The Project Gutenberg EBook of Corysandre, by Hector Malot This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Corysandre Author: Hector Malot Release Date: September 18, 2004 [EBook #13490] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CORYSANDRE *** Produced by Christine De Ryck, Renald Levesque, the Online Distributed Proofreading Team and Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr., . CORYSANDRE PAR HECTOR MALOT CORYSANDRE [1] [Note 1: L'episode qui precede a pour titre: _la Duchesse d'Arvernes_.] I La saison de Bade etait dans tout son eclat; et une lutte qui s'etait etablie entre deux joueurs russes, le prince Savine et le prince Otchakoff, offrait aux curieux et a la chronique les peripeties les plus emouvantes. C'etait pendant l'hiver precedent que le prince Otchakoff avait fait son apparition dans le monde parisien, et en quelques mois, par ses gains ou ses pertes, surtout par le sang-froid imperturbable et le sourire dedaigneux avec lesquels il acceptait une culotte de cinq cent mille francs, il s'etait conquis une reputation tapageuse qui avait failli donner la jaunisse au prince Savine, habitue depuis de longues annees a se considerer orgueilleusement comme le seul Russe digne d'occuper la badauderie parisienne. C'etait un petit homme chetif et maladif que ce prince Otchakoff et qui, n'ayant pas vingt-cinq ans, paraissait en avoir quarante, bien qu'il fut blond et imberbe. Dans ce Paris ou l'on rencontre tant de physionomies ennuyees et vides, on n'avait jamais vu un homme si triste, et rien qu'a le regarder avec ses traits fatigues, ses yeux eteints, son visage jaune et ride, son attitude morne, on etait pris d'une irresistible envie de bailler. Apres avoir essaye de tout il avait trouve qu'il n'y avait que le jeu qui lui donnat des emotions, et il jouait pour se sentir vivre autant que pour faire du bruit en ce monde, ce qui etait sa grande, sa seule ambition. Sa sante etant miserable, sa fortune etant inepuisable, le jeu etait le seul exces qu'il put se permettre, et il jouait comme d'autres s'epuisent, s'indigerent ou s'enivrent. Comme tant d'autres, il aurait pu se faire un nom en achetant des collections de tableaux ou de potiches qui l'auraient ennuye, en prenant une maitresse en vue qui l'aurait affiche, en montant une ecurie de course qui l'aurait dupe; mais en esprit pratique qu'il etait, il avait trouve que le plus simple encore et le moins fatigant, etait d'abattre nonchalamment une carte, de pousser une liasse de billets de banque a droite ou a gauche et de dire sans se presser: "Je tiens." Et ce calcul s'etait trouve juste. En six mois ce nom d'Otchakoff etait devenu celebre, les journaux l'avaient cite, tambourine, trompete, et la foule moutonniere l'avait repete. Ce jeune homme, qui n'avait jamais fait autre chose dans la vie que de tourner une carte et de combiner un coup, etait devenu un personnage. Mais une reputation ne surgit pas ainsi sans susciter la jalousie et l'envie: le prince Savine, qui de tres bonne foi croyait etre le seul digne de representer avec eclat son pays a Paris, avait ete exaspere par ce bruit. Si encore cet intrus, qui venait prendre une part, et une tres grosse part de cette celebrite mondaine qu'il voulait pour lui tout seul avait ete Anglais, Turc, Mexicain, il se serait jusqu'a un certain point calme en le traitant de sauvage; mais un Russe! un Russe qui se montrait plus riche que lui, Savine! un Russe qu'on disait, et cela etait vrai, d'une noblesse plus haute et plus ancienne que la sienne a lui Savine! Il fallait que n'importe a quel prix, meme au prix de son argent, auquel il tenait tant, il defendit sa position menacee et se maintint au rang qu'il avait conquis, qu'il occupait sans rivaux depuis plusieurs annees et qui le rendait si glorieux. Alors, lui toujours si rogue et si gonfle, s'etait fait l'homme le plus aimable du monde, le plus affable, le plus gracieux avec quelques journalistes qu'il connaissait, et il les avait bombardes d'invitations a dejeuner, ne s'adressant, bien entendu, qu'a ceux qu'il savait assez vaniteux pour etre fiers d'une invitation a l'hotel Savine et en situation de parler de ses dejeuners dans leurs chroniques et aussi de tout ce qu'il voulait qu'on celebrat: son luxe, sa fortune, sa noblesse, son gout, son esprit, son courage, sa force, sa sante, sa beaute. Puis, apres s'etre assure le concours de cette fanfare, il avait commence sa manoeuvre. Trois jours apres une perte enorme subie par Otchakoff avec son flegme ordinaire, Raphaelle, la maitresse de Savine, avait vu arriver un matin dans la cour de son hotel deux chevaux russes superbes, deux de ces puissants trotteurs qui battent, en se jouant, les anglais comme les arabes, et Savine n'avait pas tarde a paraitre. Comme Raphaelle menacee d'une angine disait qu'elle etait desolee de ne pas pouvoir faire atteler ses chevaux ce jour meme et de sortir, il s'etait fache. C'etait justement l'ouverture de la reunion de printemps a Longchamp, et il voulait que ses chevaux fussent vus de tout Paris a cette reunion a l'aller et au retour; il ne les avait fait venir de son haras et ne les avait donnes que pour cela. "Si vous ne pouvez pas vous en servir, avait-il dit, je les garde pour moi, je m'en sers aujourd'hui, et, une fois qu'ils seront entres dans mes ecuries, ils n'en sortiront pas. En vous enveloppant bien, vous n'aurez pas trop froid: il ne faut pas s'exagerer son mal ou l'on se priverait de tout." Au risque d'en mourir, car il soufflait un vent glacial, Raphaelle avait ete aux courses, et a l'aller comme au retour ses trotteurs a la robe grise avaient provoque l'admiration des hommes et l'envie des femmes. Il fallait continuer, car, de son cote, Otchakoff continuait de jouer, perdant toutes les nuits ou gagnant des coups de trois ou quatre cent mille francs, tantot contre celui-ci, tantot contre celui-la, sans jamais lasser l'admiration de la galerie, qui repetait toujours son meme mot: "Cet Otchakoff, quel estomac!" ce a quoi Savine repondait toutes les fois qu'il pouvait repondre, en haussant les epaules et en disant que si Otchakoff, avait de l'estomac devant un tapis vert, il n'en avait pas devant une nappe blanche, le pauvre diable etant incapable de boire seulement les quatre ou cinq bouteilles de champagne qui, chez un vrai Russe, remplace l'acte de naissance ou le passeport pour prouver la nationalite. Pour continuer la lutte, sinon avec economie, au moins d'une facon qui ne fut pas nuisible a ses interets, Savine qui depuis longtemps se contentait des collections qu'il avait recueillies par heritage, s'etait mis a acheter des oeuvres d'art de toutes sortes: tableaux, bronzes, livres, curiosites, n'exigeant d'elles que quelques qualites speciales: d'etre authentiques, d'etre dans un parfait etat de conservation, enfin de couter tres cher, de telle sorte que lorsqu'il voudrait les revendre,--ce qu'il esperait bien faire un jour, tirant ainsi d'elles deux reclames, l'achat et la vente,--il put le faire avec benefice, sans autre perte que celle des interets. Alors, chaque fois qu'il avait fait une acquisition de ce genre, les journaux l'avaient annoncee et celebree: le prince Savine, quel Mecene! Il est vrai que ce Mecene ne repandait ses bienfaits que sur des artistes morts depuis longtemps: Hobbema, Velasquez, Paul Veronese et autres qui ne lui savaient aucun gre de ses largesses. Mais un seul coup de baccara faisait oublier Mecene, et Otchakoff, en une nuit heureuse ou malheureuse, s'imposait a la curiosite publique d'une facon autrement vivante et palpitante en perdant son argent que s'il l'avait depense a acheter des Rubens ou des Titien. Ce fut alors que Savine exaspere et perdant la tete, se decida a lutter contre son rival en employant les memes armes que celui-ci, c'est-a-dire a coups de millions. Otchakoff, ne trouvant plus a jouer des grosses parties a Paris pendant la saison d'ete, etait venu a Bade jouer contre la banque, et Savine l'avait suivi, se disant qu'un homme habile et prudent qui joue contre une banque de jeu ne doit perdre que dans une certaine mesure qui peut se calculer mathematiquement, et meme qu'il peut gagner. Le tout etait donc d'etre cet homme habile et prudent. Heureusement, les professeurs de systemes tous plus infaillibles les uns que les autres ne manquent pas pour ceux qui veulent jouer a coup sur; il y en a a Paris, et a cette epoque il y en avait dans toutes les villes d'eaux ou l'on jouait: a Bade, a Hombourg, a a Wiesbaden, a Ems, a Spa, ou ils tenaient boutiques de renseignements et de lecons. Dans un de ses sejours a Bade, Savine avait rencontre un de ces professeurs: un vieux gentilhomme francais de grand nom et de belle mine qui, apres avoir perdu plusieurs fortunes au jeu, offrait aux jeunes gens qui voulaient bien l'ecouter "une rectitude de combinaisons inexorables" pour faire sauter la banque; mais alors, ne pensant pas a jouer, il s'en etait debarrasse en lui faisant l'aumone de quelques florins que le vieux professeur allait perdre avec une "rectitude inexorable" ou qu'il employait a faire inserer dans les journaux des annonces pour tacher de trouver des actionnaires qui lui permissent d'essayer en grand son systeme. Arrive a Bade il avait cherche son homme aux "combinaisons inexorables", ce qui n'etait pas difficile, car on etait sur de le trouver a la _Conversation_, assis sur une chaise devant la table de trente-et-quarante, suivant le jeu auquel il ne pouvait pas prendre part et notant les coups sur un carton qu'il percait d'une epingle. Le marquis de Mantailles etait si bien absorbe dans son travail qu'il n'avait pas vu Savine, et qu'il avait fallu que celui-ci lui frappat sur l'epaule pour appeler son attention; mais alors il avait vivement quitte le jeu pour faire ses politesses au prince, qui l'avait emmene dans les jardins, ne voulant pas qu'on le vit en conference avec le vieux professeur de jeu, ni qu'on surprit un seul mot de leur entretien. --Six cent mille francs seulement, prince, s'ecria-t-il, mettez six cent mille francs seulement a ma disposition, et le monde est a nous. Mais Savine avait tout de suite eteint ce beau feu il n'apporterait pas ces six cent mille francs, il n'en apporterait pas cinquante mille, pas meme dix mille; mais il etait dispose, dans un but moral et pour sauver les malheureux qui se ruinaient, a essayer le systeme des "combinaisons inexorables," seulement il voulait l'essayer lui-meme; bien entendu il le payerait... s'il gagnait. Le lendemain matin, le marquis de Mantailles s'etait presente a la porte du pavillon que le prince Savine occupait sur le _Graben_, et tout de suite il avait ete introduit; Savine, bien que mal eveille, avait remarque qu'il etait porteur d'une sorte de petite boite plate enveloppee dans une serviette de serge grise et d'un petit sac de toile comme ceux dont se servent les joueurs de loto. --Je ne recevrai personne, dit Savine au domestique qui avait introduit le marquis. Pendant ce temps, le vieux joueur avait precieusement depose sa boite et son sac sur une table; puis, le domestique etant sorti, il s'etait approche du lit de Savine: sa physionomie s'etait transfiguree; il avait l'air d'un pauvre vieux bonhomme use, ecrase en entrant, maintenant il s'etait releve, c'etait un homme digne et fier, inspire, sur de lui. --Avant tout, je dois vous montrer par l'experience la rigoureuse exactitude de ce que je viens de vous expliquer, et c'est dans ce but que je me suis muni de differents objets utiles a ma demonstration. Ces objets utiles a la demonstration des "combinaisons inexorables" etaient une petite roulette, un tapis de drap divise comme le sont les tables de trente-et-quarante, six jeux de cartes, et enfin, dans le sac en toile, des haricots blancs et rouges. Aussitot que le professeur eut etale son tapis sur une table et dispose en deux masses ses haricots, les rouges pour Savine, les blancs pour lui, la demonstration commenca; a onze heures, Savine avait deux cent-quarante haricots gagnes contre la banque, c'est-a-dire deux cent-quarante mille francs. Le lendemain, la demonstration continua; puis le surlendemain, pendant dix jours, et au bout de ces dix jours Savine avait gagne dix-neuf cent cinquante haricots, c'est-a-dire pres de deux millions de francs. L'experience etait decisive; maintenant c'etaient de vrais billets de banque que Savine pouvait risquer; mais, chose extraordinaire, au lieu de gagner il perdit. Et cela etait d'autant plus exasperant que, ce jour-la, Otchakoff fit sauter la banque au milieu de l'enthousiasme general. Le lendemain Savine perdit encore, puis le troisieme jour, puis le quatrieme. --Courage, disait le marquis de Mantailles, plus vous perdez, plus vous avez de chance de gagner; l'equilibre ne peut pas ne pas se retablir. Cependant il ne se retablit point; au bout de quinze jours, Savine avait perdu cinq cent mille francs, et ce qui lui etait plus sensible encore que cette perte d'argent, il les avait perdus sans que cela fit sensation et tapage. --Il n'a pas de chance, le prince Savine, disait-on. --Et pourtant il est prudent. Prudent et malheureux, c'etait trop; quelle honte! Cependant il n'abandonna pas la lutte; mais, puisque le jeu ne soulevait pas le tapage qu'il avait espere, il chercha un autre moyen pour forcer l'attention publique a se fixer sur lui, et il crut le trouver en s'attachant tres ostensiblement a une jeune fille, mademoiselle Corysandre de Barizel, qui, par sa beaute eblouissante, etait la reine de Bade, comme Otchakoff en etait le roi par son audace au jeu. II C'etait aussi l'hiver precedent, presque en meme temps qu'Otchakoff, que la belle Corysandre, sous la conduite de sa mere, la comtesse de Barizel, avait fait son apparition a Paris. Elle venait, disait-on, d'Amerique, de la Louisiane, ou son pere, le comte de Barizel, qui descendait des premiers colons francais etablis dans ce pays, avait possede d'immenses proprietes, aux mains de sa famille depuis pres de deux cents ans; le comte avait ete tue dans la guerre de Secession, commandant une brigade de l'armee du Sud, et sa veuve et sa fille avaient quitte l'Amerique pour venir s'etablir en France, ou elles voulaient vivre desormais. C'etait dans une des deux grandes fetes que donnait tous les ans le financier Dayelle qu'elles avaient paru pour la premiere fois. Bien que Dayelle ne fut qu'un homme d'argent, un enrichi, les fetes qu'il donnait dans son hotel de la rue de Berry comptaient parmi les plus belles et les mieux reussies de Paris. Quand on avait un grand nom ou quand on occupait une haute situation on se moquait bien quelquefois, il est vrai, de Dayelle en rappelant d'un air dedaigneux qu'il avait commence la vie par etre commis chez un marchand de toile, puis fabricant de toile lui-meme, puis filateur de lin, puis banquier, puis l'un des grands faiseurs de son temps; mais on n'en recherchait pas moins les invitations de ce parvenu qui, deux fois par an, pour chacune de ses fetes, ne depensait pas moins de cent mille francs en decorations nouvelles, en fleurs, et surtout en artistes qu'on n'entendait que chez lui. Ce n'etait pas seulement les meilleurs artistes que Dayelle tenait a offrir a ses invites, c'etait encore tout ce qui, a un titre quelconque: gloire, talent, beaute, fortune, promettait d'arriver bientot a la celebrite; il ne fallait pas etre conteste, mais d'autre part il ne fallait pas non plus etre consacre, puisqu'il avait la pretention d'etre lui-meme le consacrant. Aussi en allant chez lui s'attendait-on toujours a quelque surprise. Quelle serait-elle? On n'en savait rien, car il la cachait avec soin pour que l'effet produit fut plus grand; mais enfin on savait qu'on en aurait une qui, pour ne pas figurer sur le programme, faisait cependant partie obligee de ce programme. Celle que causa la beaute de Corysandre fut des plus vives et pendant huit jours elle fournit le sujet de toutes les conversations. --Vous avez vu cette jeune Americaine avec sa mere? --Parbleu, seulement ce n'est pas une Americaine, c'est une francaise; elle est d'origine francaise: il y a encore dans le Poitou des Barizel de tres vieille et tres bonne noblesse, et c'est d'un membre de cette famille qui, il y a plus de deux cents ans, alla s'etablir en Amerique, que descend cette belle jeune fille. --Riches les Barizel? --On le dit: cinq ou six cent mille francs de rente; mais je n'en sais rien. Si vous avez des pretentions a la main de cette belle fille, ne tablez donc pas sur ce que je vous dis; ces fortunes d'Amerique ressemblent souvent aux batons flottants. La seule chose certaine, c'est que la mere a achete un terrain dans les Champs-Elysees ou elle va, dit-on, faire construire un hotel. --Ca c'est quelque chose. --C'est beaucoup si l'hotel est construit; mais s'il ne l'est pas, si on en voit jamais que le plan, ce n'est rien. J'ai connu des gens qui, avec un terrain et un plan qu'ils montraient a propos et dont ils parlaient; ont pendant de longues annees fait croire a une fortune qui n'existait pas et n'avait jamais existe. --C'est pour cette fortune que Dayelle l'a invitee a sa fete. --Il l'aurait bien invitee pour la beaute de la fille, sans doute. --Je n'ai jamais vu d'aussi beaux cheveux blonds. --Il n'y a plus de blondes. --Au moins il n'y en a plus de ce blond; il y a des blondes chatain, des blondes cendre, il n'y a plus de blondes pures, de ce blond de moissons muries par le soleil; c'est ce qu'on peut appeler la sincerite du blond. --C'est deja quelque chose d'avoir de la sincerite dans les cheveux. --Ce serait peu, mais elle parait en avoir ailleurs: ainsi dans son front si pur, dans ses yeux naifs, et son regard limpide, dans sa bouche innocente, dans son attitude modeste. Naive, douce, modeste et admirablement belle d'une beaute qui s'impose par l'eclat et la majeste, voila une reunion qui est rare. Maintenant a-t-elle cette sincerite dans le coeur et dans l'esprit? Cela, je l'ignore, elle ne dit rien ou presque rien: et sous ce rapport il est difficile de la juger; je ne parle que de ce j'ai vu, et ce que j'ai vu, ce qui m'a frappe, ce qui m'a ebloui c'est sa beaute, c'est cette chevelure blonde, ces yeux bruns sous un sourcil pale, ce teint d'une blancheur veloutee, enfin c'est, comme disaient nos peres, ce port de reine bien curieux vraiment, bien extraordinaire chez une jeune fille qui n'a pas dix-huit ans. --En a-t-elle meme dix-sept? --La mere dit dix-huit. --On a vu des meres vieillir leurs filles pour s'en debarrasser plus vite. --La mere est encore fort bien. --Un peu empatee. --Une creole. --Est-elle creole? --Elle en a l'air. --Elle a meme l'air plus que creole. --C'est peut-etre une _octoroon_. --Qu'est-ce que c'est que ca, une _octoroon_? --C'est la descendante d'un blanc et d'une negresse arrivee a la huitieme generation; chez elle le sang noir a si bien disparu qu'il n'en reste plus trace, meme pour l'oeil exerce d'un creole; ni la paume de sa main, ni ses ongles ne disent plus rien de son origine. C'etait cette belle Corysandre qui, lorsque les salons s'etaient fermes a Paris, etait venue avec sa mere passer la saison a Bade. Et la on avait parle d'elle comme on en avait parle a Paris, car s'il est des gens qui passent partout inapercus, il en est d'autres qui ne peuvent faire un pas sans provoquer le tapage et la curiosite. Cependant, leur installation fort modeste dans un petit chalet des allees de Lichtenthal n'avait rien du faste insolent de quelques etrangers qui semblent n'etre venus a Bade que pour y trouver le plaisir de depenser leur argent avec ostentation: trois domestiques noirs, un homme et deux femmes; une caleche louee au mois; il n'y avait certes pas la de quoi forcer l'attention; avec cela un cercle de relations assez banal, une loge au theatre, une heure de station a la musique, une promenade rapide dans les salons de la Conversation sans jamais risquer un florin a la table de la roulette, tous les matins la messe a l'eglise catholique, c'etait tout. Il etait impossible de mener une vie plus simple et cependant... Cependant toutes les fois que madame de Barizel et sa fille se montraient quelque part, il n'y avait plus d'yeux que pour elles ou tout au moins pour Corysandre, et instantanement c'etait d'elles qu'on s'occupait. --Pourquoi parle-t-on tant d'elle, meme dans les journaux? --Notre temps est celui de la reclame; tout finit par se placer avec des annonces bien faites et souvent repetees: la mere s'entoure de journalistes. S'il n'etait pas rigoureusement exact de dire que madame de Barizel recherchait les journalistes, au moins etait-ce vrai en partie et particulierement pour un correspondant de journaux francais et americains nomme Leplaquet. Ancien medecin dans la marine de l'Etat, ancien directeur d'un journal francais a Baton-Rouge, Leplaquet etait bien reellement le commensal de madame de Barizel et en quelque sorte son homme d'affaires, au moins pour certaines affaires. On disait et il le racontait lui-meme, qu'il l'avait connue en Amerique, ou il avait ete son ami et plus encore l'ami de M. de Barizel; a propos de cette liaison ancienne il etait meme plein d'histoires plus ou moins interessantes qu'il contait volontiers, meme sans qu'on les lui demandat, et dans lesquelles la grosse fortune et la haute situation de son ami le comte de Barizel, un type d'honneur et d'intrepidite, remplissaient toujours une place considerable; en Amerique, ou lui Leplaquet, etait un personnage, il n'avait connu que des personnages, et parmi les plus eleves, son bon ami Barizel. Ces histoires, on les ecoutait parce qu'elles etaient generalement bien dites et avec une verve meridionale qui s'imposait; mais on les eut peut-etre mieux accueillies et avec plus de confiance si le conteur avait ete plus sympathique. Malheureusement ce n'etait pas le cas de Leplaquet, qui, avec sa face plate, son front bas, ses yeux fuyants, son air sombre, son attitude hesitante, inspirait plutot la defiance que la sympathie, la repulsion que l'attraction. D'autre part, le trop d'empressement qu'il mettait a les conter a tout propos et souvent hors de propos leur nuisait aussi: on s'etonnait que cet homme qui, ordinairement, disait du mal de tout le monde, cherchat si obstinement les occasions de dire du bien de la seule madame de Barizel. De meme on cherchait aussi pourquoi il deployait tant de zele a racoler des convives pour les diners de madame de Barizel. Bien entendu, c'etait dans son monde qu'il les prenait, ces convives, parmi les artistes, les musiciens, les peintres, les sculpteurs, surtout parmi les journalistes, ses confreres, francais ou etrangers; il suffisait, qu'on tint une plume, quelle qu'elle fut, pour etre invite par lui chez madame de Barizel. Bien que des invitations de ce genre fussent assez frequentes a Bade, ou plus d'une femme en vue employait ses amis a l'enrolement d'une petite cour composee de gens qui avaient un nom, la persistance et l'activite que Leplaquet apportait a ces enrolements etaient si grandes qu'elles ne pouvaient pas ne pas provoquer un certain etonnement. C'etait a croire qu'il guettait ceux qu'il pouvait inviter, car des qu'ils arrivaient et a leurs premiers pas dans Bade, il sautait sur eux et les enveloppait. Le lendemain, l'invite de Leplaquet s'asseyait a la droite de la comtesse de Barizel, qui se montrait une femme superieure dans l'art de chatouiller la vanite litteraire de son convive, dont la veille elle ne connaissait meme pas le nom, lui repetant avec une grace pleine de charme la lecon qu'elle avait apprise de Leplaquet; et le surlendemain, au sortir du lit, de bonne heure, encore sous l'influence des beaux yeux de Corysandre, les oreilles encore chaudes des compliments de la comtesse, il envoyait a son journal une correspondance consacree a la gloire des Barizel. III Une maison hospitaliere: comme l'etait celle de madame de Barizel devait s'ouvrir facilement pour le prince Savine. En relations avec Dayelle depuis longtemps, Savine n'eut qu'a attendre une visite de celui-ci a Bade pour se faire presenter a la comtesse, et bientot on le vit partout aux cotes de la belle Corysandre. Ce ne fut qu'un cri: --Le prince Savine va epouser mademoiselle de Barizel. C'etait ce que Savine voulait. On parlait de lui, on s'occupait de lui, lorsqu'il paraissait quelque part, il avait la satisfaction enivrante pour sa vanite de voir qu'il faisait sensation; il etait revenu a ses beaux jours, Otchakoff serait eclipse. Pensez-donc, un mariage entre le riche Savine et la belle Corysandre, quel inepuisable sujet de conversation! Il levait les yeux dans un mouvement d'extase, mais il ne repondait pas. Cette femme adorable serait-elle la sienne? Serait-il ce mari bienheureux? Cela ne faisait pas de doute pour aucun de ceux qui avaient assiste a ces explosions d'enthousiasme, et cependant personne ne pouvait dire que Savine s'etait nettement et formellement prononce a ce sujet. Il voulut davantage, mais, sans s'engager, sans qu'un jour madame de Barizel ou meme tout simplement le premier venu pussent s'appuyer sur un fait positif et precis pour soutenir qu'il avait voulu etre le mari de Corysandre, car il avait une peur effroyable des responsabilites, quelles qu'elles fussent. Si ordinairement et en tout ce qui ne lui etait pas personnel, il n'avait que peu d'imagination, il se montrait au contraire fort ingenieux et tres fertile en ressources, en inventions, en combinaisons pour tout ce qui s'appliquait immediatement a ses interets ou devait les servir. Ce qu'il trouva ce fut une fete de nuit en pleine foret, avec bal et souper, organisee en l'honneur de Corysandre. En choisissant un endroit pittoresque qui ne fut pas trop eloigne de Bade, de facon qu'on put y arriver facilement, il etait sur a l'avance de voir ses invitations recherchees avec empressement. Sans doute la depense qu'entrainerait cette fete serait grosse, et c'etait la pour lui une consideration a peser; mais, tout compte fait, elle ne lui couterait pas plus qu'une seance malheureuse, comme celles qu'il avait eues en ces derniers temps a la table de trente-et-quarante, et l'effet produit ne pouvait pas manquer d'etre considerable et retentissant. D'ailleurs il n'etait pas dans son intention de prodiguer ses invitations: plus elles seraient rares, plus elles seraient precieuses, et les malheureux qu'il ferait parleraient de lui autant que les heureux,--ce qu'il voulait. Apres avoir soigneusement etudie les environs de Bade, l'emplacement qu'il adopta fut un petit plateau boise situe entre le vieux chateau et l'entassement de roches sillonnees de crevasses qu'on appelle les Rochers; il y avait la une clairiere entouree de superbes sapins au tronc et aux rameaux, recouverts d'une mousse blanche, qui pendait ca et la en longs fils, et dont le sol etait a peu pres uni, c'est-a-dire tout a fait a souhait pour qu'on y put danser et pour qu'on y dressat les tentes sous lesquelles on servirait les tables du souper. En moins de huit jours, tout fut organise et Savine eut la satisfaction de se voir poursuivi et assiege de demandes d'invitations. Quel chagrin, quel desespoir pour lui de refuser; mais le nombre des invites avait ete fixe a cent par suite de l'impossibilite de dresser sur ce terrain tourmente des tentes assez grandes pour recevoir autant de convives qu'il aurait desire. Ce desespoir avait ete tel qu'il s'etait decide a porter le nombre de cent, a cent cinquante; puis, devant les instances dont il avait ete accable, et pour ne peiner personne, de cent cinquante a deux cents. Mais s'il se donna le plaisir pour lui tres doux de refuser de hauts personnages qui ne pouvaient pas le servir, par contre il n'eut garde de ne pas s'assurer la presence des journalistes qui se trouvaient en ce moment a Bade. En realite c'etait pour eux que la fete etait donnee. Aussi ce fut entre eux et Corysandre que pendant cette fete il se partagea, n'ayant d'attentions et de gracieusetes que pour elle et pour eux; pour tous ses autres invites, affectant une morgue hautaine. Mais tandis qu'avec Corysandre il affichait l'empressement, l'entourant, l'enveloppant, ne la quittant presque pas, de facon a bien marquer l'admiration et l'enthousiasme qu'elle lui inspirait, avec les journalistes, au contraire, il se tenait sur la reserve et c'etait seulement quand il croyait n'etre pas vu ou entendu qu'il leur temoignait sa bienveillance, prenant toutes les precautions pour qu'on ne put pas supposer qu'il etait en relations suivies avec ces gens-la. --Comment trouvez-vous cette petite fete? --Admirable. --Vous en direz quelques mots? --C'est-a-dire que je lui consacrerai mon prochain article tout entier. --Avec discretion, n'est-ce pas? C'est un service, que je vous demande; si vous pouvez ne pas parler de moi n'en parlez pas; j'ai l'horreur de tout ce qui ressemble a la reclame. --Si cela vous contrarie trop, je peux ne rien dire de cette