les chambres. Ils retrouvèrent les mêmes gravures sur les murailles; dans la chambre de Rose et de Geneviève étaient encore des jouets de leur enfance, les raquettes et les volants.
Le salon où l'on se rassemblait avait encore les fauteuils dérangés, dont le nombre leur rappelait combien ils étaient alors. Celui de Mme Lauter était auprès de la fenêtre, et, dans le coin de la cheminée, on retrouvait le grand fauteuil en tapisserie dans lequel Rose, toute petite, s'enfonçait et s'endormait le soir. La pendule, qui n'avait jamais été remontée depuis, s'était arrêtée à l'heure où la famille avait quitté Fontainebleau. Le piano était ouvert, et Geneviève retrouva dessus tous les airs qu'elle chantait alors avec Rose. Elle posa les mains sur le clavier, et tous les deux reconnurent la voix du piano, et cette voix leur alla au cœur.
Elle chanta, et chanta cet air que sa mère l'avait un jour obligée de chanter: Bonheur de se revoir.
Et le frère et la sœur se mirent à fondre en larmes; car ils ne revoyaient personne.
Léon dit à Geneviève: «Tiens, Geneviève, le jour que l'on a enterré maman, tu étais assise là, et Rose était près de toi. Te souviens-tu comme elle me promettait de m'aimer?»
Et Geneviève refoulait dans son cœur tous les souvenirs d'Albert qui venaient l'assaillir. Ces émotions trop fortes l'avaient accablée; elle se coucha. Léon vint s'asseoir à côté de son lit; tous les deux parlèrent du passé jusque très-avant dans la nuit; puis Geneviève céda au sommeil, et Léon s'endormit dans son fauteuil, la tête appuyée sur le bord du lit de sa sœur.
Le lendemain au matin, Geneviève prit dans le jardin les grains de volubilis qui commençaient à germer, et alla les planter autour de la tombe de Rosalie.
De retour à Paris, ils trouvèrent une lettre d'un des écoliers de Léon, qui l'avertissait qu'il suspendait momentanément ses leçons et qu'il lui écrirait pour lui désigner le jour où il pourrait revenir.
Une autre lettre invitait Léon à une partie de plaisir avec plusieurs de ses amis musiciens et peintres. Une troisième le fit frémir: elle commençait ainsi:
«Monsieur,
«Voici l'époque où j'ai l'habitude de quitter Paris....»
Mais, à la fin, on le priait de vouloir bien continuer ses leçons à Auteuil, et on ajoutait au prix de la leçon le prix d'une voiture pour aller et pour revenir.
Léon, qui gagnait passablement d'argent, n'en dépensait guère pour s'amuser. Son plaisir le plus vif était de faire en sorte que Geneviève ne manquât de rien; au lieu d'aller au théâtre ou dans toute autre réunion dite amusante, il rapportait à Geneviève un ruban ou un bouquet. S'il voyait dans la rue, à une femme, un objet de toilette qui lui allât bien, il n'avait pas de repos qu'il n'en eût porté un semblable à sa sœur. Quand ils étaient invités ensemble dans quelque maison, il songeait huit jours d'avance à la toilette de Geneviève, et l'accablait de questions: «As-tu tout ce qu'il te faut? Tes souliers de satin sont-ils assez frais? Auras-tu ta belle robe?»
Jamais, quelque serein que pût être le temps, il ne la ramenait à pied d'une soirée ou d'un bal. Il fallait, au bal, qu'elle eût le plus beau bouquet et les rubans les plus nouveaux.
Pour lui, quoiqu'il aimât naturellement la parure, qu'il fût jeune et beau, et désireux d'attirer les regards des femmes, il se contentait d'être mis décemment, c'est-à-dire du costume le plus simple. Il avait des habits qu'on aurait pu citer comme des
exemples de longévité,
à l'époque de l'année où les journaux, qui ne savent que dire entre deux sessions des chambres, inventent, tous les matins, pour remplir leurs colonnes, des centenaires, des pluies de crapauds, des veaux à deux têtes et des betteraves monstrueuses.
Il faisait une notable économie sur les gants, qu'il portait invariablement noirs. A la ville il avait des bottes remontées; quelquefois même un œil un peu exercé découvrait, sur le côté d'une botte, une petite pièce que le savetier du coin avait de son mieux cherché à dissimuler. Jamais il ne prenait une voiture, à quelque distance que ses leçons se trouvassent les unes des autres. Jamais il n'entrait dans un café. Aussi, quand son voisin le peintre vint le trouver pour avoir sa réponse, lui dit-il:
«Je n'irai pas.
—Il est donc décidé que tu ne seras jamais d'aucune partie?
—J'ai des occupations qui me privent de celle-ci.
—Comme des autres. Tu as tort, ce sera charmant!
—Je n'en doute pas, mais je ne puis en être.»
Et le soir, au souper, comme la conversation tombait sur Léon, on dit: «C'est singulier comme il est changé! Lui, qui autrefois était toujours notre chef de troupe; lui, dont la gaieté nous mettait tous en train; lui, qui s'habillait avec tant d'élégance!
—Comme il est changé!
—A-t-il fait quelque grande perte? Est-il en proie à un violent chagrin?
—Nullement; je l'ai rencontré il y a quelques jours, il était aussi gai que je l'aie jamais vu. Mais ce qu'il évite surtout maintenant, c'est de dépenser de l'argent.
—C'est étonnant. Mais il doit en gagner?
—Il en gagne beaucoup.
—Qu'en fait-il alors?
—Je crois qu'il l'enfouit.
—Il est donc avare?
—Il faut qu'il le soit devenu.
—C'est dommage.
—Oui, c'était un excellent garçon.
—Il faut le corriger.
—Oui, il faut lui faire honte de son avarice.»
En effet, à quelques jours de là, comme Léon arrivait dans l'atelier du peintre, il les trouva réunis quatre ou cinq.
L'atelier.
Les dictionnaires prétendent qu'un atelier est
«Un lieu où plusieurs ouvriers se réunissent pour travailler ensemble.»
L'atelier d'Antoine Huguet n'était pas tout à fait cela. Ils étaient là quatre gaillards, qui, chagrinés de ne pouvoir perdre que chacun vingt-quatre heures par jour, s'étaient réunis et associés, pour avoir, par ce moyen, quatre-vingt-seize heures à leur disposition.
On se lève le matin ou à peu près. On n'est qu'à demi réveillé; il n'y a pas moyen de travailler si on ne boit une goutte de rhum. «Rapin! où est le rapin? Rapin, où es-tu?» On voit alors se lever, d'un coin où il dormait, un gamin de quatorze ans, avec de longs cheveux et une calotte grecque sur le côté de la tête; il a une blouse grise, qu'il a choisie de cette nuance, parce que les taches y paraissent mieux. Le rapin, dont le véritable nom est depuis longtemps oublié, a été nommé Gargantua, à cause de son formidable appétit. «Rapin, va chercher du rhum.» Le rapin demande de la monnaie. A peine est-il dans la rue, qu'on le rappelle. «A propos, je n'ai plus de tabac.»
Le rapin revient au bout d'une heure et demie; on l'accable de reproches. «Tu nous fais perdre notre temps.» Le rapin, qui n'est pas dupe du chagrin de ces messieurs, ne sourcille pas. On lui prédit qu'il mourra sur l'échafaud. Le rapin arrange les palettes. Le rhum est bu.
«Travaillons, dit Antoine.
—Ah! si nous fumions une pipe?
—Oui, cela excite le cerveau.»
Quand la pipe est fumée:
«Ah! maintenant, à l'ouvrage.
—Quelle heure est-il?
—Neuf heures.
—Diable! dans une demi-heure il faudra déjeuner, nous déranger, quand nous commencerons à nous mettre en train; j'ai horreur du travail interrompu.
—Je crois que nous ferons mieux de ne nous mettre à l'ouvrage qu'après déjeuner.
—Voilà une matinée de perdue.
—C'est la faute de cet odieux Gargantua.
—Infâme Gargantua!
—Gargantua est notre ruine.
—Je propose de brûler Gargantua.
—De le crucifier.
—De le disséquer.
—De l'empailler.»
Gargantua ne s'émeut nullement; on lui commande d'aller chercher le déjeuner.
«Qu'allons-nous manger?
—Je ne sais pas.
—Ni moi.
—Ni moi.
—Ni moi.»
Gargantua va se rasseoir dans son coin. Après une longue discussion, on établit que l'on est à la fin du mois, que la caisse est presque vide. On mangera à déjeuner du pain à discrétion, du fromage d'Italie; on fera un dîner sérieux, un dîner raisonné. L'un recommande à Gargantua que le fromage soit gras, un autre exige qu'il soit maigre; tous deux jurent de l'assommer s'il n'obéit pas. Gargantua ne fait pas la moindre attention à ce qu'on lui dit. Il rapporte le fromage d'Italie au bout d'une petite heure. On déjeune, on fume encore une pipe. «Allons, à l'ouvrage.» Les quatre amis restent interdits. Est-ce qu'il ne se présentera pas un prétexte pour ne pas travailler? En voici un qui a froid. Et, en effet, l'atelier est grand: il a encore gelé blanc cette nuit. Un peu de feu égaye l'esprit.
«Il faut faire du feu.
—Avec quoi allons-nous faire du feu?
—Ah! oui, avec quoi?
—Il y a sur le carré une vieille malle.
—A qui est-elle?
—Je n'en sais rien.
—Ni moi.
—C'est une malle abandonnée.
—Une malle qui nous gêne beaucoup.»
On allume le feu, on s'assied autour du feu, et on fume une nouvelle pipe, on cause, on chante.
«Allons, maintenant, travaillons.
—Quelle heure est-il?
—L'horloge est arrêtée.
—Il faut la remonter.
—Gargantua, va demander l'heure.»
Cette fois, il reste dehors cinq grands quarts d'heure.
«Diable! midi et demi; le modèle que nous attendons à une heure!
—Ce n'est pas la peine de commencer avant le modèle.
—Moi, je vais me raser. Je n'aurai plus à m'occuper de rien jusqu'au dîner, et je travaillerai sans distractions.»
Le modèle ne vient qu'à deux heures; on le place.
«Pourvu qu'il ne nous arrive pas un importun, un flâneur!
—Je déteste les flâneurs.
—C'est la peste des ateliers.»
Et chacun répète: «Pourvu qu'il ne vienne pas de flâneurs!» Mais en disant cela, ils tournent les yeux vers la porte, et il n'est pas malaisé de voir que l'arrivée d'un flâneur comblerait tous leurs vœux.
«Gargantua, tu vas cirer nos bottes.
—Oh! avant, remets de la malle dans le feu.
—Il y a peut-être encore du charbon de terre à la cave.
—Gargantua, va voir à la cave.»
En effet, on trouve quelques morceaux de charbon.
«Gargantua! les bottes!
—Tiens, tu iras porter cette lettre.
—Et celle-ci.
—Tu battras ma redingote.
—Tu donneras un coup de balai dans ma chambre.»
Gargantua ouvre la bouche, on se récrie:
«Tiens! Gargantua qui parle!
—Parle, Gargantua.
—Il faut qu'il monte sur une chaise.
—Non, sur la planche.»
On hisse Gargantua sur une planche appliquée au mur, à six pieds de haut: on l'invite à parler.
Gargantua dit alors qu'on lui fait faire trop de choses à la fois, que sa mémoire s'encombre, qu'il est très-fatigué.
«Gargantua, mon fils, crois-tu donc que c'est sans peine et sans travail que tu deviendras un grand peintre?»
On descend Gargantua.
«Allons, travaillons.
—Il faut fermer la porte.
—Et mettre dessus que nous n'y sommes pas: par ce moyen on ne restera pas deux heures à frapper; il n'y a rien qui me soit si odieux que d'entendre frapper à la porte.
—Où est le blanc d'Espagne?»
On ne peut pas trouver le blanc d'Espagne, l'infâme Gargantua a égaré le blanc d'Espagne: Gargantua va mourir s'il ne retrouve pas le blanc d'Espagne.
«Ah! le voilà!»
On écrit sur la porte:
IL N'Y A PERSONNE.
«Ah! on monte: c'est peut-être un flâneur.»
Et chacun saisit avec empressement l'espoir qui se présente.
«Est-ce ennuyeux! on ne peut rien faire.
—Rien du tout!
—Absolument rien.»
On a déjà déposé les palettes et les appuie-mains.
«Ah! non, cela s'arrête au-dessous.
—Ah! tant mieux,» dit tristement l'atelier.
On ferme la porte; Antoine, en allant à sa place, regarde la toile placée sur le chevalet de Charles Mithois.
«Gargantua, viens ici recevoir des reproches mérités; mets-toi là, vis-à-vis la toile de Charles. Écoute, Gargantua: depuis deux ans bientôt, tu en es aux premiers éléments de la peinture, à peindre tous les jours mes bottes en noir. Eh bien! je trouve que tu suis une fausse route, que tu n'étudies pas assez les maîtres; regarde bien, Charles. Toi, quand tu as ciré mes bottes, pour peu que je marche une heure ou deux dans la poussière ou dans la boue, il n'y paraît plus, le cirage est terne et taché; eh bien! vois la toile de Charles, ses soldats ont marché toute la nuit, ils se livrent un furieux combat, ils piétinent dans la poussière, dans la boue, dans le sang; eh bien! leurs souliers sont admirablement noirs et luisants. Voilà comme je voudrais que mes bottes fussent cirées. Je ne saurais trop te le répéter: Gargantua, étudie les maîtres.
Nocturna versate manu, versate diurna.»
Pendant ce discours d'Antoine, l'atelier s'était placé devant le chevalet de Charles, et la péroraison fut accueillie par des rires prolongés.
A ce moment, Léon entra.
«Nous sommes enchantés de te voir.
—Quoique tu nous déranges beaucoup: nous étions en train de travailler comme des tigres.
—Et cela n'arrive pas si souvent que ces moments ne soient extrêmement précieux. Un poëte, dont je ne sais plus le nom, a dit, en parlant de la vie:
On s'éveille, on se lève, on s'habille et l'on sort; |
On rentre, on dîne, on soupe, on se couche et l'on dort. |
C'est précisément à la nôtre que cette définition s'appliquerait le plus exactement. Mais nous avons changé cela, nous travaillons.
—Mais, répondit Léon, qui vous force de vous déranger? Gargantua va me donner une pipe, je vais la fumer et m'en aller ensuite. Je ne tiens ni à vous parler ni à vous entendre. J'attends seulement l'heure d'aller donner une leçon auprès d'ici.
—N'importe, nous voulons te parler sérieusement dans ton intérêt. Nous sacrifierons le travail d'aujourd'hui.
—Nous le sacrifierons.
—Il n'est rien qu'on ne fasse pour l'amitié.
—Voulez-vous parler, dit Léon, du service que je vous rends?
—Celui de vous déranger et de vous fournir un prétexte honnête de flâner.
—O vertus méconnues! O injustice des contemporains!
—C'est égal, ne laissons pas décourager notre zèle. Gargantua, les pipes!»
Gargantua se leva, et, sans parler, se plaça devant son maître, attendant un ordre plus détaillé. Le maître dit, en séparant ses ordres par un instant de méditation:
«Tu donneras: Fatmé à Lefloch; la Brûle-Gueule à ton maître; la Rothschild à Mithois; l'Etna à Léon; la Sardanapale à Edgar Sagan; la Cinq-Liards au modèle. Tu garderas la Lilliputienne.»
Et Gargantua s'approcha d'une sorte de petit râtelier où les pipes étaient placées chacune au-dessous de son étiquette. Chacune avait été solennellement baptisée à son entrée dans la maison, et on l'avait nommée d'après quelque particularité qui la distinguait. La Rothschild était une pipe d'écume montée en argent. La Sardanapale avait un très-beau bouquet d'ambre jaune. La Cinq-Liards tenait une demi-once de tabac. Fatmé était une pipe turque. Gargantua exécuta scrupuleusement les ordres qui lui étaient donnés, et, par une distinction particulière, bourra lui-même celle de son patron. Quand tout le monde fut en train de fumer, Antoine Huguet prit la parole.
«Léon, tu chagrines tes amis; tu as un vice, et un vice que tu nous caches. La présente séance a pour but de te faire avouer ton vice, pour le partager s'il est amusant, pour t'en délivrer s'il ne l'est pas. Tu gagnes de l'argent, tu en gagnes beaucoup! Que fais-tu de ton argent?»
Léon se sentit rougir jusqu'aux oreilles; non qu'une semblable plaisanterie eût rien qui pût le fâcher: il était accoutumé à ce sans-façon, à ce laisser aller. Mais pour rien au monde il n'eût voulu parler de sa sœur, ni souffrir qu'on lui en parlât. L'habitude où on était parmi ces jeunes gens de tout tourner en plaisanterie le rendait honteux de tout ce qu'il faisait de bien. Peut-être plusieurs d'entre eux avaient, comme Léon, quelque bon sentiment qu'ils ne cachaient pas avec moins d'hypocrisie. Un provincial qui serait tombé au milieu de ces bons jeunes gens se serait cru, en les écoutant, dans une caverne de brigands. Rien n'était si commun que d'entendre parler d'égorger les oncles en retard d'envoyer de l'argent, de faire bouillir dans l'huile les propriétaires trop exacts à envoyer leur quittance, etc., etc.
Huguet continua.
«Autrefois, tu nous faisais honneur: tu raffermissais notre crédit ébranlé. En voyant entrer chez nous un monsieur bien couvert, un dandy, le fruitier nous respectait à cause de nos relations. (Mouvement.) Tu avais une de ces tenues qu'il serait à la fois gênant et dispendieux de porter soi-même, mais qu'on est flatté de voir aux autres. (Très-bien! très-bien!)»
L'orateur s'arrêta un moment, et tira quelques bouffées de sa pipe. Tout l'auditoire branla la tête en signe d'assentiment. Léon se leva et dit: «Tu es fou.
—Ah! dit Antoine Huguet, voilà bien les hommes; on n'est sage que lorsqu'on partage ou qu'on approuve leur folie. (Mouvement d'approbation.) Mais ne t'attends pas à trouver chez nous cette basse adulation: nous sommes tes amis, et nous ne reculerons devant aucune avanie pour t'en donner la preuve. (Très-bien!) Qu'est devenue cette élégance irréprochable? cette harmonie, cette audace toujours sage? ces modes devinées seulement une semaine d'avance? Où est notre Léon? le Léon qui a porté le premier les gilets trop courts et les collets trop étroits!
Quantum mutatus ab illo |
Hectore, qui redit exuvias indutus.... |
Comme il est différent de cet Hector qui revient couvert des dépouilles d'Achille! Ou plutôt il semble couvert de dépouilles en effet, non, comme Hector, de dépouilles glorieuses, mais de celles que colportent honteusement les marchands d'habits. (Continuez!)
—Ah! parbleu, dit Léon, qui voulait faire bonne contenance, il sied bien à des rapins comme vous de faire les difficiles en fait de toilette! Des drôles qui, le dimanche, mettent leur blouse à l'envers!
—Parlez plus respectueusement au tribunal.
—Je décline sa compétence.
—Le tribunal se déclare compétent. (Écoutez, écoutez!) Et en effet, messieurs, voyez dans quel costume l'accusé ose se présenter ici, ici dans le temple du goût, ici où nous ne reconnaissons d'autre dieu que le beau.
—Votre dieu, interrompit Léon, n'est pas comme le nôtre; il ne vous a pas faits à sa ressemblance.
—L'accusé joint le cynisme de l'expression au cynisme de la mine. Mais je ne me laisserai pas intimider par ses fureurs. Je connais le mandat qui m'a été confié. Nous sommes ici par la volonté du peuple, nous n'en sortirons que par la force des baïonnettes. Prenez ma tête! (Très-bien, très-bien!—Agitation) Dans quel costume, dis-je, l'accusé ose-t-il se présenter devant nous? Un habit râpé, dont les coutures, blanchies par le temps, sont imparfaitement recouvertes d'encre.
Ainsi que nos cheveux blanchissent nos habits.
(Hilarité.) Et c'est nous que l'on espère abuser par de si grossiers subterfuges! Nous qui avons inventé le col de chemise en papier à lettres! et, l'art de sortir trois avec deux gants! Et ce chapeau, ce chapeau défoncé, ce chapeau hérissé comme un bonnet à poil! ce chapeau qui rougit de lui-même! Ce gilet et ce pantalon qui, selon la belle expression de J. B. Rousseau,
Hurlent d'effroi de se voir accouplés,
ou plutôt qui refusent de s'accoupler, et se séparent d'horreur.
MITHOIS.—Je demande la parole. J'appellerai l'attention de la chambre sur les bottes de l'inculpé.
ANTOINE.—Et quelles bottes, en effet, messieurs, quelles bottes! Ah! je partage ici le chagrin d'un vieux poète français (Ronsard) qui disait:
Combien je suis marry que la muse françoise |
Ne peut dire ces mots comme fait la grégeoise, |
Ocymore, Dyspotme, Oligochronien; |
Ma muse les diroit du sang Valésien. |
UNE VOIX.—Au fait!
ANTOINE.—Et moi aussi, messieurs, combien je suis marri que la muse française n'ait pas, comme l'italien, un mot particulier pour désigner une grosse vilaine chaussure! (Bien, bien.) Quelles bottes, messieurs! voyez comme elles sont tournées et déformées! c'est en vain que l'accusé, enserrant ses deux pieds l'un contre l'autre, espère nous dissimuler une pièce qui déshonore sa botte droite. A propos de cette botte, je vais en porter une terrible à l'inculpé. (Murmures en sens divers.)—Oh! oh!—Ah! ah! ah! Eh! eh! (Marques nombreuses de désapprobation.)
UNE VOIX (qui pourrait être celle de Léon).—Le jeu de mots est misérable.
PLUSIEURS VOIX.—A l'ordre! à l'ordre!
ANTOINE.—Je demande la parole pour un fait personnel. Il n'est pas difficile, messieurs, de ne pas se tromper quand on ne fait rien; mais le plus embarrassé, comme on dit, est celui qui tient la queue de la poêle.
—Pardon, messieurs, dit Léon, c'est celui qu'on fait frire.
—Nous demandons, dit l'orateur, à notre ami, la raison de ce délabrement, de ce déguenillement. Ah! s'il n'avait pas d'argent, s'il était gueux comme nous, ce serait très-bien. Nous savons respecter le malheur. Mais ce n'est pas là la position de notre ami. Nous lui demanderons, en outre, pourquoi il élude les parties de plaisir auxquelles on le convie, quand nous autres, pauvres diables, nous savons toujours trouver de l'argent pour ces graves circonstances. Accusé, qu'avez-vous à répondre?»
Léon alors fit le mauvais sujet, parla vaguement de femmes, de désordres, de dettes, d'orgies, etc., etc.
Quand il aurait pu dire:
«Vous me trouvez mal vêtu: mais ma sœur Geneviève ne manque de rien; elle a des souliers de satin du meilleur cordonnier, et son joli pied ne perd aucun de ses avantages; ses robes sont faites par la couturière la plus célèbre; je n'ai pas de manteau, mais elle a du bois abondamment pour se chauffer. Ma sœur Geneviève ne désire rien; la hideuse pauvreté n'approche pas d'elle, et ne vient pas flétrir sa jeunesse de son haleine mortelle.»
Geneviève inventait toute sorte d'économies pour faire dépenser moins d'argent à son frère, tandis que Léon, de son côté, frémissant de douleur et de colère à l'idée d'une privation qui pouvait l'atteindre, inventait pour elle des désirs, afin de les satisfaire. Un soir, il trouva Geneviève occupée à refaire une vieille robe. Ce jour-là il avait vu passer sur le boulevard une foule de filles entretenues, magnifiquement vêtues et traînées par de superbes chevaux. «Mon Dieu, s'était-il demandé, qu'est-ce donc que Dieu réserve à une bonne et vertueuse fille comme Geneviève, s'il laisse prodiguer ainsi à des prostituées sans cœur et sans amour tout ce qu'il y a de beau et de riche dans le monde?» Ce sentiment l'avait préoccupé toute la journée. L'industrie à laquelle se livrait Geneviève vint aigrir son chagrin. Il s'assit près d'elle et lui dit:
«Pourquoi refais-tu encore cette vieille robe usée?
—Mais, dit Geneviève, je t'assure qu'elle me fera encore honneur cet été.
—Moins qu'une neuve, cependant.
—Une neuve serait chère, et nos moyens...
—Qui t'a dit cela, chère enfant? Partages-tu donc l'opinion vulgaire? Crois-tu qu'un artiste est un malheureux destiné à vivre dans la misère et à mourir à l'hôpital? La sœur d'un musicien doit marcher l'égale de toutes les femmes. Je gagne de l'argent, beaucoup d'argent. Je veux que tu sois toujours belle et parée. Tu donneras cette vieille robe à ta femme de ménage. Nous allons, aussitôt notre dîner fini, en acheter une ensemble.»