fete. --Oh! non, je ne veux pas, vous demander ce sacrifice: je comprends qu'un sujet d'article est chose precieuse, et je ne veux pas vous priver de celui-la; seulement je vous prie d'observer une certaine reserve en tout ce qui me touche personnellement, ou mieux, vous voyez que j'agis avec vous en toute franchise, je vous prie si vous n'envoyez pas votre article tout de suite, de me le lire. Voulez-vous? --Volontiers. --Comme cela je serai responsable de ce que vous aurez dit et je ne pourrai avoir pour votre obligeance et votre sympathie que des sentiments de reconnaissance. A demain, n'est-ce pas? Le lendemain, aux heures qu'il avait eu soin d'echelonner pour que ceux qui devaient trompeter son nom ne se trouvassent point nez a nez, il entendit la lecture des differents articles qui allaient chanter sa gloire aux quatre coins du monde; et alors ce furent de sa part des eloges sans fin. --Charmant, adorable! quel talent; mon Dieu! C'est une perle, cet article, je n'ai jamais rien lu d'aussi joli, et quelle delicatesse de touche, quelle grace! Je ne risquerai qu'une observation. Vous permettez, n'est-ce pas? --Comment donc. --C'est une priere que je veux dire: la reserve que je vous avais demandee, vous ne l'avez peut-etre pas observee aussi complete que j'aurais voulu, mais passons; ce que je desire, ce n'est pas une suppression, c'est une addition: je serais bien aise que vous glissiez un mot sur mon titre et sur le rang que j'occupe dans la noblesse russe; il y a tant de princes russes d'une noblesse douteuse,--ce n'est pas positivement pour Otchakoff que je dis cela,--je ne voudrais pas que le public francais, mal instruit de ces choses, me confondit avec ces gens-la; voulez-vous? --Avec plaisir. --Alors je vais vous donner des renseignements... authentiques. Avec le second les eloges reprirent: --Charmant, adorable! quel talent, mon Dieu! Il ne presenta aussi qu'une observation, "non pour demander une suppression, mais pour indiquer une addition qui lui serait agreable". --Ce serait de glisser un mot sur ma fortune, il y a tant de fortunes russes peu solides que je ne voudrais pas qu'on confondit la mienne avec celles-la, et qu'on crut que parce que je donne des fetes je me livre a des prodigalites et a des folies; si vous le desirez je vais vous donner des renseignements... authentiques. Pour ma noblesse, il est inutile d'en rien dire, elle est, grace a Dieu, bien connue. Avec le troisieme, il commenca aussi par des eloges et ce ne fut qu'apres avoir epuise toute sa collection d'adjectifs qu'il demanda une petite addition, non pour parler de sa noblesse ou de sa fortune: elles etaient, grace a Dieu, bien connues; mais pour qu'on rappelat son duel avec le comte de San-Estevan et pour qu'on glissat un mot discret sur la fermete et le courage qu'il avait montres en cette circonstance. Avec le quatrieme, l'addition ne dut porter ni sur la noblesse, ni sur la fortune, ni sur son courage, toutes choses qui, grace a Dieu, etaient de notoriete publique, mais sur sa generosite; parce qu'il donnait des fetes qui lui coutaient fort cher, il ne voulait pas qu'on crut qu'il ne pensait pas aux malheureux. Otchakoff etait battu. IV On ne pouvait pas parler ainsi du mariage de Savine avec la belle Corysandre sans que ce bruit arrivat aux oreilles de la personne qui justement avait le plus grand interet a l'apprendre: Raphaelle, la maitresse du prince, retenue a Paris par le role qu'elle jouait dans une piece en vogue, et aussi parce que son amant n'avait pas voulu l'emmener avec lui. Mais elle connaissait trop bien son prince pour admettre que ce mariage fut possible: Savine ne se marierait que quand il serait impotent, et ce serait pour avoir une garde-malade sure, dont il provoquerait la sollicitude, l'interet et les soins par toutes sortes de belles promesses, que naturellement il ne tiendrait pas. Quant a penser qu'il etait pris par l'amour et la passion, cette idee etait pour elle si drole et si invraisemblable qu'elle ne s'y arretait meme pas: Savine amoureux, Savine passionne; cela la faisait rire aux eclats. Ce fut meme par un de ces eclats de rire qu'elle accueillit la premiere fois cette nouvelle, quand une de ses bonnes amies vint la lui annoncer hypocritement avec des larmes dans la voix, mais aussi avec la juste satisfaction dans le coeur qu'eprouve une pauvre femme qui n'a pas eu en ce monde la chance a laquelle elle avait droit, a voir enfin abaissee une de celles qui lui ont vole sa part de bonheur. Cependant, a la longue et peu a peu, a force d'entendre et de lire le meme mot sans cesse repete, "le mariage du prince Savine avec mademoiselle de Barizel", elle finit par s'inquieter. Un bruit aussi persistant ne pouvait pas se propager ainsi sans reposer sur quelque chose de serieux. La prudence exigeait qu'elle vit clair en cette affaire. Ce n'etait point un role facile a remplir que celui de maitresse de Son Excellence le prince Vladimir Savine; elle le savait mieux que personne, et depuis longtemps elle l'eut abandonne sans certains avantages auxquels elle tenait assez fortement pour tout supporter. Et il y avait des femmes qui l'enviaient! Si elles savaient de quel prix, de quels degouts, de de quelles fatigues, de quels efforts elle payait son luxe, ses diamants, ses equipages, ses toilettes, son hotel des Champs-Elysees! Mais on ne voyait que la surface brillante de ce qui s'etalait insolemment en public; elle seule connaissait le fond des choses, le bourbier dans lequel elle se debattait, comme elle seule connaissait la cravache qui plus d'une fois avait bleui sa peau. Apres avoir bien reflechi a la situation, Raphaelle trouva que la seule personne qu'elle pouvait charger de cette enquete delicate etait son pere. Depuis qu'elle habitait son hotel des Champs-Elysees, elle avait ete obligee de se separer de sa famille, Savine n'etant pas homme a supporter une communaute que le duc de Naurouse et Poupardin avaient bien voulu tolerer: il ne reconnaissait pas a sa maitresse le droit d'avoir un pere et une mere, pas plus qu'il ne lui reconnaissait celui d'avoir d'autres amants elle devait etre a lui, entierement a sa disposition, sans distraction du matin au soir et du soir au matin; s'il permettait qu'elle restat au theatre, c'etait parce qu'il etait flatte dans sa vanite de l'entendre applaudir et de lire son nom en vedette sur les colonnes du boulevard ou dans les reclames des journaux. C'etait une grace qu'il faisait au public comme il lui en avait fait une du meme genre en exposant ses trotteurs dans les concours hippiques. Qui aurait ose dire qu'il n'etait pas liberal et qu'il n'usait pas noblement de sa fortune! Ne pouvant pas demeurer avec leur fille, M. et madame Houssu avaient loue un logement dans la rue de l'Arcade, ou M. Houssu avait continue son commerce de prets en y joignant un bureau de "renseignements intimes et de surveillances discretes." Une circulaire qu'il avait largement repandue expliquait ce qu'etaient ces renseignements intimes et ces surveillances discretes, rien autre chose que l'espionnage au profit des jaloux: maris, femmes, maitresses, qui voulaient savoir s'ils etaient trompes et comme ils l'etaient. Mais cela n'etait point dit crument, car M. Houssu, qui avait des formes et de la tenue, aimait le beau style aussi bien que les belles manieres. Peut-etre, dans un autre quartier, ce beau style qui mettait toutes choses en termes galants eut-il nui a son industrie; mais sa clientele se composait, pour la meilleure part, de cuisinieres qui frequentaient le marche de la Madeleine, de femmes de chambre, de quelques cocottes devorees du besoin d'apprendre ce que faisaient leurs amis aux heures ou elles ne pouvaient par les voir, et tout ce monde trouvait les circulaires de M. Houssu aussi claires que bien ecrites; c'etait encore plus precis que les oracles des tireuses de cartes et des chiromanciens, auxquels ils avaient foi. D'ailleurs, quand on avait ete une fois en relations avec M. Houssu, on retournait le voir volontiers: sa rondeur militaire, son apparente bonhomie, la facon dont il jetait sa croix d'honneur au nez de ses clients en avancant l'epaule gauche, qu'il faisait bomber, inspiraient la confiance. Maintenant que Raphaelle etait separee de son pere et de sa mere, elle ne pouvait plus, comme au temps ou elle etait la maitresse du duc de Naurouse, entrer chez eux aussitot qu'elle avait un instant de liberte et s'installer en caraco au coin du poele pour voir sauter le foie ou mijoter le marc de cafe; mais toutes les fois que cela lui etait possible elle se sauvait de son hotel des Champs-Elysees pour accourir dejeuner dans le petit entresol de la rue de l'Arcade; c'etait avec joie qu'elle echappait aux valets a la tenue correcte, aux sourires insolents et railleurs, que son amant lui faisait choisir par son intendant, et qu'elle venait tenir elle-meme la queue de la poele ou cuisait le dejeuner paternel; c'etait la seulement, qu'entre son pere et sa mere et quelques amis de ses jours d'enfance, elle redevenait elle-meme, reprenant ses habitudes, ses plaisirs, ses gestes, son langage d'autrefois, qui ne ressemblaient en rien, il faut le dire, a ceux de l'hotel des Champs-Elysees et de sa position presente. Decidee a charger son pere d'une surveillance intime aupres de Savine, elle vint un matin rue de l'Arcade a l'heure du dejeuner, arrivant comme a l'ordinaire les bras pleins et les poches bourrees de provisions de toutes sortes liquides et solides. Un des grands plaisirs de M. Houssu etait, lorsque ses clients lui en laissaient le temps, de faire lui-meme sa cuisine, ne trouvant bon que ce qu'il avait prepare de sa main. Lorsque Raphaelle entra, il etait en manches de chemise, occupe a couper du lard en petits morceaux. --Tu viens dejeuner avec nous, dit-il gaiement, eh bien, je vais te faire une omelette au lard dont tu me diras des nouvelles; mais qu'est-ce que tu nous apportes de bon? Abandonnant son lard, il passa l'inspection des provisions que Raphaelle venait de poser sur sa table. --Un jambon de Reims, bonne affaire, voila qui change ma strategie culinaire, c'est un renfort qui arrive a un general au moment de livrer bataille; je vais mettre quelques tranches de jambon dans l'omelette, tu vas voir ca;--il developpa deux bouteilles;--_vermouth, vieux rhum_, fameuse idee, tu es une bonne fille, tu penses a tes parents, c'est bien, c'est tres bien: si nous prenions un vermouth avant dejeuner, ca nous ouvrirait l'appetit. Sans attendre une reponse, il se mit a deboucher la bouteille de vermouth. --Non, dit Raphaelle, j'aime mieux une absinthe. --Il n'y en a plus; nous avons fini le reste hier. --Eh bien, on va aller en chercher. Tirant une piece d'argent de son porte-monnaie, elle la tendit a sa mere qui essuyait la vaisselle melancoliquement dans un coin. Madame Houssu se leva et ayant pris une fiole en verre blanc, elle sortit pendant que Raphaelle defaisant son chapeau et sa robe--une robe de Worth,--les accrochait a un clou, entre deux casseroles. --C'est ca, ma fille, mets-toi a ton aise, dit M. Moussu, il fait chaud. Mais a ce moment madame Houssu rentra sans la fiole. --Et l'absinthe? demanda Raphaelle. --J'ai envoye la fille de la concierge. --Quelle betise! elle va licher la bouteille, s'ecria Raphaelle. --Allons, ma fille, dit M. Houssu, ne porte pas des jugements aventureux sur cette enfant, a son age... --Avec ca qu'a son age je n'en faisais pas autant! Le feu etait allume, les oeufs etaient battus: l'omelette fut vite cuite; le temps de boire les trois verres d'absinthe, et l'on put se mettre a table: M. Houssu au milieu, les manches de sa chemise retroussees jusqu'aux coudes, le col deboutonne; a sa droite, madame Houssu, correctement habillee; a sa gauche, Raphaelle, imitant le debraille paternel et ayant pour tout costume sa chemise et un jupon blanc. M. Houssu commenca par servir sa fille avec un air triomphant. --Goute-moi ca, dit-il, est-ce moelleux, est-ce souffle? Tu as eu une fameuse idee de venir dejeuner avec nous. --J'ai a te parler. --Eh bien, ma fille, parle en mangeant, comme je t'ecouterai. --Tu as lu ce que les journaux disent du prince? --Qu'il allait epouser une jeune Americaine. --Il n'y a pas de fumee sans feu; en tout cas l'affaire merite d'etre eclaircie et je compte sur toi pour ca. Tu vas partir pour Bade et m'organiser une surveillance intime, comme tu dis dans tes circulaires, autour du prince Savine et de madame de Barizel, cette Americaine. --Moi! ton pere! --Eh bien? --C'est a ton pere que tu fais une pareille proposition! --A qui veux-tu que je la fasse? Vivement, violemment, M. Houssu se tourna vers elle en jetant son epaule gauche en avant par le geste qui lui etait familier lorsqu'il voulait mettre sa decoration sous les yeux d'un client qu'il fallait eblouir. --Tu ne parlerais pas ainsi, s'ecria-t-il en frappant sa chemise de sa large main velue, si le signe de l'honneur brillait sur cette poitrine. --Puisqu'il n'y brille pas, ecoute-moi et ne dis pas de betises. On raconte que Savine va se marier. S'il est quelqu'un que cela interesse, c'est moi, n'est-ce pas? M. Houssu toussa sans repondre. --Dans ces conditions, continua Raphaelle, il faut que je sache a quoi m'en tenir, et comme je ne peux pas aller a Bade voir par moi-meme comment les choses se passent, je te demande de me remplacer. --Moi, l'auteur de tes jours? --Encore, s'ecria Raphaelle, impatientee, tu m'agaces a la fin en nous la faisant a la paternite. En voila-t-il pas, en verite, un fameux pere qui abandonne sa fille pendant vingt ans, c'est-a-dire quand elle avait besoin de lui, et qui ne s'occupe d'elle que quand elle commence a sortir de la misere, c'est-a-dire quand il voit qu'il peut avoir besoin d'elle et qu'elle est en etat de l'obliger. M. Houssu s'arreta de manger, et, repoussant son assiette, il se croisa les bras avec dignite. --Si c'est pour le jambon de Reims que tu dis ca, s'ecria-t-il, c'est bas; nous aurions mange notre omelette, ta mere et moi, tranquillement, amicalement, comme mari et femme; nous n'avions pas besoin de tes cadeaux, tu peux les remporter. Si je mangeais maintenant une seule bouchee de ton jambon, elle m'etoufferait. Du bout de sa fourchette, il piqua les morceaux de jambon; puis, apres les avoir pousses sur le bord de son assiette, il se mit a manger les oeufs stoiquement, sous les yeux de sa femme, qui n'osait pas soutenir sa fille comme elle en avait envie, de peur de facher ce bel homme, qu'elle s'imaginait avoir reconquis depuis qu'il l'avait epousee. Pendant quelques minutes le silence ne fut trouble que par le bruit des couteaux et des fourchettes, car cette altercation qui venait de s'elever entre le pere et la fille ne les empechait ni l'un ni l'autre de manger. La premiere, Raphaelle, reprit la parole: --Allons, pere Houssu, dit-elle d'un ton conciliant, tout ca c'est des betises; ne laisse pas ton jambon refroidir, il ne vaudrait plus rien; mange-le en m'ecoutant et tu vas voir que je n'ai jamais eu l'intention de te rien reprocher. --Si c'est ainsi... --Puisque je te le dis. Ramenant vivement les tranches de jambon dans son assiette, il en plia une en deux et la porta a sa bouche. --Je reprends maintenant mon affaire, continua Raphaelle. En voyant que l'on persistait a parler du mariage de Savine avec cette Americaine, j'ai pense que tu pourrais aller a Bade et que tu verrais ce qu'il y avait de vrai la-dedans. Personne ne peut faire cela mieux que toi. Est-ce que ca ne rentre pas dans ton metier? Que la scene se passe a Bade ou a Paris, c'est la meme chose; seulement, tu auras peut-etre plus de mal la-bas, en pays etranger, que tu n'en aurais a Paris, ou tu es chez toi. --Ca c'est sur. --Aussi les prix de Bade ne peuvent-ils pas etre ceux de Paris. Cela ne serait pas juste. Elle fit une pause et le regarda, mais sans affectation. Il parut ne pas remarquer ce regard, qui etait plutot une affirmation qu'une interrogation, et il continua de manger. --Ce que tu auras a faire, poursuivit Raphaelle, je n'ai pas a te l'indiquer, c'est ton metier et il me semble qu'il est plus facile d'observer un homme comme Savine, qui vit au grand jour, en representation, comme si le monde etait un theatre sur lequel il doit se faire applaudir, que de suivre a la piste une femme qui se cache de son mari ou une maitresse qui se defie de ses amants. --On a des moyens a soi, dit M. Houssu sentencieusement. --Enfin c'est ton affaire; moi, ce qui me touche, c'est de savoir si veritablement Savine est amoureux de mademoiselle de Barizel, ce qui, je te le dis a l'avance, m'etonnerait joliment, etant donne le personnage, ou bien s'il ne s'occupe pas seulement de cette jeune fille, qu'on dit magnifique, precisement parce qu'elle est magnifique et parce que d'autres s'occupent d'elle. Et puis, ce qui me touche aussi, mais pour le cas seulement ou le prince te paraitrait pris, c'est de savoir ce que sont ces deux femmes; la fille et la mere; si ce sont vraiment des honnetes femmes ou bien si ce ne sont pas tout simplement des aventurieres qui visent la grosse fortune de Savine. Sur ces deux points: Savine amoureux et madame de Barizel honnete ou aventuriere, il me faut des renseignements certains; n'epargne donc rien, je suis decidee a payer le prix. De nouveau elle le regarda en appuyant sur ses dernieres paroles de facon a les bien enfoncer. Pendant quelques minutes M. Houssu resta silencieux, n'ouvrant la bouche que pour manger, ce qu'il faisait consciencieusement avec un bruit de machoires regulier comme le tic tac d'un moulin. --Si tu m'avais parle ainsi tout d'abord j'aurais compris; tandis que j'ai ete suffoque, indigne, tu sais, moi, quand il s'agit de l'honneur; le sang ne me fait qu'un tour et je m'emporte; quand on a ete soldat, vois-tu, on l'est toujours; et la proposition que tu me faisais ou plutot que je m'imaginais que tu me faisais n'etait pas de celles qu'ecoute froidement un soldat, un legionnaire. Il se frappa la poitrine, qui resonna comme un coffre. --Du moment qu'il s'agit seulement de savoir, continua M. Houssu, si le prince Savine ne poursuit pas un mariage, je suis ton homme, car tu as des droits a faire valoir. --Un peu. --Et quel autre qu'un pere peut mieux les defendre? Puisque l'occasion se presente, je ne suis pas fache de m'expliquer une bonne fois pour toutes sur ta liaison avec le prince Savine. Si j'ai tolere cette liaison, c'est d'abord parce qu'il faut laisser une certaine liberte a une artiste, et puis c'est parce que j'ai toujours cru a la parfaite innocence de cette liaison, ce qui est bien naturel entre une femme comme toi et un homme comme lui. --Tout ce qu'il y a de plus naturel. --Eh bien! ton pere te tend la main. Et, de fait, il la lui tendit, grande ouverte, avec un geste de theatre. --Il fera son devoir, compte sur lui; il saura empecher ce mariage avec cette Americaine; il saura aider le tien; il saura meme... s'il le faut... l'exiger. --Contente-toi d'empecher celui de mademoiselle de Barizel, s'il est vrai qu'il doive se faire. --La-dessus je ne prendrai conseil que de ma conscience de pere. --Quand peux-tu partir? --Tout de suite, si tu veux. Mais il se reprit: --Demain, apres-demain, dans quelques jours. --Pourquoi pas ce soir? --Tu n'aurais pas du me faire cette question, mais avec toi il ne faut pas de fausse honte et j'aime mieux te dire qu'avant de partir, il me faut reunir les fonds necessaires, non seulement a mon voyage, mais encore a l'achat de certaines indiscretions qu'il me faudra peut-etre payer cher. --Ce n'est pas ainsi que les choses doivent se passer: le voyage et les indiscretions, c'est moi qui les paye. --Oh! non, pas de ca; pas d'argent entre nous. Mais sans lui repondre, elle alla a sa robe et, ayant fouille dans la poche, elle en tira un petit paquet de billets de banque qu'elle remit a. M. Houssu. Celui-ci fit mine de le refuser, mais a la fin il l'accepta. --Alors, dit-il, je puis partir ce soir, et des demain, me mettre en chasse. --Tu sais, dit Raphaelle, pas de roulette, hein! --Jouer l'argent de mon enfant! --Ne te fache pas, et finis de dejeuner, que nous fassions un besigue. V M. Houssu avait promis a sa fille de lui ecrire des le lendemain; cependant huit jours s'ecoulerent sans nouvelles. --Il a joue, pensa-t-elle, et il n'a pas d'argent pour acheter les indiscretions de l'entourage de madame de Barizel. Elle connaissait son pere et savait quel cas on devait faire de ses nobles paroles sur l'honneur et le sentiment paternel: pendant trente ans M. Houssu n'avait eu souci que de vivre aux depens des femmes qu'il subjuguait par sa belle prestance militaire; puis un jour, ayant eu l'heureuse chance d'etre decore, il s'etait tout a coup imagine qu'il devait mettre un certain accord sinon entre sa vie, au moins entre son langage et sa nouvelle position; de la cette phraseologie qu'il avait adoptee sur l'honneur (dont il se croyait le representant sur la terre), le devoir, la delicatesse, la fierte, tous sentiments qu'ils connaissait de nom mais sans avoir des idees bien precises sur ce qu'ils pouvaient etre; de la aussi son parti pris de paraitre ignorer la situation vraie de sa fille et de tout s'expliquer ou plutot de tout expliquer aux autres par "la liberte d'artiste". Quoi de plus facile a comprendre que sa fille possedat un hotel aux Champs-Elysees: n'etait-elle pas artiste et ne sait-on pas que les artistes gagnent ce qu'elles veulent? Quoi de plus naturel qu'on lui donnat des diamants, des chevaux, des bijoux: n'a-t-on pas toujours comble les artistes de cadeaux? Chacun applaudit a sa maniere, celui-ci les mains vides, celui-la les mains pleines. Malgre cette attitude et le langage qu'il avait adopte, il n'en etait pas moins toujours l'homme d'autrefois, c'est-a-dire parfaitement capable "de jouer l'argent de son enfant", comme autrefois il jouait et depensait l'argent "de celles qu'il aimait". Cependant elle se trompait: s'il avait joue et il n'avait eu garde de ne pas le faire des son arrivee, il avait neanmoins obtenu certaines indiscretions sur la famille Barizel et le prince Savine; seulement, au lieu de les obtenir rapidement en les payant, il avait ete oblige, une fois qu'il avait ete ruine par la roulette, de manoeuvrer avec lenteur et de remplacer par de l'adresse l'argent qu'il n'avait plus; de sorte que c'avait ete apres toute une semaine d'attente qu'elle avait recu la lettre promise, une longue lettre en belle ecriture moulee, epaisse et carree, qu'il avait apprise au regiment et qui lui avait valu la faveur de son major pendant son service. "Ma chere fille, "Misere et compagnie. "Voila ce que j'ai a te dire de l'Americaine et de sa fille. "Une pareille decouverte vaut bien les quelques jours d'attente que j'ai eu le chagrin de t'imposer malgre moi, je pense, et tu ne m'en voudras pas d'un retard cause uniquement par les difficultes de ma tache. "Car elle etait difficile, je t'en donne ma parole; difficile avec les Americaines, difficile avec le prince. "Et de ce cote meme assez difficile pour que je ne puisse pas encore repondre d'une facon precise a ta question:--Est-il amoureux? Veut-il se marier? "Je suis honteux de ne pouvoir pas te donner encore cette reponse; mais puisque tu connais le personnage, tu sais qu'il n'y a pas qu'a regarder dans son jeu pour le deviner. "Comment, vas-tu te demander, en a-t-il appris si long sur les Americaines et si peu sur le prince? "Tu ne serais pas ma fille, je ne te dirais rien la-dessus, mais un pere ne doit pas avoir de secrets pour son enfant: le fond du metier, c'est de savoir faire causer les domestiques; sans doute il ne faut pas accepter bouche ouverte tout ce qu'ils racontent, ni en bien ni en mal; en bien, parce qu'ils peuvent vouloir faire mousser leurs maitres (ce qui est rare); en mal parce qu'ils peuvent les denigrer a plaisir, sans esprit de justice (ce qui est frequent); mais enfin en se tenant sur ses gardes, on peut avec eux serrer la verite de bien pres. J'ai donc fait causer les domestiques de l'Americaine, mais je n'ai pas pu employer le meme systeme avec ceux du prince, qui me connaissent; de la cette diversite dans mes renseignements. Il est bien evident, n'est-ce pas, que je n'ai pas pu m'adresser aux domestiques du prince, qui auraient ete surpris de mes questions et qui auraient pu bavarder, qui auraient surement ""qui ne me connaissant pas, n'ont point pense a se tenir en defiance et sont tombes dans tous les traquenards que j'ai eu l'idee de leur tendre. "Comment j'ai fait causer ces domestiques; cela n'a pas d'interet pour toi; cependant, je dois te dire, pour que tu comprennes le merite que j'ai eu a cela, que ce sont des noirs tres devoues a leur maitresse. Ce qui te touche, n'est-ce pas, ce sont les resultats de ces causeries? Les voici: "Bien que madame de Barizel ait une fille de seize ou dix-sept ans, la belle Corysandre, ce n'est point une vieille femme: c'est au contraire, une personne tres agreable, qui a du etre fort jolie en sa jeunesse et qui presentement est encore assez bien pour avoir trois amants (je ne parle que de ceux qui sont en pied), deux que tu connais parfaitement: le financier Dayelle et le banquier Avizard, et un troisieme que tu as peut-etre vu ou dont tu as peut-etre entendu parler, un correspondant de journaux nomme Leplaquet. Comment s'est-elle fait aimer de ces trois hommes si differents? Cela je n'en sais rien et ce serait a creuser, mais ce qu'il y a de certain c'est que tous les trois l'aiment au point de ne pas se gener: au contraire, ils s'aident les uns les autres; Dayelle qui, il y a quelques annees, etait en guerre avec Avizard, est maintenant au mieux avec lui et tous les deux mettent leur influence et leurs relations, peut-etre meme leur bourse au service de Leplaquet; et il y a des braves gens qui s'imaginent que quand plusieurs hommes aiment la meme femme ils doivent etre ennemis, c'est amis, au contraire, qu'ils sont, comperes, associes le plus souvent, au moins quand la femme est habile. Et justement madame de Barizel est une maitresse femme. De ces trois amants en titre, il y en a deux qui veulent l'epouser, Avizard et Leplaquet, et ceux-la elle les fait patienter en leur disant qu'elle ne peut devenir leur femme que quand elle aura marie sa fille; et il y en a un troisieme qu'elle veut elle-meme epouser, Dayelle, qui, veuf, pere d'un fils en age de prendre femme, n'est point porte au mariage, mais qu'elle espere enlever en mariant sa fille a un grand personnage qui eblouira Dayelle, orgueilleux comme un dindon (qu'il n'est pas pour le reste) de son grand nom, de sa grande situation dans le monde; beau-pere du prince... "Tu vois, n'est-ce pas, comment les choses se presentent et combien un mariage avec notre prince les arrangerait? "Ce qu'il y a d'ingenieux dans le plan de madame de Barizel, c'est que tous ceux qui l'entourent ont interet a ce que ce mariage se fasse: Dayelle pour avoir tout a lui madame de Barizel qui presentement le scie a chaque instant avec: "Ma fille, c'est pour ma fille, c'est a cause de ma fille." Avizard et Leplaquet pour epouser madame de Barizel; de sorte que, non seulement madame de Barizel et sa fille, la belle Corysandre, poursuivent ce mariage, mais encore que Dayelle, Avizard, Leplaquet et d'autres encore peut-etre que je ne connais pas y poussent de toutes leurs forces: Dayelle et Avizard, en mettant dans le jeu de madame de Barizel leur influence et leurs relations, Leplaquet en apportant dans l'association un esprit d'intrigue et de ruse, une ingeniosite de moyens qui paraissent tres remarquables. "Voila la situation de madame de Barizel et de sa fille telle que je la demele au milieu de tous les renseignements, souvent contradictoires, que je suis parvenu a reunir depuis que je suis ici. "Tu vois qu'elle est redoutable. "Mais ce qui la rend plus dangereuse encore c'est: "1 deg. La detresse d'argent des Americaines; "2 deg. La beaute de la jeune fille. "C'est une vieille verite que le succes n'appartient qu'a ceux qui sont aux abois, parce qu'ils risquent tout. Eh bien! c'est la justement le cas de madame de Barizel d'etre aux abois pour l'argent: il est vrai que les apparences ne sont pas d'accord avec ce que je te dis la, mais ce n'est pas les apparences qu'il faut croire: on parle d'un terrain a Paris sur lequel madame de Barizel va faire construire un hotel magnifique, on parle de grosses sommes deposees chez Dayelle et Avizard, on parle d'une fortune considerable en Amerique; mais tout cela est propos en l'air. La realite, c'est qu'on vit d'expedients, avec largesse pour ce qui doit frapper les yeux, avec une avarice dans tout ce qui est cache, dont on n'aurait pas idee dans le menage bourgeois le plus pauvre. Si ma lettre n'etait pas deja si longue, j'entrerais a ce sujet dans des details caracteristiques que je reserve pour te les conter: tu verras ce qu'est la misere cachee de certains personnages