Et, comme ils passaient sur les boulevards, il la mena prendre des glaces chez Tortoni. Il y avait tout autour d'eux plusieurs femmes que leurs voitures attendaient sur la chaussée. Une marchande de bouquets vint leur en offrir un merveilleusement beau.
«Combien votre bouquet? dit une des femmes.
—Dix francs.
—C'est trop cher.»
La marchande offrit alors son bouquet aux autres; elle eut partout la même réponse. Mais quand elle passa devant Léon, il lui jeta sur la table deux pièces de cinq francs. Elle offrit le bouquet à Geneviève, que les femmes et les hommes qui les accompagnaient regardèrent avec curiosité.
«Quelle folie! dit Geneviève à son frère en quittant Tortoni.
—Non pas, répondit Léon. N'es-tu pas plus belle que les femmes qui nous entouraient et qui avaient une sorte d'air impertinent? J'ai voulu les contrarier un peu.»
Ils entrèrent dans un magasin de nouveautés, et Léon choisit pour sa sœur ce qu'il y avait de plus beau.
Pour lui, le soir, il repassa de l'encre sur les coutures de son habit.
Un matin arriva Albert, pâle et la voix saccadée. Il prit Léon à part et lui dit: «Sais-tu ce qui m'arrive? Pendant mon absence, mon premier clerc, que j'avais chargé d'une lettre pour Éléonore, l'a vue, lui a fait la cour, lui a plu, a vécu avec elle pendant deux mois et a disparu, laissant dans ma caisse un déficit de trente mille francs. Ces trente mille francs n'étaient pas à moi; je suis perdu si mon père ne vient pas à mon secours; je viens te chercher, je n'ose affronter seul la première impression que va lui causer ce récit.»
Léon ne répondit rien, s'habilla et suivit Albert jusque chez M. Chaumier. M. Chaumier commença par s'emporter, puis dit qu'il n'avait pas d'argent, ce qui était vrai. Les Redeuil le jetaient chaque jour dans de nouvelles dépenses; ils lui avaient persuadé récemment de louer une loge à l'Opéra et au Théâtre-Italien, à frais communs avec eux. On lui avait fait, presque tout l'hiver, prendre un coupé au mois. Chaque dimanche ajoutait quelque somptuosité à la réception du dimanche précédent. Rose, sans songer à l'argent que cela pouvait coûter, se faisait faire, par sa couturière et par sa marchande de modes, tout ce qu'elle voyait de joli aux jeunes personnes qu'elle rencontrait dans le monde. Modeste encourageait de son mieux ce genre de dépenses; elle était fière de la beauté de Rose, qu'elle croyait avoir élevée, et d'ailleurs elle espérait un peu humilier Geneviève par la comparaison des toilettes de Rose avec les siennes. Et cependant, Geneviève, quoique moins riche que sa cousine, trouvait moyen d'être généreuse avec elle. Si Rose disait de son goût un ruban ou un fichu de Geneviève, quelques jours après elle recevait le semblable.
M. Chaumier finit par comprendre qu'il n'y avait pas à hésiter; il prit des engagements, solidairement avec son fils, à une échéance assez longue, mais aussi à des intérêts assez forts. En rentrant, Léon dit à sa sœur: «Voilà Albert sauvé jusqu'à nouvel ordre; mais il faut qu'il se dépêche de se marier et de faire un mariage riche.»
Geneviève vit avec une triste surprise qu'il lui était resté encore de l'espoir à perdre.
Par des circonstances indépendantes de sa volonté, Léon avait manqué deux fois de suite une leçon. Le jour où Albert était venu le chercher, il comptait réparer sa négligence; mais il n'avait pas cru pouvoir refuser à son cousin le service de l'assister contre le premier choc de la colère paternelle. Aussi le lendemain reçut-il une lettre dans laquelle on lui disait: «Qu'on comprenait très-bien qu'un artiste de son talent fût désiré et demandé partout, et qu'il ne fût pas toujours le maître de son temps. Aussi on lui demandait pardon de celui qu'on lui avait fait perdre jusque-là, et on renonçait, bien à regret, aux soins qu'il donnait ou plutôt qu'il ne donnait pas au fils de la maison. On avait, toujours avec de vifs regrets, choisi un maître, moins célèbre, il est vrai, mais aussi moins occupé et auquel son obscurité permettait une assiduité et une exactitude qui, surtout dans les commencements, pouvaient presque suppléer à un talent supérieur, etc.»
Il n'y avait rien à répondre à cela; on lui donnait la chose comme conclue, et il y avait d'ailleurs, dans la lettre, une politesse mêlée d'ironie qui froissait l'orgueil de Léon et l'aurait empêché de faire la moindre démarche.
A quelques jours de là, il reçut une invitation à dîner chez son élève d'Auteuil. Il se renferma de bonne heure dans sa chambre pour préparer, à l'insu de Geneviève, sa toilette du lendemain; mais celle-ci, inquiète de voir de la lumière chez son frère à une heure du matin, se leva, et vint regarder par la serrure. Alors elle vit Léon repasser à l'encre, avec un soin minutieux, les coutures de l'habit, comme il le faisait de temps en temps; plier sa cravate de soie noire, de façon à dissimuler les plis ordinaires qui étaient éraillés, etc., etc., etc.
Geneviève se retira sans bruit; elle fut toute la nuit sans dormir; elle venait de comprendre la générosité et les sacrifices de son frère; elle ne lui dit rien de sa découverte le matin, mais, passant dans une pièce où était ce vieil habit, étendu sur une chaise, ce vieil habit pour lequel bien des gens méprisaient Léon, elle s'inclina et le baisa avec respect.
La maison d'Auteuil était fort riche. Léon y était bien reçu; mais cependant il y avait dans la façon dont on le traitait des nuances presque insaisissables qui ne laissaient pas de le blesser. Quelques négligences des domestiques laissaient percer à ses yeux la véritable pensée, à son égard, des maîtres, trop polis et trop circonspects pour la manifester eux-mêmes. Sa place à table, quand il dînait, n'était pas au bout, mais il pouvait attribuer cela à son âge. De temps en temps un domestique ne le servait qu'après des personnes de la maison, ce que la maîtresse du logis réprimait d'un regard; mais Léon voyait l'oubli et le regard. Parfois, quand il arrivait, au lieu de l'annoncer par son nom, et dans la forme ordinaire, une servante ouvrait le salon et disait: «C'est le musicien.» Un jour même, un nouveau domestique, paysan assez grossier que M. Sanlecque avait ramené de sa terre de Reims, chargé d'apporter des rafraîchissements dans le salon, en offrit à tout le monde, et dit à demi-voix à sa maîtresse: «Faut-il en donner au musicien?» Il n'y aurait eu aucun mal si Mme Sanlecque eût répété, haut et en riant, la bêtise du nègre champenois, ce qu'elle n'eût pas manqué de faire s'il se fût agi de quelqu'un bien établi sur le pied d'égalité, et vis-à-vis duquel c'eût été une bêtise incontestable; mais elle rougit, et lui dit à voix basse: «Certainement.» Rien de tout cela n'échappait à Léon, toujours sur le qui-vive, et il avait bien besoin de penser à Geneviève pour se résigner à toutes ces humiliations. Certes, il eût bien désiré ne paraître dans les maisons que pour y donner ses leçons; mais refuser les invitations qu'on lui adressait eût été compromettre la durée de ces mêmes leçons. On voulait l'avoir pour son talent et par-dessus le marché des leçons; lésineries que font volontiers, et très-habilement, les gens les plus riches et les plus considérés.
M. et Mme Sanlecque n'avaient qu'un fils, enfant de quinze à seize ans, assez bien doué par la nature, et qui devait un jour être fort riche, ayant à ajouter la fortune de ses parents à celles de deux vieilles tantes restées filles. Seulement, comme les gens trop heureux sentent le besoin de se créer des tourments et des ennuis, M. et Mme Sanlecque, d'un commun accord, avaient fait pour leur fils un plan très-détaillé, qui le prenait jour par jour, heure par heure, depuis sa naissance jusqu'à son mariage et au delà. Ils s'étaient convaincus que rien n'était plus sage ni plus heureux; et, chaque fois que la volonté de l'enfant ou les événements venaient le faire dévier du rail, ce qui arrivait perpétuellement, c'était un chagrin des plus vifs, et on ne négligeait rien pour le remettre dans la bonne voie. Théodore (présent de Dieu) Sanlecque avait seize ans; il devait, selon le fameux plan, continuer encore son éducation pendant deux ans, puis voyager pendant quatre ans avec un précepteur, après quoi il reviendrait à Paris, où il épouserait la fille d'un ami de M. Sanlecque. Il va sans dire que jusque-là il devait rester étranger à toute espèce de sentiment d'amour, et que ses yeux ne devaient s'arrêter sur aucune femme; qu'il devait garder son premier regard, son premier battement de cœur, son premier frisson pour la femme que lui avaient destinée ses parents. Jusque-là tout allait bien sous ce rapport; mais les autres points de la Cyropédie à l'usage de Théodore Sanlecque avaient rencontré plus d'inconvénients. Tout le plan avait été composé par M. Sanlecque à son point de vue particulier d'homme à tempérament lymphatique; le jeune homme se trouva nerveux et sanguin. Ce qu'on avait calculé devoir être ses plaisirs l'ennuyait profondément; ses études lui étaient antipathiques; il ressemblait à un homme qui passerait sa vie entière à mettre des bottes trop étroites.
Par une énorme concession, on avait remplacé à peu près les mathématiques par la musique, ce qui dérangeait beaucoup les plans. Il est vrai que Théodore trompait son père, qui n'était pas très-fort; il lui avait persuadé qu'il savait assez de mathématiques pour continuer à apprendre sans maître; et, de temps en temps, il feignait de se livrer à la solution de quelques problèmes, dont le père Sanlecque ne voyait pas la bouffonnerie. Ainsi ce jour-là même il surprit Théodore griffonnant un papier, et tenant la tête dans les mains, etc. Il lui demanda ce qu'il faisait.
«Je cherche la solution d'un problème.
—Ah! D'un problème de mathématiques?
—Oui!
—Et que dit ce problème?
—C'est trop compliqué pour vous, papa.
—C'est égal, dis toujours.»
Théodore, qui faisait des vers, ce que pour rien au monde il n'eut voulu avouer à son père, lui dit: «Voilà le problème qui me donne un mal terrible, mais j'y arriverai. Si une livre de beurre coûte trois francs, combien me coûtera une culotte de peau?
—Ah! dit le père.
—Ordinairement on doit trouver l'inconnu d'après deux connus; ici il n'y a qu'un connu.
—Je te laisse.
—Ah! parbleu! dit Théodore Sanlecque, voilà la rime en esse que je cherchais: laisse.... tendresse, cela va à ravir.»
Les Sanlecque donnaient ce jour-là un dîner hostile. On avait invité plusieurs voisins de campagne, avec des amis de Paris; il s'agissait, comme dans beaucoup de dîners, beaucoup moins d'être agréable aux gens qu'on recevait que de les écraser par l'opulence de la maison. Aussi on avait mis toutes les voiles dehors. C'étaient des prodiges de vaisselle, des miracles de porcelaines, des bouteilles de vin de Bordeaux que M. Sanlecque apportait lui-même à deux mains, retenant son haleine pour ne pas en agiter le fond; des primeurs qui étaient en avance d'un an. Il y a des maisons où on ne mange rien en la saison, c'est-à-dire au moment où les choses sont bonnes et succulentes: c'est une des plus grandes sottises gastronomiques qu'il se puisse imaginer. Outre que les légumes sont meilleurs dans leur maturité, et que certaines primeurs ont besoin d'être annoncées et étiquetées pour qu'on ne les prenne pas au goût pour une seule et même herbe sans saveur, il y a dans la nature des harmonies dont il est toujours imprudent de déranger quelque chose. (Je veux bien ne pas écrire à ce sujet vingt pages dont les lettres s'accrochent à ma plume que je viens de tremper dans l'encrier; je secoue la plume et je prends de l'encre dans un autre coin. Je dirai seulement qu'on doit, à table, nourrir les gens plus que les étonner, et que beaucoup de personnes, en vous donnant des pois verts à certaine époque, n'ont d'autre intention que de vous montrer des pois chers.)
Les salons étaient d'une grande magnificence. Léon pensait à Geneviève, et ne jouissait de rien de ce qu'elle ne partageait pas; il pensait aux meubles de noyer, à la glace au cadre de bois; il comparait aux lustres, aux candélabres dorés et chargés de bougies, le mauvais chandelier de cuivre jaune et la chandelle qui éclairait Geneviève; il pensait à Geneviève dînant seule, d'un reste du dîner de la veille, sur une petite table de noyer, et buvant du mauvais vin trempé d'eau. Cette pensée l'empêcha de toucher à aucune des friandises du second service. On causait, la conversation était vive et animée; quelquefois Léon se laissait entraîner par la gaieté de quelque repartie; mais, tout à coup, il lui semblait voir le visage triste et pensif de sa sœur, et le sourire mourait sur ses lèvres, comme fané et glacé. On se leva, on passa dans les salons. Toutes les femmes étaient fraîches, roses, heureuses, et Léon pensa à Geneviève, dont les couleurs avaient été remplacées par la pâleur; il pensa à Rose qui, sans doute, ne pensait pas à lui, et autour de laquelle, probablement, en ce moment, papillonnaient quelques élégants, comme autour de toutes ces femmes qu'il voyait. Il se retira seul à une fenêtre, dans un petit salon reculé, il ouvrit la fenêtre et regarda les étoiles; la nuit était superbe. Là, il se laissa aller à ses rêveries; mais il en fut tout à fait tiré par les sons d'un instrument: c'était un violon; mais ce qu'il jouait, ce n'était pas précisément de la musique, c'était une suite de ponts-neufs et d'airs connus. Il joua d'abord:
Au vallon tout est sombre, etc.; puis il attendit, et recommença par: Réveillez-vous, belle endormie. Il attendit encore, et, après ces intervalles, joua: Venez, venez à mon secours, et Venez, gentille dame. Léon ne put douter que ces airs ne fussent joués pour rappeler à quelqu'un les paroles qui en sont le timbre, et que ce ne fût un moyen de dialoguer de loin sans attirer l'attention. En effet, il ne tarda pas à voir paraître une lumière dans une fenêtre à barreaux, tout en haut d'un mur qui dominait le jardin; le violon, caché dans les lilas, au pied du mur, joua alors: O ma Zélie! Alors, une voix de femme répondit; elle ne chantait pas de paroles, mais fredonnait les airs, dont les paroles connues répondaient parfaitement au violon. A la qualité de la voix, à l'aspect de la fenêtre et surtout à la science incroyable de ponts-neufs que manifestait la chanteuse, et à la vulgarité de quelques-uns, ce devait être une couturière ou une cuisinière.
Voici du reste ce qu'ils se disaient. C'était un dialogue sans paroles, très-complet et très-intelligible. Je ne puis ici que reproduire les timbres des airs qu'ils faisaient entendre tour à tour.
LE VIOLON, dans les lilas.
Une fièvre brûlante, etc., etc.
LA VOIX, à travers les barreaux.
Fiez-vous, fiez-vous aux vains discours des hommes, etc.
LE VIOLON.
Je t'aime tant, je t'aime tant, etc.
LA VOIX.
Taisez-vous, taisez-vous, je ne vous crois pas....
LE VIOLON.
Toi dont les yeux me font la loi....
LA VOIX.
Tu n'auras pas ma rose....
LE VIOLON.
Ma richesse, c'est ta voix douce....
«Je gage, pensa Léon en entendant cet air de Gatayes, qu'elle ne sait pas ce que cela veut dire.» En effet, la voix chanta encore: Tu n'auras pas ma rose.
LE VIOLON.
Si tu veux, charmante brune, |
Ce soir au clair de la lune, |
«Oh! oh! dit Léon, le jeune homme devient hardi.»
LA VOIX.
Les yeux noirs sont de jolis yeux, |
Mais pour moi, j'aime mieux les bleus.... |
«Elle repousse, pensa Léon, la qualification de brune.»
LE VIOLON.
J'ai longtemps parcouru le monde |
. . . . . . . . . . |
Courtisant la brune et la blonde.... |
«Il paraît que cela lui est égal; eh bien! il a raison.» |
LA VOIX.
Il faut des époux assortis....
LE VIOLON.
....L'amour ne sait guère |
Ce qu'il permet, ce qu'il défend.... |
LA VOIX.
. . . . . . . . . . . . . . . . .
Ici Léon ne reconnut pas l'air, le violon non plus, car il ne répondit pas. La voix se décida à chanter ces paroles:
Je suis bonne....
«Ah! dit Léon, j'y suis, c'est du Diable à quatre, mais dans la pièce, bonne ne signifie pas cuisinière; c'est égal, c'est ingénieux.»
Cette fois le violon avait compris, car il répondit:
Le noble éclat du diadème |
Ici n'a pas séduit mon cœur, etc. |
La voix crut devoir émettre encore un doute, et chanta:
Mais, hélas! était un trompeur, Celui qui sut toucher mon cœur....
Cela me rappelle que mon père, Henry Karr, avait fait une fantaisie pour le piano sur cet air de Mme Gail, et que j'ai vu un exemplaire ainsi caricaturé de la main d'Hérold:
Fantaisie sur l'air: Celui qui sue touche mon cœur.
Par HENRY QUATRE.
LA VOIX.
Triste raison, j'abjure ton empire....
LE VIOLON.
Si tu veux charmante brune, |
Ce soir, au clair de la lune, |
Ce gazon.... |
«Il paraît, dit Léon, que le violon y tient.»
LA VOIX
Il est tard, je rejoins ma mère. |
Adieu, Colin, au revoir.... |
LE VIOLON.
Si tu veux charmante brune, |
Ce soir, au clair de la lune. |
Ce gazon.... |
Allons, le violon est obstiné. Ce qu'il y a d'aussi évident que son obstination, c'est qu'il est amoureux; il trouve, en jouant ces airs, une expression ravissante.
LA VOIX.
Sans bruit, sans bruit....
Il paraît que l'on va descendre. Mais que se passe-t-il dans le jardin? Des pas se font entendre sur le sable des allées. Le violon joue avec précipitation:
.... Prenez garde |
La dame blanche vous regarde.... |
On parle haut dans le jardin; c'est la voix de M. Sanlecque.
Le violon n'est autre que l'élève de Léon; on le fait rentrer.
Le lendemain Léon reçut une lettre ainsi conçue:
«Monsieur,
«Une découverte que nous avons faite, et qui nous donne le chagrin de voir notre fils échapper encore aux plans que nous avions conçus pour son éducation et pour son bonheur, nous oblige à avancer l'époque de ses voyages. Il sera donc privé de vos excellentes leçons. Recevez, avec mes regrets, l'assurance de ma considération distinguée.
Un matin, on apporta un énorme bouquet pour Geneviève; le lendemain, un autre bouquet non moins beau; le surlendemain, un troisième bouquet avec une lettre. Geneviève donna la lettre à son frère; on y lisait:
«Je vous vois tous les jours, mademoiselle, et je m'aperçois que, sans y songer, vous aggravez innocemment des maux que vous ne pouvez plaindre et que vous devez ignorer, etc.»
La lettre était signée d'un monsieur CHARLES MERRUEL, qui donnait son adresse. Léon lui répondit:
«Monsieur,
«Vous avez écrit à ma sœur; elle me charge de vous répondre: c'est vous dire assez quelle est la réponse. Ma sœur ne reçoit ni lettres ni bouquets d'un homme qu'elle ne connaît pas. Permettez-moi d'ajouter, pour ma part, qu'elle est assez jolie pour qu'on lui fasse des lettres exprès pour elle. Pourquoi du reste, monsieur, demandez-vous une réponse? vous en pourriez trouver de toutes faites, comme vos lettres, dans la Nouvelle Héloïse de Rousseau; et ces réponses au moins seraient d'un style égal au style de vos épîtres, que ma sœur (qui ne s'appelle pas Julie) ne pourrait jamais atteindre.
M. Charles Merruel à M. Léon Lauter.
Monsieur Léon Lauter, vous vous moquez de moi, et peut-être vous avez raison; permettez-moi cependant d'expliquer un peu ma conduite. J'ai vu plusieurs fois, cet hiver, mademoiselle votre sœur; j'ai été touché autant de son air de douceur et de décence que de sa beauté. Je suis négociant; je me suis figuré que je ne saurais jamais écrire à une jeune fille une lettre capable de la bien disposer en ma faveur. D'autant qu'en pensant à mademoiselle votre sœur, je ne trouvais à dire que ce que je viens vous dire aujourd'hui: «J'ai trente-cinq ans, je suis presque riche, j'aime mademoiselle votre sœur; le plus grand désir que je sente dans mon cœur est qu'elle soit ma femme et qu'elle soit heureuse par moi.» J'ai ouvert, dans mon embarras, le livre qui passe pour renfermer les phrases d'amour les plus éloquentes, et j'ai copié, si bien copié, qu'il paraît que j'ai même négligé de changer le nom qui se trouve dans le livre. Je sais très-bien que mademoiselle votre sœur ne s'appelle pas Julie, mais Geneviève; j'ai appris sur elle tout ce que j'ai pu apprendre, et tout ce que j'ai appris a augmenté mon amour. Aujourd'hui, si mon langage est simple et vulgaire, du moins je parle moi-même et je vous répète: «J'ai trente-cinq ans, je suis presque riche, j'aime mademoiselle votre sœur; le plus grand désir que je trouve dans mon cœur est qu'elle soit ma femme et qu'elle soit heureuse par moi.» Cette fois, vous pourrez me répondre sans me renvoyer au livre de Rousseau.
J'ai l'honneur d'être, monsieur Léon Lauter, votre, etc.
>CH. MERRUEL.
Léon communiqua la lettre à Geneviève et dit:
«Cette fois la lettre est sérieuse, et il faut répondre sérieusement. Ce M. Merruel me paraît un excellent homme, fort touché de tes attraits. Que veux-tu que je lui réponde? Le connais-tu?
—J'ai dansé avec lui cet hiver, dit Geneviève; mon oncle l'a nommé devant moi.
—Ah!... Et comment le trouves-tu?
—Bien, reprit Geneviève avec indifférence.
—Alors, je réponds que sa demande est fort honorable et que je l'autorise...
GENEVIÈVE.—A rien.
LÉON.—Comment, à rien! et pourquoi cela?
GENEVIÈVE.—Je ne veux pas me marier.
LÉON.—Ah!
GENEVIÈVE.—Je ne veux pas me marier.
LÉON.—Tu as tort; si ce que dit M. Merruel est vrai, et tout porte à le croire, c'est un mariage aussi heureux que je puisse le désirer pour toi. Un mari jeune, d'une figure agréable (c'est toi qui le dis), riche, amoureux de toi, reconnaissant son infériorité et tout disposé à vivre à genoux devant toi: on le ferait faire exprès qu'on ne trouverait pas mieux.»
Geneviève ne répondit pas; Léon continua d'un ton plus sérieux.
«Geneviève, je suis sûr que ma mère approuverait ce mariage et en remercierait le ciel. Sois raisonnable, ma petite Geneviève; je serai si heureux de te voir enfin riche et brillante; il faut que les avantages qui se présentent soient bien grands, chère Geneviève: sans cela, te presserais-je tant d'accomplir ce qui amènera pour moi une foule de chagrins? Comme je serai seul et abandonné quand tu auras quitté notre petit logis, dont tu es tout le bonheur! A qui parlerai-je de Rose? Car de nouvelles affections viendront remplir ton cœur; tu auras des enfants, un mari. Ne me faut-il pas triompher, pour te marier, d'un sentiment bizarre, inconcevable? J'y ai pensé souvent; ce sera pour moi un jour cruel que celui où je te livrerai, toi, ma sœur, si timide, si innocente, à l'amour d'un homme, peut-être corrompu par le vice, qui ne saura respecter ni cette innocence ni cette timidité; à un homme qui aujourd'hui n'est rien, et qui bientôt sera plus que moi; à un homme qui pourra te faire pleurer, et me dire à moi, ton frère, qui t'aime depuis si longtemps: «De quoi vous mêlez-vous?»
Albert entra. Geneviève n'osa pas dire à Léon de ne pas parler de ce qui arrivait.
LÉON.—Tu arrives à propos; lis cette lettre.
ALBERT.—Elle est très-bien; et qu'en dit Geneviève?
Geneviève se penche sur sa broderie.
LÉON.—Geneviève refuse.