qui eblouissent le monde; vrai, c'est curieux et amusant; ca nous venge, nous autres, gens d'honneur. "En te disant que la beaute de mademoiselle de Barizel est merveilleuse, ce n'est pas de l'exageration; il faut la voir pour admettre qu'une creature humaine peut etre aussi admirablement belle. Il est vrai, et je l'ajoute tout de suite, qu'elle n'a pas l'air tres intelligent, on pretend meme qu'elle est un peu bete; mais enfin la beaute reste, eblouissante; c'est un homme qui s'y connait qui lui donne ce certificat Tout cela, n'est-ce pas: les projets de madame de Barizel, ses relations, sa detresse d'argent, la beaute de sa fille font qu'un mariage avec le prince Savine parait avoir bien des chances pour lui? "Le prince veut-il ce mariage? "Toute la question est la, et je t'ai dit que je ne pouvais pas la resoudre; mais ne le voulut-il pas, il me semble qu'on peut croire qu'il sera amene un jour ou l'autre a se laisser faire de force ou de bonne volonte: il doit etre bien difficile de resister a des femmes dangereuses comme celles-la, la mere pour son habilete, la fille pour sa beaute. "La seule chose certaine, c'est qu'il ne les quitte pas, ce qui est un indice grave. "Pour le soustraire a cette influence qui menace de l'envelopper, il faudrait qu'on lui fit connaitre ces deux femmes. Mais comment? je n'ai pas des faits precis a lui mettre sous les yeux de facon a les lui crever. Depuis qu'elles sont en France, elles s'observent d'autant mieux qu'elles n'y sont venues que pour faire, l'une et l'autre, un grand mariage. Ce serait en Amerique qu'il faudrait faire une enquete, a Baton-Rouge, a la Nouvelle-Orleans, la ou s'est ecoulee la jeunesse de madame de Barizel; c'est la que sont les cadavres, et si j'en crois le peu que j'ai pu recueillir, ils ne seraient pas difficiles a deterrer. "Tandis qu'ici c'est le diable: il faut chercher, combiner, se donner un mal de galerien et pour pas grand'chose. "Et pendant ce temps-la notre prince se trouve serre de plus en plus. "Dis-moi ce que je dois faire; surtout envoie-moi les moyens de faire quelque chose, car je suis au bout de mes ressources. C'est etonnant comme l'argent file. Je t'embrasse avec les sentiments d'un pere affectueux et devoue. "Houssu." A cette longue lettre, Raphaelle repondit par une depeche telegraphique qui ne contenait que deux mots: "Reviens immediatement." M. Houssu arriva a Paris le vendredi soir, et le samedi matin il s'embarquait au Havre sur le transatlantique en partance pour New-York. Raphaelle avait juge la situation assez menacante pour aller en Amerique deterrer les cadavres qui devaient lui rendre son prince. VI Le jour meme ou la ville de Bade avait le malheur de perdre M. Houssu, rappele par sa fille, elle recevait un hote dont le _Badeblatt_ annoncait l'arrivee en ces termes: "Le train d'hier soir nous a amene une des personnalites les plus en vue du grand monde parisien: M. le duc de Naurouse, qui revient d'un long voyage autour du monde. A peine debarque a Trieste, M. le duc de Naurouse s'est mis en route pour Bade, ou il compte, nous dit-on, faire un sejour d'un mois ou deux et se reposer des fatigues de ses voyages. Tout donne a esperer que M. le duc de Naurouse montera un des chevaux engages dans notre grand steeple-chase qui s'annonce comme devant jeter cette annee un eclat plus vif encore que les annees precedentes, aussi bien par le nombre et le merite des concurrents, que par la reputation des gentlemen qui doivent les monter." Si la nouvelle n'etait pas entierement vraie, et particulierement pour le grand steeple-chase d'Iffetzheim dont on etait loin encore, et auquel le duc de Naurouse ne pensait pas, au moins l'etait-elle dans ses autres parties: il etait vrai que le duc de Naurouse etait de retour de son voyage autour du monde et il etait vrai aussi qu'a peine debarque a Trieste il etait monte en wagon pour venir directement a Bade, au lieu de rentrer en France. Avant de rentrer a Paris, il etait bien aise de savoir ce qui s'etait passe en son absence, un peu mieux et d'une facon plus detaillee et plus precise que les quelques lettres qu'il avait recues n'avaient pu le lui apprendre. Qu'avait fait la duchesse d'Arvernes apres son depart? A cette question, qu'il s'etait si souvent posee et avec tant d'emotion pendant les longues heures melancoliques de la traversee, en restant appuye sur le plat-bord a voir la mer immense fuir derriere lui ou a suivre le vol capricieux des nuages dans les horizons sans bornes, il n''avait jamais eu d'autres reponses que celles qu'il se donnait lui-meme en arrangeant les combinaisons de son imagination surexcitee, c'est-a-dire rien que le reve. Cependant son ami Harly, avant qu'il quittat Paris, lui avait promis de le tenir exactement au courant de ce qui se passerait. Mais en quittant Paris le duc de Naurouse croyait aller a New-York, et c'etait a New-York que Harly devait lui ecrire, tandis que c'etait a Rio-Janeiro qu'il avait ete. Aussitot debarque a Rio-Janeiro, il avait employe tous les moyens pour que ses lettres le rejoignissent: mais la hate qu'il avait mise a expedier des depeches de tous les cotes avait embrouille les choses: les lettres n'etaient point arrivees en temps la ou il devait les trouver; il les avait fait suivre; elles s'etaient egarees; si bien qu'il n'avait pas recu la moitie de celles qui lui avaient ete ecrites. Celles qui etaient adressees a New-York avaient ete le chercher a Rio-Janeiro; celles qui avaient ete a Rio-Janeiro ne l'avaient pas rejoint a San-Francisco; celles de Yokohama n'etaient pas arrivees; celles de Calcutta, qu'il avait fait venir a Singapore, etaient en retard lorsque le vapeur qui le portait avait passe le detroit; et ainsi de suite jusqu'a Alexandrie. De tout cela il etait resulte une conversation a batons rompus et tellement embrouillee qu'elle etait a peu pres inintelligible. Comment madame d'Arvernes avait-elle supporte leur separation? L'aimait-elle toujours? Avait-elle un nouvel amant? S'etait-elle consolee? Pour lui il etait bien gueri, radicalement gueri et, le voyage avait acheve le desenchantement qui avait commence avant son depart. Mais apres tout il l'avait aimee, et si elle n'avait point ete pour lui la maitresse qu'il avait revee, c'etait pres d'elle cependant, par elle qu'il avait eu quelques journees de bonheur. Et comment l'en avait-il payee? Avec la violence passionnee qu'elle mettait dans tout, avait-elle pu envisager froidement les choses? N'en etait-elle pas encore au moment ou, sur la jetee du Havre, quand elle l'avait vu emporte par le _Rosario_ elle avait tendu vers lui ses mains desesperees dans un mouvement ou il y avait autant de colere que de douleur? Voila pourquoi, avant de rentrer en France, il avait voulu passer par Bade, ou il avait chance de rencontrer quelqu'un de son monde et de le faire parler sans l'interroger trop directement: s'il n'obtenait point des reponses predises, il demanderait a Harly de lui ecrire exactement quelle etait la situation vraie et alors il saurait ce qu'il devait faire: rentrer a Paris ou rien ne l'appelait d'ailleurs un jour plutot qu'un autre, ou bien aller passer quelques mois dans son chateau de Varages ou dans celui de Naurouse. A peine installe a l'hotel, dans un appartement assez modeste, son premier soin fut de demander les derniers numero, du _Badeblatt_ et de chercher sur la liste des etrangers quels etaient ceux de ses amis qui etaient arrives a Bade en ces derniers temps. Le nom de Savine lui sauta tout d'abord aux yeux, mais il ne s'y arreta point, aimant mieux s'adresser a un ami avec lequel il n'aurait point a se tenir sur ses gardes et a peser ses paroles comme s'il etait devant un juge d'instruction. Cependant, comme il ne trouva point cet ami, il fallut bien qu'il revint a Savine, sous peine d'attendre que le hasard amenat a Bade quelqu'un qu'il pourrait interroger librement. Ne voulant point attendre, il se rendit au _Graben_, se promettant de veiller sur son impatience. Mais Savine n'etait point chez lui; il etait a la _Conversation_ occupe a essayer de faire triompher la morale publique a la table de trente-et-quarante en operant d'apres les combinaisons inexorables du marquis de Mantailles. Le duc de Naurouse se rendit a la Conversation c'etait l'heure ou la musique jouait sous le kiosque qui s'eleve devant la maison de Conversation. Autour de ce kiosque et sur la terrasse du cafe, assis sur des chaises ou se promenant lentement, se pressait en une elegante cohue un public nombreux qui reunissait a peu pres toutes les nationalites des deux mondes, mais qui cherchait bien manifestement a se rattacher par la toilette a deux seuls pays: les hommes a l'Angleterre, les femmes a Paris. Le duc de Naurouse connaissait trop bien cette societe cosmopolite qu'on rencontre dans toutes les villes d'eaux a la mode pour le regarder avec curiosite et l'etudier avec interet; pendant son absence ce monde n'avait pas change, il etait toujours le meme. Cependant, quoiqu'il ne promenat sur cette assemblee qu'un regard nonchalant et indifferent, ses yeux furent tout a coup irresistiblement attires et retenus par la beaute d'une jeune fille, si eclatante, si eblouissante qu'elle le frappa d'une sorte de commotion et l'arreta sur place. Alors il la regarda longuement: elle paraissait avoir dix-sept ou dix-huit ans; elle etait blonde, avec des yeux bruns ombrages par des sourcils pales et soyeux; l'expression de ces yeux etait la tendresse et la bonte; elle etait de grande taille et se tenait noblement, dans une attitude modeste cependant et qui n'avait rien d'apprete, naturelle au contraire et gracieuse; pres d'elle etait assise une femme jeune encore, sa mere sans doute, pensa le duc de Naurouse, bien qu'il n'y eut entre elles aucune ressemblance, la mere ayant l'air aussi dur que la fille l'avait doux. Cependant, comme il ne pouvait rester ainsi campe devant elles en admiration, il continua d'avancer, se promettant de revenir sur ses pas et de repasser devant elles: il chercherait Savine plus tard; il etait sorti de son hotel assez melancoliquement, trouvant tout triste et morne, se demandant ce que ces gens qu'il rencontrait pouvaient bien faire dans un trou comme Bade, et voila que tout a coup une eclaircie s'etait faite en lui et autour de lui, il se sentait gai, dispos; le ciel, de gris qu'il etait, avait instantanement passe au bleu; cette verdure qui l'entourait etait aussi fraiche aux yeux qu'a l'esprit, ce paysage entoure de montagnes aux sommets sombres etait charmant; cette chaude journee d'ete le penetrait de bien-etre; ce pays de Bade etait le plus gracieux de la terre; il etait heureux de se retrouver au milieu de ce monde; comme les yeux de ces femmes, c'est-a-dire de cette jeune fille ressemblaient peu aux yeux noirs, cuivres, allonges, arrondis qu'il avait vus dans son voyage. C'etait tout en marchant sans rien regarder autour de lui qu'il suivait l'eveil de ces sensations; il allait arriver au bout de sa promenade et revenir sur ses pas, lorsqu'un nom, le sien, prononce a mi-voix le frappa: --Roger! Il tourna les yeux du cote d'ou cette voix, qui avait resonne dans son coeur, etait partie. La secousse qui l'avait frappe ne l'avait point trompe: c'etait elle; c'etait madame d'Arvernes, qui l'appelait; le dernier mot qu'elle avait crie lorsqu'ils s'etaient separes, son nom, etait celui qu'elle prononcait apres une si longue absence, comme si toujours, depuis qu'il s'etait eloigne emporte par le _Rosario_, elle l'avait repete. Cet appel le remua, et durant quelques secondes il resta abasourdi. Mais il n'y avait pas a hesiter; elle etait la, le regardant, penchee en avant, a demi soulevee sur sa chaise. Il alla a elle, sans bien voir quelle etait l'expression vraie de ce visage emu. Comme il approchait, elle lui tendit les deux mains: --Vous ici! --J'arrive. --Et moi aussi. Quel bonheur! Il avait la main dans celles qu'elle lui tendait, et il restait incline vers elle, n'osant trop ni la regarder, ni parler. Autour d'eux un mouvement de curiosite s'etait produit, tant avait ete vif l'elan de leur abord; des centaines d'yeux les examinaient avidement et deja les oreilles s'ouvraient pour ecouter les paroles qu'ils allaient echanger; madame d'Arvernes eut conscience de ce qui se passait, et bien que par principe et par habitude elle ne prit jamais souci de ceux qui l'entouraient, elle jugea que ce n'etait pas le moment de se donner en spectacle. --Votre bras? dit-elle a Roger. En meme temps qu'elle s'etait levee et, sans attendre sa reponse, elle lui avait pris le bras. Ils s'eloignerent, au grand ebahissement des curieux desappointes. Tout d'abord ils marcherent silencieux l'un et l'autre, elle s'appuyant doucement sur lui en le pressant contre elle, ce qui etait loin de lui rendre le calme. Ce fut seulement apres etre sortis de la foule qu'elle prit la parole: se haussant vers lui, mais sans le regarder, elle murmura: --_Carino, Carino_, enfin je te revois! Il ne repondit pas, ne sachant que dire et se demandant ou allait aboutir cet entretien commence sur ce ton. Ce qu'il avait redoute se realisait-il donc? L'aimait-elle encore? Pour lui il etait emu par cette pression de son bras et plus encore par ce nom de _Carino_ qu'elle avait si souvent prononce et qui evoquait tant de souvenirs passionnes; mais le sentiment qu'il eprouvait ne ressemblait en rien a l'amour. --Que je suis heureuse de te revoir! continua-t-elle. Et toi que ressens-tu, en me retrouvant, en m'entendant? Tu ne dis rien. --Un sentiment de grande joie, dit-il franchement. Elle s'arreta et, tournant a demi la tete, elle le regarda en face, plongeant dans ses yeux. --Vrai, dit-elle, c'est vrai? Mais elle ne trouva pas sans doute dans ces yeux ce qu'elle y cherchait, car elle baissa la tete et reprit son chemin. --Tu ne me demandes pas ce que je suis devenue sur la jetee du Havre, dit-elle, quand j'ai vu le vapeur, qui t'emportait s'eloigner, me laissant la desesperee, aneantie, folle. Comment as-tu pu avoir ce courage feroce? Comment as-tu pu m'abandonner;--elle baissa la voix,--et au lit encore? Avant qu'il eut repondu a ces questions qui etaient pour lui terriblement embarrassantes, il fut distrait par un signe de la main gauche que venait de faire madame d'Arvernes. Machinalement il regarda a qui ce signe etait adresse, il vit que c'etait a un jeune homme qui se trouvait a une courte distance et qui, bien evidemment, avait ete arrete par madame d'Arvernes au moment meme ou il s'approchait d'eux: ce jeune homme etait un grand beau garcon, solide et bien bati, de tournure elegante, a la mine fiere, avec des yeux au regard veloute. Madame d'Arvernes avait suivi le mouvement du duc de Naurouse et elle avait tres bien senti qu'il examinait curieusement ce jeune homme; elle se mit a sourire et, prenant un ton enjoue: --Sans lui, je ne me serais pas consolee. Le vicomte de Baudrimont. Je te le presenterai, mais pas tout de suite; il nous generait. Ces quelques paroles avaient ete une douche glacee qui s'etait abattue sur les epaules de Naurouse. Eh quoi, c'etait quand il cherchait des mots adoucis et des periphrases pour lui repondre, qu'elle lui montrait si franchement son consolateur, ce beau garcon aux yeux passionnes! Et un moment il avait eu peur d'elle! --Comment le trouves-tu? demanda madame d'Arvernes. Cette interrogation acheva de lui rendre sa raison. --Charmant, dit-il en riant. --N'est-ce pas! Comme tu dis, il est charmant; beau garcon, tu vois qu'il l'est; bon, tendre, confiant, il l'est aussi; c'est une excellente nature, mais malgre toutes ses qualites, et elles sont reelles, elles sont nombreuses, tu sais, ce n'est pas toi. Ah! Roger, comme je t'ai aime et comme tu m'as fait souffrir! Si ce garcon n'avait pas ete la, je serais devenue folle. --Il etait la. --Heureusement; mais enfin ce n'est pas toi, mon Roger. Disant cela, elle fixa sur son Roger un regard dans lequel il y avait tout un monde de souvenirs et meme peut-etre autre chose que des souvenirs; mais l'heure de l'emotion etait passee; maintenant il etait decide a prendre la situation gaiement. --Ah! pourquoi es-tu parti? continua madame d'Arvernes, nous nous aimerions toujours. Moi, jamais je ne me serais separee de toi. Mais tu as voulu etre chevaleresque. Quelle folie! Tu vois a quoi a servi ce sacrifice; car cela a ete un sacrifice pour toi, n'est-ce pas? --N'as-tu pas vu ma lutte, mes hesitations apres que j'avais donne ma parole, ma douleur, mon desespoir? Que pouvais-je? --C'est vrai et je suis injuste en demandant a quoi a servi ton sacrifice. Je ne suis pas pour M. de Baudrimont ce que j'etais pour toi; il n'est pas pour moi ce que tu etais; je ne suis pas fiere de lui comme je l'etais de toi; je ne m'en pare pas. Pour le monde, il n'y a rien a blamer: les convenances sont sauves, c'est plat, c'est bourgeois. M. d'Arvernes est heureux. Mais toi, comment t'es-tu console? Qui t'a console? --Personne. Elle le regarda avec un sourire equivoque en se serrant contre lui: --Ah! Carino, murmura-t-elle. Mais cette pression, qui naguere le secouait de la tete aux pieds, arretait le sang dans ses veines et contractait tous ses nerfs, le laissa insensible et froid. Il y eut un moment de silence, puis elle reprit: --Nous allons diner ensemble... --Mais... --... Oh! avec lui, je ne veux pas lui faire ce chagrin, il est deja bien assez malheureux de notre entretien. Maintenant j'ai une grace a te demander: il voudra se lier avec toi... --... Mais... --... Il veut ce que je veux. Laisse-toi faire; accepte-le. Il ne verra que par toi; tu le guideras, tu l'empecheras de faire des folies, il est si jeune, tu me le garderas. Comme il ne repondait pas, elle lui secoua le bras: --Tu ne veux pas? --Au fait, cela est drole. A ce moment le jeune vicomte de Baudrimont les croisa de nouveau, madame d'Arvernes l'appela d'un signe et la presentation fut vite faite. --M. de Naurouse veut bien me faire l'amitie de diner avec nous, dit-elle, il nous contera son voyage. VII Roger se reveilla le lendemain matin maussade et triste. Il voulut se rendormir; mais il se tourna et se retourna sur son lit sans pouvoir fermer les yeux: ce qui s'etait passe la veille, ce qu'il avait entendu, l'insouciance de madame d'Arvernes, l'inquietude du jeune Baudrimont, tout cela s'agitait confusement dans sa tete troublee. Enfin il se leva, se demandant a quoi il allait employer sa journee. Il n'avait plus a chercher Savine; il savait; et meme ce que Savine pourrait lui dire ne ferait qu'irriter sa mechante humeur au lieu de l'adoucir; il ne tenait pas a ce qu'on lui racontat les amours de madame d'Arvernes avec le vicomte de Baudrimont, ce que Savine ne manquerait pas de faire bien certainement. L'idee lui vint de s'en aller tout de suite a Paris, maintenant qu'il n'avait plus a s'inquieter de ce qui l'y attendait. En realite, ce qui l'attendait, c'etait... rien. Qui trouverait-il a Paris? Personne, excepte Harly. Ses anciens amis n'etaient plus a Paris a cette epoque. Et puis devait-il reprendre avec ces amis l'existence qu'il menait avant son depart? Il en avait tristement explore le vide. Ou cela le conduirait-il? Quelle solitude en lui et autour de lui. Pas de famille. La seule femme qu'il eut eu du bonheur a revoir, sa cousine Christine, etait au couvent. Des amis qui meritaient a peine le titre de camarades de plaisir. Un grand nom, une belle fortune dont il avait enfin la libre disposition et rien a desirer, aucun but a poursuivre, car il ne pouvait pas songer a rentrer au ministere et a demander un poste quelconque dans une ambassade, puisque M. d'Arvernes etait toujours ministre et que, s'adresser a lui, c'eut ete en quelque sorte demander le paiement du sacrifice qu'il avait accompli. N'y avait-il donc pour lui d'autre avenir que de reprendre ses habitudes d'autrefois, d'autres plaisirs que ceux qu'il avait epuises, d'autres emotions que celles du jeu? Ne rien faire. Avoir pour maitresses des filles; passer de Balbine a Cara, de Cara a Raphaelle, et toujours ainsi. Il se sentait ne pour mieux que cela cependant. Ce qui l'avait le plus lourdement accable dans ce voyage, c'avait ete son isolement: plusieurs fois il avait ete en danger, et alors il avait eu la pensee desesperante qu'a ce moment meme personne ne prenait interet a lui et qu'il pouvait mourir sans qu'on le pleurat. On dirait: "Si jeune, le pauvre garcon!" et, ce serait tout. Plusieurs fois aussi il avait eu des heures, des journees de plaisir, des elans d'admiration et d'enthousiasme, et alors il n'avait jamais pu reporter sa joie sur personne et se dire: "Si elle etait la;" ou bien: "Je lui conterai cela." C'etait seul qu'il avait souffert; c'etait seul qu'il avait joui. Pourquoi ne se marierait-il pas? De famille il n'aurait jamais que celle qu'il se creerait. Il se sentait dans le coeur des tresors de tendresse a rendre heureuse, sans une heure de lassitude ou d'ennui, la femme qu'il aimerait et qui l'aimerait, l'honnete femme qui serait la mere de ses enfants. Quand on avait l'honneur de porter un nom comme le sien, c'etait un devoir de ne pas le laisser s'eteindre. Et puis n'etait-ce pas le seul moyen d'empecher sinon sa fortune, au moins son titre et son nom de tomber aux mains de ceux qui se disaient sa famille,--ces Condrieu-Revel execres,--qui n'etaient que ses ennemis apres avoir ete ses persecuteurs? C'etait devant sa fenetre ouverte, assis dans un fauteuil et regardant machinalement le jeu de la lumiere dans les branches des arbres, qu'il reflechissait ainsi. Tout a coup la brise lui apporta le prelude d'une valse que jouait une musique militaire. Il ecouta un moment, puis vivement il se leva: l'image de la jeune fille blonde qu'il avait vue la veille et a laquelle il n'avait plus pense venait de se dresser devant lui, evoquee par cette musique, et il la retrouvait aussi eblouissante de beaute et de charme qu'elle lui etait apparue la veille. VIII Dans le vestibule de l'hotel, Roger se trouva face a face avec Savine, qui arrivait. --Vous veniez chez moi? dit Savine en tendant la main au duc. C'etait en effet une de ses pretentions de s'imaginer qu'on devait toujours aller chez lui et que lui n'avait a aller chez ses amis que quand il avait besoin d'eux; c'etait pour cela qu'ayant appris la veille que le duc de Naurouse etait venu pour le voir, il n'avait pas bouge de toute la matinee, attendant une seconde visite d'un ami dont il s'etait separe depuis pres de deux ans et ne se decidant a venir chez cet ami qu'a la derniere extremite. --J'ai toutes sortes de choses a vous apprendre. Et, serrant le bras de Roger contre le sien comme par un mouvement de sympathie: --D'abord ce qui vous touche de pres: Madame d'Arvernes n'a point ete malade de desespoir apres votre depart; elle a recu les consolations d'un tres joli garcon qu'elle a ete decouvrir en province, je ne sais ou, le vicomte de Baudrimont. --J'ai dine hier avec lui et avec madame d'Arvernes. --Vous savez, Naurouse, vous etes admirable avec votre flegme. Si Roger n'avait jamais voulu avouer qu'il etait l'amant de madame d'Arvernes alors qu'il l'aimait, il n'etait pas plus dispose a un aveu de ce genre maintenant que tout etait fini entre elle et lui. --Ou voyez-vous ce flegme? dit-il froidement. Vous me racontez des histoires de madame d'Arvernes qui sont curieuses jusqu'a un certain point, mais qui ne me touchent pas de pres comme vous pensez; il est donc tout naturel qu'elles ne m'emeuvent point. Savine marcha un moment en silence en fouettant l'air de sa canne; heureusement ils arrivaient devant la Conversation et le mouvement de la foule, le bruit de la musique, le brouhaha des gens qui allaient ca et la empresses ou nonchalants empecherent ce silence de devenir trop embarrassant pour l'un comme pour l'autre. D'ailleurs Roger ne pensait plus a Savine, il cherchait s'il n'apercevrait point sa belle jeune fille blonde de la veille: elle etait precisement a la place meme ou il l'avait vue et pres d'elle se trouvait la dame dont il avait remarque l'air dur. Toutes deux en meme temps firent une inclinaison de tete du cote de Savine, un sourire amical accompagne d'un geste de main qui semblait une invitation a les aborder. --Vous connaissez cette admirable jeune fille? demanda Roger lorsqu'ils eurent fait quelques pas. --Si je connais la belle Corysandre! Et, se rengorgeant de son air le plus vain: --Vous ne lisez donc pas les journaux? --Si j'avais lu les journaux que m'auraient-ils appris? --Que j'ai, il y a quelque temps, donne une fete dans la foret, un bal suivi d'un souper sous des tentes, dont mademoiselle de Barizel a ete la reine. Tous les journaux du monde ont parle de cette fete, qui, de l'avis unanime, a ete tout a fait reussie. Savine se mit a raconter ce qu'il savait sur madame de Barizel, c'est-a-dire les propos vagues qui couraient le monde, car n'ayant jamais eu l'intention d'epouser mademoiselle de Barizel, il ne s'etait pas donne la peine de faire faire une enquete serieuse sur elle et sur sa mere. Que lui importait, il n'avait souci que de sa beaute, et cette beaute se manifestait a tous eclatante, indiscutable. Naurouse ecoutait sans interrompre, religieusement. Ce nom de Barizel ne lui disait rien; c'etait la premiere fois qu'il l'entendait et il n'avait aucune idee de ce qu'il pouvait valoir; mais il ne s'en inquietait pas autrement: cette blonde admirable ne pouvait etre qu'une fille de race. Ils etaient revenus sur leurs pas et ils allaient de nouveau passer devant elles: --Voulez-vous que je vous presente? demanda Savine. --Ne serait-ce pas plutot a madame de Barizel qu'il faudrait demander si elle veut bien que je lui sois presente? --Puisque vous etes mon ami! dit Savine superbement. Sans attendre une reponse, sans meme penser qu'on pouvait lui en faire une, il entraina doucement son ami, comme il disait: ce n'etait pas le duc de Naurouse qu'il presentait, c'etait son ami, et selon lui cela devait suffire. Cependant ce fut ceremonieusement qu'il fit cette presentation et en insistant sur le titre de Roger, sinon pour madame de Barizel, au moins pour la galerie, dont il etait, comme toujours, bien aise d'attirer l'attention. Madame de Barizel avait offert la chaise sur le barreau de laquelle elle appuyait ses pieds a Savine et, sur un signe de sa mere, Corysandre avait offert la sienne a Roger, qui se trouva ainsi place vis-a-vis "de la belle fille blonde" qui avait si fort occupe son esprit, libre de la regarder, libre de lui parler, libre de l'ecouter. A vrai dire, la seule de ces libertes dont il usa fut celle du regard; ce fut a peine s'il parla, ne disant que tout juste ce qu'exigeaient les convenances; et, pour Corysandre, elle parla encore moins, mais son attitude ne fut pas celle de l'indifference, de l'ennui ou du dedain. Tout au contraire, c'etait avec un sourire que Roger trouvait le plus ravissant qu'il eut jamais vu qu'elle suivait l'entretien de sa mere et de Savine, et bien qu'il fut toujours le meme, ce sourire, bien qu'il ne traduisit qu'une seule impression, il etait si joli, si gracieux en plissant les paupieres, en creusant des fossettes dans les joues, en entr'ouvrant les levres, qu'on pouvait rester indefiniment sous son charme sans penser a se demander ce qu'il exprimait et meme s'il exprimait quelque chose. Ce fut ce qu'eprouva Roger: du front et des paupieres il passa aux fossettes, puis aux levres, puis aux dents, puis au menton, descendant ainsi aux epaules, au corsage, a la taille, aux pieds, pour remonter aux cheveux et au front, ne s'interrompant que lorsque le regard de Corysandre rencontrait le sien; encore temoignait-elle si peu d'embarras a se surprendre ainsi admiree et paraissait-elle trouver cela si naturel que c'etait plutot pour lui que pour elle, par pudeur et par respect, qu'il detournait ses yeux un moment. Le temps passa sans qu'il en eut conscience et sans qu'il eut conscience aussi de ce qui se disait autour de lui. Tout a coup, il fut surpris et comme eveille par une main qui se posait sur son epaule,--celle de Savine. --Nous allons a Eberstein, dit celui-ci, et nous redescendrons diner au bord de la Murg, une partie arrangee depuis quelques jours. Voulez-vous venir avec nous, mon cher Naurouse? ma voiture nous attend. Par convenance, Roger se defendit un peu; mais madame de Barizel s'etant jointe a Savine et Corysandre l'ayant regarde en souriant, il accepta. Ce n'etait point une vulgaire voiture de louage qui devait servir a cette promenade, mais bien une caleche aux armes de Savine, avec un cocher et deux valets de pied portant la livree du prince; la caleche decouverte avait tout l'eclat du neuf et les chevaux, choisis parmi les plus beaux de son haras, forcaient l'attention des curieux et l'admiration des connaisseurs; on ne pouvait pas passer pres d'eux sans les regarder et, les ayant vus, on ne les oubliait pas: luxe de la voiture, beaute des chevaux, prestance du cocher et des valets de pied, richesse de la livree, tout cela faisait partie de la mise en scene dont Savine aimait a s'entourer dans ses representations, bien plus par besoin de briller que par gout reel du beau. Aussi, ne manquait-il jamais, avant de monter en voiture, de promener un regard circulaire sur les curieux pour voir si l'effet produit etait en proportion de la depense,--ce qui, avec son esprit d'economie, etait pour lui une preoccupation constante. Son bonheur fut complet, car a ce moment meme Otchakoff vint a passer trainant lourdement son ennui, et ce ne fut pas sur lui que les regards des curieux s'arreterent; ils ne quitterent pas la caleche et Savine remarqua des mouvements d'yeux, des coups de coude, des chuchotements tout a faits significatifs, qui le comblerent de joie. Jamais Roger ne l'avait vu si franchement joyeux: il redressait la tete, les epaules en bombant la poitrine, et autour de la caleche il marchait de cote tout gonfle comme un paon qui se pavane. En toute autre circonstance Naurouse, qui connaissait bien son Savine, eut tres probablement devine ce qui causait cette joie debordante; mais, ne pensant qu'a la jeune fille qu'il avait devant les yeux, il s'imagina que ce qui transportait ainsi Savine etait le plaisir de faire une promenade avec elle et cela l'attrista. La caleche roulait sous l'ombrage des chenes des allees de Lichtenthal, et madame de Barizel qui lui faisait vis-a-vis, l'interrogeait sur ses voyages. --Avait-il visite la Nouvelle-Orleans et le sud des Etats-Unis? Que pensait-il du Mississipi? Ce fut avec enthousiasme qu'il celebra la Nouvelle-Orleans, le Mississipi, la Louisiane, la Floride, les Etats-Unis (du Sud bien entendu), le ciel, la mer, le paysage, les arbres, les betes, les gens. Mais malgre sa volonte de ne pas oublier que c'etait a madame de Barizel qu'il s'adressait, il lui arriva plus d'une fois de s'apercevoir que c'etait sur Corysandre qu'il tenait ses yeux attaches. Quant a elle elle le regardait franchement, avec son beau sourire, la bouche entr'ouverte, mais sans rien dire, bien qu'il fut question de son pays natal. Quand Roger la prenait a temoin, elle se contentait d'incliner la tete en accentuant son sourire. Ils etaient en pleine foret, gravissant les pentes boisees d'une colline par une route en zig zag qui de chaque cote etait bordee de grands arbres, tantot des hetres monstrueux qui couvraient les mousses veloutees de leurs enormes racines toutes bosselees de noeuds entrelaces, tantot des pins qui s'elancaient droit vers le ciel, eteignant la lumiere sous leurs branches superposees et leurs aiguilles noires. Les lacets du chemin faisaient que tantot Corysandre etait exposee en plein au soleil et que tantot, au contraire, elle passait tout a coup dans l'ombre. C'etait pour Roger un emerveillement que ces jeux de la lumiere sur ce visage souriant et c'etait une question qu'il se posait sans la decider, de savoir ce qui lui seyait le mieux, la pleine lumiere ou les caprices de l'ombre. Il vint un moment ou il garda le silence et ou dans l'air epais et chaud de la foret on n'entendit plus que le roulement de la voiture, le craquement des harnais et le sabot des chevaux frappant les cailloux de la route. --Apres avoir ete si bruyant au depart, dit Savine qui ne manquait jamais de placer une observation desagreable, vous etes devenu bien morne, mon cher Naurouse. --C'est que les grands bois sombres agissent un peu sur moi comme les cathedrales, ils me portent au recueillement et au silence; instinctivement je parle bas si j'ai a parler. --Tiens, vous faites donc de la poesie, maintenant? --Il y a des jours ou plutot des circonstances. S'adossant dans son coin, il se croisa les bras et resta immobile, silencieux, a demi tourne vers Corysandre qui l'avait regarde. On arriva a Eberstein, qui est une habitation d'ete des ducs de Bade liberalement ouverte aux visiteurs, et comme madame de Barizel ne connaissait pas encore l'interieur du chateau, elle voulut le parcourir; mais apres avoir visite deux ou trois salles, elle trouva que ces pieces sombres, a l'ameublement gothique et aux fenetres fermees de vitraux de couleurs, etaient trop fraiches pour Corysandre. --J'ai peur que tu te refroidisses, dit-elle tendrement, va donc m'attendre dans le jardin; ce ne sera pas une privation pour toi qui n'aimes guere ces antiquailles. --Si mademoiselle veut me permettre de l'accompagner, dit Roger. Ils sortirent tandis que madame de Barizel continuait sa promenade avec Savine et ils gagnerent une terrasse d'ou la vue s'etend librement sur la vallee de la Murg et sur les montagnes qui l'entourent. Toujours souriante, mais toujours muette, Corysandre parut prendre interet au paysage qui s'etalait a ses pieds et que fermaient bientot de hautes collines dont les sommets d'un noir violent ou d'un bleu indigo se decoupaient nettement sur le ciel. Apres quelques instants de contemplation silencieuse, Roger se tourna vers elle: --Est-il rien de plus doux, dit-il, que de laisser les yeux et la pensee se perdre dans ces profondeurs sombres? Que de choses elles vous disent! La vue qu'on embrasse de cette terrasse est vraiment admirable. --Oui, cela est beau, tres beau. --Je garderai de ce paysage, que j'avais deja vu plusieurs fois, mais que je ne connaissais pas encore, un souvenir emu. Il attacha les yeux sur elle et la regarda longuement; elle ne baissa pas les siens, mais elle ne repondit rien, se laissant regarder sans confusion. A ce moment, madame de Barizel et Savine vinrent les rejoindre, et l'on remonta en voiture pour descendre au village ou l'on devait diner, ce qui faisait une assez longue course. Savine avait commande d'avance son diner. Lorsque la caleche arriva devant la porte du restaurant, on se precipita au-devant de Son Excellence que l'on conduisit ceremonieusement a la table qui avait ete dressee dans un jardin, au bord de la riviere, dont les eaux tranquilles, retenues par un barrage, effleuraient le gazon. --Mademoiselle n'aura-t-elle pas froid? demanda Roger, qui pensait aux precautions de madame de Barizel dans les salles du chateau d'Eberstein. Ce fut madame de Barizel qui se chargea de repondre: --Je crains le froid humide des appartements, dit-elle, mais non la fraicheur du plein air. Elle la craignait si peu qu'apres le diner elle proposa a sa fille de faire une promenade en bateau. --Va, mon enfant, dit-elle, va, mais ne fais pas d'imprudence. Une petite barque etait amarree a quelques pas de la. Corysandre nonchalamment, se dirigea de son cote; mais Roger la suivit et, s'etant embarque avec elle, ce fut lui qui prit les avirons. Pendant assez longtemps il la promena en tournant devant la table ou madame de Barizel et Savine etaient restes assis puis, ayant releve les avirons, il laissa la barque descendre lentement le courant. Corysandre etait assise a l'arriere et elle restait la sans faire un mouvement, sans prononcer une parole, le visage tourne vers Roger et eclaire en plein par la pale lumiere de la lune, qui se levait. --Est-ce que vous avez vu plus belle soiree que celle-la? dit-il. --Non, dit-elle, jamais. --Voulez-vous que nous retournions? --Allons encore. Et la barque continua de suivre le courant; mais bientot ils toucherent le barrage et alors Roger dut reprendre les avirons. Cette fois c'etait lui qui etait eclaire par la lune; il lui sembla que Corysandre, dont les yeux etaient noyes dans l'ombre, le regardait comme lui-meme quelques instants auparavant l'avait regardee. IX On arriva a Bade, et avant d'entrer dans les allees de Lichtenthal, madame de Barizel invita tres gracieusement le duc de Naurouse a les venir voir; sa fille et elle seraient heureuses de parler de la delicieuse journee qui finissait. Pour la premiere fois Corysandre se mela a l'entretien d'une facon directe et avec une certaine initiative. --Et de la terrasse d'Eberstein, dit-elle en se penchant vers Roger. --Alors le diner ne merite pas un souvenir? dit Savine d'un air bourru. Mais Corysandre ne daigna pas repondre; ce fut sa mere qui, voyant qu'elle se taisait, prodigua les remerciements et les compliments a Savine sans que celui-ci s'adoucit. Lorsque madame de Barizel et sa fille furent rentrees chez elles, Savine et Roger ne se separerent point, car c'etait sans retard que celui-ci voulait proceder a son interrogatoire. --Faites-vous un tour? demanda-t-il d'un ton qui marquait le desir d'une reponse affirmative. --Je voudrais voir un peu ou en est la rouge. Cela n'arrangeait pas les affaires de Roger, qui ne prenait souci ni de la noire ni de la rouge; mais il n'avait qu'a accompagner Savine a la Conversation en faisant des voeux pour qu'il gagnat, ce qui le mettrait de belle humeur. Il ne gagna ni ne perdit, car lorsqu'il entra dans les salles de jeu, le vieux marquis de Mantailles vint vivement au-devant de lui, et apres un court moment d'entretien a voix basse, Savine revint a Roger, declarant qu'il ne jouerait pas ce soir-la. Mais il regarda jouer et Roger dut rester pres de lui attendant qu'il voulut bien sortir. Le sujet qu'il allait aborder etait assez delicat, et avec un homme du caractere de Savine assez difficile pour avoir besoin du calme du tete-a-tete dans la solitude. Enfin ils sortirent, et aussitot qu'ils furent dans le jardin, a peu pres desert, Roger commenca: --J'ai a vous remercier, cher ami, de la bonne journee que vous m'avez fait passer. --Assez agreable en effet, dit Savine, se rengorgeant. --Cette jeune fille est adorable. --Oui. Ce "oui" fut dit d'un ton grognon: ce n'etait pas de Corysandre que Savine voulait qu'on lui parlat, c'etait de lui-meme, de lui seul; il le marqua bien: --Et mes chevaux, dit-il, comment trouvez-vous qu'ils ont mene cette longue course dans des montees et des descentes et un chemin dur? Quand il y aura des courses serieuses en France, je me charge de battre tous vos anglais avec mes russes: nous verrons si le bai a la mode ne sera pas remplace par notre gris, qui est la vraie couleur du cheval. --Oh! tres bien, dit Roger avec indifference. Et madame de Barizel, vous la connaissez beaucoup? --Je la connais depuis que je suis a Bade, j'ai ete mis en relation avec elle par Dayelle. Puis, revenant au sujet qui lui tenait au coeur: --Notez que la voiture etait lourde; vous me direz qu'on en trouverait difficilement une mieux comprise et ou chaque detail soit aussi soigne, aussi parfait; c'est tres vrai, mais enfin elle est lourde, et puis nous etions sept personnes. --Oh! mademoiselle de Barizel est si legere, dit vivement Roger, se cramponnant a cette idee pour revenir a son sujet. --Ou voyez-vous ca? Ce n'est pas une petite fille, c'est une femme. --Vous pouvez dire la plus belle des femmes. --Comme vous en parlez! --Cela vous blesse? --Pourquoi, diable, voulez-vous que cela me blesse? Cela m'etonne, voila tout. De la poesie, de l'enthousiasme, je ne vous savais pas si demonstratif. On a bien raison de dire que les voyages forment la jeunesse, mais ils la deforment aussi. --Trouvez-vous donc que ce que vous appelez mon enthousiasme pour mademoiselle de Barizel ne soit pas justifie? Ce fut avec un elan d'esperance qu'il posa cette question qui allait lui apprendre ce que Savine pensait de Corysandre et comment il la jugeait. --Parfaitement justifie, au contraire; je partage tout a fait votre sentiment sur mademoiselle de Barizel; c'est une merveille. --Ah! --Comme vous dites cela. --Je ne dis rien. --Il me semblait que mon admiration vous surprenait. --Pas du tout, elle me parait toute naturelle; ce qui me surprendrait, ce serait que la voyant souvent... --Je la vois tous les jours. --... Vous ne soyez pas sous le charme de sa beaute. --Mais j'y suis, cher ami... comme tous ceux qui la connaissent d'ailleurs, comme vous et bien d'autres. C'est la premiere femme que je rencontre dont la beaute ne soit ni contestee ni journaliere; tout le monde la trouve belle, et elle est egalement belle tous les jours. Ces reponses n'etaient pas celles que Roger voulait, car dans leur franchise apparente elles restaient tres vagues; que Savine jugeat Corysandre comme tout le monde, ce n'etait pas cela qui le fixait; il essaya de rendre ses questions plus precises sans qu'elles fussent cependant brutales. --Comment se fait-il qu'avec cette beaute, un nom, de la fortune, elle ne soit pas encore mariee? --Elle est bien jeune; elle a attendu sans doute quelqu'un digne d'elle. --Et elle attend encore? --Vous voyez. --Et l'on ne parle pas de son mariage? --Au contraire, on en parle beaucoup; on la marie tous les jours. --Avec qui? Ce fut presque malgre lui que Roger lacha cette question. --Avec moi... Et avec d'autres; mais, vous savez, il ne faut pas attacher trop de valeur aux propos de gens qui parlent sans savoir ce qu'ils disent, pour parler. --Alors, il n'y aurait donc rien de fonde dans ces propos? Savine haussa les epaules, mais il ne repondit pas autrement. X Le chalet qu'occupait madame de Barizel dans les allees de Lichtenthal etait precede d'un petit jardin: c'etait dans ce jardin que Savine et Roger avaient fait leurs adieux a madame de Barizel et a Corysandre, avant que celles-ci fussent dans la maison. Ce fut vainement qu'elles frapperent a la porte d'entree, personne ne repondit; aucun bruit a l'interieur; aucune lumiere. --Elles sont encore parties, dit Corysandre d'un ton fache, et Bob aussi. Sans repondre madame de Barizel abandonna la porte d'entree et, faisant le tour du chalet, elle alla a une petite porte de derriere qui servait aux domestiques et aux fournisseurs; mais cette porte etait fermee aussi. Aux coups frappes personne ne repondit. --Ne te fatigue pas inutilement, dit Corysandre. Madame de Barizel ne continua pas de frapper; mais, allant a un massif de fleurs borde d'un cordon de lierre, elle se mit a tater dans les feuilles de lierre qu'eclairait la lumiere de la lune; ses recherches ne furent pas longues, bientot sa main rencontra une clef cachee la. --Ce qui signifie, dit Corysandre, qu'elles ne sont pas sorties ensemble; la premiere rentree devait trouver la clef et ouvrir pour les autres. Elle parlait lentement, avec calme; mais cependant, dans son accent, il y avait du mecontentement et aussi du mepris; il semblait que ces paroles s'adressaient aussi bien aux domestiques, qui avaient decampe, qu'a sa mere qui permettait qu'ils sortissent ainsi. Avec la clef, madame de Barizel avait ouvert la porte et elles etaient entrees dans la cuisine ou brulait une lampe, la meche charbonnee. La table, noire de graisse, etait encore servie et il s'y trouvait six couverts, des piles d'assiettes sales et un nombre respectable de bouteilles vides qui disaient que les convives avaient bien bu. --Chacun de nos trois domestiques avait son invite, dit Corysandre regardant la table; on a fait honneur a ton vin. Ce n'etait pas seulement au vin qu'on avait fait honneur: c'etait a un melon et a un pate dont il ne restait plus que des debris, a des ecrevisses dont les carcasses rouges encombraient plusieurs plats, a un gigot reduit au manche, a un immense fromage a la creme, a une corbeille de fraises, a une corbeille de cerises qui ne contenait plus que des queues et des noyaux, au cafe qui avait laisse des ronds noirs sur la table, au kirschwasser, au cassis, dont deux bouteilles etaient aux trois quarts vides. De tout cet amas se degageait une odeur chaude qui, melee a celle de la graisse et de la vaisselle, troublait le coeur et le soulevait. On eut sans doute parcouru toutes les maisons de Bade sans trouver une cuisine aussi sale, aussi pleine de gachis et de desordre que celle-la. Elles n'y resterent point longtemps: Madame de Barizel avait pris la lampe d'une main, et de l'autre, relevant la traine de sa robe, tandis que Corysandre retroussait la sienne a deux mains comme pour traverser un ruisseau, elles etaient passees dans le vestibule; mais la il n'y avait point de bougies sur la table ou elles auraient du se trouver, et il fallut aller dans le salon chercher des flambeaux. Nulle part un salon ne ressemble a une cuisine; mais nulle part aussi on n'aurait trouve un contraste aussi frappant, aussi extraordinaire entre ces deux pieces d'une meme maison que chez madame de Barizel. Autant la cuisine etait ignoble, autant le salon etait coquettement arrange, dispose pour la joie des yeux, avec des fleurs partout: dans le foyer de la cheminee, sur les tables et les consoles, dans les embrasures des fenetres, et ces fleurs toutes fraiches, enlevees de la serre ou coupees le matin, versaient dans l'air leurs parfums qui, dans cette piece fermee, s'etaient concentres. Le flambeau a la main, elles monterent au premier etage ou se trouvaient leurs chambres, celle de Corysandre tout a l'extremite et separee de celle de sa mere, qu'il fallait traverser pour y acceder, par un cabinet de toilette. Ces deux chambres, ainsi que le cabinet, presentaient un desordre qui egalait celui de la cuisine. Les lits n'etaient pas faits, les cuvettes n'etaient pas videes; sur les chaises et les fauteuils trainaient ca et la, entasses dans une etrange confusion, des robes, des jupons, des vetements, des bas, des cols, des bottines, tandis que les armoires et des malles ouvertes montraient le linge deplie pele-mele comme s'il avait ete mis au pillage par des voleurs qui auraient voulu faire un choix. Cependant il n'y avait pas besoin d'etre un habile observateur pour comprendre que tout cela n'etait point l'ouvrage d'un voleur, mais qu'il etait tout simplement celui des habitants de cet appartement qui, en s'habillant le matin, avaient fouille dans ces armoires pour y trouver du linge en bon etat et qui avaient tout bouleverse, parce que les premieres pieces qu'ils avaient atteintes dans le tas manquaient l'une de ceci, l'autre de cela; cette robe avait ete rejetee parce que la roue du jupon etait dechiree; ces bas avaient des trous; ces jupons n'avaient pas de cordons; les boutons de ces cols etaient arraches. Madame de Barizel ne parut pas surprise de ce desordre; mais Corysandre haussa les epaules avec un mouvement d'ennui et de degout. --Elles n'ont pas seulement pu faire les chambres, dit-elle. Madame de Barizel ne repondit rien et parut meme ne pas entendre. --Cela est insupportable, continua Corysandre, qui, a peu pres muette tant qu'avait dure la promenade, avait retrouve la parole en entrant chez elle et s'en servait pour se plaindre, qui va faire mon lit? --Tu te coucheras sans qu'il soit fait; pour une fois. --Si c'etait la premiere; au reste, elles ont bien raison de ne pas se gener, tu leur passes tout. --Couche-toi, dit-elle a sa fille, j'ai a te parler. --Il faut au moins que j'arrange un peu mon lit? --Tu es devenue bien difficile depuis quelque temps, bien bourgeoise. --Justement c'est le mot; c'est precisement la vie bourgeoise que je voudrais, un peu d'ordre, de regularite, de proprete, car je suis lasse et ecoeuree a la fin de tout ce gachis. Ne pourrions-nous donc pas avoir des domestiques comme tout le monde, une maison comme tout le monde, une existence comme tout le monde? Tout en parlant elle avait defait son chapeau et sa robe et les avait poses ou elle avait pu et comme elle avait pu; puis, les bras nus, les epaules decouvertes, elle avait commence a arranger les draps de son lit; mais elle etait malhabile dans ce travail qu'elle essayait manifestement pour la premiere fois. --Faut-il tant de ceremonie pour se mettre au lit? dit madame de Barizel en haussant les epaules sans se deranger pour venir en aide a sa fille; depeche-toi un peu, je te prie; ou si tu ne veux pas te coucher, je vais me coucher, moi, et tu viendras dans ma chambre. La mere n'avait pas les memes exigences que la fille: elle ne s'inquieta pas de son lit, et sans se donner la peine de l'arranger, elle se deshabilla, laissant tomber ca et la ses vetements, sans daigner se baisser pour les ramasser. Ce serait l'affaire du lendemain; pour le moment, elle etait fatiguee et voulait se mettre au lit. Il arrivait bien souvent que, lorsqu'on les rencontrait ensemble, sans savoir qui elles etaient, on ne voulait pas croire qu'elles fussent la mere et la fille; si ceux qui pensaient ainsi avaient pu voir madame de Barizel proceder a sa toilette de nuit ou plutot se debarrasser de toute toilette, ils se seraient confirmes dans leur incredulite: si cette femme avait trente-sept ou trente-huit ans, comme on le disait, elle etait parfaitement conservee: pas un crepon, pas la plus petite natte, pas un cheveu gris, pas de rides, les plus beaux bras du monde, blancs, fermes, se terminant par un poignet aussi delicat que celui d'un enfant; avec cela une apparence de sante a defier la maladie, une solidite a resister a tous les exces. Les propos dont Houssu s'etait fait l'echo auraient ete explicables pour qui l'aurait vue en ce moment: elle pouvait tres bien avoir des amants; elle pouvait etre la maitresse d'Avizard et de Leplaquet, elle pouvait poursuivre l'idee de se faire epouser par Dayelle, elle pouvait etre aimee. Il est vrai que si l'un de ces amants avait penetre a cette heure dans cette chambre, il aurait pu eprouver un mouvement de repulsion, cause par ce qu'il aurait remarque, et emporter une facheuse impression des habitudes de sa maitresse; mais madame de Barizel n'admettait personne dans sa chambre, a l'exception du fidele Leplaquet, que rien ne pouvait blesser, rebuter ou degouter. C'etait dans les appartements du rez-de-chaussee qu'elle recevait ses amis; et la, dans un milieu ou tout etait combine pour parler aux yeux et les charmer, entouree de fleurs fraiches, en grande toilette, rien en elle ni autour d'elle ne permettait de deviner les dessous de son existence vraie. Ils voyaient le salon, le boudoir, la salle a manger, ces amis; ils ne voyaient ni la cuisine, ni les chambres; ils voyaient les dentelles ou les guipures de la robe, les fleurs de la coiffure, les pierreries des bijoux, ils ne voyaient pas les epingles qui rafistolaient un jupon, les trous des bas, les dechirures de la chemise, les raies noires du linge. Pour eux, comme pour madame de Barizel d'ailleurs, ne comptaient que les dehors,--et ils etaient seduisants. Elle fut bientot au lit; mais au lieu de s'allonger, elle s'assit commodement: --Maintenant, dit-elle, causons. --Qu'ai-je fait encore? --Tu n'as rien fait, et c'est la justement ce que je te reproche, et ce n'est pas pour mon plaisir, c'est dans ton interet. --Ton plaisir, non, j'en suis certaine; mais mon interet! Le tien aussi, il me semble. --Est-ce ton mariage que je veux, oui ou non? --Le mien d'abord et le tien ensuite, c'est-a-dire le tien par le mien. Parce que je ne parle pas, il ne faut pas s'imaginer que je ne vois pas, c'est justement parce que je ne perds pas mon temps a parler que j'en ai pour regarder. --Ce n'est pas avec les yeux qu'on voit, c'est avec l'esprit. --Ne me dis pas que je suis bete, tu me l'as crie aux oreilles assez souvent pour qu'il soit inutile de le repeter. Il est possible que je sois bete et quand je me compare a toi, je suis disposee a le croire: je sais bien que je n'ai ni tes moyens de me retourner dans l'embarras, ni ton assurance, ni tes idees, ni ton imagination, ni rien de ce qui fait que tu es partout a ton aise; je sais bien que je ne peux pas parler de tout comme toi, meme des choses et des gens que je ne connais pas. Si au lieu de me laisser dans l'ignorance, a ne rien faire, sans me donner des maitres, on m'avait fait travailler, je ne serais peut-etre pas aussi bete que tu crois. --Est-ce que je sais quelque chose, moi? est-ce qu'on m'a jamais rien appris? est-ce que j'ai jamais eu des maitres?... --Oh! toi!... Assurement il n'y eut pas de tendresse dans cette exclamation, mais au moins quelque chose, comme de l'admiration; ce fut la reconnaissance sincere d'une superiorite. Au reste rien ne ressemblait moins a la tendresse d'une mere pour sa fille, ou d'une fille pour sa mere, que la facon dont elles se parlaient; meme lorsque madame de Barizel semblait en public temoigner de la sollicitude et de l'affection a Corysandre, le ton attendri qu'elle prenait ne pouvait tromper que ceux qui s'en tiennent aux apparences; quant a Corysandre, qui ne se donnait pas la peine de feindre, son ton etait celui de l'indifference et de la secheresse. --Cela te blesse que ta mere se remarie? --Oh! pas du tout, et meme, a dire vrai, je le voudrais si cela devait... --Puisque tu as commence, pourquoi ne vas-tu pas jusqu'au bout? --Parce que, si bete que je sois, je sens qu'il y a des choses qui deviennent plus penibles quand on les dit que quand on les tait; les taire ne les supprime pas, mais les dire les grossit. Il y eut un moment de silence, mais non de confusion ou d'embarras, au moins pour madame de Barizel, qui se contenta de hausser les epaules avec un sourire de pitie. Evidemment les paroles de sa fille ne la blessaient pas, pas plus qu'elles ne la peinaient, et son sentiment n'etait pas qu'il y a des choses qui deviennent plus penibles quand on les dit que quand on les tait. Ces choses que Corysandre retenait, elle eut jusqu'a un certain point voulu les connaitre, par curiosite, pour savoir; mais en realite elle ne trouvait pas que cela valut la peine de les arracher. Elle avait mieux a faire pour le moment, et c'etait chez elle une regle de conduite d'aller toujours au plus presse. --Si ton mariage doit faire le mien, dit-elle, il me semble que c'etait une raison pour etre aujourd'hui autre que tu n'as ete. Combien de fois t'ai-je recommande d'etre brillante; tu t'en remets a ta beaute pour faire de l'effet et tu n'es qu'une belle statue qui marche. --Il me semble que c'est quelque chose, dit Corysandre, se souriant, s'admirant complaisamment dans la glace. --Il fallait parler, continua madame de Barizel, briller, etre seduisante, etourdissante; dire tout ce qui te passait par la tete. Dans une bouche comme la tienne, avec des levres comme les tiennes, des dents comme les tiennes, les sottises meme sont charmantes. --Je n'avais rien a dire. --Meme quand le duc de Naurouse parlait de ton pays; il n'etait pas difficile de trouver quelques mots sur un pareil sujet pourtant. --Je ne pensais pas a parler, je le regardais; il est tres bien, le duc de Naurouse; il a tout a fait grand air, la mine fiere, l'oeil doux; il me plait. --Personne ne doit te plaire; c'est toi qui dois plaire, s'ecria madame de Barizel, s'animant pour la premiere fois et montrant presque de la colere; il te plait, un homme que tu ne connais pas! --Il est duc. --Et qu'est-ce que cela prouve? Sais-tu seulement quelle est sa fortune? --Tu demanderas cela a tes amis; Leplaquet doit le connaitre, M. Dayelle doit savoir quelle est sa fortune. --Ce n'est pas du duc de Naurouse qu'il s'agit: c'est de Savine, le seul qui, presentement, doit te plaire. --Il ne me plait point. --Ne vas-tu pas maintenant te mettre dans la tete que tu es libre de n'epouser que l'homme qui te plaira? --Je le voudrais. --Une fille ne doit voir dans un homme qu'un mari, le reste vient plus tard; on a toute sa vie de mariage pour cela. Savine est-il ou n'est-il pas un mari desirable pour toi?... --Pour nous. --Ne m'agace pas; ton mariage est assure si tu le veux, je mettrais tout en oeuvre pour qu'il reussit. --Mais il me semble que le prince n'offre rien jusqu'a present: il parait prendre plaisir a etre avec nous, a se montrer avec nous partout ou l'on peut le remarquer; il nous offre beaucoup son bras, quelquefois ses voitures, en tout cas je ne vois pas qu'il m'offre de devenir sa femme; a vrai dire, je ne crois meme pas qu'il en ait l'idee. --S'il ne l'a pas encore eue, cette idee, c'est ta faute; ce n'est pas en etant ce que tu es avec lui que tu peux echauffer sa froideur. Je t'avais dit qu'il etait l'orgueil meme et que c'etait par la qu'il fallait le prendre. L'as-tu fait? Des compliments, les eloges les plus exageres, il les boit avec beatitude: lui en as-tu jamais fait? --Cela m'ennuie. --Et tu t'imagines qu'il n'y a pas d'ennuis a supporter pour devenir princesse, quand on est... ce que nous sommes; tu t'imagines qu'il n'y a pas de peine a prendre, pas de fatigues a s'imposer, pas de degouts a avaler en souriant; tu t'imagines que tu n'as qu'a te montrer dans la gloire de ta beaute; eh bien! si belle que tu sois, tu n'arriverais jamais a un grand mariage si je n'etais pas pres de toi. Tu peux le preparer par ta beaute, cela est vrai; mais le poursuivre, le faire reussir, pour cela ta beaute ne suffit pas, il faut... ce que tu n'as pas et ce que j'ai, moi. --Et cependant ni la beaute, ni... ce que tu as n'ont encore decide Savine. --Il se decidera ou plutot on le decidera. --Qui donc? --Le duc de Naurouse qui te fera princesse. --J'aimerais mieux qu'il me fit duchesse. --Ne dis pas de niaiseries; explique-moi plutot pourquoi j'ai eu peur que tu n'aies froid dans le chateau d'Eberstein, qui n'est pas glacial? --Je te le demande. --Explique-moi