ALBERT.—Elle a bien tort. Je connais Merruel, c'est le meilleur homme du monde; ce qu'il promet dans sa lettre, il le tiendra; Geneviève excitera l'envie de toutes les femmes. Il est bien modeste quand il se dit presque riche; Merruel a plus de huit cent mille francs.
LÉON.—Tu entends, Geneviève?
Geneviève se penche encore davantage; son cœur est déchiré. Albert n'a pas même ce sentiment de regret dont parlait tout à l'heure son frère en la voyant passer aux bras d'un mari.
ALBERT.—Ma petite Geneviève, j'espère que tu n'as manifesté jusqu'ici que l'éloignement que toute fille croit devoir simuler contre le mariage; je te félicite de l'offre de Merruel; c'est un personnage entouré de pièges et d'appeaux par les grands-parents et les petites jeunes personnes. Quand il entre dans un salon, les chapeaux jaunes des mères se tournent vers la porte; quand il danse avec une jeune personne, la jeune personne parle de ses goûts simples, de son amour de la campagne et du laitage. Tu seras heureuse, et tu feras enrager toutes tes amies.»
Geneviève ne put s'empêcher de fondre en larmes: Albert la pressait de se marier avec un autre.
ALBERT.—Qu'as-tu donc, Geneviève?
LÉON.—Il y avait déjà une heure que nous parlions de M. Merruel quand tu es entré; elle m'avait prié de laisser là ce chapitre et nous la contrarions.
ALBERT.—Allons, Geneviève, puisque tu ne veux pas parler de ton mariage, parlons du mien.
LÉON.—Du tien?
ALBERT.—Du mien.
Geneviève sentit passer sur ses cheveux un frisson mortel, puis elle leva les yeux au ciel pour demander à Dieu de la force et du courage.
Albert continua:
«J'épouse deux cent cinquante mille francs; ce n'est pas trop pour rétablir mes affaires, que mon coquin de premier clerc avait mises dans un bel état.
LÉON.—Je te croyais toujours amoureux d'Éléonore.
ALBERT.—Éléonore! je ne sais ma foi pas où elle est, ni monsieur mon clerc non plus. Elle l'aura sans doute suivi; je ne suis pas de force à lutter contre un semblable gaillard; trente mille francs en trois mois! il ne lui aura rien refusé, l'argent ne lui coûtait rien, diamants, voiture, etc. Moi, je n'avais rien que mon amour, et encore je n'en avais guère. Je suis fort bien disposé pour le mariage; je ne regrette rien de ma vie de garçon: ma femme s'emparera facilement d'un cœur que rien n'occupe; ce sera à elle à tâcher de le conserver. Je venais chercher Geneviève, car c'est toujours à elle que j'ai recours dans les grandes occasions, pour qu'elle m'aidât dans mes emplettes. Ma sœur devait venir avec moi; mais, quand je lui ai proposé de venir ici, elle a changé d'idée. Est-elle donc fâchée avec l'un de vous? Mais cela n'a rien d'inquiétant; Rose est si changeante, qu'il vaut mieux être avec elle en état de brouille; on est sûr de ne pas longtemps attendre un changement, et il n'a rien d'inquiétant. C'est aujourd'hui dimanche; nous allons sortir tous les trois, nous courrons un peu les boutiques, et je vous ramènerai ensuite à la maison, où nous dînerons.»
Le refus de Rose de venir les voir exaspéra Léon. Quoi! Rose, au lieu de chercher à s'excuser de sa conduite lors de la dernière soirée où ils s'étaient rencontrés, les évitait, les dédaignait! Il prétexta des affaires, et dit qu'il ne pourrait accompagner Albert, mais qu'il lui confiait Geneviève, et le priait de la ramener le soir.
GENEVIÈVE.—Mais tu ne m'avais pas parlé de ces affaires.
LÉON.—Elles n'en sont pas moins réelles, et surtout inévitables.
GENEVIÈVE.—Comment, tu ne pourras même pas venir le soir?
LÉON.—C'est impossible.
GENEVIÈVE (bas).—Léon, je t'en prie.
LÉON (bas).—Tu sais, Geneviève, que je ne te contrarie jamais.
GENEVIÈVE.—Adieu, Léon.
Et en descendant l'escalier, Geneviève se serrait les mains, et disait dans son cœur: «Ah! ma mère, ma chère mère, tes enfants seront-ils donc malheureux tous les deux?»
Elle suivit Albert machinalement, sans savoir ce qu'elle faisait, étourdie, avec un nuage devant les yeux. Dans les boutiques, elle ne voyait rien de ce qu'on lui montrait, se laissait faire deux fois la même question et répondait au hasard. Quand ils arrivèrent chez M. Chaumier, Rose, qui avait repoussé avec colère l'offre d'aller chez Léon, se leva malgré elle quand elle entendit sonner, tant elle était sûre de le voir, avec son frère et sa cousine. Mais quand Albert lui eut dit que Léon n'avait pas voulu venir, quoique Geneviève le reprit et dît: n'a pas pu, elle affecta la plus profonde indifférence, et ne prononça pas une seule fois son nom pendant le dîner. Après le dîner, Geneviève voulut lui parler de Léon; mais Rose la supplia de ne pas continuer. Geneviève n'aurait probablement tenu aucun compte de cette prohibition, qui n'était peut-être pas de très-bonne foi, s'il n'avait commencé à venir du monde, et Rose était obligée de s'occuper des arrivants.
Geneviève était dans un état d'exaltation impossible à décrire. Les pensées se croisaient et se choquaient dans sa tête et dans son cœur avec rapidité. Tantôt elle se disait qu'elle ne voulait plus vivre, elle pensait avec une âcre volupté à la mort; puis elle demandait pardon à Dieu et à son frère. Un instant après, elle purifiait son amour pour Albert de toute idée vulgaire; elle se disait: «Il sera heureux, je verrai son bonheur, je serai l'amie de sa femme, je lui apprendrai à l'aimer, j'élèverai ses enfants;» et un autre instant n'était pas envolé qu'elle se disait: «Ah! je n'aurai pas besoin de me tuer, mes jours sont comptés; depuis longtemps ma santé est perdue; ces sourdes douleurs que je sens dans la poitrine sont un signe certain de la brièveté de ma vie; j'irai bientôt rejoindre ma mère; mais Léon? mais Albert? Pauvre Léon! je ne veux pas l'abandonner. Qui sait si les âmes des morts peuvent protéger les vivants? Oh! je ne le crois pas, car maman ne nous aurait pas laissés être si malheureux. Mais, grand Dieu! il faut donc une séparation éternelle? je ne puis rejoindre maman sans quitter Léon. Ah! maman, maman, n'entends-tu pas ta fille? ne vois-tu pas comme elle souffre?... Oh! non, reprenait-elle, la félicité des bienheureux ne serait pas complète s'ils ne pouvaient s'occuper de ceux qu'ils ont laissés sur la terre; cette vie n'est qu'une épreuve, ma mère sait que cela finira, et elle nous attend dans le ciel.»
Elle ne versait pas de larmes, de larmes, ce sang de l'âme. Une fièvre brûlante animait son teint et ses regards, et on se disait:
«Comme Geneviève est belle ce soir!
—Quel teint et quel éclat!
—La dernière fois que je l'ai vue, elle était loin d'être aussi bien.
—Elle était pâle et elle avait les yeux caves.
—On aurait dit une poitrinaire.
—Ce n'était qu'une indisposition.
—Elle est charmante aujourd'hui.»
Rose, de son côté, s'agitait beaucoup et s'occupait de tout le monde. M. Rodolphe de Redeuil entra et fit l'empressé; Rose le reçut assez mal; il la pria de chanter avec lui, elle avait mal à la gorge; de danser, elle était fatiguée. Il raconta quelques anecdotes. Rose ne sourit pas et dit tout haut qu'il n'y avait rien de pire que la médisance, quand elle n'amusait pas.
Pendant ce temps, voyons un peu quelles étaient les affaires de Léon. Léon se promenait sur le boulevard: il vint à pleuvoir; il alla au Palais-Royal, dont il fit le tour trente-huit fois, après quoi il alla chez son oncle, se disant que, s'il disparaissait, Rose et M. de Redeuil le croiraient désespéré; que c'était un triomphe qu'il ne voulait pas leur donner: ils en avaient assez d'autres sans celui-là. D'ailleurs il était tard; il n'allait chez M. Chaumier que pour chercher sa sœur. Quand il entra, Geneviève ne le vit pas; ses yeux étaient occupés d'une manière assez cruelle pour qu'elle ne les détournât pas. On venait d'annoncer:
M. Michaud,
Madame Michaud,
Mademoiselle Anaïs Michaud.
C'était cette belle jeune fille, qui entrait les yeux baissés, qui avait détruit tout le bonheur et tout l'espoir de Geneviève. Elle était jolie, elle paraissait douce et timide, et elle faisait plus de mal au pauvre cœur de Geneviève que ne l'eût pu faire un tigre avec ses griffes et ses dents.
Albert et Rose s'empressèrent auprès d'elle; toutes les femmes regardèrent en chuchotant. Il y eut pour Geneviève un affreux moment d'angoisse. Elle ne sentit plus battre son cœur; une douleur poignante lui traversa les tempes. Un vertige fit tout tourner et disparaître à ses yeux. Quand elle revint à elle, elle aperçut la figure de Léon, pâle comme devait être la sienne: la méchante Rose avait vu Léon, dont l'absence la chagrinait et l'agitait; elle avait voulu se venger sur lui de ce qu'elle venait de souffrir, et, sans manifester par le moindre signe qu'elle l'eût aperçu, elle devint immédiatement aussi charmante pour M. de Redeuil, qui ne l'avait pas quittée, qu'elle avait été pour lui, quelques instants auparavant, revêche et désagréable.
Geneviève venait de sentir dans son âme ce que devait éprouver son frère, et le premier mot qu'elle se dit tout bas fut: «Pauvre Léon!»
Noble et douce parole! Elle s'était dit: «Ma vie est finie: je tâcherai de vivre pour Léon et pour ceux que j'aime; je me mêlerai au bonheur des autres, et j'en vivrai.»
Belle et touchante pensée, qui dut monter au trône de Dieu avec les parfums du soir.
Geneviève traversa le salon et alla droit à son frère; elle lui dit: «Ne te chagrine pas de la petite coquetterie de Rose, c'est un enfant; elle n'agit que pour te contrarier un peu, et se venger de ce qu'elle appelle tes torts à son égard; tant que tu n'as pas été là, elle ne s'est occupée de M. de Redeuil que pour lui dire des choses désobligeantes.
—N'importe, dit Léon, quel que soit le motif de cette conduite, je ne la pardonnerai pas.»
Et il songeait que, sans doute, le serment de Rose la gênait beaucoup; que ses affaires à lui n'étaient pas assez brillantes pour qu'il pensât encore à se marier, et que Rose n'avait ni assez d'énergie ni assez d'amour pour attendre, et résister aux séductions des hommes qui l'entouraient et aux obsessions de sa famille.
On présenta la future d'Albert à Léon et à Geneviève. La pauvre Geneviève resta assise auprès d'Anaïs; elle croyait que tout le monde savait son secret et que tous les yeux étaient fixés sur elle. A chaque instant il passait sur son pâle visage des nuages de pourpre produits par les pensées subites qui venaient l'embarrasser. Tout d'un coup, elle se trouvait trop froide avec Anaïs. «On va me croire piquée, malheureuse.» Puis elle s'arrêtait au milieu de l'empressement qui succédait à la froideur. «Cet empressement n'est pas naturel, pensait-elle; tout le monde doit en comprendre le motif.» Pour Léon, il était allé, dans une pièce écartée, écrire une lettre qu'il glissa dans la main de Rose. Rose la mit où on serait si heureux de voir mettre ses lettres, si les femmes n'y mettaient à peu près tout, dans son sein.
Quand tout le monde fut parti, Rose, aussi rouge que si on eût pu la voir, tira de son sein la lettre de Léon, et s'empressa de la lire.
A Rose.
«Ma cousine, pardonnez-moi d'avoir abusé d'un moment d'entraînement et de pitié pour vous faire faire une promesse qui vous gêne aujourd'hui, et que, tout me le montre, vous regrettez amèrement d'avoir faite; je vous la rends, ma cousine, vous êtes libre: j'ai seulement le regret de n'avoir pas accompli plus tôt le devoir que j'accomplis aujourd'hui; vous n'auriez pas eu le temps d'avoir à mon égard les torts graves et nombreux que vous avez eus depuis quelque temps. Je renonce à vous, ma cousine: soyez jolie, coquette, heureuse, rien ne vous en empêche; aimez Rodolphe ou tout autre, je n'ai plus le droit d'en souffrir ouvertement. Adieu.
«LÉON.»
Rose resta un moment stupéfaite; elle s'attendait à voir Léon demander des excuses de ses mauvaises humeurs; elle n'aurait jamais cru qu'il se fût entre eux rien passé d'assez grave pour amener une rupture. Après qu'elle eut relu la lettre, elle pleura beaucoup, puis elle écrivit.
«Léon, es-tu fou? Je ne veux pas reprendre ma promesse, et je ne te rends pas la tienne; si j'ai des torts envers toi, je les ignore, mais je t'en demande pardon, je ne veux ni de M. de Redeuil ni d'aucun autre; je suis à toi: si je suis coquette, ce n'est jamais que pour te plaire ou te taquiner un peu. Je brûle ta méchante lettre qui m'a fait pleurer.
«ROSE CHAUMIER.»
Si cette lettre avait été envoyée, que de bonheur elle eût donné dans le petit logis de Geneviève et de Léon! car Geneviève et Léon n'avaient plus qu'un bonheur à eux deux: c'était celui de Léon. Mais Rose se coucha, ne dormit pas, et rêva éveillée à tout le succès qu'elle avait eu le soir, pensa que Léon était le seul qui ne l'eût pas admirée et n'eût pensé qu'à la gronder, Léon à qui elle rapportait les applaudissements et l'admiration des autres. Elle le trouva souverainement injuste, et s'endormit avec cette idée. Le matin, ce fut celle qu'elle trouva toute faite dans sa tête, avant d'être assez éveillée pour en trouver une autre. Elle avait peu dormi, elle était de mauvaise humeur, la lettre de Léon était brûlée; elle ne put la relire et y retrouver tout ce qu'elle renfermait de douleur; elle ne se la rappela que comme une injustice sur laquelle il ne pouvait manquer de revenir, et à laquelle surtout il serait pour elle honteux de céder: elle brûla sa lettre. Léon, dans la journée, ne put s'empêcher de passer deux fois devant la maison de M. Chaumier. C'était presque son chemin, et le pavé était meilleur, et la rue avait un trottoir, etc., etc.
Il vit sortir Rose avec Anaïs et la mère d'Anaïs en voiture; toutes trois étaient fort parées; Léon détourna la tête pour ne pas être aperçu en assez triste équipage. On voudrait donner tant de bonheur à la femme que l'on aime, et en même temps on voudrait si entièrement confondre l'existence de l'objet aimé dans la sienne propre, qu'on ne peut s'empêcher d'un mouvement d'irritation à l'aspect d'un plaisir ou d'un bonheur qu'elle goûte sans vous et sans que vous en soyez la cause. Léon fut enchanté d'avoir écrit sa lettre. Rose, qui avait vu Léon et à laquelle son mouvement pour ne pas être aperçu n'avait pas échappé, fut très-fâchée contre lui et se réjouit fort de ne pas avoir envoyé la sienne.
Le mariage d'Albert et d'Anaïs était fixé pour la semaine suivante. Léon s'occupa de la toilette de sa sœur. Il acheta quelques objets à crédit, et vendit sa montre pour ceux qu'il fallait payer argent comptant. Il cacha soigneusement à Geneviève ce sacrifice d'un bijou auquel il tenait beaucoup et qui lui était tout à fait nécessaire pour ses leçons; il supposa qu'elle était dérangée et qu'il l'avait donnée à réparer à l'horloger. Rose vint voir Geneviève avec Anaïs pour la prier d'être demoiselle d'honneur: Geneviève accepta; comment aurait-elle refusé? Et d'ailleurs, ceux qui ont souffert savent avec quelle triste volupté on aime à déchirer avec les ongles et à faire saigner une blessure sans espoir de guérison. C'était la seule fois que Geneviève eût vu Rose depuis la rupture avec Léon; la présence d'Anaïs et de sa mère empêcha Geneviève d'en parler. Rose à aucun prix n'eût dit un mot la première de son cousin, quoique rien ne pût lui faire plus de plaisir que d'en entendre parler. Seulement, lorsque Geneviève dit: «Léon est sorti, il sera bien fâché de ne s'être pas trouvé ici,» Rose fit un petit mouvement de tête presque imperceptible, dont le commencement voulait dire assez tristement qu'elle n'en croyait rien, et la fin, assez orgueilleusement, que cela était pour elle parfaitement indifférent.
C'est ce que dit aussi Léon, quand il apprit que Rose était venue; mais il cherchait, sans toutefois faire de questions, à se faire dire par Geneviève les moindres détails de sa visite; il lui semblait que la maison était changée depuis que sa cousine était venue; il regardait la chaise sur laquelle elle s'était assise, et le parquet sur lequel elle avait marché: il avait usé de détours incroyables pour savoir sur quelle chaise Rose s'était assise. Il avait trouvé dérangés deux chaises et un fauteuil, le seul de la maison: le fauteuil était évidemment pour Mme Michaud. Il dit à Geneviève:
«Comment as-tu trouvé Mlle Anaïs?
—Très-bien, dit Geneviève; cependant Rose....»
Léon l'interrompit. Il ne voulait pas parler de Rose, de même que Geneviève ne voulait pas parler d'Anaïs.
«Je l'ai vue l'autre matin, dit Léon.
—Rose? demanda Geneviève.
—Anaïs, répondit Léon; je l'ai vue l'autre matin, elle est fort jolie au jour.
—J'aime mieux Rose.
—Et moi aussi,» pensa Léon; mais la chose qu'il pensait était précisément celle qu'il ne voulait pas dire. Il dit: «Peut-être était-elle dans l'ombre ici; était-elle du côté de la fenêtre?
—Oui,» dit Geneviève.
Léon ne dit plus rien; il savait où s'étaient placées Mme Michaud et sa fille. De ce jour, il adopta la chaise de Rose, et la changea, en l'absence de Geneviève, contre une semblable qui était dans sa chambre. Deux jours avant la noce, on apporta la toilette de Geneviève. Léon s'était acheté des souliers.
La toilette de Geneviève.
La toilette de Geneviève, cela est bientôt dit; je vois d'ici votre mauvaise humeur, madame; vos lèvres déjà un peu minces se sont resserrées, et il a passé par votre tête une pensée injurieuse pour moi. A quoi bon, en effet, faire un gros volume, quatre cents pages, ma foi, et plus de quatre cent vingt-huit mille lettres, pour passer sous silence précisément ce qui peut se rencontrer d'intéressant? Je m'expose à vous voir comparer chacune des choses que je dis à la chose que je ne dis pas, et ne rien trouver dans mes quatre cents pages qui vaille la page que j'ai négligé d'écrire.
«Ce monsieur, dites-vous, a le plus grand soin de nous détailler la parure des prairies: parure de printemps, parure d'été, parure d'automne, parure d'hiver; il n'oublie pas un seul bouton d'or, ni une sauge, ni une marguerite.
«Il ne néglige pas de nous apprendre de quelles teintes se parent les forêts de l'automne: les tilleuls sont jaunes; les marronniers roux; les chèvrefeuilles bleuâtres; tout cela est fort joli; la vigne vierge pend des grands murs en hardis festons pourpres et amarantes. Je le veux bien. Il ne rencontre pas une fleur sans nous préciser sa couleur et son parfum; il nous dit bien au juste la nuance de vert de chaque brin d'herbe. Cela fait bien quelque plaisir, mais enfin, c'est ce que nous savons aussi bien que lui; et au fait, cela ne sert à rien, tandis qu'on peut trouver un bon modèle à suivre dans une jolie toilette, et il pourrait bien nous parler des femmes avec autant de détails et d'amour que des fleurs de son jardin.»
Je pourrais répondre à cette exclamation par trois cents raisons; mais j'aime autant céder, et je vous dirai la toilette de Geneviève,
Et aussi la toilette de Rose,
Et aussi la toilette d'Anaïs,
Et aussi, si cela peut vous être agréable, la toilette de Mme ***.
Et aussi la mienne; mais cela ne serait pas convenable: je suis, en ce moment, en robe de chambre et en pantoufles.
Je vais faire allumer par mon nègre, un Savoyard de treize ans intitulé père Michel, la plus grande de mes pipes de cerisier. Le père Michel va serrer ses soldats de plomb et me donner du feu; et je vais me rappeler les toilettes en question, en fumant un tabac parfumé de benjoin et d'aloès, ce que je vous recommande, ô vous qui fumez; ce que je vous recommande, ô vous qui ne fumez pas, de recommander à ceux qui fument près de vous.
La toilette de Geneviève.—La toilette de Rose.—La toilette d'Anaïs.—La toilette de Mme Michaud.
Commençons par Anaïs. Voulez-vous aussi le portrait d'Anaïs? Anaïs est assez jolie, mais insignifiante, c'est tout ce que je me rappelle. Malheureusement je n'invente pas ce que je raconte, et il y a des choses que j'ai oubliées, d'autres que je n'ai pas regardées au moment où elles se sont passées; et, quand il m'arrive de vouloir combler une lacune avec l'imagination, cela fait disparate de la manière la plus choquante, et j'efface. Voilà donc tout ce que je sais d'Anaïs; mais sa toilette, je me la rappelle parfaitement, parce que j'ai entendu des femmes en parler dans les plus grands détails. C'était:
Une robe de velours épinglé blanc, garnie d'angleterre, un voile d'angleterre, des manches et une mantille pareilles; une petite couronne en fleurs d'oranger naturelles, montées sur des fils d'argent (ah! je me rappelle qu'Anaïs était blonde), un bandeau, un collier et des bracelets en perles; la jupe de la robe un peu traînante.
Cela avait un grand succès; Geneviève, si elle eût osé donner audience à aucune pensée contre Anaïs, eût trouvé cela trop paré et trop riche pour une mariée, et à coup sûr, si elle eût été la mariée, ce n'est pas ainsi qu'elle aurait été habillée. Si elle eût été la mariée! pourvu, Dieu tout-puissant, que cette idée-là ne soit pas venue à la tête de la pauvre enfant; elle aurait bien souffert!
La toilette des deux demoiselles d'honneur ne devait pas attirer les yeux. Rose avait une robe de taffetas changeant vert et noir, un châle de taffetas, un chapeau, je ne sais pas vraiment comment était le chapeau, et un bracelet d'or très-simple.
La robe de Geneviève était également en taffetas changeant, mais gris et orange, avec un châle pareil; elle avait une capote de crêpe blanc, et un bracelet orné de pierreries; un très-beau bracelet, c'était la montre de Léon, laquelle était une fort belle montre à répétition.
Mme Michaud avait un chapeau jaune avec des plumes exorbitantes, et une robe verte, et un châle puce; toilette de belle-mère; genre de Mme Leloup, de notre roman le Chemin le plus court. (Un arrêt de la cour royale du... au diable les dates! a déclaré que ce n'était pas un roman, mais une histoire vraie; qu'est-ce que je vous disais tout à l'heure?)
Pour moi qui assistais au mariage, je ne remarquai qu'une chose: c'est que Geneviève n'était pas en blanc; j'en tirai la conséquence qu'elle ne s'était pas occupée de sa toilette, et avait laissé faire son frère et sa couturière. C'était la première fois que je la voyais ainsi; peut-être aussi n'avait-elle pas voulu ressembler à la mariée. Le soir, cependant, au bal, elle était vêtue de blanc, mais c'était une robe qu'elle avait depuis longtemps.
Je crois que c'est tout.
Geneviève pria à l'église avec plus de ferveur que personne; le sacrifice était accompli; elle demandait à Dieu de la force, puis elle priait pour Albert, et aussi pour Anaïs. «O mon Dieu, disait-elle, qu'Albert au moins soit heureux!» Je ne peindrai pas comment chaque parole, à la mairie et à l'église, lui donnait un coup au cœur. Il vint un moment où tout fut fini; une vieille femme dit en voyant Albert et Anaïs entrer à la sacristie pour écrire les choses qu'on écrit en ce cas: «Le joli couple! ils sont faits l'un pour l'autre.» Ce mot fut cruel pour Geneviève. Elle sentit un mouvement de colère contre la pauvre vieille; mais elle le réprima aussitôt, en demanda pardon à Dieu, et, s'arrêtant, donna à la vieille une pièce de monnaie. «Ma bonne demoiselle, dit la vieille, je vais prier Dieu pour que votre tour arrive bientôt.» Quand on remonta en voiture, la robe d'Anaïs se prit dans la portière sans que personne s'en aperçût, excepté Geneviève. Si l'on descendait par la portière opposée, nul doute qu'Anaïs déchirerait sa robe. Le malin esprit donna à Geneviève de bonnes raisons pour ne rien dire et laisser faire; mais Geneviève fit ouvrir la portière, et rentra la robe de sa nouvelle cousine.