plutot pourquoi j'ai eu l'idee de te faire faire une promenade en bateau? --Pour rester seule avec le prince. Madame de Barizel se mit a rire: --J'ai eu peur que tu n'aies froid pour te menager un tete-a-tete avec le duc de Naurouse, je t'ai fait faire une promenade en bateau pour continuer ce tete-a-tete, ce qui deux fois a rendu le prince furieux. C'est en l'eperonnant ainsi que nous le ferons avancer malgre lui. Et c'est a cela que le duc de Naurouse nous servira. --Pauvre duc de Naurouse! --Vas-tu pas le plaindre plutot; il sera bien heureux, au contraire; sans compter qu'il aura le plaisir de nous rendre un fameux service. Mais ce qui serait tout a fait aimable de sa part, ce serait d'etre en situation de fortune d'inspirer des craintes reelles a Savine et d'etre, comme mari possible, un rival redoutable. C'est ce qu'il me faut savoir et ce que je saurai demain par Leplaquet ou, en tout cas, apres-demain par M. Dayelle, que j'attends. Maintenant, va dormir, car je crois bien que Coralie ne rentrera pas. Reve du duc de Naurouse, si tu veux, de son grand air, de sa mine fiere, de ses yeux doux, cela te fera trouver ton lit moins mauvais. Bonne nuit, princesse! --Bonne nuit, financiere! XI Quand Leplaquet n'avait pas vu madame de Barizel le soir, il avait pour habitude de venir le lendemain matin dejeuner d'une tasse de the avec elle pour parler de la journee ecoulee et s'entendre sur la journee qui commencait: c'etait l'heure des confidences, des renseignements, des conseils, des projets, ou tout se disait librement, comme il convient entre associes qui n'ont qu'un meme but et qui travaillent consciencieusement a l'atteindre en unissant leurs efforts. Lorsqu'il venait ainsi, on faisait pour lui ce qui etait interdit pour tout autre: on l'introduisait dans la chambre de madame de Barizel, qui avait l'habitude de rester tard au lit, un peu parce qu'elle aimait a dormir la grasse matinee, et aussi parce qu'elle trouvait qu'elle etait la mieux que nulle part pour suivre les caprices de son imagination, toujours en travail, et echafauder ses combinaisons. Il n'y avait pas a se gener avec Leplaquet, qui, dans sa vie de boheme, en avait vu d'autres et qui n'avait de degouts d'aucunes sortes. Lorsqu'il entra, madame de Barizel venait de s'eveiller, et, comme elle n'avait point ete derangee, elle etait de belle humeur. --Je vous attendais, dit-elle en sortant sa main de dessous le drap et en la tendant, a Leplaquet, qui la baisa galamment, il y a du nouveau. --Vous avez fait hier la connaissance du duc de Naurouse, qui vous a accompagnees dans votre promenade a Eberstein. --Qu'est ce duc de Naurouse? --Un homme dont le nom a empli les journaux pendant plusieurs annees et qui a retenti partout: sur le turf, dans le _high-life_, devant les tribunaux, et meme devant la cour d'assises. --Que me parlez-vous de cour d'assises: il a passe en cour d'assises? --Oui, et pour avoir tue un homme. --Ah! mon Dieu! et il s'est assis a cote de nous, dans la meme voiture, il a ete vu dans notre compagnie. --Rassurez-vous, il a tue cet homme en duel et conformement aux regles de l'honneur. Vous comptez donc sur lui? --Beaucoup. --Alors le prince Savine est lache? --Au contraire. --Je n'y suis plus. --Vous y serez tout a l'heure, quand vous m'aurez dit ce que vous savez du duc de Naurouse, tout ce que vous savez. --Je ne sais que ce que tout le monde sait: grand nom, noblesse solide, belle fortune. Cependant cette fortune a du etre ecornee par des folies de jeunesse; ces folies lui ont meme valu un conseil judiciaire que lui ont fait nommer ses parents contre lesquels il a lutte avec acharnement pendant plusieurs annees. A la fin il en a triomphe et il est aujourd'hui maitre de ce qui lui reste de sa fortune. --Qu'est ce reste? --Quatre ou cinq cent mille francs de rente peut-etre. Bien entendu je ne garantis pas le chiffre; il faudrait voir. --Je demanderai a Dayelle. --Il doit bientot venir? demanda Leplaquet avec un certain mecontentement. Elle ne le laissa pas s'appesantir sur cette impression desagreable, et tout de suite elle continua ses questions sur le duc de Naurouse. --Quelle a ete sa vie? --Celle des jeunes gens qui s'amusent et dont Paris s'amuse; pendant les derniers temps de son sejour en France, il etait l'amant de la duchesse d'Arvernes, et l'amant declare au vu et au su de tout le Paris; leurs amours ont fait scandale; il s'est a moitie tue pour la duchesse... --Un passionne alors, c'est a merveille cela! A ce moment l'entretien fut interrompu par une negresse qui entra portant un plateau sur lequel etait servi un dejeuner au the pour deux personnes. Ce fut une affaire, de trouver a poser ce plateau; mais les negresses, au moins certaines negresses, affinees, ont l'adresse et la souplesses des chattes pour se faufiler a travers les obstacles sans rien casser. Celle-la manoeuvra si bien, qu'elle parvint a decouvrir une place pour son plateau sans le lacher. --Si je n'avais trouve la clef dans le lierre, dit madame de Barizel d'un ton indulgent, nous etions exposees a coucher dehors. La negresse, qui etait jeune encore et toute gracieuse, au moins par la souplesse de ses mouvements et la mobilite de sa physionomie, se mit a sourire en montrant le blanc de ses yeux et ses dents etincelantes avec les mouvements flexueux et les ondulations caressantes d'une chienne qui veut adoucir son maitre. --Pas faute a moi, bonne maitresse, convenu avec Dinah, elle rentrer; Dinah pas faute a elle non plus; grand machin de montre casse, criiii, criiii;--et en riant elle imita le bruit d'un grand ressort brise;--elle pas savoir l'heure, elle pas pouvoir rentrer; elle bien fachee; moi, grand chagrin. Et, apres avoir ri, instantanement elle se mit a pleurer. --Est-elle drole, dit Leplaquet en riant. Ce fut tout: elle, pas grondee, sortit en riant. Madame de Barizel la rappela: --Et nos chambres? --Pas faute a moi; moi oublie. Oh! moi grand chagrin. De nouveau elle se remit a pleurer; puis doucement elle tira la porte et la ferma. Tout en se disculpant de cette facon originale, elle avait place un petit gueridon devant Leplaquet, et sur le lit de madame de Barizel une de ces planchettes avec des rebords et des pieds courts qui servent aux malades. Leplaquet s'occupa a faire le the. --Ainsi, dit-il, Corysandre a produit de l'effet sur le duc de Naurouse! --Son effet ordinaire, c'est-a-dire extraordinaire: le duc est reste en admiration devant elle. A deux reprises, je leur ai menage quelques instants de tete-a-tete, ou ils auraient pu se dire toutes sortes de choses tendres, s'ils avaient ete en etat l'un et l'autre de parler. --Comment, Corysandre? --Je l'ai confessee hier en rentrant; elle m'a avoue ou plutot elle m'a declare, car elle n'est pas fille a avouer, que le duc de Naurouse lui plait: c'est le premier homme qui ait produit cet effet sur elle. --Mais c'est dangereux, cela. --Oh! pas du tout; si peu Americaine que soit Corysandre, et elevee par son pere elle l'est tres peu, elle a au moins cela de bon, et pour moi de rassurant, qu'on peut la laisser _flirter_ sans danger. Elle se laissera faire la cour, elle ecoutera tout ce qu'on voudra lui dire de tendre ou de passionne; elle serrera toutes les mains qui chercheront les siennes, elle n'aura que des sourires pour ceux qui a droite et a gauche d'elle lui presseront les pieds sous la table, dans le tete-a-tete elle permettra meme avec plaisir qu'on depose un baiser sur son front, ses joues, ses cheveux ou son cou; mais il ne faudra pas aller plus loin; elle connait la valeur de la dot qu'elle doit apporter en mariage et elle ne consentira jamais a la diminuer. Ce n'est pas elle qui mangera son bien en herbe; quand il aura porte graine ce sera autre chose, mais alors je n'aurai plus a en prendre souci. --Votre intention est donc de faire du duc de Naurouse un pretendant? --Savine, avec son caractere orgueilleux, s'imagine qu'en etant amoureux de Corysandre il lui fait grand honneur, et comme il est a la glace, incapable de passion et d'entrainement pour ce qui n'est pas lui et lui seul, il s'en tient aux satisfactions qu'il trouve dans son intimite avec nous. Du jour ou il verra que quelqu'un qui le vaut bien, sinon par la fortune, du moins par le rang, car un duc francais de noblesse ancienne vaut mieux qu'un prince russe, n'est-ce pas? Du jour ou il verra que ce duc francais est amoureux pour de bon et parle, il parlera lui-meme. --Maintenant il faut que le duc de Naurouse parle comme vous dites. --Il parlera. Bien qu'il ne m'ait pas annonce sa visite, je l'attends aujourd'hui; je l'inviterai a diner pour apres-demain avec Savine, Dayelle et vous. Corysandre devant Savine sera tres aimable pour le duc de Naurouse, ce qui lui sera d'autant plus facile qu'elle n'aura qu'a obeir a son impulsion, et elle ne fait bien que ce qu'elle fait naturellement. De son cote, le duc de Naurouse sera tres tendre pour Corysandre; cela, je l'espere, fondra la glace de Savine. Vous, de votre cote, c'est-a-dire vous, mon cher Leplaquet, aide de Dayelle, vous agirez sur le duc de Naurouse. Votre concours, je ne vous le demande pas; je sais qu'il m'est acquis, entier et devoue. Celui de Dayelle, je l'obtiendrai apres-demain. --Voila ce que je n'aime pas. --Ne dis donc pas de ces naivetes d'enfant, gros niais: tu sais bien pour qui je me donne tant de peine et pour qui je veux devenir libre. XII Madame de Barizel ne s'etait pas trompee en pensant que le duc de Naurouse ne manquerait pas de lui faire visite le jour meme. Apres la promenade de la veille, n'etait-il pas tout naturel qu'il vint prendre des nouvelles de leur sante? N'etaient-elles pas fatiguees? Et puis il craignait que Corysandre n'eut eu froid sur la riviere. Madame de Barizel le rassura: elle n'etait pas fatiguee; Corysandre n'avait pas gagne froid, elle avait ete enchantee de cette promenade. Cependant, bien que Roger prolongeat sa visite, la faisant durer plus qu'il ne convenait peut-etre, Corysandre ne parut pas, car madame de Barizel avait decide qu'il fallait exasperer l'envie que le duc de Naurouse aurait de voir celle qui avait la veille produit sur lui une si forte impression, et elle avait exige que sa fille restat dans sa chambre. Corysandre avait commence par se revolter devant cette exigence, puis elle avait fini par ceder aux raisons de sa mere. --Veux-tu qu'il pense a toi? --Oui. --Veux-tu qu'il reve de toi? --Oui. --Eh bien, laisse-moi faire pour cette visite comme pour toutes choses; on est stupide quand on ecoute son coeur, on ne fait que des sottises. Elle etait restee dans sa chambre, mais en s'installant a la fenetre, derriere un rideau, de facon a voir le duc de Naurouse quand il arriverait et repartirait. Apres une longue attente, Roger, perdant toute esperance de voir Corysandre ce jour-la, s'etait leve pour se retirer; alors madame de Barizel, le trouvant au point qu'elle voulait, lui adressa son invitation a diner pour le surlendemain. --Quelques intimes seulement: le prince Savine, M. Dayelle, que vous connaissez sans doute? Et puis un bon ami a nous; un ami d'Amerique, maintenant fixe en Europe, un journaliste du plus grand talent, M. Leplaquet. Le duc de Naurouse etait parfaitement indifferent au nom et a la qualite des convives; ce ne serais pas avec eux qu'il dinerait, ce serait avec Corysandre, et, tout en remerciant madame de Barizel, il placa ces convives: Dayelle et Savine a droite et a gauche de madame de Barizel; le journaliste et lui de chaque cote de Corysandre: ce serait charmant. C'etait beaucoup pour madame de Barizel de reunir a sa table le prince Savine et le duc de Naurouse; mais ce n'etait pas tout: pour que cette reunion portat les fruits qu'elle en attendait, il fallait que ses deux autres convives, Dayelle et Leplaquet, jouassent bien le role qu'elle leur destinait; elle n'etait pas femme a s'en rapporter aux hasards de l'inspiration, et a l'avance elle entendait regler chaque chose, chaque detail, chaque mot, sans rien laisser a l'imprevu, de facon a ce que tout marchat regulierement, surement, pour arriver a un succes certain. Pour Leplaquet, elle etait sure de lui: c'etait un associe, un complice sans scrupules, un instrument docile et il y avait plutot a moderer son zele qu'a l'exciter. Comment ne se fut-il pas employe corps et ame au mariage de Corysandre? Que d'espoirs pour lui, que de reves, que de projets dans ce mariage qui devait, croyait-il, faire le sien! Plus de boheme, plus de travail, plus de copie, une position, des relations. Mais pour Dayelle il n'en etait pas de meme: Dayelle etait un bourgeois, un homme a principes, que sa situation financiere et politique rendait circonspect et timore, lui inspirant a propos de tout ce qui ne devait pas se faire au grand jour une peur affreuse de se compromettre. Qu'attendre de bon d'un homme qui, a chaque instant, s'ecriait avec la meilleure foi du monde: "Que dirait-on de moi! Un homme comme moi!" S'il etait heureux d'avoir une maitresse dont il se croyait aime, une femme jeune encore, lui qui etait un vieillard; une grande dame, lui qui etait un parvenu, c'etait a condition que cette liaison ne l'entrainerait pas trop loin. Deja il trouvait que quitter Paris et ses affaires pour venir a Bade deux fois par mois etait quelque chose d'extraordinaire, un temoignage de passion qu'un homme follement epris pouvait seul donner. Cela n'etait ni de son age, ni de sa position. Il perdait de l'argent, il compromettait ses interets pendant ces absences qui duraient trois jours. Il se fatiguait, et, bien qu'il fit le voyage dans un wagon lui appartenant, il n'en etait pas moins vrai que, rentre a Paris, il lui fallait plusieurs jours pour se remettre: il n'avait plus sa facilite, son application ordinaires pour le travail, sa lucidite, sa surete de coup d'oeil. Pendant cinquante annees sa vie avait ete consacree, avait ete vouee au travail, sans une minute de distraction, sans plaisirs autres que ceux que lui donnait l'amas de l'argent et des honneurs sociaux, et jusqu'au jour de sa mort madame Dayelle avait eu en lui le mari le meilleur et le plus fidele. Il ne fallait pas oublier tout cela. A chaque instant, a chaque parole, il fallait se rappeler quelle avait ete la vie de cet homme, qui tout a coup, a l'age ou l'on fait une fin, avait fait un commencement, entraine dans une passion qui l'etonnait au moins autant qu'elle l'inquietait. Il fallait penser a ses anciennes habitudes, a son caractere, a ses craintes, a ses reflexions, aux reproches qu'il s'adressait lui-meme sur sa propre folie. Ce n'etait point, comme Leplaquet, un associe encore moins un complice, a qui l'on peut tout dire en lui montrant le but qu'on poursuit. Sans doute il desirait le mariage de Corysandre et, pour que ce mariage avec le prince de Savine s'accomplit, il etait dispose a faire beaucoup, meme a verser une dot qu'il etait cense avoir en depot, bien qu'il n'en eut jamais recu un sou, si ce n'est en valeurs depreciees et irrealisables qu'on ne pouvait vendre que pour le prix du papier rose, bleu, vert, jaune sur lequel elles etaient imprimees mais en tout cas il ne ferait que ce qui lui paraitrait delicat, droit, correct, en accord avec ses idees etroites d'honnetete bourgeoise. Lui demander franchement de prendre un chemin detourne, seme de pieges et de chausse-trapes etait aussi inutile que dangereux; non seulement il refuserait de s'engager dans ce chemin, mais encore il s'indignerait, il se facherait qu'on le lui indiquat, et cela l'amenerait a des reflexions, a des appreciations, a des inquietudes qu'il fallait soigneusement eviter, sous peine de perdre en une minute ce qu'elle avait si laborieusement prepare depuis son arrivee en France,--c'est-a-dire son mariage avec Dayelle. Marier Corysandre et lui faire epouser Savine avait un grand interet pour elle, mais se marier elle-meme et se faire epouser par Dayelle en avait un bien plus grand encore. Elle, elle avait trente-huit ans, et pour elle les minutes, les heures, les jours se precipitaient avec la vitesse fatale de tout ce qui est arrive au bout de sa course et tombe de haut; encore une annee, encore deux peut-etre et l'irreparable serait accompli, elle serait une vieille femme. Si son mariage avec Dayelle manquait, ce serait fini. Ou trouver un autre Dayelle aussi riche, en aussi belle situation que celui-la? avec cette fortune et cette situation, elle ferait de lui un personnage dans l'Etat, tandis que d'Avizard et de Leplaquet, elle ne pourrait jamais rien faire, si grande peine qu'elle se donnat: l'un resterait ce qu'il etait, un simple faiseur; l'autre, ce qu'il etait aussi, un boheme. C'etait le samedi que Dayelle devait arriver a Bade, par le train parti de Paris le soir. Bien que madame de Barizel eut horreur de se lever matin, ce jour-la elle montait en wagon a neuf heures pour aller a Oos, qui est la station de bifurcation de Bade, l'attendre au passage. Au temps ou elle etait jeune et ou elle aimait reellement, elle n'avait jamais eu de ces attentions, mais alors les demonstrations et les preuves etaient inutiles, tandis que maintenant elles etaient indispensables. Dayelle etait defiant; de plus, il avait des moments lucides ou, se voyant ce qu'il etait reellement, un vieillard, il se demandait s'il pouvait etre vraiment aime, si ce n'etait point une illusion de le croire, un ridicule de l'esperer; et le seul moyen pour combattre ces defiances etait de lui donner de telles preuves de cet amour, qu'elles fissent taire les soupcons du doute aussi bien que les objections de la raison. Comment ne pas croire a la tendresse d'une femme qu'on sait paresseuse et dormeuse avec delices, et qui quitte son lit a huit heures du matin, qui s'impose la fatigue d'un petit voyage en chemin de fer pour venir au-devant de celui qu'elle attend et lui faire une surprise! Elle fut grande, cette surprise de Dayelle, et bien agreable, quand pendant la manoeuvre au moyen de laquelle on detachait son wagon du train de la grande ligne pour le placer en queue du train de Bade, il vit la portiere de son salon s'ouvrir et madame de Barizel apparaitre, souriante, avec la joie et la tendresse dans les yeux. --Eh quoi, s'ecria-t-il en lui tendant les deux mains pour l'aider a monter, vous ici! XIII La distance est courte d'Oos a Bade. Pendant ce trajet, le nom du duc de Naurouse ne fut pas prononce. Pouvait-elle penser a un autre qu'a celui qu'elle etait si heureuse de revoir? C'etait pour lui qu'elle etait venue, c'etait de lui seul qu'elle pouvait s'occuper. Mais, apres les premiers moments d'epanchement, il etait tout naturel de parler de ce qui s'etait passe depuis la derniere visite de Dayelle a Bade, et alors le nom du duc de Naurouse se presenta, amene par la force des choses. --A propos, j'ai une nouvelle a vous annoncer, une grande nouvelle que j'allais oublier, tant je suis troublee. Il faut me pardonner, quand je vous vois, je perds la tete et ne pense plus a rien. Vous connaissez le duc de Naurouse? --Je l'ai beaucoup vu chez le duc d'Arvernes, a la campagne, au chateau de Vauxperreux; presentement, il est en train de faire un voyage autour du monde. --Presentement, il est a Bade, arrivant de son voyage, et j'ai tout lieu de penser qu'il est amoureux de Corysandre. Elle dit cela joyeusement, glorieusement; mais Dayelle ne s'associa pas a cette joie, loin de la. --Si ce que vous supposez etait vrai, dit-il gravement, il ne faudrait pas s'en rejouir; il faudrait, au contraire, s'en affliger, M. de Naurouse ne serait nullement le mari que je souhaiterais a votre fille. --Qu'a-t-on a lui reprocher? Avant de repondre, Dayelle prit une pose parlementaire, la tete en arriere, les yeux a dix pas devant lui, deux doigts de la main dans la poche de son gilet, le bras gauche etendu noblement: --Vous savez, dit-il, combien est vive l'affection que je porte a votre fille, d'abord parce qu'elle est votre fille et puis aussi parce qu'elle est charmante; c'est sincerement que je souhaite son bonheur. M. le duc de Naurouse n'est pas digne d'elle et je ne crois pas qu'il puisse la rendre heureuse. Il faut que vous ayez jusqu'a ces derniers temps habite l'Amerique pour que le tapage de cette existence ne soit point arrive jusqu'a vous; c'est non seulement son argent que M. de Naurouse a gaspille follement, le jetant aux quatre vents comme s'il avait hate de s'en debarrasser, c'est aussi son coeur, sa sante. Le scandale de ses amours avec la duchesse d'Arvernes a etonne Paris qui, vous le savez, ne s'etonne pas facilement. Bref et en un mot, M. le duc de Naurouse, bien que jeune, beau, distingue, riche et noble, n'est pas mariable; soyez sure que s'il se presentait dans une famille honnete il serait econduit et que pas une mere, qui le connaitrait, ne consentirait a lui donner sa fille. Pour moi, si mon fils avait eu une pareille conduite, je renoncerais a le marier. Tout Dayelle etait dans ce discours debite avec une gravite et une lenteur emphatiques. Madame de Barizel resta un moment embarrassee, car ce qu'elle avait a repondre a cette condamnation ne pouvait pas etre dit, sous peine de se faire condamner elle-meme. Apres quelques secondes de reflexion son parti fut pris: Dayelle pouvait etre utilise. --J'avoue, dit-elle, que ce que vous venez de m'apprendre me plonge dans l'etonnement; mais je n'ai rien a repondre aux raisons que vous avez exposees avec cette noblesse, cette droiture, cette surete de conscience, cette hauteur de vues qu'on rencontre toujours en vous et en toutes circonstances, parce qu'elles sont le fond meme de votre nature. Dayelle eut un sourire d'orgueil, car il n'etait pas encore blase sur ces eloges dont elle l'accablait, et c'etait pour lui un plaisir toujours nouveau de s'entendre louer par ces belles levres et de se voir admirer par ces beaux yeux. Elle continua: --Ce n'est pas a moi que je voudrais vous entendre redire ce que vous venez de si bien m'expliquer, ce serait a Corysandre d'abord, et puis ensuite a une autre personne. --Cela est assez difficile avec Corysandre. --Pas pour vous; votre tact vous fera trouver juste ce que peut entendre une jeune fille. Maintenant la seconde personne a laquelle je voudrais vous voir repeter ce que vous m'avez explique, c'est-a-dire que le duc de Naurouse n'est pas mariable, c'est... vous allez sans doute surpris, c'est... le duc de Naurouse lui-meme. Comme Dayelle faisait un mouvement de repulsion, elle poursuivit en insistant: --Pour tout autre ce serait la une commission delicate; mais pour vous, avec votre tact, avec l'autorite que vous donnent votre caractere et votre position, il me semble que quand le duc de Naurouse vous parlera de l'impression que Corysandre a produite sur lui, et il vous en parlera, j'en suis certaine, sachant l'amitie que vous nous portez, il me semble que vous pouvez tres bien lui repondre par ce que vous m'avez dit. --Mais c'est impossible, s'ecria Dayelle. Madame de Barizel, qui avait jusque-la parle avec une douceur caressante, changea brusquement de ton, et sa parole, son geste, son regard, prirent une energie qui rendait la contradiction difficile: --Jusque-la, dit-elle, je ne vous ai parle que de Corysandre; mais je crois que je dois vous parler aussi de moi; de vous, de nous. Voulez-vous que je sois toute a vous? Aidez-moi a marier Corysandre au plus vite. Notre situation, telle qu'elle existe maintenant, ne peut pas se prolonger plus longtemps. Vous comprenez que la verite peut se decouvrir d'un moment a l'autre, et que, du jour ou elle sera connue, du jour ou le monde donnera son vrai nom a ce qu'il a accepte jusqu'a present pour de l'amitie, le mariage de Corysandre sera gravement compromis, empeche peut-etre pour jamais, par le scandale de la conduite de sa mere. Ne serait-ce pas affreux? Aidez-moi donc a la marier si vous m'aimez comme je vous aime. --En quoi la mission que vous voulez que je remplisse aupres du duc de Naurouse aidera-t-elle au mariage de Corysandre? Elle se mit a sourire. --Comme les hommes les plus fins sont naifs pour les choses de sentiment, dit-elle en reprenant le ton caressant. Comprenez donc que le duc de Naurouse ne doit nous servir qu'a decider le prince Savine, et que le prince se decidera quand il saura qu'il a un rival. --Puisque ce rival n'aura paru que pour se retirer... --Il se retirera ecarte par vous, notre ami prudent, mais non par nous, de telle sorte qu'il peut revenir; c'est la peur de ce retour qui, je l'espere, amenera le prince Savine a realiser enfin une resolution arretee dans son esprit comme dans son coeur et qu'il differe, je ne sais pourquoi. XIV Comme c'etait le soir meme, apres le diner, que Dayelle devait adresser son etrange discours au duc de Naurouse, il voulut se preparer pendant la journee en repetant a Corysandre ce qu'il avait dit le matin a madame de Barizel sur le jeune duc. Malheureusement pour son eloquence, Corysandre ne lui facilita point sa tache, et, malgre le tact que madame de Barizel lui avait reconnu le matin, il s'arreta plusieurs fois, embarrasse pour continuer. Aux premiers mots Corysandre avait souri, heureuse qu'on lui parlat du duc de Naurouse; mais, quand elle avait vu que ce n'etait pas du tout l'eloge qu'elle attendait que Dayelle entreprenait, elle avait pris sa mine la plus dedaigneuse, et, malgre les signes desesperes de sa mere, elle avait repondu d'une facon peu reverencieuse aux observations qui la contrariaient: --Alors il a fait des dettes, M. de Naurouse? --Des dettes considerables. --Et il les a payees? --Mais sans doute. --Eh bien? cela ne prouve pas, il me semble, que ce soit un jeune homme desordonne, au contraire. Sur un autre sujet plus delicat que Dayelle avait traite avec toutes sortes de menagements, elle avait repondu sur le meme ton. --Alors il a eu des maitresses, M. de Naurouse? Dayelle avait incline la tete. --Et il les a aimees? Dayelle avait repete le meme signe afflige. --Il a fait des folies pour elles? --Scandaleuses. --Vraiment! Et en quoi etaient-elles scandaleuses? Voila ce que je voudrais bien savoir. --C'est la une question qui n'est pas convenable dans ta bouche, interrompit madame de Barizel, qui, voyant la tournure que prenait l'entretien, aurait voulu le couper court, de peur que Corysandre, par quelques mots d'enfant terrible, ne fachat Dayelle. --Alors je la retire, ma question, dit Corysandre, jusqu'au jour ou je pourrai la poser a M. de Naurouse lui-meme, ce qui sera bien plus drole. --Corysandre! --Si je ne dois pas avoir la fin des histoires que vous commencez, pourquoi les commencez-vous? qu'est-ce que cela me fait, a moi, que M. de Naurouse ait gaspille une partie de sa fortune; qu'est-ce que cela me fait qu'il ait eu des maitresses et qu'il les ait aimees follement? cela prouve qu'il est capable d'amour et meme de passion, ce que je trouve tres beau. Quand je dis que cela ne me fait rien, ce n'est pas tres vrai, et, pour etre sincere, car il faut toujours etre sincere, n'est-ce pas? Dayelle, a qui elle s'adressait, ne repondit pas. --Pour etre sincere, je dois dire que cela me fait plaisir. --Et pourquoi? demanda Dayelle serieusement. --Parce que cela confirme le jugement que j'avais porte sur M. de Naurouse en le regardant. --Et quel jugement aviez-vous porte? demanda Dayelle. --Ne l'interrogez pas, dit madame de Barizel, elle va vous repondre quelque sottise. Habituellement, lorsque sa mere l'interrompait ainsi, ce qui arrivait assez souvent devant Leplaquet, Dayelle ou Avizard, c'est-a-dire devant des amis intimes, Corysandre se taisait en prenant une attitude ou il y avait plus de dedain que de soumission, mais cette fois il n'en fut point ainsi; au lieu de courber la tete, elle la releva. --En quoi donc est-ce une sottise, dit-elle lentement, de repondre a une question que M. Dayelle trouve bon de me poser? Si j'ai dit que cela me faisait plaisir d'apprendre que M. de Naurouse etait capable d'amour, c'est qu'en le voyant je l'avais juge ainsi et que je suis bien aise de voir que je ne me suis pas trompee sur lui. S'adressant a sa mere directement: --Je t'ai dit que M. de Naurouse me plaisait, n'est-il pas tout naturel que je sois satisfaite d'apprendre des choses qui ne peuvent qu'augmenter la sympathie que j'eprouve pour lui? --Mais, malheureuse enfant, s'ecria Dayelle, ce n'est, pas de la sympathie que ces choses doivent vous inspirer, c'est de la repulsion, de l'eloignement. --Alors c'etait pour cela que vous me les disiez! eh bien! franchement, mon bon monsieur Dayelle, vous n'avez pas reussi. Je vois que M. de Naurouse ne ressemble pas au commun des hommes: qu'il a un caractere a lui: qu'il est capable d'entrainement et de passion; qu'il a inspire des amours extraordinaires, ce qui est quelque chose, il me semble: qu'il a occupe tout Paris, ce qui n'est pas donne a tout le monde, et pour tout cela il me plait un peu plus encore qu'avant que vous ne me l'ayez fait connaitre. A l'age ou les petites filles