Le soir, après le bal, elle se coucha mourante; cependant, quand elle fut seule, en se déshabillant, ses regards tombèrent sur elle, elle se mira, et dit: «J'étais belle aussi, moi.»
Le lendemain, elle envoya à Anaïs les quelques bijoux qu'elle possédait; de ce jour on put remarquer dans sa mise une simplicité qui n'osait pas tout à fait être du deuil, mais qui en avait bien envie.
La saison s'avançait assez pour qu'il revînt quelques élèves de Léon; quelques-uns revinrent en effet, mais en petit nombre. Un soir, en rentrant, le portier de la maison donna à Léon un papier plié en quatre: c'était un papier timbré. Léon le lut dans l'escalier: c'était un style singulier; seulement on comprenait que l'on était menacé de quelque grand malheur.
La loi est pour tous, même et égale pour tous, et tout le monde est censé la connaître. Pourquoi alors s'exprime-t-elle dans un langage bizarre et inintelligible, surchargé à la fois de périphrases et d'abréviations? C'était une assignation pour s'entendre condamner au payement d'une petite somme qu'il devait au marchand.
La chose finissait ainsi:
«Mandons et ordonnons à tous huissiers sur ce requis, de mettre le présent jugement à exécution; à nos procureurs généraux, à nos procureurs près les tribunaux civils de première instance, d'y tenir la main, à tous commandants ou officiers de la force publique d'y prêter main-forte lorsqu'ils en seront légalement requis.»
Ce qui, lu dans un escalier, le soir, à la lueur d'une chandelle, donne un frisson et évoque un tableau d'une armée entière arrivant en armes contre vous. Léon eut peur, mais à sa peur succéda bientôt une autre pensée. «Quel bonheur, se dit-il, que ce papier ne soit pas tombé entre les mains de Geneviève! c'est précisément une somme dépensée pour elle que l'on réclame de moi; elle aurait eu bien du chagrin.» Il redescendit, donna de l'argent au portier et lui dit: «S'il arrivait par hasard d'autres papiers du genre de celui-ci, ayez soin, quoi qu'il arrive, de ne jamais les remettre à ma sœur.»
Il rentra sans bruit pour ne pas éveiller Geneviève, et passa une partie de la nuit à relire ce fatal papier. Ce papier lui était envoyé
Au nom du roi, de par la loi et la justice.
Ce n'était plus seulement l'armée qui s'élevait contre Léon, c'était la société entière. Le lendemain, il sortit dès qu'il fit jour et courut chez l'huissier rédacteur du papier. Il abaissait son chapeau sur ses yeux et évitait les regards des passants. Il se considérait lui-même comme un paria, comme un ennemi de la société, comme un grand criminel, ayant autant de droits à la curiosité publique que l'assassin que l'on va guillotiner... quand on guillotinait les assassins; dernièrement à Paris, une fille avait tué son amant d'un coup de fusil, pour crime d'infidélité: le jury a déclaré que l'amant était dans son tort.
Il rencontra par hasard des sergents de ville, et il prit une autre rue. Il lui semblait que tout le monde le regardait, qu'on se le montrait les uns aux autres en se disant: «C'est lui.»
Arrivé au numéro indiqué, il regarda si personne ne le voyait et se hâta d'entrer dans l'allée de l'huissier; il arriva par un escalier sombre à une grande pièce ornée d'un poêle sans feu. Il y avait là des cartons et des tables noires pour tout mobilier. Quatre escogriffes jaunes, vêtus de prétendues redingotes noisette ou vert olive, penchés sur les tables, les doigts allongés, écrivaient incessamment des papiers semblables à celui qu'avait reçu Léon; il y avait une odeur de vieux papier nauséabonde; je ne parlerai pas de l'odeur des clercs. Il demanda l'huissier; un des escogriffes lui dit: «Je suis le premier clerc, dites-moi votre affaire.» Léon, qui pour rien au monde n'aurait osé dévoiler sa honte devant quatre personnes, insista pour parler au patron. Le patron sortit de son cabinet, et, devant les clercs, lui dit: «Que veut monsieur?
—Vous parler en particulier.
—Entrez dans mon cabinet.»
Léon n'osa pas s'asseoir devant un aussi puissant personnage, un homme qui donnait des ordres, comme le disait le papier, aux procureurs généraux et à tous les commandants de la force publique de France. L'huissier alors lui demanda son nom.
«Léon Lauter.
—Ah! M. Léon Lauter, affaire Chabanne!... Hé! cria-t-il par la porte restée entr'ouverte, où en est l'affaire Chabanne contre Léon Lauter?
—A l'audience du jour.
—Monsieur, votre affaire vient à l'audience du jour.
—Pardon, monsieur, mais je ne comprends pas.
—Vous plaisantez, monsieur?
—Jamais je n'en eus moins d'envie, monsieur.
—Eh bien! monsieur, c'est-à-dire qu'aujourd'hui, heure de midi, à l'audience publique du juge de paix....
—Publique? dit Léon.
—Publique, répondit l'huissier, à l'audience publique du juge de paix on appellera votre affaire, et vous serez condamné à payer.
—Mais, monsieur, je ne refuse pas de payer.
—Alors, payez.
—Je ne le puis aujourd'hui, mais demain.
—Demain, vous aurez des frais.
—Qu'est-ce? dit Léon.
—En voici le compte, dit l'huissier en prenant sa plume:
Protêt | 6 | fr. | 85 | c. |
Enregistrement | 1 | 35 | ||
Assignation | 8 | 20 | ||
Pouvoir | 2 | 20 | ||
Jugement | 26 | 45 | ||
Total | 45 | fr. | 05 | c. |
qu'il vous faudra payer en sus de la somme.
—Mais, monsieur, le petit bon que j'ai fait n'est que de cinquante francs.
—Cela ne fait rien, et, si vous ne payez pas demain, nous aurons à ajouter:
Signification | 7 | fr. | 95 | c. |
Commandement | 5 | 50 | ||
Procès-verbal de saisie | 11 | 70 | ||
Total | 25 | fr. | 15 | c. |
Irez-vous à l'audience du juge de paix?
—A l'audience publique?
—Oui.
—J'aimerais mieux mourir.
—Alors, au procès-verbal de saisie, vous formerez opposition, dès que le jugement sera par défaut; il faudra pour cela une autorisation particulière du juge de paix, et nous aurons encore:
Assignation en débouté | 8 | fr. | 20 | c. |
Nouveau jugement | 26 | 45 | ||
Signification | 7 | 95 | ||
Commandement | 5 | 50 | ||
Procès-verbal de saisie | 11 | 70 | ||
Procès-verbal d'affiches | 24 | » | ||
Total | 83 | fr. | 80 | c. |
ensemble, 150 fr., plus le capital de 50 fr. Je ne vous parle là ni du procès-verbal de récolement de vos meubles, ni des frais de vente, etc.
—Mais, monsieur, que faire? dit Léon.
—M'apporter demain 50 fr., plus 45 fr. 05 c., et tout sera dit.
—Oh! monsieur, je vous remercie.
—Monsieur, il n'y a pas de quoi.»
Et Léon fut obligé de passer devant les quatre clercs, instruits, malgré ses précautions, de l'affaire qui l'amenait.
Le lendemain, il vint encore plus tôt que ce jour-là apporter la somme demandée, et se confondit en remercîments envers l'huissier.
Depuis le jour du mariage d'Albert, Geneviève était en proie à une fièvre ardente; malgré la résignation qu'elle s'était promise, elle avait par moments des accès de désespoir auxquels elle ne pouvait résister. Elle sortait alors et allait prier dans les églises. Depuis sa découverte des soins que Léon prenait de son habit, Geneviève avait soupçonné les difficultés qu'éprouvait son frère à subvenir aux soins de leur petit ménage, et elle avait observé: elle n'avait pas tardé à deviner le sort de sa montre; mais Léon paraissait attacher tant de prix à lui cacher ses misères, qu'elle n'osait pas faire semblant de s'en apercevoir; aussi évita-t-elle de lui parler de sa montre, ni de jamais s'enquérir de l'heure devant lui. Léon rentrait habituellement fort tard et ne se levait que vers huit ou neuf heures: il n'avait rien à faire plus tôt et avait souvent besoin de repos.
Un matin il dit à Geneviève: «Mais, Geneviève, je ne vois plus la femme de ménage?
—Elle a trouvé un autre ménage à faire, dit Geneviève, et m'a demandé la permission de venir de très-bonne heure; sans quoi, m'a-t-elle dit, elle serait obligée de refuser le bonheur qui lui arrivait. Elle vient ici un peu avant le jour, et elle est souvent partie longtemps avant que tu sois éveillé.»
Il s'était élevé entre le frère et la sœur une noble et touchante lutte de générosité et de dévouement. Jamais Geneviève n'eut demandé de l'argent à Léon. Mais Léon lui en donnait toujours avant que celui qu'elle avait fût dépensé. Bien souvent, Geneviève lui disait: «Je n'en ai pas besoin, j'en ai encore.»
La vérité était qu'elle avait supprimé la femme de ménage, à laquelle on donnait vingt francs par mois.
J'ai souvent pensé à l'indifférence de la Divinité sur les actions humaines, en voyant la même lune répandre les mêmes rayons sur l'homme qui rentre porter du pain à sa famille, et sur le brigand qui l'attend au détour d'une rue pour l'assassiner; mais je n'ose pas croire que Dieu ne reposait pas un moment ses regards sur Geneviève, quand le matin, une heure avant le jour, elle se réveillait, allumait une chandelle, et se levait sans bruit. Elle se livrait alors aux travaux les plus vils: elle lavait la vaisselle, elle balayait, n'ayant d'autre soin que de ne pas réveiller Léon qui devait être fatigué de la veille, qui se chagrinerait de la voir ainsi travailler, et s'opposerait à ce qu'elle continuât à employer le seul moyen qu'elle avait pu trouver de contribuer aux dépenses de la maison; mais ce qu'elle faisait surtout avec un soin et un respect touchant, c'était de nettoyer les vêtements de Léon. Comme elle ménageait ce pauvre vieil habit qui lui retraçait toutes les privations que Léon s'était imposées pour elle! avec quel soin elle faisait une reprise dont elle avait aperçu l'urgence pendant le jour, mais dont elle n'avait pas parlé, parce qu'elle comprenait que ce serait ajouter aux chagrins de Léon celui de lui montrer qu'il ne réussissait pas à tromper sa sœur!
Habit, en effet, vieil habit plus respectable que la pourpre; travail plus noble que la broderie des femmes désœuvrées sur des étoffes d'or et d'argent.
Elle ne se rebutait devant aucun soin, ou plutôt elle ne voyait pas ce qu'il avait de rebutant.
Geneviève avait de jolies mains délicates, effilées, blanches, avec des ongles d'un rose tendre; et avec ses jolies mains, si pleines de distinction, elle nettoyait jusqu'à la chaussure de son frère, puis elle remettait tout en place, bien précisément comme faisait autrefois la femme de ménage.
Le ménage fait, elle préparait le déjeuner, puis elle faisait sa toilette; elle peignait et nattait ses beaux cheveux, car il fallait que Léon, en se réveillant, la trouvât habillée, et que rien dans sa toilette du matin ne pût laisser soupçonner la tâche qu'elle avait remplie.
Et c'étaient chaque matin les mêmes travaux et les mêmes soins.
Et cependant, jamais femme ne fut plus délicatement belle que Geneviève; jamais femme n'inspira plus naturellement cette pensée, que c'était pour elle qu'avaient été inventés le velours et la soie; jamais plus d'élégante mollesse dans les formes et dans les mouvements ne fit songer à entourer une femme d'esclaves attentifs à prévenir même la fatigue d'un désir!
Un soir, Léon lui voulut donner de l'argent; elle lui montra qu'elle en avait beaucoup plus encore que cela n'était probable; pauvre fille! comme elle était heureuse ce soir-là! Léon pensa alors qu'il pourrait peut-être remplacer son chapeau, qui depuis longtemps ne subsistait qu'à force d'industrie. Le lendemain, il passa cinq ou six fois devant la porte d'un chapelier sans oser entrer; enfin, l'aspect de son chapeau dans une glace le décida; et il entra, honteux pour les autres d'avoir gardé son chapeau si longtemps, honteux pour lui-même de ne pas le garder encore un peu.
Bien des fois déjà, Geneviève avait décidé qu'elle devait renoncer à Albert; mais, quelque entière que fût sa résignation, elle cachait toujours quelque reste d'espérance, même à son insu. Le mariage avait cette fois tout fini.
Rose ne voyait plus Léon; elle croyait un juste orgueil engagé à ne pas le rappeler; mais elle avait pris en horreur M. de Redeuil, qui avait été pour elle le prétexte d'un essai de coquetterie qui avait si mal tourné. Rodolphe était toujours fort assidu chez M. Chaumier, et toute la société des Chaumier et des Redeuil croyait qu'il épouserait Rose.
M. Chaumier s'efforçait en vain de mettre de l'ordre dans sa maison, dont les dépenses dépassaient de beaucoup les revenus. Il prit le prétexte de quelques réparations à faire à Fontainebleau pour aller y passer un mois, quoiqu'on fût au milieu de l'hiver. Au bout de huit jours, Rose, n'y pouvant plus tenir, écrivit à Geneviève que, si elle voulait lui sauver la vie et l'empêcher de mourir d'ennui, il fallait qu'elle vînt partager son exil. Il y avait en P.S.: «Amène si tu veux M. Léon, si toutefois il ne craint pas trop de s'ennuyer avec nous.»
Geneviève était malade; le chagrin et la fatigue avaient achevé du détruire sa santé. Léon ne pouvait quitter ni sa sœur ni ses leçons. Rose vit dans ce refus une rupture complète. Elle tomba dans une sombre tristesse: le séjour de Fontainebleau lui rappelait trop vivement sa tendresse pour Léon; tendresse vraie et profonde, dont le monde avait pu la distraire, mais non la dépouiller. Chaque arbre du jardin, chaque meuble de la maison, lui montraient des circonstances de son amour. Les détails les plus futiles l'attendrissaient et lui arrachaient des larmes. Elle retrouva, sous l'herbe jaunie, les limites de son jardin, de son jardin à elle et à Léon. Elle se rappela que, tandis que Léon était chez M. Semler, et qu'il ne revenait à la maison que le dimanche, il lui avait bien recommandé de soigner les pois de senteur qu'il avait semés. Quand quelqu'un allait chez M. Semler, Rose tirait de terre un des pois avec la petite tige verte et sa racine, et l'envoyait à Léon pour qu'il put juger de l'état de la végétation. Le messager était chargé de le rapporter, et Rose le replantait.
Quand Rose profitait d'un de ces rayons si doux du soleil d'hiver pour se promener dans le jardin, il lui semblait que les sorbiers, les rosiers, les brins d'herbe, murmuraient le nom de Léon.
Tout avait changé: les journées s'étaient envolées; Mme Lauter était morte, Geneviève et Rose étaient séparées, Albert marié dans une nouvelle famille, M. Chaumier vieilli et cassé, Léon artiste de talent et de réputation.
Mais les arbres et les rosiers n'avaient pas changé; tous les ans ils donnaient les mêmes fleurs et les mêmes parfums; la même herbe encadrait les pavés de la cour; les mêmes merles venaient becqueter les ombelles de corail des sorbiers.
Un jour, M. Semler disait: «Comme je m'étais trompé! j'avais toujours cru que vous épouseriez Léon, et que Geneviève serait la femme d'Albert.»
Rose le quitta, et alla se promener dans le jardin; elle pensa à tout ce qu'il y aurait eu de bonheur à réunir entre eux quatre toutes les affections qui remplissent la vie; à n'en rien distraire, à n'en rien gaspiller sur le reste du monde: amour de parents, amitiés d'enfants; premier amour de jeunes garçons et de jeunes filles; dernier amour du mariage; toutes ces amours renfermées en eux quatre. Un soir elle écrivit à Geneviève:
«Ma Geneviève, c'est à Léon que j'écris, donne-lui cette lettre.
«Léon, nous sommes fous, je t'aime, et je suis sûre que tu m'aimes. Je suis à Fontainebleau; je t'écris assise dans ce même fauteuil où j'étais quand nous nous sommes promis d'être l'un à l'autre, le jour où on enterra ma tante Rosalie.
«Tiens, Léon, je n'ai plus d'orgueil, je suis trop malheureuse; tu ne m'as pas oubliée, n'est-ce pas? Viens à Fontainebleau, amène Geneviève; nous serons seuls tous les trois avec mon père; nous lui rappellerons ce qu'il a promis à ma tante. Pauvre tante! si elle n'était pas morte, nous n'aurions jamais été séparés! Pendant que ma lettre ira à Paris, je vais aller au cimetière prier sur son tombeau; viens, vous manquez ici tous les deux; il y a partout des places vides.»
A ce moment arriva Albert; il était venu à cheval en poste; il dit au postillon de lui ramener d'autres chevaux dans une demi-heure, pour retourner à Paris.
«Mais, dit Rose, es-tu fou? Tu ne peux faire ainsi vingt-quatre lieues sans te reposer.»
Albert ne répondit rien et demanda à parler à son père. Rose le conduisit jusqu'à la porte de la chambre de M. Chaumier, et voulut se retirer; mais Albert lui dit: «Reste, ma sœur, il faudra bien que tu saches ce que j'ai à apprendre à notre père: j'aime autant n'avoir à en parler qu'une fois.»
Rose alors regarda Albert, et pensa que ce n'était pas seulement à la fatigue de la route qu'il fallait attribuer l'excessive pâleur de son frère.
Voici en effet ce qu'Albert dit à son père: «Le vol fait par mon clerc est bien plus considérable que je ne l'avais cru d'abord; j'ai découvert depuis qu'il avait fait à ma place divers recouvrements dont l'absence m'a beaucoup gêné; j'ai été obligé de contracter un nouvel emprunt, dont les termes vont échoir en même temps que celui pour lequel mon père s'est engagé solidairement avec moi. Je ne sais comment mon beau-père et ma belle-mère ont appris l'état de mes affaires; mais, après une scène assez violente qui a eu lieu entre nous, ils ont mis Anaïs de leur côté, et ils me menacent d'un procès en séparation de biens. C'est un éclat qui détruirait toutes mes dernières ressources: je suis donc obligé d'y donner les mains pour que la chose se passe sans retentissement; avant tout, j'apporte à mon père des valeurs pour se mettre à couvert d'une partie des payements qu'il va bientôt avoir à faire pour moi.»
Et en même temps Albert remit à son père plusieurs papiers de commerce.
«Je sais bien, ajouta-t-il, que cela ne fait pas une somme suffisante et que votre fortune s'en trouvera un peu entamée; mais c'est tout ce que j'ai pu réunir en dehors de la dot de ma femme. Je vais rendre l'étude à mon prédécesseur, qui, en échange des sommes qu'il a déjà perçues, payera une partie des dettes de l'étude: le reste, à la grâce de Dieu. Je m'en vais.
—Mais, dit M. Chaumier....
—Mais, dit Rose....
—Vous voulez, reprit Albert, que je vous donne des explications: il n'y en a pas à donner; vous savez tout. Ce que je vous dirais ne servirait qu'à rendre moins clair ce que je vous ai déjà dit. Pardonnez-moi la brèche faite à votre fortune, et adieu.»
A ce moment, en effet, on entendait claquer le fouet du postillon, qui tenait un cheval en main, à la porte. Albert embrassa son père et sa sœur et partit au galop.
M. Chaumier et sa fille restèrent stupéfaits. M. Chaumier calcula qu'avec cette nouvelle perte et les extravagantes dépenses qui l'avaient précédée, ils allaient se trouver précisément un peu moins riches qu'avant le gain de son procès, et par conséquent hors d'état de venir encore en aide à Albert.
Rose ne s'affligea pas autant qu'on aurait pu le croire de la diminution de la fortune de son père, qui les obligeait à reprendre leur ancienne vie de Fontainebleau. Depuis qu'elle y était revenue, ses plaisirs de Paris lui semblaient fades et creux auprès de tous les souvenirs qu'elle y trouvait. C'était un concert où tout disait: «Léon et Geneviève, amour et amitié.»
La pensée de vivre à Fontainebleau renfermait celle d'y vivre avec eux; elle courut dans le jardin plein de neige, comme pour aller dire aux arbres que Geneviève et Léon reviendraient, et qu'ils les abriteraient bientôt tous ensemble sous leur feuillage printanier. Mais bientôt une triste pensée s'empara de l'âme de Rose. Quoi! sa lettre arriverait à Geneviève et à Léon en même temps que la nouvelle de leur ruine! leur cœur, si noble et si fier, pourrait croire un moment que les bons sentiments n'étaient rentrés dans le sien qu'avec l'infortune, et qu'elle ne se rattachait à l'amour et à l'amitié que parce que les plaisirs du monde allaient lui manquer!
Cette impression ne dût-elle rester qu'un instant dans l'esprit de ses anciens amis, rien n'aurait décidé Rose à la faire naître.
Elle n'envoya pas sa lettre; et, seulement alors, elle comprit qu'elle était ruinée et malheureuse.
Elle se coucha de bonne heure pour ne pas dormir, et quand, le surlendemain de la visite d'Albert, M. Chaumier partit pour Paris, afin de mettre ordre à ses affaires et se débarrasser de tout l'attirail de la maison de Paris, elle refusa de l'accompagner, et resta seule, avec Modeste, à Fontainebleau. Elle repassa toute cette douce vie de famille dont le jardin et la maison avaient été le théâtre; elle se rappela ses moindres torts, pendant le séjour de Paris, envers Léon et Geneviève. Si elle avait encore été riche, elle serait allée se jeter à leurs genoux et leur dire: «Geneviève, ma sœur, Léon, mon cousin, mon amant, mon mari, ne nous quittons jamais, et renfermons toute notre vie entre nous trois.»
L'auteur à ses amis connus et inconnus.
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Où en étais-je de mon récit? J'ai été forcé de l'interrompre pendant quelques jours, à cause d'un accident peu ordinaire. Mon chien Freyschütz, mon compagnon depuis six ans, sur terre et sur mer, dans la bonne et mauvaise fortune, mon chien m'a mangé!...
Le docteur Lebâtard a ramassé proprement mes morceaux, les a rejoints, recollés et ficelés; maintenant, il prétend que je n'ai qu'à rester chez moi et attendre. Attendons.
C'est une triste chose que d'être mangé par son chien; je n'en sais guère d'exemple que dans la fable, et encore a-t-on cru, pour la vraisemblance, devoir dire qu'Actéon avait été préalablement changé en cerf. Je ne sais que trois personnes au monde qui comprennent le chagrin d'une pareille aventure. Une fois déjà Freyschütz m'avait dévoré. J'avais bien trouvé moyen d'imaginer pour lui des excuses; à force d'industrie même, j'avais parfaitement établi que les torts étaient de mon côté; j'étais rentré tard, brusquement, sans lumière, je l'avais éveillé en sursaut; enfin, il paraissait m'avoir pardonné. Mais, cette fois, il me mangeait avec plaisir; il a fallu employer toute ma force et toute mon adresse pour me délivrer de lui. Le docteur Lebâtard m'a parfaitement fait comprendre que, quelques lignes plus bas, j'étais mort. L'autre fois, on avait été quelques jours incertain si je conserverais le bras. Décidément, Freyschütz m'aimait comme on aime le bifteck: c'était de la gourmandise, et non de l'affection, que je lui inspirais. Et cependant c'était un heureux chien! habitué du pâtissier Félix, maître dans la maison et au dehors, tellement que, quand nous sortions ensemble, chacun à un des bouts d'un cordon de soie, on prétendait qu'il me tenait en laisse. Tous mes amis étaient les siens; Gatayes l'appelait mon cousin. Semblable à un arbre dont les feuilles tombent, l'homme voit successivement mourir autour de lui tout ce qu'il aime, tout ce qui lui plaît. Chaque jour on lui envoyait des gâteaux et des bonbons; les plus jolis doigts blancs se mêlaient dans les soies noires de sa crinière. Allons, les chiens ne valent pas mieux que les hommes; Schütz est parti, Schütz ne m'aimait pas; il ira à deux cents lieues d'ici avec des gens qui ne demandent à un chien que d'être chien et féroce, et qui veulent être défendus par lui: c'était moi qui défendais Schütz, et j'ai une fois battu un charretier qui semblait vouloir lui donner un coup de fouet; je garde son portrait et les coussins oranges sur lesquels il se couchait: l'orange lui allait si bien!