jouent encore a la poupee on m'a dit "Plais a celui-ci, plais a celui-la." Et depuis on me l'a repete sans cesse, sans s'inquieter jamais de savoir si celui-ci ou celui-la me plaisaient. Il semble que je sois une marchandise, une esclave qui doit plaire a l'acheteur et passer entre ses mains le jour ou il voudra de moi. Je ne me suis jamais revoltee; je ne me revolte pas. Mais je trouve enfin un homme qui me plait, et je le dis tout haut, non a lui, mais a vous, ma mere, a l'ami de ma mere, est-ce donc un crime? --Quelle sauvage! s'ecria madame de Barizel. Corysandre la regarda un moment; puis avec un profond soupir: --Ah! si je pouvais en etre une, dit-elle, une vraie! XV A l'exception de Savine, qui trouvait qu'il etait de sa dignite de se faire toujours attendre, les convives de madame de Barizel furent exacts. Le diner etait pour sept heures; a sept heures vingt minutes seulement, on entendit sur le sable du jardin le roulement d'une voiture, puis les piaffements des chevaux qu'on arretait, le saut lourd de deux valets qui sautaient a terre pour ouvrir la portiere et se tenir respectueux sur le passage de leur maitre. C'etait Son Excellence le prince Savine, qui, pour venir du Graben aux allees de Lichtenthal, c'est-a-dire pour une distance qu'on franchit a pied en quelques minutes, avait fait atteler, afin d'arriver dans toute sa gloire et faire une entree digne de lui. Madame de Barizel, Dayelle et Leplaquet s'empresserent au-devant de lui; mais Corysandre, qui etait en conversation avec le duc de Naurouse dans l'embrasure d'une fenetre en tete-a tete, ou qui plutot ecoutait le duc de Naurouse, ne se derangea pas et elle attendit que Savine vint a elle, sans lever les yeux, sans les tourner de son cote, toujours souriante et attentive a ce que Roger lui disait. Quand on avait annonce le prince, Roger, avait eu un moment d'emotion. En voyant l'indifference qu'elle temoignait et qui certainement n'etait pas jouee, une joie bien douce lui emplit le coeur. Assurement, elle n'aimait pas Savine; jamais elle n'avait eprouve un sentiment tendre pour lui. Et les remarques qu'il avait faites pendant leur promenade a Eberstein se trouverent confirmees d'une facon frappante. Elles le furent bien mieux encore lorsqu'on dut passer dans la salle a manger. A ce moment Savine, qui en entrant ne leur avait adresse que quelques courtes paroles sur un ton peu gracieux, revint vers Corysandre pour la conduire; mais vivement elle tendit la main a Roger qu'elle n'avait pas quitte des yeux. --J'accepte votre bras, monsieur le duc, dit-elle gaiement. Savine, qui deja arrondissait le bras en souriant d'un air un peu plus aimable, resta interloque, tandis que Corysandre impassible et Roger tout heureux tournaient autour de lui pour suivre madame de Barizel et Dayelle. Si Leplaquet n'avait pas ete invite, Savine serait entre le dernier dans la salle a manger. Il etait suffoque. Si Dayelle ne fut pas suffoque, au moins fut-il fort etonne lorsque, arrive a sa place et se retournant, il vit venir Corysandre et le duc de Naurouse, souriants l'un et l'autre, tandis que Savine, la figure empourpree et les sourcils contractes, les suivait avec Leplaquet. Eh quoi! etait-ce ainsi que cette petite sauvage devait se conduire avec le prince, son pretendant, son futur mari, celui qu'on desirait si vivement lui voir epouser? Et, dans son mouvement de surprise, il pressa le bras de madame de Barizel pour appeler son attention sur ce scandale. Mais elle ne repondit pas a cette pression, et ses yeux ne suivirent pas la direction que l'attitude de Dayelle lui indiquait; car il n'y avait la rien qui put la surprendre, puisque, a l'avance, ce qui venait de se passer avait ete arrete entre elles. C'etait elle, en effet, qui avait dit a Corysandre de prendre le bras du duc de Naurouse, et de se conduire avec celui-ci de telle sorte que Savine en fut pique. --Il faut qu'il avance, avait-elle dit, et qu'il se decide; profitons de la presence du duc de Naurouse; qui sait combien de temps nous l'aurons! Roger ne s'etait pas trompe dans ses previsions: Dayelle et Savine se trouverent places a droite et a gauche de madame de Barizel; le journaliste et lui de chaque cote de Corysandre. On servit, et, comme le diner venait du restaurant, il se trouva bon; comme les domestiques ne furent pas ceux de madame de Barizel, ils s'occuperent convenablement de leur besogne; comme le linge etait loue, il fut propre; comme l'argenterie, la vaisselle, les cristaux appartenaient a la maison et qu'ils avaient ete nettoyes et essuyes par des domestiques etrangers, ils ne trahirent en rien le desordre et la malproprete qui etaient cependant la regle ordinaire de cette maison; les fleurs de la salle a manger etaient aussi fraiches que celles du salon, et comme, pour faire le service, il fallait de la cuisine passer par le vestibule, les convives, heureusement pour leur appetit, ne pouvaient pas deviner ce qu'etait cette cuisine. D'ailleurs, a l'exception de Savine, que la mauvaise humeur rendait silencieux, aucun d'eux n'etait en etat de faire attention a ce qui se passait autour de lui: Leplaquet, parce qu'il veillait a entretenir la conversation, parlant lorsqu'elle tombait, se taisant lorsqu'il n'avait pas besoin de faire sa partie; Dayelle parce qu'il n'avait d'yeux et d'oreilles que pour madame de Barizel qui l'avait en quelque sorte magnetise en lui posant sur le pied le bout de sa bottine; le duc de Naurouse enfin, parce qu'il etait tout a Corysandre, ne prenant interet qu'a ce qui venait d'elle et s'appliquait a elle. Dayelle qui avait commence joyeusement le diner l'acheva assez melancoliquement: il s'etait engage envers madame de Barizel a presenter ses observations au duc de Naurouse ce soir-la, et, a mesure que le diner s'avancait, le souvenir de cet engagement lui devenait plus desagreable et plus genant. Il etait fier, ce jeune duc, d'humeur peu accommodante lorsqu'on se melait de ses affaires; comment pendrait-il la chose? Quelle singuliere idee madame de Barizel avait-elle eue de le charger d'une pareille commission? La preoccupation de Dayelle et la mauvaise humeur persistante de Savine abregerent les causeries du dessert; on sortit de table pour aller dans le jardin, ou Corysandre et Roger s'installerent, de facon a continuer leur duo, et, au bout d'un certain temps, Savine, dont la mauvaise humeur s'etait accrue, annonca qu'il etait oblige de retourner au trente-et-quarante pour suivre une serie qui l'interessait. Ce fut le signal du depart. --Ne voulez-vous pas venir voir notre ami faire sauter la banque? demanda Roger a Corysandre, esperant ainsi rester plus longtemps avec elle; nous suivrons ses emotions sur son visage. --Sachez, mon cher, que je n'ai pas d'emotions, dit Savine de plus en plus maussade. --Alors, repondit Corysandre, cela n'offre aucun interet de vous voir jouer, et je ne sais vraiment pas pourquoi, le prince Otchakoff et vous, vous avez toujours une galerie si nombreuse. --Otchakoff, parce qu'il joue follement; moi, parce que mes combinaisons sont interessantes. --Pour moi, continua Corysandre qui n'avait jamais tant parle, le joueur qui m'interesse, c'est celui qui s'approche de la table en se disant: je ruine ma femme et mes enfants, si je perds, je n'ai plus qu'a me tuer, et qui joue cependant; voila celui qui me touche et que j'admire. --Celui-la est un fou, dit Savine. --Ou un passionne, dit Roger. --J'aime les passionnes, dit Corysandre. Sur ce mot on se separa et les hommes se dirigerent tous les quatre vers la _Conversation_, Savine et Leplaquet allant en tete, Dayelle et Roger venant ensuite. Arrives a la maison de jeu, Savine et Leplaquet monterent le perron, Roger, qui voulait faire parler Dayelle sur madame de Barizel et surtout sur Corysandre, parut peu dispose a les suivre. --Vous n'avez pas envie de jouer, monsieur le duc? demanda Dayelle. --Je n'ai pas joue depuis que je suis a Bade et je crois que je partirai sans avoir risque un louis. --Je ne saurais vous exprimer combien je suis heureux de vous voir dans ces dispositions, car il y a quelques annees vous etiez un grand joueur, et le jeu vous a coute cher. --C'est peut-etre ce qui m'a gueri. Dayelle croyait avoir trouve une ouverture pour placer son discours, il se hata d'en profiter: --Enfin, je suis, je vous le repete, bien heureux de vous voir revenu si sage de votre voyage; c'est un grand bonheur pour vous, ce sera une grande joie pour ceux qui, comme moi, vous portent un vif interet, car je ne doute pas que vous ne perseveriez dans la bonne voie. La jeunesse a des entrainements, je comprends cela, mais il ne faut pas qu'ils se prolongent au dela d'une certaine limite. Avec votre beau nom, avec votre grande fortune, quelle eut ete votre vie, je vous le demande, si vous aviez persevere dans la voie que vous suiviez avant votre depart. Roger se redressa blesse par cet etrange discours, mais, apres un court moment de reflexion, il n'interrompit pas, voulant voir ou il allait arriver. --Comment auriez-vous assure la perpetuite de ce nom par un mariage digne de la noblesse de votre race, continua Dayelle. Quelle mere de famille eut accepte pour gendre le jeune homme brillant et, passez-moi le mot, bruyant que vous etiez alors? Il y a des reputations qui font peur. Tandis que dans quelques annees, quand la preuve sera faite, et bien faite que ce jeune homme effrayant est devenu un homme sage, quelle famille, parmi les plus hautes, ne sera pas heureuse et fiere de votre alliance! Mais il faudra du temps, soyez-en sur, car les mauvaises impressions sont plus longues a s'effacer qu'a se former; et ce sera le temps, le temps seul qui amenera ce resultat; toutes les paroles, tous les engagements ne pourraient rien; on vous repondrait: "Attendons." Voila pourquoi je suis heureux de vous voir renoncer des maintenant a vos anciennes habitudes pour en prendre de nouvelles qui, seules, peuvent, dans un avenir, je ne dis pas immediat, mais prochain au moins, vous donner la vie qui convient a un duc de Naurouse, et que personne ne vous souhaite plus sincerement que moi, croyez-le. Dayelle avait cesse de parler, que Roger se demandait ce qu'il y avait dans ces paroles, et sous ces paroles. Que cachaient leur forme entortillee et leur sens obscur? Qui les avait inspirees? Dans quel but ce vieux bonhomme, qui etait l'ami de madame de Barizel, son ami intime, les lui adressait-il? XVI Malgre les savantes combinaisons de madame de Barizel, les choses continuerent de suivre leur cours sans changement, c'est-a-dire sans que le prince Savine et le duc de Naurouse parlassent mariage. Leur empressement aupres de Corysandre ne laissait rien a desirer; chaque jour c'etaient des parties nouvelles, des promenades a cheval et en voiture dans la Foret-Noire, des excursions dans les villages voisins et dans les villes ou il y avait quelque chose a voir, des petits voyages ca et la le long du Rhin ou dans les Vosges; mais c'etait tout. Savine se montrait ce qu'il avait toujours ete: tres eloquent en temoignages d'admiration. Il etait impossible de voir des yeux plus tendres que ceux que le duc de Naurouse attachait sur Corysandre, d'entendre une voix plus douce que la sienne lorsqu'il lui parlait, ce qu'il faisait depuis le moment ou il arrivait jusqu'au moment ou il partait. Fatiguee d'attendre, impatiente, inquiete, pressee par toutes sortes de raisons, madame de Barizel se decida enfin a faire une tentative directe sur Savine, de facon a l'obliger a se prononcer ou tout au moins a montrer quels etaient ses vrais sentiments pour Corysandre, jusqu'ou ils allaient et ce qu'on pouvait en attendre. Lorsqu'elle se fut arretee a cette idee, elle n'en differa pas l'execution, si serieuse qu'elle fut. Savine devait venir dans la journee; elle s'arrangea pour etre seule au moment de son arrivee et aussi pour n'etre point derangee tant que durerait leur entretien. Bien qu'elle fut encore assez jeune pour inspirer des passions, elle etait cependant dans la classe des meres, de sorte que ceux qui venaient pour voir Corysandre et qui, au lieu de trouver la fille, ne trouvaient que la mere, se laissaient aller bien souvent a un mouvement de deception. --Mademoiselle Corysandre? demanda Savine apres les premiers mots de politesse. --Elle est dans sa chambre, ou elle restera, car j'ai a vous entretenir en particulier de choses graves. En particulier! Des choses graves! Savine fut inquiet. L'heure qu'il avait si souvent redoutee etait-elle sonnee? Allait-on lui demander a quel but tendaient ses assiduites dans cette maison? --Et notre entretien, continua madame de Barizel, doit rouler sur elle, au moins incidemment, surtout sur l'un de vos amis. D'amis, il n'en avait reellement qu'un: lui-meme; puisque ce n'etait pas de lui qu'il allait etre question, il n'avait pas a prendre souci. Les autres, ses amis, que lui importait? Il s'installa commodement dans son fauteuil pour subir le supplice qu'on allait lui imposer, se disant tout bas qu'on etait vraiment bien bete de s'exposer a ce que des gens pussent pretendre qu'ils etaient vos amis. --Vous connaissez beaucoup M. le duc de Naurouse? commenca madame de Barizel. --Comment, si je le connais; c'est mon meilleur ami; nous sommes lies depuis plusieurs annees. C'est lui qui m'a assiste dans mon duel avec le duc d'Arcala, ce duel stupide ou j'ai eu la sottise, par pure generosite, de me faire donner un coup d'epee par un adversaire moins naif que moi, au moment meme ou je cherchais a le menager. C'etait la un souvenir que Savine aimait a rappeler au moins en ces termes, dont il etait satisfait. --Alors, il n'est personne mieux que vous qui puisse dire ce qu'est M. le duc de Naurouse? --Personne. Cependant, par cela seul que je suis son ami... --Oh! soyez sans crainte; je n'ai pas a me plaindre de M. de Naurouse et ce n'est pas une accusation que je veux porter contre lui: je trouve que c'est un des hommes les plus charmants que j'aie jamais rencontres. --Certainement, dit Savine avec une grimace, car rien ne le faisait plus cruellement souffrir que d'entendre l'eloge de ses amis. --Distingue. --Tres distingue, et meme peut-etre, si cela est possible a dire, un peu trop distingue, ce qui lui donne quelque chose d'effemine. --Genereux. --Genereux jusqu'a la prodigalite, jusqu'a la folie, car toute qualite poussee a l'extreme devient un defaut. --Noble. --De la meilleure noblesse; bien que, par sa mere, qui etait une Condrieu-Revel, c'est-a-dire tout bonnement une Coudrier si le proces en ce moment pendant est fonde, il y ait une tache sur son blason. --Beau garcon. --Tres beau garcon, quoique sa beaute ne soit pas tres solide a cause de sa sante qui a ete rudement eprouvee et qui meme inspire des craintes serieuses a ses amis. --La mine fiere. --Que trop, car il y a des moments ou cette fierte frise l'arrogance. --Le caractere chevaleresque. --A un point que vous ne sauriez imaginer. Si je vous disais ce que ce caractere chevaleresque lui a fait commettre d'extravagances, vous en seriez stupefaite. --Plein de coeur. --Oh! pour cela, rien n'est plus vrai; on peut meme dire que c'est la son faible, le brave garcon. Combien de fois a-t-il ete victime de son coeur! Et ce qu'il y a de curieux, c'est que l'apparence le fait prendre pour un sceptique et un indifferent; tandis qu'en realite c'est un naif et, pour toutes les choses de coeur, disons le mot... un jobard. --Je suis heureuse de voir que vous le jugez comme moi et que vous lui rendez pleine justice. --Je vous l'ai dit, c'est mon meilleur ami. --Je le savais avant que vous ne me le disiez et cependant je n'ai pas hesite a m'adresser a vous, parce que je savais en meme temps que ce n'etait pas en vain qu'on faisait appel a votre honneur, a votre probite. Les compliments debites ainsi, laches a bout portant, en pleine figure, provoquent ordinairement deux mouvements contraires chez ceux qui les recoivent les uns s'inclinent en ayant l'air de dire: "C'est trop"; les autres se redressent et se rengorgent en disant par leur attitude: "Vous pouvez continuer." Savine se rengorgea. Madame de Barizel continua donc. --Bien que nous ne vous connaissions pas depuis longtemps, nous avons pu vous apprecier, ma fille et moi, elle avec son instinct, moi avec l'experience d'une femme qui a souffert. Il est vrai qu'il n'y a pas grand merite a cela. Un homme aussi droit que vous, aussi franc... Savine se redressa encore. --Une nature aussi ouverte, qui parle toujours haut parce qu'elle n'a rien a cacher... Savine fit craquer le dossier de son fauteuil sous la pression de ses epaules. --Un caractere aussi loyal, un coeur aussi bon se laissent facilement penetrer. Ce sont les fourbes qui deroutent l'examen, les mechants; avec eux on ne sait jamais a quoi s'en tenir, on a peur. --Et on a bien raison. --N'est-ce pas? Enfin nous n'avons pas eu peur de vous; je veux dire je n'ai pas eu peur, car si ma fille partage les sentiments... d'estime que je ressens, comme elle ignore la demarche que j'entreprends en ce moment, elle n'a pas eu a se prononcer sur la question de savoir si malgre votre amitie pour M. le duc de Naurouse et les longues relations qui vous unissent, j'avais ou n'avais pas raison de compter sur une entiere sincerite de votre part. --J'espere qu'elle n'eut pas eu de doute a cet egard. --Oh! soyez-en sur: si Corysandre parle peu, c'est par discretion, par reserve de jeune fille, mais elle sait regarder, elle sait voir et je ne connais pas de jeune fille de son age qui sache comme elle, aller au fond des choses et les apprecier a leur juste valeur. D'un mot elle vous juge, et bien, et justement. Le malheur est qu'en ce qui vous touche je ne puisse rien dire de cette appreciation et de ce jugement, arretee que je suis par ce sentiment de modestie exageree qui vous empeche d'entendre tout ce qui ressemble a un compliment. --Oh! je vous en prie, dit Savine, rouge de joie orgueilleuse. --Ne craignez rien, je ne ferai pas violence a cette modestie; d'ailleurs ce n'est pas de vous qu'il s'agit, et ce que j'ai dit n'a eu d'autre objet que d'expliquer comment j'ai eu la pensee de m'adresser a vous dans les circonstances graves, solennelles, qui sont a la veille de se produire, au moins je le suppose. Savine, bien qu'il commencat a se rassurer et a croire,--on le lui disait d'ailleurs,--qu'il ne s'agissait pas de lui dans cet entretien, ne fut pas maitre d'imposer silence a sa curiosite, vivement surexcitee, et de retenir une question qui lui vint aux levres. --Quelles circonstances solennelles? dit-il vivement. Madame de Barizel le regarda bien en face, en plein dans les yeux. --La demande de la main de Corysandre par M. le duc de Naurouse, dit-elle lentement. Il n'etait point habituellement demonstratif, le prince Savine; cependant madame de Barizel avait si bien conduit l'entretien pour produire l'effet qu'elle voulait, qu'il laissa echapper une exclamation en se levant a demi sur son fauteuil. --Naurouse vous a demande la main de mademoiselle Corysandre? Elle ne repondit pas tout de suite, jouissant de cette emotion, pour elle pleine de promesses. Elle avait donc reussi; maintenant il ne lui restait plus qu'a poursuivre l'avantage qu'elle avait obtenu et a achever ce qu'elle avait si heureusement commence. --Je ne vous ai pas dit cela, repondit-elle enfin. Au moins dans ces termes. Je ne vous ai pas dit que la demande etait faite. Je suppose qu'elle est sur le point de se faire. --Ce n'est pas la meme chose. --Assurement. Mais, comme cette supposition repose sur des faits certains, mon devoir de mere est de prendre des precautions. Voici ces faits: M. de Naurouse a profite de la presence ici de M. Dayelle, qui est, comme vous le savez, notre meilleur ami, notre conseil, le second pere de Corysandre, pour lui parler mariage et lui prouver, ce qui veritablement n'aurait eu aucun interet pour M. Dayelle sans l'intimite qui nous unit, que les folies de jeune homme qu'il avait pu faire n'avaient aucune importance au point de vue de son mariage. --Vraiment! --Cela est caracteristique, n'est-ce pas? Ce n'est pas tout: il n'est presque pas de soiree que M. de Naurouse ne passe avec Leplaquet a l'interroger sur nous, sur M. de Barizel, sur moi, sur notre vie en Amerique, sur nos proprietes, sur Corysandre, surtout sur Corysandre. Cela a tellement frappe Leplaquet, qu'il a cru devoir m'en parler en me racontant comment le duc de Naurouse, pris pour lui d'une belle amitie, l'accompagne le soir pendant des heures entieres et ne peut pas le quitter. Cela aussi est caracteristique, n'est-ce pas, car il n'est pas dans les habitudes de M. de Naurouse de se lier ainsi et de montrer une telle curiosite, qui serait blessante pour nous, si elle ne s'expliquait pas par ma supposition. N'est-ce pas votre avis? Il repondit d'un signe de main. --Maintenant, continua madame de Barizel, ce qu'est M. de Naurouse avec ma fille, je n'ai pas a vous en parler, vous l'avez vu, vous le voyez comme moi tous les jours. Les choses etant ainsi, cette demande serait faite depuis quelque temps deja, j'en suis certaine, si M. de Naurouse n'avait ete et n'etait retenu par notre reserve: la mienne, qui est celle d'une mere prudente, et celle de Corysandre... --Il ne lui plait point? s'ecria Savine avec un elan de joie qu'il ne put pas contenir. Madame de Barizel prit une figure effarouchee et jusqu'a un certain point scandalisee: --Croyez-vous donc qu'on peut plaire ainsi a ma fille? La purete de Corysandre etant sauvegardee par l'observation qu'elle avait faite et sa dignite de mere prudente l'etant en meme temps, madame de Barizel put continuer a pousser Savine en l'attaquant aux endroits qu'elle savait etre les plus sensibles chez lui. --On ne peut pas ne pas reconnaitre que M. de Naurouse ne merite la sympathie. --Oh! certainement. --Sous tous les rapports. --Certainement. --Ainsi il est tres beau garcon. --Je vous le disais moi-meme tout a l'heure. --Nous sommes donc d'accord. Vous me disiez aussi qu'il etait plein de coeur, que son caractere etait chevaleresque, enfin vous me faisiez de lui un eloge tel que toute jeune fille qui l'aurait entendu aurait souhaite que celui dont on parlait ainsi devint son mari. --J'ai fait quelques reserves. --Parce que vous etes son ami. Mais, quel que soit votre esprit de justice ou meme plutot a cause de cet esprit de justice, vous proclamez que c'est un des hommes les plus charmants qu'on puisse rencontrer. Savine etait au supplice; chaque mot lui etait une blessure cruelle: un autre que lui meritant la sympathie; un autre beau garcon (il s'etait regarde dans la glace); un autre plein de coeur; un autre chevaleresque; un autre l'un des hommes les plus charmants qu'on put rencontrer! Qu'avait-il donc pour qu'on parlat de lui en ces termes, pour qu'on le jugeat ainsi? --Malgre toutes ces qualites, continua madame de Barizel, vous devez comprendre que Corysandre n'est pas fille a ouvrir son coeur a un sentiment qui ne serait pas avouable. Le duc de Naurouse a pu lui paraitre... Comment dirais-je bien? Le mot ne me vient pas. Mais peu importe. Enfin elle a pu le juger ce qu'il est reellement; mais de la a dire qu'il lui plait, comme vous l'avez dit, il y a un abime qu'elle ne franchira jamais. Non, jamais, jamais. Ce n'est pas la connaitre que de faire une pareille supposition. --Ce n'etait pas une supposition, dit Savine, qui, devant la vehemence de cette indignation maternelle, crut devoir s'excuser, c'etait un cri... un cri de surprise provoque par ce que vous m'appreniez. --Sans qu'on puisse admettre une seule minute que cette enfant si simple, si naive, si innocente, ait eprouve de la tendresse pour M. de Naurouse, je crois qu'elle ne serait pas insensible a sa recherche si M. de Naurouse demandait sa main. Pensez donc a ce que vous m'avez dit: a ses qualites, a sa belle figure, a sa mine fiere, a ses yeux passionnes, a son caractere chevaleresque, a sa jeunesse, a son esprit, a tous les merites que vous reconnaissez en lui et qu'un ami ne peut pas etre seul a voir, car ils crevent les yeux de tous. Chaque mot etait souligne et suivi d'un silence, de facon a ce que tous les coups portassent sans se confondre. --Pensez donc que c'est un des hommes les plus charmants qu'on puisse rencontrer, qu'il a tout pour lui: la naissance, la fortune... Savine se revolta. --La fortune? --Ce qu'on appelle la fortune en France, et vous savez que ma fille a les idees francaises. --Les Francais sont des creve-la-faim, bredouilla Savine. Madame de Barizel l'examina; il etait rouge a eclater. Elle jugea qu'elle l'avait suffisamment exaspere et qu'aller plus loin serait s'exposer a depasser la mesure; evidemment il etait dans un etat de colere furieuse, et s'il avait pu tordre le cou de celui dont on l'obligeait a ecouter et meme a faire l'eloge, il eut eprouve un immense soulagement. Naurouse n'etait plus son ami, c'etait un ennemi qu'il haissait a mort pour les douleurs qu'il venait d'endurer. Tout ce qu'elle pourrait dire maintenant du duc, de ses merites, de ses qualites, de son titre, de son rang, de sa fortune, serait inutile; l'envie de Savine ne pourrait pas en etre plus vivement surexcitee qu'elle ne l'etait. Ce qu'elle voulait, ce n'etait pas facher Savine, bien loin de la: c'etait tout simplement lui prouver que Corysandre pouvait etre aimee et recherchee par quelqu'un qui n'etait pas le premier venu, par un rival dont il devait etre jaloux. Et ce resultat etait obtenu: la jalousie, l'envie de Savine etaient exasperees; elle les voyait le gonfler a chaque parole caracteristique qu'elle assenait: il se contemplait dans la glace, il se redressait, il se bouffissait, les narines serrees, les joues ballonnees, les epaules rejetees en arriere, la poitrine bombee en avant: "Et moi, et moi! criait toute sa personne, regardez-moi donc, vous qui parlez d'un homme beau garcon!" Pour un peu, il eut raconte des histoires pour prouver que lui aussi avait du coeur, que lui aussi etait chevaleresque. Surtout il eut voulu faire l'addition de sa fortune. Et sa noblesse! N'etait-il pas prince? Maintenant qu'il etait dans cet etat, il y avait avantage a lui montrer qu'elles voyaient aussi des merites en lui, et de grands qui, s'ils ne supprimaient pas ceux du duc de Naurouse, les egalaient au moins et peut-etre les surpassaient. Apres l'avoir fait souffrir par l'envie, il fallait l'exalter par l'orgueil. --Vous voyez, dit-elle, en quelle estime je tiens le duc de Naurouse et quel cas nous faisons de lui, ma fille et moi. Mais, malgre tous les merites que je suis disposee a lui reconnaitre, il n'en est pas moins vrai que je ne sais pas ce qu'il est reellement. Ce n'est pas en quelques jours qu'on peut apprecier un homme et son pays, qu'on n'a pas vecu de sa vie et dans son le juger justement, alors surtout qu'on n'est pas de monde. Si la demande dont je vous parlais m'est faite, il faut que je puisse y repondre. Je ne peux pas plus l'accueillir a la legere que la repousser. C'est chose grave que le mariage, la plus grave de la vie, et lourde, bien lourde est ma responsabilite de mere, plus lourde meme que ne le serait celle d'une autre mere. Je suis seule, je n'ai pas de mari pour me guider et toute la responsabilite de la decision que je vais avoir a prendre pese sur moi, elle m'ecrase. Songez a ce qu'est la situation de deux femmes sans homme. Et nous ne sommes pas dans notre pays, ou les amities que M. de Barizel avait su se creer me seraient d'un si grand secours pour m'aider, pour m'eclairer, pour me guider! Si, comme tout me le fait croire, M. le duc de Naurouse me demande bientot, demain peut-etre, la main de ma fille, que dois-je lui repondre? D'un cote, il me semble, par le peu que je sais de lui, surtout par ce que je vois, que c'est un parti assez beau pour ne pas le dedaigner. Mais je n'ai pas confiance en moi, je ne suis qu'une femme, c'est-a-dire que je peux tres bien me laisser prendre a des dehors trompeurs. D'autre part, je me dis que ce parti, qui me parait beau parce que je le juge en femme, n'est peut-etre pas aussi beau qu'il en a l'air. De la mon tourment, mes angoisses. Et voila pourquoi je m'adresse a vous et vous dis: "Qu'est reellement le duc de Naurouse? Pour vous, qui le connaissez, est-il digne de Corysandre?" --C'est a moi que vous adressez une pareille question! s'ecria Savine stupefait. Cette exclamation et le ton dont elle fut prononcee firent croire a madame de Barizel qu'il allait ajouter "Moi qui l'aime!" c'est-a-dire le mot qu'elle attendait si anxieusement et qu'elle avait si laborieusement prepare, puisque tout ce qu'elle avait dit jusque-la n'avait eu d'autre but que de l'amener, que de le forcer. Mais il n'en fut rien: Savine, s'etant remis de sa surprise, se tint prudemment sur la reserve et resta bouche close. Alors elle continua, feignant de ne pas comprendre le vrai sens de cette exclamation: --Nous vous considerons donc comme notre ami, continua