A part le chagrin, c'est une jolie situation que celle d'un malade: vos amis viennent vous voir, et font en s'en allant l'éloge de vos vertus. Vous recevez des friandises et des lettres charmantes, et des fleurs pour vous tenir compagnie, surtout une bruyère dont les petites clochettes, semées sur son feuillage comme une neige rose, semblent, les menteuses, dire au malade prisonnier que l'on est encore à l'automne, et me rappellent ces prairies de trois lieues de la Bretagne, ces prairies toutes roses avec un horizon violet. Vos voisines cessent sur leurs pianos leurs gammes éternelles; vous faites fermer votre porte aux ennuyeux, et le médecin vous défend de travailler.
J'ai reçu à ce sujet une charmante lettre:
«Comment vas-tu? Et quel horrible chien tu avais là! En veux-tu un autre? trois mois, un agneau de Terre-Neuve. Il deviendra admirable, et tu auras toujours un an devant toi avant d'être dévoré de nouveau.
«J. J.»
Hélas! non, mon cher Janin, je ne veux pas de ton chien; il n'entrera plus de chien dans ma maison. Toi qui as si poétiquement et si tendrement parlé de ton premier chien, je suis sûr que tu n'as jamais aimé tous les beaux chiens que tu as eus depuis comme ton hideux Médor. On n'a dans la vie qu'un chien, comme on n'a qu'un amour. Merci de te montrer mon ami au moment où tu comprends que je perds un ami et une amitié.
Il y a beaucoup de gens qui demandent tout bas si je ne suis pas un peu enragé; d'autres viennent à pied du faubourg Saint-Germain pour me dire: Je vous l'avais bien dit.
Ce matin, le docteur Lebâtard m'a donné une fâcheuse nouvelle: il m'a dit que je pouvais travailler; il prétend que je vais très-bien: je me'n rapporte à lui, c'est son état.
Où en étais-je de mon récit? J'avais besoin de parler un peu de mon chien. On dit que les grandes douleurs sont muettes: c'est un axiome faux, inventé pour l'usage et la commodité des très-petits chagrins et des cœurs sourds.
Geneviève tomba tout à fait malade et fut obligée de redemander la femme de ménage qu'elle avait supprimée. Léon fit venir un médecin. Après quelques visites, Léon l'accompagna jusque sur l'escalier et lui dit: «Eh bien! monsieur?»
Il y a des instants dans la vie que l'on appelle une minute, pendant lesquels, en effet, l'aiguille d'une pendule ne parcourt que la soixantième partie de son cadran, et il faudrait dix volumes pour écrire sommairement ce qui se passe dans la tête et dans le cœur d'un homme pendant cet instant. Tel fut celui qui se passa entre la question de Léon et la réponse du médecin. Léon vit en un instant toute sa vie passée et toute sa vie à venir; il se faisait à ce moment une fourche dans sa vie: selon que Geneviève vivrait ou mourrait, il prendrait l'un ou l'autre des chemins. Si Geneviève vit, ce sont des jours plus heureux, des lilas au printemps, une vie trop courte; si elle meurt, un long deuil pour lui qui ne finirait que par une mort tardive; si elle meurt, il se représente dans tous ses détails la mort, le froid, la pâleur, la bière, le cimetière, la terre; si elle vit, il fait le projet de vingt parties de plaisir, de cent distractions; il la mariera: les enfants, le bonheur. Rien n'échappe à ses yeux, dans les deux cas: en pensant au mariage, il voit la toilette, la fleur d'oranger, le voile et les enfants: il y en a un blond, l'autre est châtain, etc.... Je répète qu'il faudrait dix volumes pour indiquer tout ce qu'il pensa; et cependant, trente secondes après sa question, le médecin ouvrait la bouche pour répondre, et Léon le regardait comme on regarderait un juge dont la volonté peut tout; il y avait eu quelque chose de suppliant dans sa voix quand il avait dit: «Eh bien! monsieur?»
Le médecin répondit en hochant la tête: «Cela va mal.»
Léon resta les yeux ouverts, mais sans regard; ces paroles retentissaient dans sa tête comme autant de petits marteaux qui la brisaient au dedans. Le médecin descendit une marche, Léon l'arrêta:
«N'y a-t-il donc plus d'espoir?
—Monsieur, dit le médecin, il y a toujours de l'espoir, mais votre sœur est bien malade.»
Et il salua; Léon le suivit: il lui semblait que cet homme allait emporter son dernier espoir.
«Vous reviendrez tantôt, n'est-ce pas?
—Oui, mais rien ne presse; la maladie n'est pas au dernier période, nous avons probablement plusieurs mois devant nous.»
En disant ces mots, il avait continué à descendre, et Léon l'avait suivi jusqu'à la porte cochère. Il le suivit encore de l'œil jusqu'à ce qu'il tournât le coin de la rue où il allait prendre une tasse de café et lire le journal. Léon rentra; il ne pouvait s'empêcher de regarder Geneviève. Il y a dans les gens qui vont bientôt mourir quelque chose de solennel et de singulier; leur chair est comme transparente, et il semble qu'elle est éclairée en dedans par leur âme, semblable à une lampe qui s'alimente du corps et le consume. Geneviève ne se croyait pas malade; elle s'attendait très-bien à mourir, mais de douleur et de désespoir.
Au bout de peu de jours, les prescriptions du médecin avaient produit un excellent résultat, il dit à Léon: «La malade va mieux, mais je n'ai rien pu faire jusqu'ici contre la maladie. Il faut prendre garde de frapper son imagination. Je vais vous dire devant elle que mes soins sont désormais inutiles, et qu'elle est guérie; vous m'engagerez à venir vous voir, à titre de connaissance; je viendrai quelquefois, le soir, faire une partie de dominos, et je suivrai la maladie sans qu'elle puisse prendre mes ordonnances pour autre chose que pour quelques conseils donnés par hasard.
«Ah! monsieur, dit Léon, sauvez ma sœur.»
Le médecin lui serra la main sans lui répondre, et partit.
Ce jour-là, on ne travaillait pas dans l'atelier d'Antoine Huguet: cela constituait, avec les jours où on travaillait, une différence qu'un œil très-exercé pouvait seul apercevoir.
Les jours où on travaillait, on se livrait, il est vrai, à une égale paresse, mais avec remords, mais en se gourmandant les uns les autres, mais en répétant à chaque demi-heure, comme le refrain obligé d'une ballade: Ah ça! maintenant, travaillons; ce qui n'engageait à rien et produisait seulement l'effet de la momie que certains peuples faisaient passer dans un festin sous les yeux des convives; ce qui équivaut à peu près au: Frère, il faut mourir, que ne se disent pas les trappistes, ainsi que je suis allé personnellement m'en assurer l'année dernière (1837); ce dont les convives d'esprit avaient probablement soin de tirer la conclusion: «Il faut mourir un jour, donc il faut vivre en attendant.»
Les jours où on travaillait, les toiles étaient sur les chevalets, les palettes étaient chargées; si l'on se promenait par l'atelier et par le reste du logis, c'était toujours sous prétexte de chercher un appui-main égaré, ou de se réchauffer les pieds. S'il venait une visite, on croyait devoir la faire tourner au profit de l'art; on demandait au visiteur son opinion sur une figure ébauchée, et quand il avait, après un sévère examen, dit qu'il trouvait un des bras trop long, on répondait: «Ah! tu me fais bien plaisir, je le croyais trop court.»
Puis, quand le visiteur était parti, au grand regret de l'atelier, la mauvaise humeur causée par son départ se formulait hypocritement en déclamations contre les flâneurs et le temps dont ils causent la perte; et on s'asseyait devant le feu pour se plaindre plus à son aise de cette perte de temps.
Mais les jours où on ne travaillait pas, on enfouissait dans les coins les chevalets démontés et les toiles retournées. Il n'était pas plus question de peinture qu'avant le jour où je ne sais quelle femme grecque dessina, dit-on, sur un mur, avec du charbon, le profil d'un amant frisé, ainsi que le témoignent diverses gravures; anecdote que nous considérons comme apocryphe, à cause que sous un beau ciel comme celui de la Grèce, où le plaisir passe avant l'utilité, c'est-à-dire où le plaisir est raisonnablement considéré comme la plus utile des choses, il n'est pas probable que l'on eût inventé le charbon avant d'inventer la peinture, la cuisine avant les arts.
Les jours où on ne travaillait pas, on se promenait franchement pour se promener; celui qui eût regardé avec un peu d'attention quelques-uns des tableaux ou des plâtres qui tapissaient l'atelier, eût été unanimement accusé de faire son piocheur. Les jours où on ne travaillait pas étaient les grands jours de travail de Gargantua; le déjeuner, plus somptueux, demandait plus de soins et de courses, etc., etc.
Ce jour-là, on ne travaillait pas dans l'atelier. Mithois était vêtu d'un burnous arabe de cachemire blanc; Antoine Huguet avait une veste de brigand napolitain.
ANTOINE HUGUET.—Allons, Gargantua, le couvert.
MITHOIS.—On frappe.
ANTOINE HUGUET.—Gargantua, va ouvrir.
LE CHAIRCUITIER (entrant).—M. Huguet!
EDGAR SAGAN.—C'est ici, chaircuitier.
Gargantua donne au chaircuitier un plat pour transvaser les côtelettes de porc frais qu'il apporte dans une boîte de fer-blanc; il demande une fourchette.
MITHOIS.—Gargantua, une fourchette.
GARGANTUA.—Je les cherche.
ANTOINE HUGUET.—Où peux-tu avoir mis les fourchettes? c'est ainsi que tu prends soin de mon argenterie? Tenez, chaircuitier. (Il lui donne un poignard: le chaircuitier prend le poignard du bout des doigts et n'ose lever les yeux; il transvase les côtelettes.)
MITHOIS.—Chaircuitier, êtes-vous bien sur de ce que vous apportez là? on dirait des côtelettes de chien caniche.
LE CHAIRCUITIER.—Elles sont comme les dernières.
CHARLES LEFLOCH.—Il n'y a pas assez de cornichons....
ANTOINE HUGUET.—Gargantua, qu'est-ce que je t'avais dit?
GARGANTUA.—De demander trop de cornichons.
ANTOINE HUGUET.—Eh bien! qu'est-ce que dit Charles?
GARGANTUA.—Qu'il n'y a pas assez de cornichons.
ANTOINE HUGUET.—Donc mes ordres ont été méprisés.
GARGANTUA.—C'est la faute du gâte-sauce, je lui avais dit....
LE CHAIRCUITIER.—Mais, monsieur Gargantua, je vous assure qu'il n'y a pas mal de cornichons.
GARGANTUA.—Vous en êtes un autre.
ANTOINE HUGUET.—Bien, Gargantua, j'aime cette énergie dans les soins du ménage; tu me feras penser ce soir à te donner ma bénédiction. Paye comptant et demande l'escompte. (Le chaircuitier sort.)
MITHOIS.—On frappe.
ANTOINE HUGUET.—Gargantua, on frappe.
(Entre un autre chaircuitier.)
CHARLES LEFLOCH.—Tiens! un rechaircuitier.
MITHOIS.—Et des recôtelettes.
LE NOUVEAU CHAIRCUITIER.—M. Vasselin?
ANTOINE HUGUET.—C'est ici.
(Tout le monde regarde Antoine avec étonnement, mais personne ne dit mot. Le chaircuitier demande une fourchette; Gargantua est en train de chercher les fourchettes dans le poêle. Après avoir fait d'inutiles perquisitions dans le lit d'Antoine Huguet et dans le panier au charbon de terre, on donne au chaircuitier un poignard malais à lame tordue comme une flamme.)
ANTOINE HUGUET.—M. Vasselin n'est pas ici, il fera payer. (Le chaircuitier sort.)
CHARLES LEFLOCH.—Ah çà! nous allons donc manger les côtelettes du propriétaire?
ANTOINE HUGUET.—Je voudrais le manger lui-même, s'il n'était pas si coriace.
CHARLES LEFLOCH.—Il va les attendre.
ANTOINE HUGUET.—Tant mieux.
CHARLES LEFLOCH.—Et il faudra qu'il les paye?
ANTOINE HUGUET.—Sans cela, où serait la vengeance?
CHARLES LEFLOCH.—Ah! il y a une vengeance.
ANTOINE HUGUET.—Il m'a donné congé.
(Moment de stupeur, indignation profonde.)
ANTOINE HUGUET.—Et je vous ai réunis pour voir avec vous quelle punition il convient de lui appliquer. Mettons-nous à table. Eh bien! Gargantua, les fourchettes?
Gargantua a enfin trouvé, dans la tête d'une Niobé de plâtre, les fourchettes de fer qu'Antoine Huguet appelle son argenterie.
On se met à table: jamais il ne s'est vu sur une table autant de côtelettes.
CHARLES LEFLOCH.—C'est un véritable festin de Balthazar. Je crains à chaque instant de voir paraître, sur la muraille, les trois mots menaçants:
MANE THECEL PHARES.
MITHOIS.—Le luxe excessif dans les repas a toujours précédé et annoncé la chute des grands empires.
ANTOINE HUGUET.—Le Vasselin m'a donné congé! à peine étais-je dans la maison, qu'il a, je ne sais pourquoi, conçu des doutes sur ma solvabilité, et il m'a fait subir, à ce sujet, diverses épreuves dont je suis sorti victorieusement.
Première épreuve.—Le domestique du Vasselin est venu me demander, huit jours après mon arrivée ici, la monnaie d'un billet de mille francs.
MITHOIS.—De mille francs!
CHARLES LEFLOCH.—De mille francs!!
EDGAR SAGAN.—De mille francs!!!
ANTOINE HUGUET.—De mille francs. Je ne me suis nullement ému; j'ai dit au domestique: «Je n'ai pas la monnaie de mille francs, mais allez-vous-en passage des Panoramas, vous trouverez un changeur qui n'est pas très-beau; ou, place de la Bourse, vous en trouverez un qui est très-laid: ils vous feront parfaitement votre affaire.»
Le domestique redescendit. La première épreuve avait échoué; les gens les plus riches peuvent ne pas avoir chez eux mille francs en argent.
Deuxième épreuve.—Huit jours après, le domestique remonta; il me dit que son maître donnait à dîner, qu'il lui manquait un peu d'argenterie, et qu'il me priait de lui prêter trois couverts. «Comment donc!» ai-je répondu, mais avec le plus grand plaisir, il ne faut pas se gêner entre voisins; êtes-vous bien sur qu'il ne faille à votre maître que trois couverts?
—Oui, monsieur.
—Faites-moi le plaisir de redescendre, pour voir si trois couverts lui suffiront.
Au bout de dix minutes, le domestique remonta m'affirmer qu'il y aurait assez de trois couverts. «Gargantua, dis-je alors au rapin ici présent, donne trois couverts.» Gargantua, avec une gravité digne des plus grands éloges, tira trois couverts.... Gargantua ne mettait pas, je crois, alors les couverts dans la tête de la Niobé; c'était l'été, il les serrait dans le four du poêle.
MITHOIS.—Les couverts dont nous nous servons?
ANTOINE HUGUET.—Oui.
CHARLES LEFLOCH.—Les couverts de fer?
ANTOINE HUGUET.—Oui.
«Dites bien à votre maître, ajoutai-je, que, s'il en veut davantage, c'est parfaitement à son service.»
«Et le domestique emporta les couverts, qui me furent rapportés le lendemain. Depuis ce temps, il n'a pas perdu une occasion pour m'être désagréable; enfin, au dernier terme de payement, je me suis trouvé en retard de quelques jours, et il m'a signifié mon congé par un huissier. Voici, chers amis, la situation des choses; que Gargantua verse à boire, et que chacun, avec calme et gravité, émette son opinion sur la peine à infliger au Vasselin.
MITHOIS.—Je pense qu'il ne s'agit pas d'une simple peine, mais d'une succession de peines, c'est-à-dire d'une scie. Il faut que le Vasselin maudisse le jour de sa naissance et la mère qui lui a donné la vie; il faut qu'il nous trouve partout, nous et notre vengeance; il faut qu'il rêve de nous.
ANTOINE HUGUET.—Mithois a parfaitement posé la question: mettons de l'ordre dans notre affaire; que chacun donne son idée. Gargantua va écrire, et les diverses condamnations portées contre le Vasselin seront exécutées chacune à son tour, sans restriction, sans commutation, sans pitié.
MITHOIS.—Sans pitié.
CHARLES LEFLOCH.—Sans pitié.
EDGARD SAGAN.—Sans pitié.
GARGANTUA.—Sans pitié.
ANTOINE HUGUET.—Gargantua, verse à boire et écris.
MITHOIS.—Écris: Pour crimes et forfaits divers dont nous ne voulons déshonorer le papier, le sieur Vasselin est condamné à subir les peines dont le détail suit:
«1º Le sieur Vasselin et ses descendants sont à jamais privés de sonnette.»
(Antoine Huguet sort.)
CHARLES LEFLOCH.—2º Toute personne qui viendra à l'atelier devra frapper chez le sieur Vasselin en montant, ici, et demander à son domestique: «Est-il vrai que M. Vasselin soit devenu fou?»
(Antoine Huguet rentre avec le cordon de sonnette de M. Vasselin, qu'il a été couper à sa porte; il est accueilli avec acclamations.)
ANTOINE HUGUET.—3º.....
Alors entra Léon.
Pour savoir ce qui amenait Léon, il est nécessaire de remonter un peu plus haut.
Un jour néfaste.
Mais avant d'écrire ce chapitre, nous en avons un autre à placer, pour ne plus avoir ensuite à interrompre notre récit: c'est un errata fait par quelqu'un que nous aimons, et dont l'esprit est pour nous un juge sans appel.
Errata.
1º Au commencement du volume, vous avez mis deux fois somno comme une chose élégante, en quoi vous vous êtes trompé.
2º Et clavecin; mais dites-moi un peu où vous avez vu des clavecins. Moi, j'en ai vu dans mon enfance, chez une vieille dame qui en jouait; les touches étaient noires et les dièses blancs. Il est ridicule de dire clavecin, quand surtout on est, comme vous, fils d'un pianiste célèbre.
3º Qu'est-ce que présenter ses civilités? A qui est-ce qu'on présente ses civilités, à moins que ce ne soit en province?
4º Je n'aime pas les femmes qui font la cuisine, surtout en souliers de satin; elles doivent avoir les pieds glacés, et, par conséquent, le nez rouge: la seule cuisine que se permettent les femmes est la fabrication des confitures, et encore a-t-on ensuite les ongles perdus pendant plus de huit jours.
5º On parle trop de bottes.
6º Les femmes approuveront l'idée de donner à Geneviève le meilleur cordonnier, parce que des souliers ne sont jamais assez chers ni assez bien faits; mais toutes se moqueront de la meilleure couturière, vu que les plus élégantes même ne font faire qu'une seule robe à Palmyre, pour avoir un modèle.
A ceci nous répondons:
1º . . . . . . . . . . . . . . . . . .
2º Nous détestons le mot piano, qui ne veut rien dire et n'est que la moitié du nom de l'instrument, tandis que clavecin a un sens et sonne mieux; nous avons vu des clavecins, et nous en avons brûlé un pendant un certain hiver.
3º . . . . . . . . . . . . . . . . . .
4º C'est une histoire que nous racontons, et nous n'inventons pas.
5º . . . . . . . . . . . . . . . . . .
6º C'est Léon qui s'occupe de la toilette de sa sœur, et Léon et moi sommes assez ignorants sur ces choses; d'ailleurs, il n'y a que les gens riches qui savent et qui peuvent faire des économies, et Léon n'avait pas le moyen d'être économe.
Est-ce tout?...
Ah! bien oui....
«Autant que peut-être charmante une femme dont on a été l'amant.» Ceci est une pensée un peu trop particulière; il y a deux classes d'hommes qui professent l'opinion contraire: les lycéens et les anciens beaux de quarante-huit ans qui grisonnent. Les lycéens érigent en Dianes chasseresses les diverses Gothons, cuisinières et bonnes d'enfant, auxquelles est le plus souvent réservé ce qu'il y a de plus grand dans la vie: le premier amour d'un jeune homme. Les hommes de quarante-huit ans disent, avec une voix de basse-taille et un vieux sourire de fatuité: «Je l'ai connue bien belle; elle avait un beau corps: c'était une Vénus.»
Un jour Léon était sorti le matin, en disant à Geneviève: «Je rentrerai de bonne heure et je rapporterai ce que le médecin a commandé.» Et, pour la première fois, il l'avait laissée sans argent: Léon n'en avait plus du tout; mais c'était le jour de leçon d'une de ses écolières dont le douzième cachet avait été donné à la leçon précédente, et, selon l'usage, elle devait payer ce jour-là.
Comme il donnait la leçon, on annonça M. Rodolphe de Redeuil. Rodolphe entra, baisa la main de la jeune dame, et salua Léon d'un air protecteur si impertinent, que Léon eut beaucoup de peine à trouver un salut qui le fût un peu davantage. Léon était dans la maison sur le pied d'homme payé; Rodolphe, eût-il été l'ami de Léon, n'aurait pas eu le courage de l'avouer en semblable circonstance: mais tous deux, chaque fois qu'ils se rencontraient, ne négligeaient rien pour s'adresser des paroles à demi désagréables; Rodolphe, moins spirituel que Léon, malgré la supériorité de sa position dans laquelle il se retranchait, n'avait pas souvent l'avantage sur son adversaire, et sa colère contre lui s'envenimait à chaque rencontre.
«Monsieur de Redeuil, dit Mme de Dréan, me permettrez-vous de continuer ma leçon?»
Léon se sentit rouge: c'était demander à Rodolphe s'il fallait le renvoyer. Rodolphe s'inclina sans parler; mais, avant sa réponse, Léon avait repris sa place au piano et avait donné le ton à Mme de Dréan. Elle chanta un morceau, après lequel Léon lui dit: «Ce n'est pas bien.» Rodolphe se leva et dit: «C'est ravissant.»
Léon, à son tour, feignit de ne pas l'entendre et fit voir à Mme de Dréan en quoi elle avait manqué; seulement, comme la manière dont Rodolphe lui avait fait son compliment était plus que désobligeante pour lui, il ajouta: «Il y a des gens qui trouveraient cela bien; mais vous êtes assez heureusement douée pour ne pas vous arrêter à un à-peu-près vulgaire et de mauvais goût.»
Mme de Dréan demanda à Rodolphe s'il était musicien; il répondit: «Non; j'ai depuis un an un pauvre diable de maître de piano qui fait tous les jours une lieue dans la boue pour venir me donner une leçon que je ne prends presque jamais; seulement j'ai imaginé, depuis quelque temps, de lui faire jouer quelques drôleries sur le piano, je lui donne son cachet, et il s'en va.
—Pauvre diable, en effet, murmura Léon, d'être obligé de supporter cela!
—Vous devriez imiter mon exemple, dit Rodolphe; M. Lauter a un joli talent sur le violon, cela vous amuserait.
—Je connais, dit Mme de Dréan, le talent de M. Lauter; il a eu la bonté de se faire entendre à ma dernière soirée où il a bien voulu venir.»
Léon remercia Mme de Dréan dans son cœur; Rodolphe se mordit les lèvres. Mme de Dréan ajouta: «Pourquoi n'êtes-vous pas venu?
—Je n'aime pas la musique, répondit Rodolphe, et votre billet m'avait averti que votre soirée était toute musicale; d'ailleurs, j'avais promis à...»
Léon l'interrompit par un prélude sur le piano et dit: «Voulez-vous, madame, que nous redisions cette si vieille chanson que vous aimez?»
Un nuage de colère passa sur le front de Rodolphe. Mme de Dréan se leva et commença à chanter:
Pendant que Mme de Dréan chantait, Rodolphe, le coude sur le piano, la tête penchée, lui lançait de tous ses regards le plus irrésistible. Léon lui dit: «Pardon, monsieur, votre coude sur le piano lui ôte beaucoup de son.»
La leçon était finie; mais Léon ne voulait pas, devant Rodolphe, faire comme le pauvre diable de maître de piano auquel celui-ci donnait son cachet, et qui s'en allait: d'ailleurs, ce n'était pas ainsi qu'il avait coutume d'en agir chez Mme de Dréan. Léon était assez bien élevé et assez homme du monde pour qu'on fût généralement enchanté de le traiter d'une manière convenable.
J'en excepte quelques personnes qui, dans leur culte pour l'argent, ne croient jamais de bonne foi que ce qu'on donne pour de l'argent, quelque précieux que ce soit, vaille réellement l'argent, et se croient toujours les bienfaiteurs de ceux auxquels ils donnent de l'argent, quelque peu qu'ils en donnent et quelle que soit la valeur de ce qu'on leur donne en échange; car après tout, disent-ils, ce n'est pas de l'argent.
Il n'y avait donc rien d'étonnant à ce que Léon, sa leçon finie, prît un siège et restât à causer. Il n'est rien de désagréable pour un homme comme d'être surpris par un autre homme à faire des roulements d'yeux: c'était le chagrin que Léon avait donné à Rodolphe, quand il l'avait prié poliment de ne pas mettre son coude sur le piano. Mme de Dréan parla musique, Rodolphe dit plusieurs sottises.
LÉON.—En France, on entend singulièrement la musique: la musique se prend comme une fièvre intermittente. Pendant cinq ou six ans, on ne s'en occupe pas, puis tout d'un coup elle revient à la mode; alors tout le monde l'aime, tout le monde en parle, tout le monde s'extasie et se pâme. Et les jeunes gens vont crier dans les stalles du théâtre Italien: Bravo, Roubine! Brava, la Grise! pendant que Rubini et Grisi chantent, et de façon à ce que ni eux ni les autres ne les entendent. Il est malheureux qu'on soit arrivé à faire un ridicule de la plus belle chose qui soit, du plus divin des arts, de la musique; et que, faute de pouvoir sentir dignement et apprécier la musique, on se pare d'une admiration grotesque dans son exagération pour divers funambules auxquels on rend mille fois plus d'hommages qu'aux grands génies dont ils chantent les œuvres.
RODOLPHE.—Monsieur Lauter, quel est aujourd'hui le premier des jeunes violonistes?
Il était impossible de faire une question plus malveillante; c'était dire à Léon: «Je ne vous compte pas, vous, petit talent de second ordre.»
Léon comprit l'impertinence et répondit froidement:
«C'est moi, monsieur.»
Rodolphe crut répliquer par un sourire ironique. Mais Mme de Dréan, presque malgré elle, dit: «Bravo, monsieur Lauter!.... A propos, dit-elle en se reprenant, parce que vous avez un talent charmant, ce n'est pas une raison pour que je ne vous paye pas vos leçons; car, vos leçons payées, je vous suis encore bien reconnaissante de me les donner. Je suis votre débitrice depuis la dernière leçon. Vous avez mes cachets, n'est-ce pas?»
Léon avait pris les cachets le matin et les avait comptés quatre fois pour être bien sûr de n'en pas oublier, et ne laisser au sort aucun moyen d'en retarder le payement, et, avant d'entrer chez Mme de Dréan, il avait mis la main sur sa poche pour s'assurer encore qu'ils y étaient; mais l'idée de recevoir devant Rodolphe l'argent de ses leçons lui apparut insupportable: il dit à Mme de Dréan qu'il n'avait pas ses cachets.
«Mais je n'en ai pas besoin, vous me les rendrez un autre jour; je sais parfaitement que je vous ai donné le douzième la dernière fois que vous êtes venu, je vais vous donner votre argent.»
Et elle s'approcha d'un secrétaire.
De l'argent! il y avait là de l'argent, si près de Léon! de l'argent qu'on lui devait, qui était à lui, qu'on allait lui donner, qu'il allait toucher, tenir dans sa main, dans sa poche! de l'argent qui, sous un si petit volume, renferme tant de plaisirs, tant de bonheur, tant d'indépendance, tant de larmes essuyées, tant de puissance!
Et il dit: «Non, merci, vous me le donnerez une autre fois, cela m'embarrasserait aujourd'hui.»
L'embarrasserait! le pauvre garçon! ne dirait-on pas que ses poches sont remplies d'argent? Hélas! ses pauvres poches sont vides et béantes: s'il n'a rien laissé à Geneviève en partant, c'est qu'il ne lui restait rien.
«Et votre mariage? dit Mme de Dréan à Rodolphe.
RODOLPHE.—Quel mariage?
MADAME DE DRÉAN..—Ne disait-on pas que vous deviez épouser Mlle Chaumier?
RODOLPHE.—Mlle Chaumier? Qu'est-ce que Mlle Chaumier?
LÉON.—C'est ma cousine, monsieur, et la fille de mon oncle, M. Chaumier, chez lequel vous avez dans le temps prié M. Albert Chaumier de vous présenter.
MADAME DE DRÉAN..—On dit Mlle Chaumier très-jolie.
RODOLPHE.—Elle n'est pas mal.
MADAME DE DRÉAN..—Vous ne pouvez nier qu'il ait été question de quelque chose entre elle et vous; plus de dix personnes m'en ont parlé.
RODOLPHE.—Elles se trompaient.
LÉON.—Sans doute, car c'est une chose dont M. de Redeuil se vanterait au lieu de la cacher.
MADAME DE DRÉAN..—Il paraît que la chose a manqué et que vous en avez gardé de l'aigreur.
RODOLPHE.—Moi, jamais, non: la petite personne n'avait pas assez de fortune pour moi.
MADAME DE DRÉAN..—Il y a des choses qui valent bien la fortune.
LÉON.—C'est précisément de ces choses-là que M. de Redeuil n'aurait pas eu peut-être assez pour ma cousine.
RODOLPHE.—C'est elle qui vous l'a dit, monsieur?
LÉON.—Non, monsieur; je ne l'ai jamais entendue parler de vous.
MADAME DE DRÉAN..—Enfin, d'après ce qu'on disait, vous aviez fait la demande.
RODOLPHE, du ton le plus fat et le plus impertinent, comme s'il était absurde qu'on pût supposer qu'il s'occupât sérieusement d'une demoiselle Chaumier.—Non.
LÉON.—Monsieur est prudent.
RODOLPHE.—Monsieur ne l'est guère.
LÉON.—C'est faute de croire au danger.
MADAME DE DRÉAN..—Parlons d'autre chose.
RODOLPHE.—Pourquoi cela?
MADAME DE DRÉAN..—Pour parler d'autre chose; c'est, selon moi, une excellente raison et parfaitement suffisante. Allez-vous ce soir aux Bouffons?
RODOLPHE.—La Grise chante-t-elle?
RODOLPHE.—Irez-vous?
Léon serre les lèvres et fait un petit mouvement de tête, ce qui veut si clairement dire qu'il aurait été plus poli de commencer par la seconde question, que Mme de Dréan traduit tout haut cette pensée qui lui vient sans qu'elle sache trop comment.
MADAME DE DRÉAN..—Oui, j'irai; mais il eût été plus obligeant de me demander cela d'abord.
RODOLPHE.—Adieu donc.
MADAME DE DRÉAN..—Adieu.
LÉON—Madame, j'ai l'honneur de vous saluer.
MADAME DE DRÉAN..—Ne m'oubliez pas après-demain.
En descendant l'escalier, Léon sentait son cœur battre violemment dans sa poitrine; le premier mot qu'il allait dire était grave. Il appela M. de Redeuil, qui ne l'avait pas salué, quoiqu'il sortît le premier, et allait passer la porte cochère sans regarder Léon.
LÉON.—Monsieur de Redeuil?
RODOLPHE.—Monsieur Lauter...?
LÉON.—Voulez-vous me permettre de vous donner un avis?
RODOLPHE.—Vous est-il égal d'attendre que je vous en demande un?
LÉON.—Non, monsieur, cela ne m'est pas égal, et voici mon avis: Je crois qu'il serait, pour vous, plus honorable en toute circonstance, et plus prudent devant moi, de parler convenablement d'une personne qui tient à moi par des liens de parenté.
RODOLPHE.—Monsieur, je ne reçois plus de leçons.
LÉON.—Il y en a quelques-unes cependant qui paraissent vous manquer.
RODOLPHE.—Des leçons de violon, monsieur?
LÉON.—Non, des leçons de politesse et de savoir-vivre.
RODOLPHE.—Est-ce que vous professez cela aussi, monsieur?
LÉON.—Quelquefois, monsieur.
RODOLPHE.—Vous ne paraissez pas cependant bien fort.
LÉON.—Mais.... assez fort pour vous, monsieur, à qui il faut donner des connaissances élémentaires.
RODOLPHE.—Où monsieur donne-t-il ses leçons?
LÉON.—Mais, à Meudon, ou encore au pied de Montmartre, près de Clignancourt.
RODOLPHE.—Nous pourrions commencer demain.
LÉON.—Volontiers.
RODOLPHE.—J'enverrai chez vous deux de mes amis, pour fixer les conditions.
LÉON.—Je désire qu'on ne vienne pas chez moi pour cette affaire (Léon pensait à Geneviève); j'enverrai chez vous. Vous serait-il égal de n'avoir qu'un témoin?
RODOLPHE.—Pas du tout, si vous voulez.
LÉON.—Mon témoin sera chez vous demain matin à huit heures.
RODOLPHE.—Monsieur, au plaisir de vous revoir.
LÉON.—Monsieur, le plaisir sera pour moi.
En quittant Rodolphe, la première pensée qu'eut Léon fut celle de chercher un témoin et des épées; puis il songea que la journée était plus d'à moitié et qu'il avait laissé Geneviève sans argent; il songea à celui qu'il venait de refuser. Il maudit sa vanité, qu'il avait préférée à sa sœur; il se maudit lui-même. Puis il chercha des expédients, car il fallait de l'argent, et il se décida à aller en emprunter à Antoine Huguet. C'était une chose qu'il n'avait jamais faite: il trouvait tout naturel que ses amis lui empruntassent de l'argent, et il ne trouvait là rien de condamnable; mais en songeant à en emprunter, il se sentait singulièrement humilié.
Cependant il se dirigea vers l'atelier.
Pendant ce temps-là, Geneviève était tristement renfermée chez elle; elle avait deviné le matin que Léon n'avait pas d'argent, et elle était toute chagrine du chagrin qu'elle supposait à son frère, et du tourment qu'il se donnait sans doute pour en trouver. Albert vint la voir; il y avait bien longtemps qu'il n'était venu; il fut frappé du changement survenu sur le visage de sa cousine. Pour Léon, qui la voyait tous les jours, ces altérations successives étaient trop graduées et trop faibles d'un jour à l'autre pour qu'il pût s'en apercevoir.
Sa peau était devenue d'un blanc mat et blafard, rude et sèche; sa tête était renversée en arrière, comme si elle eût été moins lourde à porter ainsi; son col penché était gêné dans ses mouvements; quand elle voulait voir quelque chose, elle portait sa tête au-devant des objets, comme si la diminution de la sensibilité de sa peau les lui rendait moins faciles à percevoir: après cet effort, qui lui paraissait violent, elle laissait retomber sa tête.
Albert lui raconta ses chagrins; il était fatigué, presque malade, il allait partir le soir pour passer quelques jours à Fontainebleau et se reposer. Geneviève leva les yeux au ciel avec un regard de reproche: elle lui avait tant demandé le bonheur d'Albert!
«Albert, lui dit-elle, je voudrais qu'il y eût du bonheur dans ma vie et que je pusse te le donner; aie du courage, ne te laisse pas aller au désespoir; tu es jeune, tu as l'avenir à toi. Mais ta femme? Anaïs?
—Elle et ses parents, répondit Albert, ils m'ont ruiné; puis ils lui ont persuadé qu'elle ne pouvait partager le sort d'un homme ruiné, qu'ils gémissaient de ne pouvoir secourir.
—Comment cela est-il possible?» dit Geneviève.
Et la pauvre fille pensait quel bonheur c'eût été pour elle d'être malheureuse avec Albert. Partager l'existence de l'homme qu'elle aimait lui semblait une si grande félicité, que toutes les autres choses réputées bonheurs lui paraissaient auprès de celui-là inutiles et même embarrassantes.
Albert la baisa au front et partit. Geneviève lui dit: «Adieu, Albert, sois heureux, je prierai Dieu pour toi.
—Pauvre petite! pensa Albert en s'en allant, ce sera peut-être bientôt dans le ciel que tu prieras pour moi.»
Et il descendit l'escalier tout attristé.
Albert alla en effet passer quelques jours à Fontainebleau; il y trouva M. Chaumier et Rose également tristes, mais pour des causes bien différentes. Rose avait perdu Léon et l'avait perdu par sa faute; et elle le regrettait amèrement, surtout en trouvant dans son cœur tant d'amour et tant de bonheur pour lui.
M. Chaumier, tous calculs faits, se voyait forcé d'emprunter sur la maison de Fontainebleau. Un étranger vint un jour pour lui parler à ce sujet, puis examina la maison et lui dit: «Voulez-vous la vendre?
—Non, dit M. Chaumier; elle me plaît, elle est commode, et j'y suis accoutumé.
—Non, dit Rose tout bas; à qui les arbres et les fleurs du jardin parleraient-ils de Léon, et qui en parlerait avec moi?»
Cependant l'étranger en offrit un prix tellement au-dessus de la valeur que M. Chaumier lui dit:
«Est-ce une plaisanterie, monsieur?
L'ÉTRANGER..—Non, monsieur, je parle sérieusement.
M. CHAUMIER..—Est-ce pour vous?
L'ÉTRANGER..—Pourquoi cette question?
M. CHAUMIER..—Pour rien.»
C'était cependant pour quelque chose; c'est que l'extérieur de l'étranger ne donnait pas à supposer qu'il eût jamais eu autant d'argent qu'il proposait d'en donner.
L'ÉTRANGER..—Je vois votre affaire; vous me supposez trop pauvre pour acheter des maisons, vous avez peut-être raison: en effet, ce n'est pas pour moi.
Ici, Modeste, qui avait suspendu les soins du ménage dans le cabinet de M. Chaumier, se remit à balayer et à épousseter sans pitié.
M. CHAUMIER..—Eh bien! Modeste, vous nous aveuglez.
MODESTE..—Il faut bien que la besogne se fasse.
M. CHAUMIER..—Elle se fera plus tard.
MODESTE..—Alors on dînera à huit heures du soir.
M. CHAUMIER..—Cela ne fait rien.
MODESTE..—Ça ne sera pas ma faute.
M. Chaumier fit alors entendre un certain claquement de langue qui, d'ordinaire, ne précédait que de peu d'instants les violentes colères qu'il faisait, quelquefois sentir aux domestiques qui avaient le malheur de ne pas être nègres. Modeste s'en alla.
L'ÉTRANGER..—Non, la maison n'est pas pour moi.
M. CHAUMIER..—C'est que, voyez-vous, mon brave homme, cela me contrarie beaucoup de la vendre.
L'ÉTRANGER..—Le prix que j'en offre compense bien quelques désagréments.
Rose sortit pour aller trouver Albert dans le jardin.
L'ÉTRANGER..—Cette jeune demoiselle est Mlle Rose?
M. CHAUMIER..—Cette jeune demoiselle est ma fille. Vous savez son nom?
L'ÉTRANGER..—Vous l'avez dit devant moi.
M. CHAUMIER..—Alors vous savez d'avance ce que vous me demandez.
L'ÉTRANGER..—Parlons de la maison.
M. CHAUMIER..—Eh bien! je n'ai pas envie de la vendre.
L'ÉTRANGER..—Mais j'en offre vingt mille francs de plus qu'elle ne vaut réellement.
M. CHAUMIER..—Pourquoi cela?
L'ÉTRANGER..—Parce qu'elle me plaît. La maison et le jardin ne valent que quarante mille francs, tout au plus; mais le plaisir d'avoir à soi une chose qui plaît vaut vingt mille francs, indépendamment de la chose.
M. CHAUMIER..—Mais puisque vous dites que la maison n'est pas pour vous.
L'ÉTRANGER..—Voulez-vous soixante mille francs?
M. CHAUMIER..—Ce serait une folie de ne pas profiter de la vôtre.
L'ÉTRANGER..—Voulez-vous venir demain à Paris? Nous conclurons l'affaire, vous toucherez vos soixante mille francs de la personne qui achète, et vous livrerez les titres de propriété: l'acte de vente sera prêt.
M. CHAUMIER..—Je voudrais ne quitter la maison qu'à l'automne.
L'ÉTRANGER..—Cela pourra s'arranger. Il faudrait venir à quatre heures.
M. CHAUMIER..—Une partie de la maison appartient à ma fille.
L'ÉTRANGER..—Il faudra alors qu'elle signe l'acte de vente; amenez-la.
M. CHAUMIER..—C'est bien. Vous comprenez que l'affaire est conclue à soixante mille francs; que c'est cette somme seule qui me décide.
L'ÉTRANGER..—Ce qui est dit est dit; à demain à quatre heures. Voici l'adresse.
M. CHAUMIER..—A demain. Je ne vous reconduis pas.
L'ÉTRANGER..—Je le vois bien.
Au jardin.
«Qu'as-tu donc, Rose? dit Albert en voyant le visage de sa sœur tout bouleversé.
—Hélas! Albert, répondit Rose, papa vend la maison.
—Celle-ci? demanda froidement Albert.
—Oui, reprit Rose, plus triste encore.
—Est-ce qu'il en trouve un bon prix?
—Il paraît que oui.
—Alors il n'y a pas là de quoi se désoler, au contraire.
—Ah! tu ne comprends pas cela, toi.
—Qu'est-ce... cela? Je vais aller m'informer auprès de mon père.»
—Oh! dit Rose, quand elle fut seule, c'est qu'on vend à la fois tous mes souvenirs, toutes mes douces journées d'enfance, dont les riants fantômes semblent voltiger dans le feuillage des arbres. Il n'y a pas dans un jardin que des arbres et des fleurs; tout ce qui s'y passe, tout ce qui s'y dit, a un caractère différent, part du cœur et va au cœur. Toutes les paroles d'amour que m'a dites Léon sont restées dans le jardin; et quand, l'été, le soir, un vent doux agite le feuillage, il me semble dans son murmure entendre chaque feuille me redire une de ses paroles qu'elle a conservée. Comment peut-on vendre tout cela? Et maintenant qu'il n'y a plus pour moi de bonheur dans l'avenir ni dans le présent, comment faut-il encore renoncer au passé?»
Et elle se mit à pleurer amèrement. «O mes beaux rosiers! dit-elle, voici la dernière confidence peut-être que je vous ferai.»
Ce soir-là, Albert retourna à Paris. Mais le malheur s'acharnait contre les Chaumier aussi bien que contre les Lauter: ces deux branches de la famille étaient enveloppées par le sort dans une même haine, dans une même persécution. Le lendemain, vers le milieu de la journée, un garde du commerce se présenta avec ses estafiers, et arrêta Albert, en vertu d'une lettre de change de mille écus. Un fiacre les attendait à la porte. «Rue de Clichy,» dit le garde du commerce. Cependant, après dix minutes, il demanda à Albert s'il voulait être conduit chez quelques amis qui lui prêteraient la somme pour laquelle il allait en prison.
«Des amis! dit Albert, je n'en ai plus qu'un, et il est plus pauvre que moi, car personne ne voudrait prendre une lettre de change de lui.
—Voulez-vous, alors, voir votre créancier?
—Oui, peut-être voudra-t-il entendre raison.
—Ce n'est pas leur usage, quand une fois ils tiennent le débiteur à leur disposition.
—C'est égal, essayons.
—Essayons. Cocher, aux Champs-Élysées.»
Rose et M. Chaumier, pendant ce temps, n'étaient pas beaucoup plus gais qu'Albert; Rose surtout considérait la vente de la maison de Fontainebleau comme un sacrilège qui devait porter malheur. Ils arrivèrent à Paris à trois heures, et se dirigèrent à l'adresse indiquée. On les fit entrer dans une antichambre où on les pria d'attendre. Rose était oppressée et ne parlait pas: son père lui avait expliqué qu'il avait besoin de sa signature, et qu'il lui faudrait vendre elle-même la maison de Fontainebleau; et elle songeait au passé.
Au jardin.
Au printemps, chaque année, alors que la nature revêt tout de parfum de joie et de verdure, quand tout aime et fleurit;
Dans les fleurs des lilas et des ébéniers jaunes, de mes doux souvenirs cachés comme des faunes, la troupe joue et rit.
De chaque fleur qui s'ouvre et de chaque corolle s'exhale incessamment quelque douce parole que j'entends dans le cœur.
Alors qu'au mois de juin fleurit la rose blanche, savez-vous bien pourquoi sur elle je me penche avec un air rêveur?
C'est qu'à ce mois de juin, la rose me répète: Tenez, Jean, je n'ai pas oublié, votre fête depuis plus de treize ans.
Chaque fleur a son mot qu'elle dit à l'oreille, son mot qui fait pleurer et cependant réveille des souvenirs charmants.
Vous savez celle-là qui se pend aux murailles, et, comme un réseau vert, entrelace ses mailles de feuilles et de fleurs? C'est le frais liseron.
C'est le volubilis, aux clochettes sans nombre; le soir et le matin ses cloches d'un bleu sombre chantent une chanson;
Une chanson d'amour, bien naïve et bien tendre, que je fis certain jour que j'étais à l'attendre, sous un arbre touffu.
Voici, là-bas, fleurir la jaune giroflée. Rien n'est si babillard que sa fleur étoilée, qui dit: «Te souviens-tu?
«Te souviens-tu des lieux où la vie était douce? de ce vieil escalier tout recouvert de mousse, qui montait au jardin?
«Dans les fentes de pierre étaient des fleurs dorées, de son vêtement blanc en passant effleurées presque chaque matin.
«Tu les cueillis alors et tu les as cachées; et, dans de certains jours, sur ces fleurs desséchées, tu poses un baiser.»
Et, dans un autre coin, s'il advient que je passe auprès de l'oranger en fleur sur la terrasse, j'entends cet oranger
Qui dit: «Te souvient-il d'une belle soirée? Tu te promenais seul, et ton âme enivrée évoquait l'avenir;
«Et tu me dis, à moi: «De tes fleurs virginales, ouvre, bel oranger, les odorants pétales; sois heureux de fleurir;
«Sois heureux de fleurir pour la femme que j'aime; tes fleurs se mêleront au charmant diadème de ses longs cheveux bruns.»
«Eh bien! depuis treize ans je réserve pour elle, chaque saison, en vain, ma parure nouvelle, et je perds mes parfums.»
L'atelier.
«...Ah! voilà Léon, dit Edgar Sagan.
CHARLES LEFLOCH.—Qu'il prenne place au conseil et qu'il opine.
ANTOINE HUGUET.—Gargantua, lis le procès-verbal.
GARGANTUA.—«Pour crimes divers, etc., etc.»
MITHOIS.—Il est bon de dire à Léon toute l'étendue du crime: le Vasselin, propriétaire de cette maison, a osé donner congé à Antoine!
LÉON.—Oh!
ANTOINE HUGUET.—Continue, Gargantua.
GARGANTUA.—«Art. 1er. Le sieur Vasselin et ses descendants sont à jamais privés de sonnette.»
MITHOIS.—Voici la première sonnette coupée par Antoine.
LÉON.—Bien.
ANTOINE HUGUET.—Continue, Gargantua.
GARGANTUA.—«Art. 2. Toute personne qui viendra à l'atelier devra frapper chez le sieur Vasselin en montant ici, et demander à son domestique: Est-il vrai que M. Vasselin soit devenu fou?»
ANTOINE HUGUET.—L'article porte frapper, parce que, dans le cas où une nouvelle sonnette paraîtrait à la porte, on devrait la couper et la mettre dans sa poche ayant de frapper.
MITHOIS.—Voilà où nous en sommes. Écris, Gargantua.
ANTOINE HUGUET.—«Art. 3....
LÉON.—«La caricature de Vasselin sera dessinée sur toutes les murailles du quartier, et notamment dans l'escalier, et sur la porte dudit, où elle devra rester en permanence; elle sera renouvelée chaque fois qu'on l'effacera.»
ANTOINE HUGUET.—L'article 3 est-il adopté?
TOUS.—Oui.
ANTOINE HUGUET.—L'article 3 est adopté à l'unanimité. Gargantua, enregistre l'article 3. «Art. 4....
EDGAR SAGAN.—«Chaque fois que l'on aura connaissance que le Vasselin et son esclave seront sortis, on devra boucher la serrure avec des noyaux de cerises.»
ANTOINE HUGUET.—L'article 4 est-il adopté?
MITHOIS.—Adopté.
CHARLES LEFLOCH.—Je propose un amendement.
ANTOINE HUGUET.—La parole est à Charles Lefloch.
CHARLES LEFLOCH.—Je propose qu'on ajoute: «ou par des petits cailloux.» Il n'y a pas toujours des cerises.
ANTOINE HUGUET.—L'amendement est-il adopté?
TOUS—Adopté.
ANTOINE HUGUET.—Écris, Gargantua, l'article 4. «Article 5....» Voici ce que je propose. «Art. 5. La maison ne sera plus éclairée.» C'est-à-dire que, chaque soir, on devra éteindre les quinquets placés aux divers étages, autant de fois qu'on les rallumera.
TOUS.—Adopté, adopté.
ANTOINE HUGUET.—Écris l'article 5, Gargantua. «Article 6.