madame de Barizel, un de nos meilleurs amis, et par ce que je sais, par ce que j'ai vu, moi, femme d'experience, j'estime que votre esprit est un des plus surs auxquels on puisse faire appel, comme votre conscience est une des plus hautes, des plus fermes auxquelles on puisse demander un conseil. Voila pourquoi, dans les circonstances qui se presentent, j'ai eu la pensee de m'adresser a vous pour vous poser cette demande qui tout a l'heure a provoque en vous un moment de surprise. Ai-je eu tort? Bien que les hasards d'une vie tourmentee l'eussent endurcie, elle etait tremblante d'emotion en cette minute solennelle qui, en faisant le sort de Corysandre, allait decider le sien. La gene de Savine etait grande: la situation en effet se presentait sous un double aspect, et il fallait la trancher d'un mot sans pouvoir s'echapper. Vraiment elle etait cruelle, car s'il ne voulait pas de Corysandre pour sa femme, il aurait voulu au moins qu'elle ne fut pas la femme d'un autre, surtout celle d'un ami qu'on mettait sur la meme ligne que lui, d'un ami qui avait su se faire aimer sans doute, ainsi que cela semblait resulter des paroles entortillees de la mere, sous lesquelles il semblait qu'on pouvait deviner les sentiments vrais de la fille. Durant quelques secondes: il balanca le parti qu'il allait prendre, enfin l'interet l'emporta. --Certainement Roger merite tout ce que vous avez dit, tout ce que nous avons dit de lui; s'il en etait autrement, il ne serait pas mon ami intime. Toutes les qualites que vous lui avez reconnues, je les lui reconnais aussi; ce n'est pas la peine de les rappeler, n'est-ce pas? cependant il y a un point sur lequel j'ai des reserves a poser... je trouve que la fortune de Naurouse est assez mediocre: quatre ou cinq cent mille francs de rente. Quelle figure peut-on faire avec cela dans le monde? Il haussa les epaules avec un parfait mepris. --Et puis... j'allais oublier un autre point sur lequel j'ai aussi des reserves a faire: c'est la sante. Il n'est pas solide, ce pauvre diable de Naurouse; son pere est mort d'une maladie du cerveau; sa mere a succombe a une maladie de poitrine et lui-meme est, je le crois bien, je le crains bien, poitrinaire. Mais, vous savez, on vit tres bien poitrinaire; et puis, en plus des on-dit, il y a un fait: c'est la facon dont il s'est jete a corps perdu dans des amours... ridicules; tout poitrinaire est follement sentimental, cela est connu. Cela me peine et beaucoup de vous parler ainsi, mais la confiance que vous me temoignez me fait un devoir d'etre franc et de tout dire. C'est pour cela aussi que je ne peux point passer sous silence la manie facheuse que Naurouse a eue de jeter son argent par les fenetres pour faire du bruit, du tapage, pour paraitre, au lieu de s'amuser pour le plaisir de s'amuser. C'est pour cela aussi que je rappelle le proces en usurpation de nom intente a son grand-pere, ce qui demolira terriblement la noblesse de Roger, si ce proces est perdu par M. de Condrieu-Revel, comme tout le fait supposer. Mais cela n'empeche, pas que Naurouse ne soit un charmant garcon; on n'est pas parfait, meme quand la faveur publique, qui souvent est bien bete, vous fait une sorte d'aureole. Madame de Barizel n'avait jamais entendu Savine parler si longuement. Ou voulait-il en venir avec cette demolition en regle qui n'avait epargne ni la fortune, ni la sante, ni le nom, ni le caractere, et qui s'etait terminee par une conclusion qui avait si peu de rapport avec ses attaques. --Aussi, en mon ame et conscience,--il se posa la main sur le coeur majestueusement,--mon avis est... c'est-a-dire le conseil que je vous donne est que vous acceptiez la demande du duc de Naurouse quand il vous l'adressera. Bien que madame de Barizel fut inquiete depuis quelques instants deja, ce coup la surprit si fort, qu'il la laissa un moment aneantie. --Car il vous adressera cette demande, continua Savine, cela ne fait pas le moindre doute pour moi. Comment aurait-il pu rester insensible a la splendide beaute de mademoiselle Corysandre, a son charme, a ses seductions, qui font d'elle une merveille incomparable! Pour moi il y a longtemps que je vous aurais adresse cette demande en mon nom... si je ne m'etais jure de mourir garcon. Il se tut, tres satisfait de lui; il avait demoli Naurouse et il s'etait lui-meme degage. Heureusement pour lui madame de Barizel s'etait depuis longtemps exercee a ne pas s'abandonner a son premier mouvement, car si elle avait cede a l'indignation furieuse qui l'avait saisie, il eut entendu des choses qui, apres les eloges et les compliments auxquels elle l'avait habitue, l'eussent etrangement et bien desagreablement surpris. Par un energique effort de volonte, elle se rendit maitresse d'elle-meme et refoula sa fureur. Ah! s'il n'avait pas ete l'ami du duc de Naurouse! Mais il etait l'ami du duc, et maintenant c'etait du cote de celui-ci qu'elle devait se retourner, en lui qu'elle devait esperer, sur lui qu'elle devait echafauder ses nouveaux projets; il ne fallait donc pas se faire en ce moment de ce miserable Savine un ennemi qui pouvait etre redoutable. XVII Madame de Barizel, qui avait horreur du mouvement, passait sa vie couchee ou etendue, ne quittant son canape ou son fauteuil qu'a la derniere extremite et dans des circonstances tout a fait graves. Cependant, lorsque Savine, qu'elle avait conduit jusqu'a la porte du salon, ce qui chez elle etait la plus grave preuve d'estime ou d'amitie qu'elle put donner, fut parti, au lieu de revenir s'asseoir, elle se mit a marcher a grands pas, allant, revenant, sans savoir ce qu'elle faisait, poussee par les mouvements desordonnes qui l'agitaient. --Mourir garcon, repetait-elle machinalement, mourir garcon! Pendant assez longtemps encore, elle marcha par le salon; puis, un peu calmee, elle alla s'allonger sur un divan, et la elle continua de reflechir. Enfin, s'etant arretee a une resolution, elle sonna et commanda qu'on priat Corysandre de descendre. Celle-ci ne tarda pas a arriver, l'air ennuye. --J'ai a te parler, dit madame de Barizel, serieusement. --C'est de mon mariage, n'est-ce pas, qu'il va etre question? dit-elle. --Oui. --Helas! --Ecoute-moi avant de te plaindre et peut-etre apres me remercieras-tu. --Ce serait si tu voulais bien ne plus me parler de mariage que je te remercierais, si tu savais comme je suis lasse de toutes ces combinaisons que tu te donnes tant de peine a chercher et qui n'aboutissent jamais, comme j'en suis humiliee. Son beau visage s'anima, mais pour se voiler d'une expression melancolique: --Si tu savais comme j'en suis malheureuse. --Eh bien je ne veux pas que cela dure plus longtemps; je ne veux pas que tu sois malheureuse, je ne l'ai jamais voulu. Sois convaincue que tu n'as pas de meilleure amie que ta mere; que je n'ai jamais voulu que ton bonheur; que je ne veux que lui et que je suis prete a tout pour l'assurer. Ecoute-moi et tu vas le voir; mais d'abord reponds-moi en toute sincerite, sans rien me cacher, franchement: que penses-tu du prince Savine? --Je te l'ai dit vingt fois, cent fois, et je te l'aurais dit bien plus encore si tu avais voulu m'ecouter. --Le temps n'a pas modifie ton impression premiere? --Oh! si. Je le vois aujourd'hui plus insupportable qu'il ne m'etait apparu avant de le connaitre; suffisant, vaniteux, arrogant, envieux, egoiste jusqu'a la ferocite, miserablement avare, sans coeur, sans honneur, sans courage, sans esprit, fourbe, menteur, hableur, je lui cherche vainement une qualite, car il n'est meme pas beau avec son grand corps mal degrossi et ses graces d'ours blanc. C'etait la premiere fois que sa mere la voyait parler avec cette passion, elle toujours si calme, si indifferente; elle s'etait dressee sur son fauteuil et, le corps penche en avant, la tete haute, elle semblait de son bras droit, qu'elle levait et abaissait a chaque mot, assener ces epithetes qui lui montaient aux levres sur Savine place devant elle. --Alors, continua madame de Barizel apres quelques instants, tu voudrais ne pas devenir sa femme? Corysandre ne repondit pas. --Reponds-moi donc, dit madame de Barizel en insistant. --A quoi bon? Je t'ai deja repondu a ce sujet. Tu m'as dit que j'etais folle; que ce mariage etait necessaire; qu'il fallait qu'il se fit; qu'il etait le plus beau que je puisse souhaiter; que le refuser c'etait faire ton malheur et le mien; que nous n'avions que ce seul moyen de sortir de la situation ou nous nous trouvons; enfin, par la priere, par le commandement, par la persuasion, de toutes les manieres, tu me l'as impose. Pourquoi viens-tu me demander aujourd'hui si je veux devenir sa femme? --Pour connaitre ton sentiment. --Il n'a pas plus change sur le mariage que sur le mari, l'un me deplait autant que l'autre: tu voulais savoir, tu sais. --Et je ferai mon profit de ce que tu dis; tu le verras tout a l'heure: Maintenant, autre question a laquelle tu dois repondre avec la meme franchise: que penses-tu du duc de Naurouse? Tes idees a son egard n'ont pas change? --Il me plait autant que le prince Savine me deplait; tous les defauts de l'un sont des qualites opposees chez l'autre. --Alors, si le duc de Naurouse te demandait en mariage, tu l'accepterais? Corysandre palit et ce fut les levres tremblantes qu'elle regarda sa mere; voyant un sourire dans les yeux de celle-ci, elle poussa un cri. --Il m'a demandee? Mais cette explosion de joie qui venait de se manifester par ce cri et cet elan irresistible fut de courte duree. --Pas encore, dit madame de Barizel. --Ah! pourquoi m'as-tu fait cette joie! murmura Corysandre, se renversant dans son fauteuil. --C'est toi qui t'es trompee; je ne t'ai pas dit et je n'ai pas voulu te dire que le duc de Naurouse t'avait demandee, mais simplement, et cela est quelque chose, tu vas le voir, que s'il te demandait je suis disposee a te donner a lui. Corysandre se leva vivement et, d'un bond venant a sa mere, elle la prit dans ses bras et l'embrassa. C'etait la premiere fois depuis qu'elle n'etait plus une enfant qu'elle avait un de ces elans d'effusion. Apres le premier mouvement de trouble, madame de Barizel la fit asseoir sur le canape, pres d'elle; et, lui tenant une main dans les siennes: --Tu vois maintenant combien tu m'as mal jugee trop souvent. Je n'ai jamais voulu que ton bonheur, et, si nous n'avons pas toujours ete d'accord, c'est qu'avec ton inexperience tu ne peux pas juger le monde et la vie, comme je les juge moi-meme. J'ai cru que c'etait assurer ton bonheur que te faire epouser le prince Savine, dont le nom, la fortune et la situation m'avaient eblouie; et si, malgre les repugnances que tu as manifestees, j'ai persiste dans ce projet, c'est que j'ai cru que ces repugnances s'effaceraient quand tu connaitrais mieux le prince, en qui je ne voyais pas, comme toi, un ours blanc mal degrossi. Mais, au lieu de diminuer, ces repugnances ont grandi; aujourd'hui, le prince te parait le monstre que tu viens de me depeindre.--Dans ces conditions, moi, ta mere, qui veux ton bonheur, je ne puis te dire qu'une chose: renoncons au prince Savine et epouse le duc de Naurouse, mais epouse-le. --Il m'epousera, je te le promets, je te le jure! XVIII Savine etait sorti de chez madame de Barizel enchante de lui-meme. C'etait son habitude de trouver toujours dans ce qu'il avait dit comme dans ce qu'il avait fait, de meme dans ce qu'il n'avait pas dit et ce qu'il n'avait pas fait, des motifs de satisfaction qui lui permettaient de se feliciter. Il avait parle, il avait agi, il avait ete bien inspire; il s'etait abstenu de paroles et d'actes, il avait ete habile; jamais il n'avait eu tort, jamais il n'avait commis une erreur, encore moins une maladresse ou une sottise, et quand les choses n'avaient point tourne selon son desir ou ses interets, c'etait la faute des circonstances, ce n'etait pas la sienne. Comment eut-il ete en faute, lui! Dieu, oui; Dieu en qui il croyait quand il reussissait et en qui il ne croyait plus quand il echouait, Dieu pouvait se tromper et faire des betises; mais lui Savine, non, mille fois non, cela etait impossible. Cependant ce jour-la il etait plus satisfait encore, plus fier de lui qu'a l'ordinaire. Ceux qui le voyaient passer sous les arbres des allees de Lichtenthal, allant lentement, la poitrine bombee, la tete haute, le sourire de l'orgueil sur le visage, superbe, glorieux, le front dans les nuages, se disaient: Voila un homme heureux... Et de fait il l'etait pleinement, il avait la veine. Cette idee fut un eclair pour lui: puisqu'il avait la veine, il devait en profiter. Et avec cette superstition des joueurs, il se dit qu'il devait se hater. Aussitot, hatant le pas, il se dirigea vers le Graben pour prendre chez lui l'argent qui lui etait necessaire: la banque n'avait qu'a se bien tenir; mais que pourrait-elle contre sa chance s'unissant aux combinaisons inexorables du marquis de Mantailles? Elle allait sauter, non pas une fois, mais deux, indefiniment. Apres avoir pris tout ce qu'il avait d'argent, car il voulait risquer un coup decisif, il entra a la Conversation. Il n'eut pas de peine a trouver le marquis de Mantailles, qui, assis comme a l'ordinaire a la table de trente-et-quarante piquait avec une longue epingle des cartons places devant lui. Mais, si attentif qu'il fut a cette besogne, pour lui pleine d'interet, le vieux marquis ne manquait pas cependant, apres chaque coup, de promener un regard circulaire autour de lui pour voir s'il n'apercevait point un nouveau venu a qui il pourrait proposer quelques-unes de ses combinaisons inexorables ou meme une association pour ruiner toutes les banques de jeu, ce qu'il attendait, ce qu'il esperait toujours. Sur un signe de Savine, il quitta sa chaise et, suivit celui-ci, mais de loin, et ce fut seulement lorsqu'ils furent arrives dans un endroit ecarte du jardin ou il n'y avait personne qu'il l'aborda. --Le moment est-il favorable? demanda Savine. --On ne peut plus favorable; ainsi... Mais Savine, brutalement, lui coupa la parole. --Oh! vous savez, pas de blagues, n'est-ce pas. Le marquis redressa sa grande taille voutee et prit un air de dignite blessee; mais ce ne fut qu'un eclair; la reflexion sans doute lui dit qu'il n'etait pas en etat de se facher d'une offense. --Parfaitement, continua Savine avec plus de durete encore dans le ton, j'ai dit "pas de blagues" et je le repete; selon vous, quand je vous consulte, le moment est toujours on ne peut plus favorable; vous avez a m'offrir des combinaisons de plus en plus inexorables; et malgre tout cela la verite est que je perds; je devais ruiner la banque en suivant vos conseils et, tout au contraire, depuis que je joue, ce serait elle qui m'aurait ruine... si j'etais ruinable. Si elle ne m'a pas ruine, au moins m'a-t-elle enleve... Le marquis l'arreta d'un geste plein de noblesse: --Un homme comme vous, prince, retient-il le chiffre des sommes qu'il perd au jeu? --Parfaitement, au moins quand il joue pour gagner; ce qui est mon cas avec la banque, contre laquelle je ne me serais pas amuse a jouer si je n'avais pas poursuivi un but eleve. Eh bien, ce but, je ne l'ai pas atteint: je devais gagner; j'ai perdu; de sorte que j'etais decide a ne plus jouer. Le marquis de Mantailles eut un sourire qui disait qu'il les connaissait bien; ces joueurs decides a ne plus jouer, et quelle foi il avait en leurs engagements. --Cependant vous venez me demander un conseil. --Parce que, aujourd'hui, j'ai la veine. --Alors vous etes sur de perdre; vous le savez bien, qu'il n'y a pas de veine, qu'il n'y a pas de hasard, et que l'ordre regle toute chose en ce monde, le jeu comme le reste, l'ordre qui est la manifestation de la divine Providence, qui... Savine avait entendu cinquante fois ce raisonnement sur l'ordre de la Providence; il l'interrompit: --Je vous dis que la Providence est avec moi aujourd'hui, s'ecria-t-il; mais si assure que je sois de gagner, je veux mettre toutes les chances de mon cote; voyons donc quelle est la situation des figures que vous suivez, de facon a ce que je puisse operer largement: je veux une serie de coups extraordinaires qui fassent pousser des cris d'admiration a la galerie. Le marquis de Mantailles expliqua cette situation des figures. --C'est bien, dit Savine, l'interrompant avant qu'il fut arrive au bout de ses explications, cela suffit maintenant; je vous repete que si, par extraordinaire, je ne gagnais pas aujourd'hui, ce serait fini et vous ne toucheriez plus votre louis par jour, attendu que je quitterais Bade. Tout a l'heure vous avez souri quand je vous ai dit cela; mais c'est que vous ne me connaissez pas bien en me jugeant d'apres les autres joueurs; moi je n'ai pas de passions. --Alors, prince, je vous plains de toute mon ame. --Encore un mot, dit Savine; ne m'accompagnez pas, je vous prie; sans doute vous ne me parlez pas; mais cela me gene que vous soyez dans la salle; malgre moi, je vous cherche et cela me donne des distractions, et puis vos regards m'empechent de suivre mes inspirations. --Defiez-vous-en. --Je vous dis que j'ai la veine. Il quitta le vieux marquis pour rentrer dans la salle de jeu, ou, rien que par sa maniere de se presenter, il se fit faire place. Lorsqu'il se fut assis, il promena sur les curieux, qui le regardaient etaler autour de lui ses liasses de billets un sourire de superbe assurance qui disait: --Regardez-moi bien, vous allez voir. Il fit son jeu. Ce qu'on vit, ce fut une deveine constante qui le poursuivit. Au bout d'une heure il avait perdu deux cent mille francs. --Je cede ma chaise. --Je la prends, dit une voix derriere lui. C'etait son ennemi, Otchakoff, qu'il n'avait pas vu. Alors en etant oblige de passer au second rang tandis que son rival s'avancait au premier, il sentit en lui un mouvement de rage plus cruel que sa perte d'argent ne lui en avait fait eprouver: c'etait une abdication. XIX C'etait fini, Savine etait bien decide a quitter Bade, ou rien ne le retenait plus. A la _Conversation_, il ne voulait pas voir le triomphe insolent d'Otchakoff, qui continuait a gagner ou a perdre avec la meme indifference apparente. Et il ne voulait pas assister davantage a celui de Naurouse aupres de Corysandre. Cependant, s'il se decidait a partir ainsi, il fallait que son depart lui rapportat au moins quelque chose, ne serait-ce que la reconnaissance de Naurouse. Lorsque cette idee se fut presentee a son esprit, elle en chassa le mecontentement et la colere. Il se dirigeait vers le _Graben_ pour rentrer chez lui, il s'arreta, et, changeant de chemin, il alla chez le duc de Naurouse. --Vous venez diner avec moi? dit celui-ci, qui allait sortir. --Justement, mais a une condition, qui est que nous allions diner dans un endroit ou nous pourrons causer; j'ai a vous parler de choses serieuses, et je voudrais n'etre ni derange ni entendu. --Vous paraissez agite. --Je le suis, en effet; vous saurez tout a l'heure pourquoi; occupons-nous d'abord de diner, le reste viendra apres. Ils monterent en voiture et se firent conduire a l'_Ours_, qui est un restaurant etabli dans une prairie a quelques minutes de Bade; mais en route Savine ne parla de rien, pas meme de la perte qu'il venait de faire. A table non plus il n'entama pas la confidence qu'il avait annoncee, et Roger remarqua qu'il mangeait et buvait a fond en homme qui ne se laisse pas couper l'appetit par les emotions: il s'etait fait servir de la biere, du champagne et du cognac qu'il melangeait lui-meme dans de certaines proportions et qu'il avalait a grands coups, car lorsqu'il ne se croyait pas malade c'etait une de ses pretentions de pouvoir boire plus qu'aucun Russe; et sa reputation avait commence a se fonder autrefois a Paris par ce talent qui lui avait valu bien des envieux parmi les jeunes gens de son monde. Ce fut seulement au dessert, la porte close, qu'il commenca l'entretien que, tout en mangeant et en buvant, il avait prepare: --Mon cher Roger, il faut me repondre avec franchise. --Vous savez bien que je parle toujours franchement. --Comme moi, mais comme moi aussi vous ne dites que ce que vous voulez, tandis que ce que je vous demande, c'est de repondre a toutes mes questions sans rien taire, sans rien cacher. Comment trouvez-vous mademoiselle de Barizel? --La plus gracieuse, la plus belle, la plus charmante, la plus delicieuse, la plus seduisante des jeunes filles. --Je m'en doutais. Il porta la main a son coeur avec le geste d'un homme qui vient de recevoir un coup cruel. --Puis, apres un moment de silence assez long, il poursuivit: --Maintenant, autre question: Quel sentiment vous a-t-elle inspire? --L'admiration. --Cela c'est l'effet, mais cet effet, qu'a-t-il produit lui-meme? Roger ne repondit pas. --Je vous en prie; dit Savine en insistant, repondez par un mot: l'aimez-vous? --C'est une question que je n'ai pas examinee... par cette raison que je ne pouvais pas l'examiner. --Pourquoi? --Parce que je n'aurais pu le faire qu'apres vous avoir pose moi-meme certaines questions que pour toutes sortes de raisons il me convenait de taire. --Et que vous ne pouvez plus taire maintenant que nous avons aborde cet entretien, qui, vous le sentez, doit etre pousse jusqu'au bout; posez-les donc, ces questions, et soyez sur que j'y repondrai sans toutes les resistances que vous opposez aux miennes. --Nos conditions ne sont pas les memes; vous etiez l'ami de la famille de Barizel quand je suis arrive a Bade. --Vos questions, vos questions? --Eh bien, la question que je ne voulais pas vous adresser est la meme que celle que vous me posez l'aimez-vous? Savine tendit ses deux mains au duc de Naurouse: --Mon cher Roger; dit-il d'une voie emue, vous etes l'ami le plus loyal, le coeur le plus honnete, le plus droit, que j'aie jamais connu; mais j'espere me montrer digne de vous: je reponds donc: "Oui, je l'aime." --Vous voyez donc... --Ecoutez-moi: quand je dis "Je l'aime", je devrais plutot dire pour etre absolument dans le vrai: "Je l'ai aimee." Quand vous etes arrive a Bade et quand je vous ai amene pres d'elle, un peu pour que vous l'admiriez comme je l'admirais moi-meme, je l'aimais et je pensais a l'epouser; mais j'ai vu l'effet qu'elle a produit sur vous et celui que vous avec produit sur elle; j'ai vu comment vous avez ete attires l'un vers l'autre a Eberstein; ce que vous avez ete depuis l'un pour l'autre, je l'ai vu aussi. Oh! je ne vous fais pas de reproches, mon cher Roger, vous etes reste, j'en suis certain, j'en ai eu cent fois la preuve, l'ami loyal et delicat dont je serrais la main tout a l'heure. Et c'est la ce qui m'a si profondement touche, si doucement emu, moi qui n'ai pas ete gate par l'amitie. Mais enfin, quelle qu'ait ete votre reserve, vous n'avez pas pu ne pas vous trahir: mille petits faits, insignifiants pour un indifferent, considerables pour moi, m'ont appris chaque jour ce que vous ressentiez pour Corysandre et ce que Corysandre ressentait pour vous. Si je vous disais que les premiers moments n'ont pas ete cruels, desesperes, vous ne me croiriez pas, vous qui etes un homme de coeur. Mais si moi aussi je suis un homme de coeur, je suis en meme temps un homme de raison. De plus, pardonnez-moi cet aveu brutal: je vous aime tendrement, d'une amitie solide et profonde au-dessus de tout. J'ai fait mon examen de conscience. En meme temps j'ai fait le votre aussi... et celui de Corysandre. Je me suis demande: "Avec qui serait-elle le plus heureuse?" Et ma conscience m'a repondu:--je pense que ma sincerite, celle d'un homme qu'on accuse d'etre orgueilleux, a quelque merite,--"Avec Roger"; et alors mon plan a ete arrete. J'avoue que j'en ai differe l'execution plus que je n'aurais du peut-etre. Mais il faut me pardonner; il y a des sacrifices auxquels on se resigne difficilement. Ce plan, vous l'avez devine: il consistait a venir vous poser les questions que je vous ai posees et qui se resumaient dans une seule: "L'aimez-vous?" En ne me repondant pas vous m'avez repondu mieux que vous ne l'auriez fait par la reponse la plus precise. Il se tut et parut reflechir douloureusement comme s'il balancait dans son coeur trouble une resolution terrible a prendre. --Il est evident, mon cher Roger, dit-il enfin, qu'un de nous deux est de trop a Bade... --C'est-a-dire? --C'est-a-dire que je vous cede la place; dans quelques jours j'aurai quitte Bade; plus tard, quand vous penserez a moi, vous verrez si j'ai ete votre ami, et alors, je l'espere, votre souvenir s'attendrira. Lui-meme eut un acces d'emotion qui lui coupa la parole. --Si je vous ai dit avec une entiere franchise ce qui se rapportait a nous et a Corysandre, je dois vous dire maintenant, pour que notre explication soit complete, que j'ai eu il y a quelques instants un entretien avec madame de Barizel, qui, je dois en convenir, paraissait me traiter avec une certaine bienveillance et peut-etre meme avec une preference marquee: n'en soyez pas jaloux, mon cher Roger, j'ai sur vous, au moins aux yeux d'une mere, une superiorite marquee: je suis plus riche que vous. Eh bien, dans cet entretien tout a fait accidentel et en l'air, j'ai annonce a madame de Barizel que j'avais la volonte bien arretee de mourir garcon. Vous pouvez donc vous presenter maintenant quand vous voudrez, mon cher Naurouse, vous ne trouverez devant vous ni mon titre de prince, ni mes mines de l'Oural. Je n'existe plus. Je suis r*... au moins pour Corysandre. Ce que je vais devenir, n'en prenez pas souci. Je vais tacher de m'occuper de quelque chose, de me passionner pour quelque chose. Je vais fonder une chaire au Museum, construire un observatoire, subventionner une exploration du Centre de l'Afrique, fonder un orphelinat pour les jeunes filles; enfin, je vais chercher quelque chose qui prenne mon temps, car vous pensez bien que mourir garcon, c'est tout simplement une blague, une blague heroique qui meriterait de faire le sujet d'une tragedie; s'il y avait encore des poetes; malheureusement il n'y en a plus; je viens trop tard. C'est pour vous dire cela que je vous ai demande a diner. Maintenant, si vous le voulez bien, sonnez le garcon, qu'il nous apporte du champagne et du cognac, j'ai tres soif pour avoir si longtemps parle; et, de plus, il est bon d'oublier. Car pour etre un heros on n'en est pas moins homme. Est-ce que ca fait un vers francais, ca? Je n'en sais rien; ca en a l'air; mais il faut m'excuser, je ne suis qu'en rustre ou un Russe, et entre les deux il n'y a pas grande distance... pour les vers francais. XX C'etait le malheur de Savine, de ne pas inspirer confiance a ceux qui le connaissaient, et Roger le connaissait bien. Tout d'abord, il avait eprouve un moment d'emotion quand Savine lui avait dit: "J'ai fait mon examen de conscience et ma conscience m'a repondu que c'etait avec Roger que Corysandre pouvait etre heureuse"; et cette emotion etait devenue plus vive quand Savine, mettant la main sur son coeur, avait ajoute avec des larmes dans la voix: "Un de nous deux est de trop a Bade, je vous cede la place aupres de Corysandre." Mais cette emotion, qui n'etait pas descendue bien profondement en lui, n'avait pas etouffe la reflexion. Comment Savine accomplissait-il un pareil sacrifice, lui qui n'etait pas l'homme des sacrifices et qui n'avait jamais ecoute que la voix de l'interet personnel le plus etroit? Il eut fallu etre d'une naivete enfantine pour rejeter ces questions sans les examiner et les peser. Dans tout ce que Savine avait dit, et au milieu de cette explosion de sensibilite peu naturelle chez un homme comme lui, et plus faite, par son exces meme, pour inspirer le doute que la confiance, il n'y avait qu'une chose certaine: sa renonciation a Corysandre. Mais les raisons qui avaient amene cette renonciation n'etaient nullement claires et encore moins satisfaisantes, si on s'en tenait aux confidences de Savine. Un homme qui s'est montre assidu aupres d'une jeune fille, qui a affiche pour elle l'admiration et l'enthousiasme, qui s'est pose hautement en pretendant et qui, tout a coup, se retire et renonce a elle, l'accuse. Quelles accusations portait Savine? Il eut ete pueril de l'interroger a ce sujet, puisque sa renonciation, comme il le disait lui-meme, etait un acte d'heroisme amical; mais, ce qu'on ne pouvait pas lui demander, on pouvait, on devait le demander a d'autres, et les renseignements qu'il avait obtenus, on pouvait les obtenir soi-meme. En realite, Roger ne savait rien de la famille de Barizel, si ce n'etait ce que Leplaquet lui avait raconte; mais ces longs recits, faits par un pareil temoin, n'etaient pas suffisants pour dire ce qu'avait ete M. de Barizel, quelle situation il avait reellement occupee, ce qu'avait ete, ce qu'etait madame de Barizel. Ces recits, Roger les avait acceptes surtout parce qu'ils lui parlaient de Corysandre et lui permettaient de reconstituer par l'imagination ce qu'avaient ete l'enfance et la premiere jeunesse de celle qui occupait son esprit; mais jamais il n'avait eu la pensee de les controler, n'ayant