MITHOIS.—«Seront invités les amis de la maison à venir exercer céans leurs talents plus ou moins incomplets sur tous les instruments de fâcheux voisinage, tels que trompe de chasse, trombone, trompette, cornet à pistons, ophicléide, etc. Quelques concertos de casserolles et pincettes, et des solos de tambour seront exécutés à des intervalles rapprochés et à des heures indues.»
TOUS.—Adopté.
ANTOINE HUGUET.—«Article 7....
CHARLES LEFLOCH.—«Dès cette nuit, attendu que le Vasselin couche ainsi que son domestique au fond de son appartement, avec des vis et des planches percées d'avance, pour éviter tout bruit de marteau, on barricadera, bouchera et fermera hermétiquement et solidement la porte de Vasselin donnant sur l'escalier.»
TOUS.—Adopté.
ANTOINE HUGUET.—«Art. 8. Dès demain, vu que le Vasselin demeure précisément au-dessous de moi, un jeu de boules sera installé ici.»
«Article 9 et dernier.
«Rien ne sera négligé de ce qui pourra rendre la maison inhabitable, et dégoûter le Vasselin de l'existence.
«Fait en notre domicile, le.... février 18....»
ANTOINE HUGUET.—Rien ne s'oppose à ce que l'article 3 soit immédiatement mis à l'exécution. Gargantua, lis l'article 3.
GARGANTUA.—«La caricature du Vasselin sera dessinée sur toutes les murailles du quartier, et notamment dans l'escalier et sur la porte dudit, où elle devra rester en permanence: elle sera renouvelée chaque fois qu'on l'effacera.»
ANTOINE HUGUET.—Gargantua, distribue du charbon pour l'escalier, qui est jaunâtre, et donne-moi du blanc d'Espagne pour la porte, qui est brune.»
Tout le monde se répandit dans l'escalier, et Léon resta seul dans l'atelier.
Il marchait à grands pas, il pensait à Geneviève qui l'attendait et auprès de laquelle il n'osait retourner; il ne savait comment s'y prendre pour emprunter de l'argent à ses amis. Comment jeter une pensée triste au milieu de cette folle gaieté? On rentra en riant; Léon faisait laborieusement dans sa tête la phrase par laquelle il devait faire sa demande. Jamais un discours académique ne fut plus étudié, plus retouché.
Il voulait feindre quelque partie de plaisir pour laquelle il lui manquait un louis; mais il s'aperçut que, depuis un quart d'heure, il n'avait rien dit, que son air maussade démentirait ses paroles; qu'avant de parler, il fallait effacer cette impression, et il saisit avec empressement ce prétexte qu'il se donnait à lui-même de retarder la demande qui lui faisait tant de honte.
Puis, quand le moment fut venu, il repassa sa phrase. Pendant ce temps, Mithois avait commencé un récit que Léon ne pouvait interrompre. «Quand Mithois aura cessé de parler,» se dit-il; et quand Mithois eut cessé de parler, il n'osa pas. Puis il pensa à Geneviève qui attendait, et il ouvrit la bouche; mais sa voix s'arrêta à sa gorge; il se leva, marcha dans l'atelier, et se dit: «Allons, il ne faut plus réfléchir.» Il regarda l'horloge de bois accrochée au mur, et dit: «Quand la grande aiguille sera sur le VI.»
Mais un peu avant que l'aiguille fût sur le VI, on frappa à l'atelier.
Ce fut un cri d'admiration quand on reconnut M. Vasselin.
M. Vasselin était violet et extrêmement irrité; il avait laissé ses sabots à la porte; Antoine Huguet s'avança vers lui.
M. VASSELIN..—Ah ça! monsieur....
ANTOINE HUGUET.—Comment se porte M. Vasselin?
M. VASSELIN..—Il ne s'agit pas de ma santé, je viens vous demander....
ANTOINE HUGUET.—Asseyez-vous.
M. VASSELIN..—Je ne suis pas fatigué.
ANTOINE HUGUET.—C'est égal.
M. VASSELIN..—Je ne veux pas m'asseoir.
ANTOINE HUGUET.—Je ne vous écouterai pas que vous ne soyez assis.
TOUS, avec d'affreux hurlements.—M. Vasselin doit s'asseoir.
M. VASSELIN..—Me voilà assis. Maintenant, monsieur, pourrais-je savoir....
GARGANTUA.—On demande M. Huguet.
ANTOINE HUGUET.—Pardon, je suis à vous dans un instant. Mithois, jase un peu avec monsieur....
M. VASSELIN..—Ce que j'ai à vous dire....
GARGANTUA.—C'est très-pressé....
ANTOINE HUGUET.—Mille pardons. (Antoine Huguet sort.)
M. VASSELIN..—Je ne comprends pas, messieurs....
GARGANTUA.—On demande M. Mithois; sa tante vient d'accoucher d'un enfant à deux têtes.
MITHOIS.—Mille excuses.... Léon, remplace-moi.
M. VASSELIN..—Je saurai bien mettre M. Huguet à la raison.
GARGANTUA.—On demande M. Léon pour l'exécution de l'article 5.
Léon sort et trouve Mithois et Antoine Huguet. Léon annonce qu'il s'en va; en effet, il lui est venu une idée qu'il va mettre à exécution; il n'empruntera pas d'argent à ses amis. Mithois descend avec lui, il va acheter des vis pour l'article 7. En descendant, on éteint tous les quinquets. Gargantua les suit et verse de l'eau sur les mèches, pour qu'il soit impossible de les rallumer; quand ils sont arrivés dans la rue, Mithois avise un pauvre homme qui passe, et lui dit: «Tenez, mon brave homme, voici une bonne paire de sabots.» Le pauvre homme accepte avec reconnaissance les sabots de M. Vasselin, que Mithois a pris à la porte en sortant. Léon lui dit adieu et s'en va en courant.
Léon traversa rapidement les rues, passa le pont Royal, et arriva dans la rue des Augustins; là il entra dans une maison où il avait, quelques jours auparavant, laissé son violon: il le prit et se mit à errer, cherchant une maison de prêt sur gage. Enfin, il triompha de sa honte; il accosta un homme assis au coin d'une rue, et dit: «J'ai oublié l'adresse d'un de mes amis nouvellement déménagé, mais vous pourrez me la donner: c'est dans cette rue-ci ou dans une rue voisine; il est commissionnaire au mont-de-piété.
—Le mont-de-piété, dit le Savoyard, che crois que chè au loumero chinquante-houit.»
Léon alla au nº 58, et entra dans une allée: cela lui rappela l'allée de l'huissier. Tout ce qu'il y a de hideux à Paris demeure dans des allées.
Il monta un étage, deux étages, tout était fermé. Il redescendit et demanda au portier:
«Le mont-de-piété?
—Pourquoi n'avez-vous pas demandé en montant? Il est fermé.
—Comment! fermé?
—C'est aujourd'hui dimanche, et il ferme de bonne heure.
—On ne vous ouvrirait pas: il n'y a personne.»
Léon redescendit accablé, et ses jambes, marchant d'elles-mêmes, le reconduisirent du côté de sa maison. En passant sur le pont Royal, la fraîcheur de l'eau le réveilla de cet engourdissement; il s'arrêta et s'appuya sur le parapet, regardant la rivière et se disant: «Que faire?»
Les ponts, à cette heure, présentent un aspect à la fois sombre et magnifique. On voit, par-dessous le pont des Arts, la Seine se diviser en deux rivières noires qui vont se perdre dans la vapeur. On distingue, dans l'ombre, les tours carrées qui s'élèvent sur un horizon presque aussi noir qu'elles; on ne voit plus, des maisons qui bordent les quais, que les lumières par les fenêtres, et ces lumières se reflètent dans l'eau noire, allongées comme des cierges de feu.
Il est impossible de s'arrêter la nuit sur un pont sans être saisi d'idées lugubres: il semble que cette eau noire n'a pas de fond, et qu'une sorte de vertige vous attire vers elle. Léon était si triste, si malheureux, que, sans la pensée de Geneviève, qu'il laisserait seule dans la vie, sans appui, sans protecteur, la pensée de la mort ne se fût présentée à lui que comme une délivrance de tous les chagrins dont il ne prévoyait pas la fin. Mais, à la pensée de Geneviève, il se reprocha sa lâcheté, il se sentit coupable de la ridicule vanité qui, le matin, l'avait empêché de recevoir, chez Mme de Dréan, un argent qui lui aurait été si utile, et il quitta le pont pour s'arracher aux pensées qui s'emparaient de lui. En traversant les Champs-Élysées, il vit du monde rassemblé. Ces personnes formaient une masse noire et compacte, mais une lueur incertaine éclairait leurs pieds et leurs jambes. Les pensées de Léon étaient tellement sinistres, que, par un instinct irréfléchi, il alla se mêler à cette foule pour ne pas être seul. Il vit alors ce qui causait ce rassemblement: c'était un homme qui jouait du violon, et la clarté qu'il avait vue de loin provenait de quatre bouts de chandelle qui étaient allumés aux pieds du musicien. Puis, au moment où Léon se mêlait au cercle qui l'entourait, le musicien mit son violon sous son bras, et fit, avec son chapeau à la main, le tour de son auditoire. Léon se retira, car il n'avait rien à lui donner, et il s'enfonça dans la partie sombre des massifs. «Cet homme vient, dit-il, de recevoir un argent qui me rendrait bien heureux; il va porter à souper à sa femme et à ses enfants. Et moi, et Geneviève?» Il frissonna d'une pensée qui lui apparaissait confuse et qu'il n'osait essayer de fixer devant ses yeux; il marcha à pas précipités, puis s'arrêta brusquement. Il se remit en route, puis il revint sur ses pas; il ne pouvait quitter les Champs-Élysées. Il s'arrêta encore et se dit: «N'ai-je donc pas encore assez fait de lâchetés aujourd'hui? Et que suis-je de plus que cet homme? Et n'est-il pas plus que moi, au contraire, lui qui, pour sa famille, triomphe de son orgueil et fait de la musique dans la rue? De quoi ai-je peur? du mépris? Est-ce qu'il est plus méprisable de mendier que de laisser souffrir sa sœur? Et qu'est-ce que je fais tous les jours? Est-ce que je ne joue pas du violon pour de l'argent? De la honte! mais c'est de l'orgueil que je devrais avoir, de jouer du violon et de recevoir de l'argent pour ma sœur. Jamais je n'aurai rien fait d'aussi grand et d'aussi noble dans ma vie; tant pis pour celui qui me mépriserait: ce serait un homme sans cœur, et alors que me ferait son mépris?» Il marcha encore dans une grande agitation. «O mon Dieu! dit-il, merci de ce talent que tu m'as donné! O ma sœur! pardon d'avoir hésité si longtemps!»
Les yeux de Léon jetaient des éclairs; il se sentait grand et fort; son cœur était gonflé d'un noble orgueil. Il tira son violon de la boîte, s'adossa à un arbre, et joua une sainte et belle musique que les anges durent écouter, les ailes frémissantes et l'œil humide. Ce qui lui vint d'abord sous l'archet, ce fut la grande, la divine musique de Beethoven. Son archet avait une puissance incroyable. Les promeneurs étonnés s'arrêtèrent. Léon alors joua la Dernière pensée de Weber, cette musique si poignante qui serre et tord le cœur. On le regardait, on parlait bas et avec respect.
«Il est vêtu proprement.
—Il a l'air distingué.
—Il a de beaux yeux.
—Quel malheur!»
Etc., etc.
Une jeune femme, la première, se baissa et posa, sans la jeter, une pièce de cent sous dans le chapeau de Léon. Elle se releva rouge et belle d'une beauté divine. Oh! chère femme, si l'homme que tu aimes t'a vue en ce moment, tu es récompensée; toute sa vie, il te payera ta charité en amour et en adorations, comme Dieu te la paye en touchante beauté.
Plusieurs jeunes gens suivirent son exemple. Un homme dérangea la foule, et fouilla dans sa poche; mais il regarda le musicien, et s'écria: «Léon!
—Anselme!» dit Léon.
Et ils tombèrent dans les bras l'un de l'autre.
La foule curieuse se serra autour d'eux. Anselme ramassa le chapeau de Léon, et lui dit: «Oh! donne-moi cet argent, bon et noble jeune homme. Oh! donne-le-moi: je le garderai comme une précieuse relique. Je voudrais le mettre dans mon cœur.»
Anselme appela un fiacre, et y monta avec Léon. En route, Léon raconta à Anselme tous ses malheurs. Avant de rentrer, ils achetèrent tout ce qui était nécessaire à Geneviève.
«Je suis rentré bien tard, ma bonne Geneviève, dit Léon.
—Je ne m'en suis pas aperçue, dit Geneviève, qui avait passé quatre heures à pleurer. J'ai dormi, je me sens les yeux gros.»
Vers neuf heures, Léon sortit. Anselme resta seul avec Geneviève, et Geneviève lui dit: «Mon bon voisin, j'ai besoin de vous, de votre secours et de votre discrétion.»
«Tout ce que vous voudrez, ma chère enfant, dit Anselme.
—D'abord, continua Geneviève, vous ne direz rien à Léon de ce que je vais vous dire.
—Ah! ah! dit Anselme.
—Je ne lui ai jamais caché que cela, dit Geneviève, et encore une autre chose, pensa-t-elle en soupirant.
—Je vous le promets.
—Eh bien! nous ne sommes pas riches. Léon travaille beaucoup, je voudrais le soulager un peu.... D'ailleurs, je suis souvent seule.... Je m'ennuie.... Je désirerais trouver un peu d'occupation. On m'a dit qu'il y a des demoiselles.... très-bien nées.... qui font des broderies.... de la tapisserie....»
Anselme leva les yeux au ciel et joignit les mains.
«Vous avez des relations, mon bon voisin; moi, je ne connais au monde que mon bon frère et vous; et je n'ai jamais osé en parler à Léon. Il verrait la chose autrement qu'elle n'est: il s'exagère tout très-facilement; cela lui ferait du chagrin, il me défendrait de donner suite à mon projet. Je vous en prie, mon cher voisin, occupez-vous de ce que je vous demande; je vous en conserverai toute ma vie une éternelle reconnaissance.»
Léon rentra: il était contrarié visiblement. Quand Anselme remonta chez lui, il le suivit. «J'ai à vous parler, lui dit-il, un service à vous demander. Je me bats demain matin.»
Anselme pâlit.
«Ne cherchez pas à m'en détourner, mon honneur est engagé. Je comptais sur Albert pour me servir de témoin, il est absent: il faut que vous le remplaciez. Je compte sur vous demain matin; je vous réveillerai demain matin à sept heures, et vous irez voir le témoin de mon adversaire.
—Vous voulez vous battre? dit Anselme. Et Geneviève, et votre sœur!
—J'y ai bien pensé, et je vais y penser toute la nuit; mais je ne suis pas le maître de reculer.
—J'ai aussi à vous parler; M. d'Arnberg est arrivé, son fils a besoin de vos leçons. Voici l'adresse; soyez-y demain, à l'heure indiquée sur la carte: ce sera pour vous une bonne affaire. Bonsoir.»
Léon réveilla M. Anselme de très-bonne heure. M. Anselme se dirigea avec une vive anxiété vers la maison de M. de Redeuil. Il fit en route un petit discours fort propre contre le duel; malheureusement M. Anselme était un esprit assez juste, qui se répondait à lui-même et se réfutait assez bien. Il pensait un moment à attendrir M. de Redeuil sur Léon, sur sa sœur: mais à cette pensée, il se sentit rougir de honte: cela aurait l'air de demander grâce pour Léon; il fallait donc le laisser battre, fixer lui-même les conditions du duel. Il arriva à la maison n'ayant rien pu décider avec lui-même. Il demanda M. de Redeuil, et monta l'escalier, se confiant, pour ce qu'il dirait et qu'il ferait, à l'inspiration du moment; se rappelant d'ailleurs avec bonheur que Léon tirait très-adroitement l'épée et le pistolet, et décidé, en tout cas, à le représenter avec une dignité ferme et invincible.
En entrant dans un salon coquettement meublé, M. Anselme salua et annonça qu'il venait de la part de M. Léon Lauter.
M. Rodolphe de Redeuil était en robe de chambre; il avait près de lui un jeune officier, auquel il dit, en entendant le nom de Léon, avec un sourire un peu impertinent: «C'est mon adversaire;» puis se tournant vers Anselme: «Monsieur est le témoin de M. Lauter?
—Oui, monsieur,» dit Anselme; et voyant qu'on ne lui offrait pas de siège, il appela le domestique qui l'avait introduit et lui dit: «Donnez-moi un fauteuil.»
L'habit marron de M. Anselme lui faisait, dans la vie, un tort inconcevable, surtout auprès des domestiques, ou des gens qui sont au dedans semblables à des domestiques. Celui-ci apporta une chaise; M. Anselme le regarda fixement et lui dit: «Je vous ai demandé un fauteuil.»
Le domestique obéit et se retira.
«Monsieur est sans doute informé de l'affaire? dit l'officier à M. Anselme.
—Jusqu'à un certain point, monsieur.
—Comment, jusqu'à un certain point?
—Oui, je sais ce que j'ai besoin de savoir. M. Lauter est un honnête et digne jeune homme, dont j'ai l'honneur d'être l'ami. Il m'a dit qu'il se battait aujourd'hui avec M. de Redeuil, et m'a chargé de fixer les conditions du combat. Ainsi vous pouvez parler.
—M. de Redeuil désirerait tirer l'épée.
—C'est parfaitement indifférent à M. Lauter.
—Ah!
—Oui, monsieur. On tirera donc l'épée sur la demande de M. de Redeuil, quoique le choix des armes appartienne à M. Lauter.
—Vous me paraissez, monsieur, fort expérimenté?
—Moi, monsieur, je ne me suis battu qu'une fois dans ma vie, et c'était à bout portant, avec un seul pistolet chargé, sans témoins, au bord d'une rivière, où le vainqueur devait jeter le cadavre du vaincu. Ce n'était pas un duel en règle. A quelle heure le rendez-vous?
—Ah! voilà la question, dit Rodolphe. Il faut absolument, pour une affaire très-importante, que j'aille tantôt chez le délégué d'une cour d'Allemagne. Il est déjà tard, je voudrais remettre l'affaire à demain.
—Je n'ai pas mission de m'y opposer.
—A demain, sept heures du matin?
—Non; on sait trop ce que veulent dire deux fiacres qui se suivent à sept heures du matin. A neuf heures, si vous voulez.
—A neuf heures.
—Où?
—A la barrière de Vincennes.
—Soit.
—Messieurs, je vous salue.»
Et Anselme s'en alla fort triste, en se disant presque haut: «Allons, allons, Léon le tuera; Léon est adroit et brave, et d'ailleurs, il n'y avait pas moyen d'éviter l'affaire.»
Il revint rendre compte à Léon de sa démarche. Léon lui serra les mains, et lui dit: «Vous me servirez de témoin jusqu'à la fin, n'est-ce pas?»
Quand Léon fut sorti pour ses affaires ordinaires, Anselme sortit aussi et revint à la maison; il entra chez Geneviève, et lui dit: «Mon enfant, je me suis occupé de vous, j'ai trouvé ce qu'il vous fallait; mettez votre châle et votre chapeau, et venez avec moi; je vais vous présenter à la personne qui doit vous donner de l'ouvrage.»
Un fiacre les attendait à la porte; après une demi-heure de marche, le fiacre s'arrêta à une fort belle maison. Anselme entra avec Geneviève à son bras, et dit à un domestique: «Conduisez mademoiselle dans le salon.»
C'est une triste chose que de voir comment la colère du sort s'était appesantie sur la famille Chaumier et sur la famille Lauter. Ce même jour-là, Albert Chaumier était arrêté pour dettes; M. Chaumier et Rose vendaient la jolie maison, la chère maison de Fontainebleau; Léon, au dernier degré de la misère et du découragement, courait les rues pour trouver des leçons, et ne voyait rien qui lui assurât qu'il n'aurait pas besoin de faire tous les soirs ce qu'il avait fait une fois, d'aller jouer du violon et mendier dans les Champs-Élysées; et il se battait le lendemain, ne pouvant s'empêcher de penser à l'abandon où il laisserait Geneviève, s'il succombait dans le combat; Geneviève, qui, elle aussi, demanderait peut-être un jour l'aumône dans les Champs-Élysées. Et Geneviève, Geneviève venait demander à travailler!
Le sort est comme les assassins, qui, disent les journaux, frappent toujours leurs victimes de treize coups de poignard; quand il a choisi des victimes, il s'acharne sur elles avec une fureur qui n'est égalée que par sa persévérance.
Le domestique auquel on avait confié Geneviève l'introduisit dans un salon qui n'était encore éclairé que par le feu de la cheminée, et par la bougie qu'il laissa en se retirant. Le salon était assez grand pour que cette bougie ne produisît qu'un petit rayonnement qui n'éclairait qu'une partie de la cheminée sur laquelle on l'avait placée. Il faisait mauvais temps au dehors; on entendait siffler le vent par bouffées, et, quand le vent s'arrêtait, quelques gouttes de pluie venaient battre les vitres. Tout contribuait à attrister l'âme de Geneviève, et elle repassa dans sa mémoire tous les malheurs qui s'étaient succédé dans sa vie. Elle se rappela avec une triste fidélité la mort de Rosalie Lauter, la tyrannie de Modeste, sa séparation de toutes les personnes qu'elle aimait, son amour malheureux et ignoré pour Albert, et toutes les angoisses qu'il lui avait causées; la pauvreté envahissant le petit logement malgré les efforts et le courage de Léon; sa santé à elle détruite par le désespoir; et enfin le malheur d'Albert dont elle souffrait autant que du sien; et elle interrogeait en vain l'avenir sans y voir de meilleures chances. Elle se mit à prier Dieu, et à invoquer sa mère; puis elle se promit d'avoir du courage, de travailler et de profiter de l'occupation qu'on allait lui donner pour soulager Léon. Les belles âmes ont ceci de particulièrement remarquable, que c'est précisément quand elles succombent sous le poids de leurs maux qu'il n'est rien de plus sûr pour leur redonner de la vigueur et de l'énergie, pour alléger le poids qui les écrase, que d'y ajouter d'autres chagrins, d'autres douleurs d'une personne aimée à laquelle elles puissent se dévouer.
Plusieurs domestiques entrèrent et allumèrent successivement les candélabres qui entouraient le salon, et le lustre suspendu au plafond.
Une profusion de bougies extraordinaire produisait dans le salon l'effet du plus beau jour. Geneviève put alors examiner le lieu dans lequel elle était depuis près d'une demi-heure. Jamais elle n'avait rien vu d'aussi somptueux; le salon était à panneaux blancs surchargés de dorures d'un goût et d'une richesse extraordinaires. Tout autour du plateau régnait une corniche dorée en feuilles d'acanthe; une magnifique rosace était au-dessus du lustre. Les meubles étaient en bois doré et en damas blanc; de riches consoles dorées soutenaient des corbeilles pleines des fleurs les plus rares et les plus éclatantes. Derrière chaque console était une glace qui répétait à l'infini les fleurs et offrait à l'œil une profonde forêt de camélias et de cactus; le tapis était blanc avec des rosaces jaunes et aurore; la cheminée, de marbre blanc et admirablement sculptée, était couverte de vases de Chine de la plus grande beauté.
Geneviève, à l'aspect de toutes ces magnificences, ne put s'empêcher de jeter un regard sur elle-même et de trouver sa toilette bien modeste: il ne restait pas un coin où elle put se mettre dans l'ombre. Elle s'étonnait d'abord qu'on la fît attendre dans ce salon; mais elle pensa que probablement, à cause de la confusion où on était pour les préparatifs de la fête dont on semblait s'occuper, c'était peut-être la seule pièce qui se trouvât libre. Enfin, on ouvrit la porte, Geneviève se leva; un jeune homme entra qui jeta autour de lui un regard étonné et qui, en l'apercevant, s'écria: «Comment, Geneviève, toi ici! Et qui t'amène?»
Il y avait dans la voix de Léon, car c'était lui, du mécontentement et de la sévérité: les idées les plus étranges et les plus contradictoires se pressaient dans son esprit, sans qu'il pût s'arrêter à aucune. Geneviève lui répondit: «Sois tranquille, mon frère, il n'y a rien que tu puisses blâmer; je suis sortie avec M. Anselme qui est dans la maison, et nous t'expliquerons ce soir pourquoi nous sommes venus.»
Léon regarda sa sœur: il y avait sur le visage de la jeune fille tant de pureté et de candeur qu'il prit la main de Geneviève et la porta à ses lèvres.
«Mais toi, Léon, que fais-tu ici?
—Moi, répondit Léon, je viens pour voir le maître de la maison au sujet d'une leçon.»
Geneviève ne resta pas sans inquiétude: elle craignait qu'on ne lui parlât devant son frère du sujet de sa visite; elle espérait cependant qu'Anselme accompagnerait la personne à laquelle elle devait avoir affaire. Léon regardait aussi le salon, quand un domestique en riche livrée, vert et or, en culotte courte, en bas et en gants blancs, ouvrit une porte latérale du salon; un autre vêtu de même annonça à haute voix:
«Monsieur Chaumier.
—Mademoiselle Rose Chaumier.»
Il y eut quatre exclamations simultanées.
«Comment, vous mon oncle!
—Toi, Rose!
—Vous, mon neveu!
—Hélas! dit M. Chaumier, nous venons ici pour vendre la maison de Fontainebleau.
—Hélas! dit Rose, notre petite maison à nous quatre, la maison où nous avons été enfants et heureux!
—Eh quoi! mon oncle, dit Léon, avez-vous donc souffert dans votre fortune?
—Il me reste de quoi vivre, dit M. Chaumier, mais strictement.»
Léon alors s'approcha de Rose, vis-à-vis de laquelle il avait jusque-là gardé un air sérieux et contraint, et il lui baisa la main avec une vive expression. A son tour, il expliqua sa visite dans la maison, et pour ménager Geneviève, qu'il croyait avoir des raisons de ne pas parler, il dit: «Nous sommes venus pour une leçon.
—C'est singulier, dit Geneviève, il me semble que ce n'est pas la première fois que je vois ce salon; j'en aurai probablement rêvé, car je ne crois pas qu'il en existe de pareils ailleurs que dans les rêves.
—Tu l'as déjà vu, en effet, dit Léon; nous sommes dans le petit palais construit par Anselme pour le baron d'Arnberg, et c'est nous qui avons ordonné la décoration de la pièce où nous sommes.
—Je ne croyais pas, dit Geneviève, voir jamais les magnificences que nous imaginions alors.»
Une porte s'ouvrit, et on annonça:
«Monsieur Albert Chaumier.»
L'étonnement redoubla alors, mais fit place à une douloureuse sensation, quand Albert eut raconté qu'il était entre les mains du garde du commerce, qui l'attendait dans l'antichambre, et dont les acolytes occupaient les différentes issues de la maison. «Je viens, dit-il, voir s'il y a moyen de s'arranger avec mon créancier; mais j'irai coucher rue de Clichy.
—Mais, dit Rose, c'est impossible; nous venons avec papa pour vendre la maison de Fontainebleau, que l'on doit payer comptant. Mon cher papa, ajouta-t-elle à M. Chaumier, vous m'avez dit qu'une partie de cet argent m'appartenait; nous allons délivrer Albert, n'est-ce pas?»
Geneviève prit Rose dans ses bras et la serra étroitement.
«Merci, mille fois merci, ma bonne petite sœur, dit Albert; mais ta générosité te ruinerait sans me sauver. Le créancier qui me fait arrêter aujourd'hui n'est pas le seul; si j'en paye un, il deviendra plus difficile de faire accepter aux autres des arrangements et des délais.»
M. Chaumier fit comprendre qu'il ne consentirait pas à ce que Rose disposât ainsi d'une partie de sa petite fortune.
«Comment, mon oncle! dit Geneviève.
—Comment, mon père! dit Rose, nous laisserions conduire Albert en prison? Oh! nous allons le délivrer, et il quittera Paris jusqu'à ce qu'on ait arrangé ses affaires.»
La porte s'ouvrit encore, et on annonça:
«Monsieur Rodolphe de Redeuil.»
Cette arrivée ne fut agréable à personne. Albert, le seul qui n'eût pas d'éloignement pour Rodolphe, n'avait pas envie de lui apprendre la situation dans laquelle il se trouvait. Rodolphe se mit à regarder le salon, et, voyant qu'on évitait ses regards, feignit de ne reconnaître personne.
«C'est singulier, dit Léon: on nous fait bien attendre.»
Les cinq parents continuèrent à parler à voix basse, à cause de la présence de M. de Redeuil; et Rose disait à Léon: «Oui, mon pauvre Léon, on veut vendre notre petit jardin, et nos sorbiers,» quand on ouvrit, cette fois à deux battants, la grande porte du salon; plusieurs domestiques, portant des bougies, parurent en haie, et un personnage simplement vêtu, mais décoré de plusieurs ordres, se montra à la porte, et on l'annonça:
«Monsieur Anselme Lauter, baron d'Arnberg.»
Ce fut comme un coup de foudre.
Albert s'écria: «Mon créancier!
—Mon protecteur! dit Rodolphe.
—L'homme à l'habit marron!» dit M. Chaumier.
M. Anselme vint à Geneviève et à Léon, et leur dit: «Mes enfants, car ce n'est plus le nom d'amitié que je vous donnais quelquefois; je suis votre père, votre père qui vous aime, et qui a pu apprécier combien vous êtes dignes tous deux d'être aimés et vénérés.»
Léon et Geneviève se mirent à genoux, et lui baisèrent les mains. Anselme les releva et les serra sur son cœur; puis il prit la main d'Albert, et lui dit: «Jeune homme, je suis ton oncle, et il y a bien longtemps que je te connais et que je t'aime. Et vous, mon beau-frère, dit-il à M. Chaumier, voulez-vous me donner la main, et oublier les torts que vous avez eus envers moi?... Monsieur de Redeuil, dit-il en se tournant vers Rodolphe, pardon de vous avoir reçu ici; mais, si vous n'avez pas mauvais cœur, la vue de notre bonheur ne peut vous déplaire; et d'ailleurs, le spectacle du bonheur n'est pas une chose si commune que cela ne vaille, dans l'occasion, la peine d'être vu. Je sais ce que vous avez à me demander, vous pouvez compter dessus.»
Rodolphe était ému; tout le monde pleurait, et lui-même avait passé sa main sur ses yeux.
Il s'approcha et dit: «Monsieur, je ne gênerai pas plus longtemps l'effusion des doux sentiments qui vous animent tous; mais j'ai un devoir à remplir. Monsieur Léon Lauter, dit-il, vous vous êtes trouvé offensé par moi, l'autre jour; et cependant vous m'aviez parlé assez durement. Nous devions nous battre demain matin.
—Oh! mon Dieu!» dit Rose.
Geneviève ne dit rien, mais elle jeta ses bras autour du cou de son frère.
«Nous devions nous battre demain matin. Je vous prie d'agréer mes excuses bien sincèrement, et de me donner votre main.»
Léon n'hésita pas; il n'y avait plus de place dans son cœur pour la haine.
«Monsieur Rodolphe de Redeuil, dit Anselme Lauter, voici ma main aussi; vous venez de vous bien conduire. Sachez, maintenant, combien la susceptibilité de Léon était excusable. Le jour de votre querelle avec lui, je l'ai trouvé dans les Champs-Élysées qui jouait du violon et demandait l'aumône pour sa sœur, pour ma fille chérie.
—O Léon! mon frère, mon bon frère!» dit Geneviève en fondant en larmes.
Rose pleurait sans rien dire: elle regardait Léon avec amour et admiration; mais elle se tenait à l'écart. Léon était riche; elle s'était fâchée avec lui quand il était pauvre. Cependant, après un instant d'hésitation, elle se jeta dans ses bras.
Rodolphe serra toutes les mains et sortit. Anselme sonna et dit: «Faites monter tous les domestiques.»
Alors entrèrent une douzaine de domestiques, tous revêtus de la livrée vert et or, et aussi les femmes de cuisine et de chambre.
Anselme leur dit: «Vous êtes presque tous mes vieux serviteurs. Presque tous je vous ai amenés d'Allemagne avec moi. Il faut que vous partagiez ma joie. Voici M. Léon Lauter, mon fils, et cette belle demoiselle est ma fille Geneviève. Vous les respecterez comme moi-même; je m'en repose sur eux du soin de se faire aimer. Ces autres personnes sont mes parents. Je vous ai fait monter, parce que vous êtes de la famille, et que je veux que vous rendiez grâce à Dieu avec moi d'une réunion qui fera le bonheur de toute ma vie.»
Alors Anselme fit la prière, comme dans les vieilles familles allemandes. Tous les domestiques se mirent à genoux; Geneviève et Rose suivirent leur exemple, et Anselme dit:
«O mon Dieu, je vous rends grâce d'avoir pris soin de mes vieux jours. Mon Dieu, je vous promets d'être toujours bon et compatissant pour les pauvres. Bénissez-nous tous, ô mon Dieu, en ce jour qui va finir, et donnez-nous encore pour demain votre divine protection.... Allez, mes enfants, dit Anselme en finissant. Mon beau-frère, mon neveu et ma nièce coucheront ici. Geneviève donnera l'hospitalité à Rose, et Léon à Albert. Pour moi, je prie mon beau-frère de vouloir bien disposer de mon appartement.
«Voici mon histoire en deux mots, mes enfants. Vous étiez encore bien petits quand je crus devoir quitter votre mère; bénissons sa mémoire: je suis allé plus d'une fois sur sa tombe la remercier du courage avec lequel elle vous a élevés; nous ne parlerons jamais de cette séparation; n'accusez ni elle ni moi. Elle et moi nous vous avons chéris. J'allai trouver le prince ***, avec lequel j'ai été élevé; il me donna d'abord un petit emploi auprès de sa personne; je devins successivement son ami, son conseil, son chargé d'affaires. Je devins riche. J'étais venu en France pour vous chercher quand le hasard m'a fait rencontrer Léon; je n'ai pas voulu me faire connaître à vous. J'ai voulu que votre amitié pour le pauvre vieux Anselme précédât celle que vous auriez pour le baron d'Arnberg. Voici mes projets. Quelqu'un s'y oppose-t-il?
«D'abord, j'achète la maison de M. Chaumier 60 000 fr.; la maison est à moi: je la donne à ma jolie petite Rose, qui ne refusera pas de la laisser à son père. Je paye les dettes de cet étourneau d'Albert.
—Tiens! dit Albert, et le garde du commerce qui m'attend?
—Il est parti. Nous rachèterons à Albert une étude, qu'il tâchera cette fois de conserver. Rose, continua Anselme, épouse Léon.»
Rose se jeta dans les bras de Geneviève, et cacha dans son sein son joli visage tout rouge.
«Maintenant, mes amis, suivez-moi dans cette maison qui a été bâtie pour vous et d'après vos désirs, comme vous pouvez vous le rappeler. Tiens, Geneviève, voici ton appartement; ton petit salon bleu et or, ta chambre tendue de soie bleue avec la mousseline blanche par-dessus la soie, et la salle de bain en marbre blanc.
«Voici tous les meubles que tu as choisis.
«Les tableaux que tu as admirés un jour que tu rendais le pauvre Anselme si heureux en lui donnant le bras dans la rue; tout ce que tu as trouvé joli; tout ce que tu as désiré, tout ce qui a attiré tes regards depuis que je te connais, j'allais l'acheter et l'apporter ici.
«Passons à l'appartement de Léon.
«Voici, Léon, ton cabinet de bois sculpté, et ta salle d'armes et ton divan; ton violon de Stradivarius que je t'ai rapporté d'Allemagne; tu trouveras en bas ton cheval gris de fer, avec la crinière et les jambes noires; j'ai eu une peine terrible à le trouver, et j'ai dit plus d'une fois: «Parbleu! monsieur mon fils aurait bien pu imaginer une autre robe pour son cheval.»
«Demain matin vous verrez le jardin.
—Et vous, mon père, votre appartement?
—Je vous le montrerai demain; allez tous vous reposer: moi, j'ai encore bien des choses à faire.»
Il n'y eut que M. Chaumier qui dormit dans la maison; Rose et Geneviève, Albert et Léon, passèrent la nuit à causer. Dès le jour, Léon essaya son cheval, Albert en prit un à M. Anselme, et tous deux s'allèrent promener au bois de Boulogne.
Geneviève habilla Rose; leur toilette n'était pas finie, qu'Anselme frappait chez elles. «Allons, paresseuses, il y a une heure que j'attends le moment de vous embrasser; venez déjeuner: les jeunes gens ont fait quatre lieues à cheval, et rentrent affamés.»
Au déjeuner, M. Chaumier annonça qu'il allait retourner à Fontainebleau.
«Eh bien! mon beau-frère, allez-vous-en, et laissez-nous Rose; je me suis déjà occupé ce matin de la publication des bans; Rose et Geneviève vont sortir avec moi toute la journée; il faut faire la corbeille de Rose, et faire préparer son appartement à son goût; Albert va aller voir son ancien patron, pour renouer l'affaire de l'étude. Léon a un nouveau violon et un nouveau cheval; il se distraira de son mieux.»
Léon insista beaucoup pour accompagner son père avec sa sœur et sa cousine. M. Lauter répondit, en riant, qu'il s'y opposait, parce que Léon le ruinerait dans les achats pour Rose.
«Maintenant, mon beau-frère monsieur Chaumier, si vous ne vous y opposez pas, nous allons laisser Rose et Léon se promener un peu dans le jardin: ils ont beaucoup de choses à se dire; pendant ce temps, je vais vous montrer mon appartement.»
Rose hésitait; Geneviève la prit par la main et a conduisit avec Léon dans le jardin, où elle les laissa.
Là, Rose et Léon se rappelèrent tous leurs bons et tous leurs mauvais jours; ils se dirent mille fois la même chose.
On était à la fin de février; il y a dans ce mois des heures de printemps; un doux soleil semblait venir éveiller les bourgeons des sureaux. Des bourgeons des coudriers sortaient des petits pinceaux amarantes, la première fleur de l'année. Il semblait que le jardin était riant et embaumé de leur joie, et que ce beau soleil était un reflet de leur bonheur.
Pendant ce temps, M. Lauter conduisit M. Chaumier, Geneviève et Albert, dans son appartement; il ne démentait en rien la magnificence de la maison. Seulement, une petite porte, cachée sous la tapisserie, conduisait à trois chambres, où M. Lauter avait fait apporter les meubles de noyer du petit logement de Léon et de Geneviève, et ceux de sa petite chambre à lui, quand il était leur voisin. Les pièces étaient pareilles à celles qu'ils avaient habitées; les papiers semblables avaient été mis d'avance; et, pendant la nuit, M. Lauter avait fait apporter les meubles.
En repassant dans sa chambre, il ouvrit un vieux coffre magnifiquement ciselé; il était doublé de velours cramoisi et contenait des gros sous avec de menues pièces d'argent et une pièce de cent sous.
«Geneviève, dit-il, c'est l'argent que ton frère a gagné pour toi en jouant du violon dans les Champs-Élysées; en voici une pièce que tu conserveras bien, n'est-ce pas?»
Quand Rose et Léon furent au salon avec le reste de la famille, Lauter dit: «Il y a encore une surprise que j'ai ménagée à Léon et à Geneviève;» et il les conduisit dans une partie reculée de la maison: il frappa et se nomma; une jeune femme, propre, avenante, et décemment vêtue, ouvrit et devint toute rouge en voyant la société qui lui arrivait. «Marthe, dit M, Anselme, où est votre mari?»
A ce moment, le mari rentrait: «Keissler, lui dit Anselme, vous trouvez-vous toujours bien ici?
—Ah! monsieur le baron, dit le jeune homme, nous sommes trop heureux, et si vous ne m'aviez défendu de vous rendre grâce....
—Je vous l'ai défendu, mon cher Keissler; mais je vous ai dit en même temps que je vous ferais voir un jour vos bienfaiteurs, ceux que vous pourriez remercier. Les voici; c'est l'intérêt que vous ont témoigné mon fils et ma fille, un jour que nous vous avons rencontré aux Champs-Élysées, qui m'a fait prendre soin de vous.»
Keissler alla alors, sans parler, chercher sa femme qui s'était retirée dans une autre pièce, et la ramena avec deux petits enfants. Pendant qu'il était absent, Anselme dit: «J'ai fait de Keissler mon intendant, et je m'en suis parfaitement trouvé.»
Keissler, sa femme et ses enfants se placèrent devant Geneviève et Léon, et Keissler dit: «Nous sommes heureux; nous sommes bien heureux. Je ne trouve rien dans mon cœur qui doive mieux vous récompenser.»
Rose était un peu embarrassée. Elle se rappelait que, le jour de cette rencontre aux Champs-Élysées, elle avait écouté une plaisanterie de M. de Redeuil sur Anselme. Elle regarda Léon tendrement, et se fit à elle-même le serment d'expier tous ses petits torts par la plus vive tendresse. Geneviève caressait les enfants de Mme Keissler.
Quand ils sortirent de l'appartement de l'intendant, Anselme mena Geneviève à la basse-cour, et il lui dit: «Te rappelles-tu une vieille femme à laquelle tu faisais l'aumône tous les dimanches à la porte de l'église? Elle est ici, c'est la surintendante de la basse-cour; elle et Keissler ne sont pas ceux, hier, qui ont prié de moins bon cœur à notre prière du soir.»
En peu de jours l'appartement de Rose fut prêt. M. Lauter l'appelait sa fille.
Le mariage de Léon et de Rose fut célébré avec pompe. Les jeunes filles voulaient plus de simplicité; mais Anselme insista. Seulement, quand le prêtre demanda à Léon sa pièce de mariage, pour la bénir et la donner à l'épousée selon l'usage, M. Lauter arrêta Léon, qui allait donner un double louis, et donna lui-même une grosse pièce de deux sous. Le prêtre le regarda d'un air interrogatif. «Allez, allez, monsieur le curé, dit Anselme, cette pièce-là en vaut bien une autre, et elle a été bénie par Dieu avant de l'être par vous.»
M. Anselme l'avait prise dans le coffre ciselé doublé de velours cramoisi.
Geneviève se trouvait heureuse: tous ceux qu'elle aimait étaient si heureux! Depuis longtemps elle avait renoncé à Albert, sans oser espérer le plaisir dont elle jouissait, de le voir tous les jours et de le voir heureux. Le mariage de son frère, malgré tout ce qu'elle en eut de joie, lui fit un peu de mal, et aussi la vue du ménage de Keissler. Néanmoins, elle disait qu'elle n'était plus malade. Elle s'était arrangée pour ajouter le bonheur des autres au bonheur restreint qui lui était permis à elle.
Mais le ciel est envieux. La mort planait sur la maison du baron d'Arnberg. La maladie de Geneviève faisait d'effrayants progrès, sans qu'elle-même s'en aperçût. Geneviève était une victime marquée par le sort: elle ne devait pas lui échapper.
Les pommettes de ses joues s'étaient colorées d'un rouge vif, que tout le monde, et Geneviève elle-même, prenait pour un retour à la santé.
Son nez était effilé, et ses joues caves; ses lèvres rétractées semblaient exprimer un sourire amer; ses dents étaient d'un blanc mat. Cependant elle souffrait peu, et seulement par intervalles. Ses yeux avaient encore leur éclat; mais le blanc avait pris une légère teinte bleuâtre, et le regard avait par instants une profonde expression de mélancolie.
Geneviève parlait beaucoup de l'été, et faisait des projets pour Fontainebleau. Le mois de mars était superbe; elle jouissait avec ivresse des premiers beaux jours, et disait quelquefois: «Mon Dieu, la belle saison est si courte!» Pauvre fille! sa vie devait finir avant la belle saison. Les médecins ordonnèrent de la transporter à la campagne; on parla devant elle de Fontainebleau, elle demanda d'elle-même à y aller.
Mais elle devint trop faible, et, sous un vague prétexte, on retarda son départ. Elle fut obligée de garder le lit: mais elle ne se croyait qu'indisposée.
Sa respiration, lente, saccadée, profonde, était quelquefois accompagnée d'un hoquet. Une toux sèche sortait de sa poitrine. Un soir, comme sa belle-sœur restait près d'elle, après quelques mots que Rose lui dit à demi-voix, elle dit: «Ma chère Rose, ce sera un nouveau bonheur pour toi, pour Léon et pour mon père, et j'en jouirai autant que vous. Moi, je ne me marierai jamais. J'élèverai ton enfant. Je serai sa marraine, n'est-ce pas? Tout cet été, je m'occuperai de broder sa layette.»
Rose pouvait à peine retenir ses larmes, car personne n'ignorait plus la situation de Geneviève, que Geneviève elle-même.
Elle continua à parler, mais plus péniblement. Ses yeux, à demi voilés, l'empêchaient de bien distinguer Rose, et elle la pria d'allumer une bougie de plus.
Elle parla alors de leurs costumes pour la campagne. «J'ai des idées ravissantes, disait-elle, tu verras.»
Elle s'arrêta quelque temps et dit: «Je tiens à être à Fontainebleau pour le premier mai; c'est l'anniversaire de la mort de ma mère. Pauvre mère, qu'elle serait heureuse de voir notre bonheur! je ne l'ai jamais tant regrettée qu'à présent.»
Rose mit son visage sur le lit de Geneviève, car elle voulait cacher les larmes qui coulaient brûlantes sur ses joues. Les regrets que faisait entendre Geneviève sur sa mère s'appliquaient si bien à Geneviève elle-même, qui ne devait vivre que pendant le temps où sa vie avait été amère, et, en plus, quelques jours seulement pour goûter une vie plus douce qui ne lui était pas destinée! Elle avait conduit ceux qu'elle aimait jusqu'à la terre promise, adoucissant pour eux les ennuis et la fatigue du chemin, et elle mourait.
«Moïse monta sur la montagne, et le Seigneur lui fit voir tout le pays de Galaad, et le Seigneur lui dit: «Voici le pays que j'ai promis à Abraham, vous l'avez vu de vos yeux et vous n'y entrerez pas.» Et Moïse mourut par le commandement du Seigneur.»
«Combien je serai heureuse de voir tes enfants! continua Geneviève. J'ai froid.... couvre-moi un peu. Pourquoi as-tu éteint cette bougie? Je ne vois pas clair, rallume-la.... Dans cinq ou six ans d'ici, tu auras des enfants qui courront dans la maison. Il me semble déjà entendre leur bruit. J'ai sommeil.... Tu dois avoir sommeil aussi.... Va....»
Elle ne parla plus, sa respiration devint bruyante. Rose la contemplait avec effroi. Geneviève entr'ouvrait la bouche. Son ange gardien, invisible à son chevet, prit sur ses lèvres l'âme qu'exhalait la vierge, et l'emporta au ciel.
Rose, ne l'entendant plus respirer, mit la main sur son cœur, et ne le sentit pas battre. Elle poussa un grand cri, et tomba à la renverse.
Le prêtre qui avait marié Rose et Léon, si peu de temps auparavant, au même autel de la Vierge dit la messe des morts sur un cercueil revêtu d'un drap blanc, sur lequel était une couronne de fleurs d'oranger. Toute la maison de M. Lauter assistait à la messe; les domestiques faisaient par moments entendre des sanglots qu'ils ne pouvaient plus étouffer.
«Je vous donnerai le repos, dit le Seigneur, car vous avez trouvé grâce devant moi, et je vous connais par votre nom (et te ipsam novi ex nomine).
«Seigneur, prêtez l'oreille aux prières par lesquelles nous conjurons votre miséricorde de placer dans le lieu de paix et de lumière l'âme de votre servante Geneviève Lauter, que vous avez fait sortir de ce monde, et de l'associer à la gloire de vos saints!
«Seigneur, vous m'appellerez, et je vous répondrai.
«J'élève mes mains vers vous, et j'ai mis en vous toute mon espérance.
«O jour de colère (dies ir[ae], dies illa), jour de la colère et de la vengeance de Dieu!
«Séparez-moi de ces maudits que vous chasserez de votre présence, ô Jésus! et appelez-moi entre les vierges bénies de votre père.
«Heureux ceux qui meurent dans le Seigneur (Beati mortui qui in Domino moriuntur)! Ils vont se reposer de leurs travaux, car leurs œuvres les suivent.»
. . . . . . . . . . . . . . . . .
Tout ce qui était dans l'église fondit en larmes.
On enterra Geneviève à Fontainebleau, auprès de sa mère. M. Lauter et Léon ne se consolèrent jamais de la perte de cette charmante fille, et son souvenir mêla jours une profonde amertume au bonheur qu'elle ne partageait pas. Son appartement fut fermé, et, pendant tout le temps que vécurent les personnes dont nous avons raconté l'histoire, on l'ouvrit trois fois par an, aux anniversaires de la naissance, de la fête et de la mort de Geneviève. On y passait la journée; tout était resté comme le jour de sa mort; on parlait d'elle, et les enfants de Rose et de Léon furent accoutumés à un si grand respect pour la mémoire de la sœur de leur père, qu'ils n'avaient jamais vue, qu'ils n'osaient ni jouer ni faire du bruit près de l'appartement de leur tante Geneviève.
FIN.
Ch. Lahure, imprimeur du Sénat et de la Cour de Cassation,
rue de Vaugirard, 9.
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