pas d'interet a le faire; que lui importait qu'ils fussent ou ne fussent pas des romans, ils n'en parlaient pas moins de Corysandre? Mais maintenant que cet interet etait ne, ce controle s'imposait et il devait etre poursuivi d'autant plus severement que la renonciation de Savine ressemblait a une accusation. Il pouvait reconnaitre que la fortune de Savine etait superieure a la sienne; mais il ne mettait aucun nom au-dessus du sien, et ce qui n'avait pas convenu a un Savine convenait encore moins a un Naurouse. C'etait ce nom qu'il engageait en se mariant et jamais il ne le compromettrait en prenant une femme qui ne fut pas digne de le porter ou qui l'amoindrit. Que la fortune de Corysandre ne fut pas ce qu'on disait, cela n'avait que peu d'importance a ses yeux; mais qu'il y eut une tache sur son nom ou sur l'honneur de sa famille, cela au contraire en avait une considerable qui pouvait empecher tout projet de mariage. Avant de poursuivre l'execution de ce projet, avant de s'engager avec madame de Barizel, et meme avec Corysandre, il fallait donc qu'il eut des renseignements precis sur cette famille de Barizel. Le lendemain, en se levant, il employa sa matinee a ecrire des lettres pour obtenir ces renseignements l'une a l'un de ses amis, secretaire de la legation de France a Washington, l'autre a un Americain de Saint-Louis avec qui il s'etait lie dans son voyage. XXI Madame de Barizel avait cru qu'apres le depart de Savine le duc de Naurouse prendrait la place de celui-ci, se poserait franchement en pretendant, et, dans un temps qui, selon elle, ne devait pas etre long, lui demanderait Corysandre. Cela semblait indique, car bien certainement, si le duc de Naurouse ne s'etait pas encore prononce, c'etait Savine, Savine seul qui l'avait retenu; Savine eloigne, les scrupules qui l'avaient arrete n'existaient plus. Il n'avait qu'a parler. Chaque soir elle avait donc interroge sa fille. --Que t'a dit le duc de Naurouse aujourd'hui? --Rien de particulier. --Je vous ai laisses en tete-a-tete. --C'est justement pour cela, je crois bien, qu'il n'a rien dit: quand tu es avec nous ou quand nous sommes en public, il a toujours mille choses a me dire, et il me les dit d'une facon charmante qui les rend intimes, presque mysterieuses, quoique tout le monde puisse les entendre; puis, aussitot que nous sommes seuls, il ne dit plus rien; il semble qu'il ait peur de parler et de se laisser entrainer. --Alors? --Alors il me regarde. --La belle affaire! --Si tu savais comme ses yeux sont doux et tendres! --Et toi? --Moi, je le regarde aussi. --Avec les memes yeux? --Ah! je ne sais pas, mais je puis te dire que c'est avec un coeur bien emu, bien heureux, tout bondissant de joie par moments, et dans d'autres tout alangui, comme s'il se fondait. --Alors cela durera toujours ainsi entre vous? --Je ne sais pas... mais je le souhaite de tout coeur. --Tu es stupide. --Alors on a joliment raison de dire: "Bienheureux les pauvres d'esprit, le royaume des cieux leur appartient." Je l'ai sur la terre, ce royaume. Ce n'etait pas de ce royaume que madame de Barizel s'inquietait, et lorsque, apres quelques jours d'attente, elle vit que le duc de Naurouse ne se prononcait pas, elle projeta d'intervenir entre ce jeune homme et cette jeune fille si jeunes qui mettaient leur bonheur a se regarder en silence, ne trouvant rien de mieux pour se dire leur amour. Combien de temps les choses traineraient-elles, encore si elle ne s'en melait pas? Ce n'etait pas du bonheur de Corysandre qu'il s'agissait, ce n'etait pas de celui du duc de Naurouse, c'etait de leur mariage, qui pouvait tres bien ne pas se faire, s'il ne se faisait pas au plus vite. Un soir qu'elle avait demande, comme a l'ordinaire, a Corysandre: "Que t'a dit M. de Naurouse aujourd'hui?" et que celle-ci, comme a l'ordinaire aussi, avait repondu: "Rien", elle se decida: --Veux-tu devenir duchesse de Naurouse? s'ecria-t-elle. --C'est toute mon esperance. --Eh bien! si vous continuez ainsi, cette esperance ne se realisera pas, sois-en certaine. Corysandre leva ses beaux yeux par un mouvement qui disait clairement qu'elle n'avait aucun doute a cet egard: --Tu ne crois pas ce que je te dis? --Je suis sure de lui. --Rappelle-toi ce qui est arrive avec don Jose. --Ce n'etait pas la meme chose. --Avec lord Start. --Ce n'etait pas la meme chose. --Avec Savine. Elle haussa les epaules en poussant des exclamations de pitie. --Veux-tu que ce qui est arrive avec don Jose, avec lord Start, avec Savine, se renouvelle avec le duc de Naurouse? --Il n'y a pas de danger; dit-elle avec une superbe assurance et l'eclair de la foi dans les yeux; ceux dont tu parles savaient qu'ils m'etaient indifferents; M. de Naurouse sait que... --Que?... --Que je l'aime. --Tu ne le lui as pas dit? --Est-ce qu'il est besoin de se le dire, cela se voit, cela se sent; lui, non plus, ne m'a pas dit, qu'il m'aimait, et cependant je suis certaine de son amour tout aussi bien que s'il me l'avait affirme par les serments les plus solennels; c'est l'elan de mon coeur qui me l'affirme lorsque je le vois, c'est son aneantissement lorsque nous sommes separes. --J'admets cet amour, je l'admets aussi grand que tu voudras chez le duc de Naurouse; eh bien! a quoi a-t-il servi jusqu'a present? --A nous rendre heureux. -J'entends pour ton mariage; si malgre cet amour, ce grand amour, M. de Naurouse n'a point encore demande ta main, bien qu'il sache qu'il n'a qu'un mot a prononcer pour l'obtenir, ne crains-tu pas qu'a un moment donne il se retire comme s'est retire Savine, comme se sont retires deja ceux qui ont voulu t'epouser et qui, apres un certain temps, ont renonce a leur projet? --Non. --Eh bien, moi, je le crains, et je vais te dire pourquoi; c'est parce que tu effrayes les epouseurs; ils viennent a toi, irresistiblement attires par ta beaute; mais, comme tu ne fais rien pour les retenir, ils se retirent lorsqu'ils ont appris a connaitre notre situation. --A qui la faute? --A personne, ni a toi, ni a moi; on nous reproche le tapage de notre vie, et je conviens qu'on n'a pas tort; mais, cette vie, nous ne pouvons pas la changer sous peine de renoncer au grand mariage que je veux pour toi. Ceux qui ont une position bien etablie, un grand nom, une belle fortune, des relations solides et brillantes, n'ont point besoin qu'on fasse du tapage autour d'eux; on vient a eux tout naturellement, par la force meme des choses. Mais nous, qui serait venu a nous si nous etions restees dans notre pauvre habitation, sans fortune, sans relations? Quand j'ai voulu un mariage digne de ta beaute, il a bien fallu prendre un parti, sous peine de te laisser devenir la femme d'un homme mediocre. J'ai pris celui que les circonstances m'imposaient et non celui que j'aurais choisi si j'avais ete libre; je t'ai placee dans un milieu brillant et je me suis arrangee pour qu'on parlat de toi. Mon calcul a reussi et les epouseurs se sont presentes, ayant un rang et une fortune que nous ne devions pas esperer. --Et ils se sont retires. --C'est la justement ce qui fait que nous ne devons pas laisser celui que nous avons, en ce moment, suivre les autres, ce qu'il pourrait tres bien faire si nous lui laissions le temps de la reflexion: il faut donc l'obliger a se prononcer et a s'engager avant que la desillusion ait parle en lui ou qu'il ait ecoute les voix malveillantes qui nous attaquent. Le duc de Naurouse est un homme d'honneur: quand il aura pris un engagement il le tiendra. J'avais cru que cet engagement, il le prendrait de lui-meme ou tout au moins que tu l'amenerais a le prendre; mais ni l'une ni l'autre de ces esperances ne s'est realisee, et, je le crains bien, ne se realisera si je n'interviens pas entre vous. --Oh! je t'en prie, laisse-nous nous aimer? --Ce que je te demande n'est ni difficile, ni penible: il s'agit tout simplement de me repeter tout ce que M. de Naurouse te dira, et de ne lui dire que ce que nous aurons arrete ensemble a l'avance. --Alors c'est un role que tu m'imposes. --Et que tu joueras admirablement, puisqu'il sera dans ta nature et que pas un mot ne sera contraire a tes sentiments. --Ce qui sera contraire a mes sentiments, ce sera de n'etre pas moi... --Veux-tu que M. de Naurouse t'epouse? Oui, n'est-ce pas? Eh bien, laisse-moi te diriger. Maintenant, bonne nuit, va te coucher et laisse-moi rever a la scene que tu devras jouer demain. XXII En disant a Corysandre. "Tu joueras admirablement un role qui sera dans ta nature", madame de Barizel n'etait pas du tout certaine du succes de sa fille, et meme elle en etait inquiete, car le mot qu'elle lui adressait si souvent: "Tu es stupide", etait pour elle d'une verite absolue. Elle n'etait point, en effet, de ces meres enthousiastes qui ne trouvent que des perfections dans leurs enfants par cela seul qu'elles sont les meres de ces enfants; belle elle-meme, mais autrement que sa fille, il lui avait fallu longtemps pour voir la beaute de Corysandre, et encore n'avait-elle pu l'admettre sans contestation que lorsqu'elle lui avait ete imposee par l'admiration de tous: mais elle n'avait pas encore pu s'habituer a l'idee que cette fille, qui lui ressemblait si peu, pouvait etre intelligente. Pour elle, l'intelligence c'etait l'intrigue, la ruse, le detour, l'art de mentir utilement et de tromper habilement, l'audace dans le choix des moyens a employer pour atteindre un but et la souplesse dans la mise en execution de ces moyens, l'ingeniosite a se retourner, l'assurance dans le danger, le calme dans le succes, la fertilite de l'imagination, la fermete du caractere, de sorte que quand elle se comparait a sa fille et cherchait en celle-ci l'une ou l'autre de ces qualites sans les trouver, elle ne pouvait pas reconnaitre qu'elle etait intelligente; stupide au contraire, aussi bete que belle. Ce defaut de confiance dans l'intelligence de sa fille lui rendait sa tache delicate. Avec une fille deliee rien n'eut ete plus facile que de lui tracer le canevas d'une scene qui aurait infailliblement amene a ses pieds un homme epris et passionne comme le duc de Naurouse; mais avec elle il n'en pouvait pas etre ainsi: ce qu'on lui dirait d'un peu complique, elle ne le repeterait pas; ce qu'on lui indiquerait d'un peu fin, elle ne le ferait pas. Il lui fallait quelque chose de simple, de tres simple qu'elle put se mettre dans la tete et executer. Mais quelque chose de tres simple et de tout a fait primitif agirait-il sur le duc de Naurouse? Elle chercha dans ce sens; malheureusement elle n'etait a son aise que dans ce qui etait complique, savamment combine, entortille a plaisir; tout ce qui etait simple lui paraissait fade ou niais, indigne de retenir son attention. Et cependant, c'etait cela qu'il fallait, cela seulement: quelques mots, une intonation, un geste, un regard, et il etait entraine; mais ces quelques mots, cette intonation, ce geste, ce regard, ne pouvaient produire tout leur effet que s'ils etaient en situation. C'etait donc une situation qu'il fallait trouver, et, si elle etait bonne, elle porterait la mauvaise comedienne qui la jouerait. Une partie de la nuit se passa a chercher cette situation; elle en trouva vingt, mais bonnes pour elle-meme, non pour Corysandre, se depitant, s'exasperant de voir combien il etait difficile d'etre bete; enfin, de guerre lasse, elle s'endormit. Le lendemain, en s'eveillant, il se trouva que le calme de la nuit avait fait ce que le trouble de la soiree avait empeche: elle tenait sa situation, bien simple, bien bete, et telle qu'il fallait vraiment etre endormie pour en avoir l'idee. Aussitot elle passa un peignoir et vivement elle entra dans la chambre de sa fille. Corysandre etait levee depuis longtemps deja, et, assise dans un fauteuil devant sa fenetre, sous l'ombre d'un store a demi baisse, elle paraissait absorbee dans la contemplation des cimes noires de la montagne qui se trouvait en face de leur chalet. --Que fais-tu la? demanda madame de Barizel. --Je reflechis. --A quoi? --A ce que tu m'as dit hier. --Et quel est le resultat de tes reflexions, je te prie? --C'est de te prier de ne pas perseverer dans ton idee et de nous laisser etre heureux tranquillement. --Tu es folle. Moi aussi, j'ai reflechi, et j'ai justement trouve le moyen d'amener le duc de Naurouse a se prononcer aujourd'hui meme. Tu comprends que ce n'est pas quand j'ai passe une partie de la nuit a chercher ce moyen et quand je suis certaine d'arriver a un resultat que je vais ecouter tes billevesees: c'est a toi de m'ecouter et de faire exactement ce que je vais te dire. Comprends-moi bien; suis mes instructions et avant un mois tu seras duchesse de Naurouse. Il doit venir tantot, n'est-ce pas? Eh bien tu seras seule; je ferai la sieste apres une mauvaise nuit et tu penseras que je ne dois pas me reveiller de sitot; mais, au lieu d'en paraitre fachee, tu t'en montreras satisfaite. Voyons, ce ne peut pas etre un chagrin pour toi de rester en tete a-tete avec le duc? --C'est un embarras. --Montre de l'embarras si tu veux, cela ne fait rien. D'ailleurs, ce qu'il faut avant tout, c'est etre naturelle. Donc, le duc arrive. Tu es dans un fauteuil comme en ce moment et tu lui tends la main. Attention! Ecoute et regarde: je suis le duc. Faisant quelques pas en arriere, elle alla a la porte; puis elle revint vers Corysandre, marchant vivement, legerement, comme le duc, les deux mains tendues en avant, le visage souriant: --Seule? (c'est le duc qui parle). Alors tu reponds: --Oui, ma mere a passe une mauvaise nuit, elle fait la sieste. La-dessus le duc te dit quelques mots de politesse pour moi et tu reponds ce que tu veux, cela n'a pas d'importance; ce qui en a, c'est ce que tu dois ajouter, ecoute donc bien...--Et elle reprit la voix de Corysandre:--Au reste, je suis bien aise de cette absence, qui me permet de vous adresser une priere.--La-dessus, tu as l'air aussi embarrasse que tu veux; seulement, en meme temps, tu dois aussi avoir l'air emu et attendri; tu le regardes longuement avec des yeux doux; plus ils seront doux, plus ils seront tendres, mieux cela vaudra.--Une priere? dit le duc surpris autant par les paroles que par ton attitude.--Oui, et que je n'oserai jamais vous dire si vous ne m'aidez pas. Asseyez-vous donc, voulez-vous?--Tu lui montres un siege pres de toi, mais pas trop pres cependant; l'essentiel, c'est que le duc soit bien en face de toi, sous tes yeux, ainsi. Disant cela, elle prit une chaise et, l'ayant placee a deux pas de Corysandre, elle s'assit comme si elle etait le duc de Naurouse, et reprit: --Avant d'adresser ta priere au duc, tu le regardes de nouveau, toujours longuement, avec des yeux de plus en plus tendres et un doux sourire dans lequel il y a de l'embarras et de l'inquietude; tu prolonges cette pause aussi longtemps que tu veux, des yeux comme les tiens en disent plus que des paroles. Cependant, comme vous ne pouvez pas rester ainsi, tu te decides enfin et tu lui dis: "C'est du steeple-chase dans lequel vous devez monter un cheval que je veux vous parler; je vous en prie, ne montez pas ce cheval, ne prenez pas part a cette course." Tu taches de mettre beaucoup de tendresse dans cette priere et aussi beaucoup d'angoisse. Cependant il ne faut pas que tu en mettes trop, car le duc doit te demander pourquoi tu ne veux pas qu'il prenne part a cette course. Voyons, si le duc court tu auras peur, n'est ce pas! --Une peur mortelle. --Tu vois bien que je te demande de n'exprimer que des sentiments qui sont en toi: c'est cette peur que ton accent et tes regards doivent trahir. Cependant, a la demande du duc, tu ne reponds pas tout de suite: tu hesites, tu te troubles, tu rougis, tu veux parler et tu ne le peux pas, arretee par ta confusion. Ne serait-ce pas ainsi que les choses se passeraient dans la realite? --Non: je n'hesiterais pas; je ne me troublerais pas, je lui dirais tout de suite et tout simplement que j'ai peur pour lui. --Cela serait trop simple et trop bete; l'art vaut mieux que la nature. Tu es donc confuse, et ce n'est qu'apres l'avoir fait attendre, apres qu'il s'est rapproche de toi, comme cela,--elle approcha sa chaise en se penchant en avant,--ce n'est qu'alors que tu lui dis: "J'ai peur pour vous." En meme temps, tu lui tends la main par un geste d'entrainement, et, s'il ne la saisit point passionnement, s'il ne tombe point a tes genoux, s'il ne te prend pas, dans ses bras, c'est que tu n'es qu'une sotte. Mais tu n'en seras pas une, n'est-ce pas? tu comprendras. --Je comprends, s'ecria, Corysandre en se cachant le visage dans ses deux mains, que cela est odieux, et miserable. Pourquoi veux-tu me faire jouer une comedie indigne de lui et indigne de moi? --Parce qu'il le faut et parce que tout n'est que comedie en ce monde. Qui te revolte dans celle-la, puisqu'elle est conforme a tes sentiments? --La comedie meme. Madame de Barizel haussa les epaules par un geste qui disait clairement qu'elle ne comprenait rien a cette reponse. --Cette lecon que tu viens de me donner ressemble-t-elle a celles que les meres donnent ordinairement a leurs filles? dit Corysandre d'une voix tremblante, et ce que tu veux que je fasse, toi, n'est-ce pas justement ce que les autres meres defendent? --T'imagines-tu donc que je suis une mere comme les autres! Non, pas plus que tu n'es une fille comme les autres. C'est une des fatalites de notre position de ne pouvoir pas vivre, de ne pouvoir pas agir, penser, sentir comme les autres. Crois-tu donc que les gens qui marchent la tete en bas dans les cirques ou qui dansent sur la corde au-dessus du Niagara n'aimeraient pas mieux marcher comme tout le monde: ils gagnent leur vie. Eh bien, nous, il nous faut aussi gagner la notre; et pour cela tous les moyens sont bons. N'aie donc pas de ces repugnances d'enfant. En somme je ne te demande rien de bien terrible: tu as peur que le duc de Naurouse monte dans ce steeple-chase ou il peut se casser le cou, dis-le-lui; le duc t'aime, qu'il te le dise. Cela est bien simple et ta resistance n'a pas de raison d'etre. Tu prefererais que les choses se fissent toutes seules; moi aussi; mais ce n'est ni ma faute ni la tienne si nous sommes obligees d'y mettre la main. Quel mal y a-t-il a cela? De l'ennui, oui, j'en conviens. Mais c'est tout. Et le titre de duchesse de Naurouse merite bien que tu te donnes un peu d'ennui pour l'obtenir. Crois-en mon experience, le duc peut t'echapper si tu laisses les choses trainer en longueur; presse-les donc. Pour cela le meilleur moyen est celui que je viens de t'indiquer. Etudions-le donc avec soin et reprenons-le, si tu veux bien. Tu es seule, le duc arrive. Comme elle l'avait fait une premiere fois, elle alla a la porte pour representer l'entree du duc. Et la repetition continua exactement comme si elle avait ete dirigee par un bon metteur en scene. Tour a tour, madame de Barizel remplissait le personnage du duc et celui de Corysandre, mais c'etait a ce dernier seulement qu'elle donnait toute son application: elle disait les paroles, elle mimait les gestes et elle les faisait repeter a Corysandre, recommencant dix fois la meme intonation ou le meme mouvement. --Tu dis faux, s'ecriait-elle, allons, reprenons et dis comme moi. Mais elle insistait plus encore sur les mouvements, sur les attitudes, sur les regards. --Ne t'inquiete pas trop de ce que tu dis, ni de la facon dont tu le dis; c'est dans tes yeux qu'est le succes, dans ton sourire, c'est dans tes levres roses, dans tes dents, dans les fossettes de tes joues; combien de fois ai-je vu des comediennes dire faux et se faire cependant applaudir pour la musique de leur voix ou le charme de leur personne. XXIII Corysandre avait longuement repete son role dans la scene qu'elle devait jouer avec Roger; elle avait travaille "ses yeux tendres", etudie "ses silences, ses intonations, ses gestes", et, au bout d'une grande heure, madame de Barizel s'etait declaree satisfaite. --Je crois que ca marchera; ce soir, M. de Naurouse viendra m'adresser officiellement sa demande. Quelle joie! Mais Corysandre n'avait pas partage cette satisfaction, car c'avait ete plutot par lassitude que par conviction, pour ne pas subir les ennuis d'une discussion sur un sujet qui la blessait, qu'elle s'etait pretee a cette comedie. Comment sa mere n'avait-elle pas senti combien cela etait revoltant? Sans doute, elle n'avait vu que le resultat a obtenir; mais qu'importait la legitimite du resultat si les moyens etaient miserables et honteux! Quelle tristesse! Quelle inquietude pour elle d'etre toujours en desaccord avec sa mere sur de pareils sujets! Elle eut ete si heureuse de n'avoir pas a discuter et a se revolter! A qui la faute? Elle ne voulait pas condamner sa mere, et cependant elle ne pouvait pas ne pas se rappeler qu'avec son pere ces desaccords n'avaient jamais existe et que tout ce que celui-ci disait, tout ce qu'il faisait lui paraissait, a elle, enfant, bien jeune encore, mais comprenant et jugeant deja ce qui se passait autour d'elle, noble, genereux, juste, droit, eleve. Quelle difference, helas! entre autrefois et maintenant! Par son mariage elle echapperait a toutes les intrigues qui se nouaient autour d'elle, a toutes les discussions qu'elles soutenaient entre elle et sa mere, a tous les degouts qu'elles lui inspiraient; mais, si pressee qu'elle fut d'arriver a ce mariage qui devait l'affranchir, pouvait-elle en hater l'heure par des moyens tels que ceux que sa mere lui conseillait? Ce n'etait pas seulement son honneur qui se refusait a cette comedie, c'etait encore son amour lui-meme qui s'indignait a cette pensee de tromperie: il n'y avait que trop de hontes et de miseres dans sa vie, elle ne voulait pas que dans son amour il y eut un mauvais souvenir. C'etait en s'habillant qu'elle reflechissait ainsi, et elle venait de terminer sa toilette lorsque sa mere rentra dans sa chambre. --Comment, s'ecria madame de Barizel, apres l'avoir regardee, c'est ainsi que tu t'habilles en un jour comme celui-ci? --Je me suis habillee comme tous les jours. --C'est justement ce que je te reproche; tu dois etre irresistible. Corysandre glissa un regard du cote de la glace. --Tu veux dire que tu l'es, continua madame de Barizel, tu l'es comme tu l'etais hier, avant-hier; mais c'est plus qu'avant-hier, plus qu'hier, que tu dois l'etre aujourd'hui, et differemment. Ne t'ai je pas explique que c'etait par ta beaute, plus encore que par tes paroles, que tu devais enlever le duc de Naurouse: il faut donc que tu sois tout a ton avantage, avec quelque chose de provocant, de vertigineux qui ne lui laisse pas sa raison; et cette toilette-la n'est pas du tout ce qui convient. C'est quelque chose d'abominable qu'a ton age tu ne saches pas encore ce qui fait perdre la tete a un homme. Defais-moi vite cette robe-la, ce col, et puis viens la que je t'arrange les cheveux; bas comme ils sont, ils te donnent l'air d'une fille de ministre qui va chanter des psaumes. En un tour de main elle lui eut retrousse et releve son admirable chevelure de facon a changer completement le caractere de sa physionomie, qui, de calme et honnete qu'elle etait, devint audacieuse. --Maintenant, dit madame de Barizel, voyons la robe. Elle ouvrit les armoires et, prenant les robes qui etaient accrochees la les unes a cote des autres, elle en jeta quelques-unes sur le lit, mais sans faire son choix; elle en garda une dans ses mains, et, l'examinant: --Je crois que celle-la est ce qu'il nous faut: le corsage entr'ouvert, montrant bien le cou et un peu la gorge, c'est parfait; avec une petite croix se detachant bien sur la blancheur de la peau et qui attirera les yeux, tu seras a ravir. Essayons. --Je ne mettrai pas cette robe-la, dit Corysandre resolument. --Et pourquoi donc! --Parce qu'elle ouvre trop. --Tu l'as bien mise pour diner avec Savine et tu n'as jamais ete aussi jolie que ce soir-la. --Savine n'etait pas Roger, et puis c'etait pour un diner; tu etais la, il y avait du monde. --Es-tu folle! --Je ne la mettrai pas. Cela fut dit d'un ton si ferme, que madame de Barizel comprit qu'il n'y avait pas a insister. --Alors laquelle veux-tu mettre? demanda-t-elle; je ne tiens pas plus a celle-la qu'a une autre; ce que je veux, c'est que le duc perde la tete. Sans repondre, Corysandre avait ouvert une autre armoire et elle avait atteint une robe blanche, une robe de petite fille. --C'est toi qui perds la tete! s'ecria madame de Barizel. Corysandre ne repondit pas. Tout a coup madame de Barizel frappa ses deux mains l'une contre l'autre: --Au fait, tu as raison, dit-elle joyeusement, ton idee est excellente; ah! ces jeunes filles! c'est quelquefois inspire... Je n'avais pas pense que le duc, malgre sa jeunesse, avait deja beaucoup vecu, beaucoup aime; il sera donc plus touche par l'innocence que par la provocation, et, si tu reussis bien ton mouvement en lui tendant la main, le contraste entre cet elan passionne et la toilette virginale sera tres puissant sur lui. Adoptons donc la robe blanche, seulement je vais etre obligee de changer une fois encore ta coiffure; mais je ne m'en plains pas, tu as eu une inspiration de genie. De nouveau elle defit les cheveux de sa fille, les retroussant tout simplement et les reunissant en un gros huit; mais ceux du front s'echapperent en petites boucles crepees et frisantes qui fremissaient au plus leger souffle et que la lumiere dorait en les traversant. Elle voulut aussi mettre la main a la robe, et cela malgre Corysandre, qui aurait mieux aime s'habiller seule. Enfin, quand tout fut fini, elle recula de quelques pas, comme un peintre qui veut juger son ouvrage. --Es-tu jolie! dit-elle; si le duc te resiste c'est qu'il est de glace; mais il ne te resistera pas. Si nous repassions un peu le mouvement de la main? Mais Corysandre se refusa a cette nouvelle repetition. --Si tu es sure de toi, c'est parfait, dit madame de Barizel. Cependant elle n'avait pas encore fini ses lecons et ses recommandations; quand la demie apres deux heures sonna, elle voulut installer elle-meme Corysandre dans le salon. Elle placa le fauteuil dans lequel elle fit asseoir sa fille, cherchant une pose gracieuse, l'essayant elle-meme; puis elle disposa la chaise sur laquelle Roger devait s'asseoir pendant cet entretien, et elle calcula la distance qu'il lui faudrait pour etre bien sous les yeux de Corysandre et pour tomber aux genoux de celle-ci. Alors elle s'apercut que sa fille n'etait pas bien eclairee, et, comme le photographe qui manoeuvre ses ecrans, elle remonta le store et drapa les rideaux de facon a ce que non seulement la lumiere fut favorable a Corysandre, mais encore a ce que le duc, s'il prenait souci des regards curieux du dehors, se crut a l'abri de toute indiscretion et put en toute securite s'abandonner a son elan passionne. --Que tu es donc jolie! repetait-elle a chaque instant; tu as un air embarrasse qui te va a merveille et qui est tout a fait en situation. Ce n'etait pas de l'embarras qui oppressait Corysandre, c'etait la honte qui lui faisait baisser les yeux et l'empechait de regarder sa mere. Elle voulait ne rien dire cependant, mais elle ne fut pas maitresse de retenir les paroles qui du coeur lui montaient aux levres et les serraient avec une sensation d'amertume. --Il semble que je sois a vendre, dit-elle. --Ne dis donc pas des niaiseries. --Pour moi, ce n'est pas une niaiserie, mais je suis presque heureuse de penser que c'en est une pour toi. Madame de Barizel la regarda un moment, puis elle haussa les epaules sans repondre, et une derniere fois elle passa l'inspection du salon pour voir si tout etait bien dispose pour concourir au resultat qu'elle avait prepare et qu'elle attendait. Cet examen la contenta, car un sourire triomphant se montra sur son visage: --Maintenant on peut frapper les trois coups et lever le rideau, je te laisse; allons, bon courage et bon espoir; c'est ta vie, c'est ton bonheur, c'est le mien, que je mets entre tes mains. Et elle s'eloigna en repetant: --Bon courage, bon espoir! Mais, comme elle arrivait a la porte, elle revint sur ses pas: --Surtout arrange-toi pour que le geste d'entrainement par lequel tu lui tends la main arrive bien sur ton dernier mot: "J'ai peur pour vous". Si ta voix tremble et si tu peux mettre une larme dans tes yeux, cela n'en vaudra que mieux; tiens, comme en ce moment meme, avec l'expression emue de ces yeux mouilles. Si tu retrouves cela au moment voulu, ce sera decisif. A bientot; je ne redescendrai que quand le duc sera parti; a moins, bien entendu, qu'il ne veuille m'adresser sa demande tout de suite. Dans ce cas, je ne serai pas longue a arriver, tu peux en etre certaine. Cependant, je crois qu'il vaut mieux qu'il differe cette demande jusqu'a demain et qu'il me l'adresse en arriere de toi, comme s'il ne s'etait rien passe entre vous. Cela sera plus digne pour moi et me permettra de mieux jouer mon role de mere; je vais m'y preparer, car je dois le reussir, moi aussi; et je ne suis pas dans les memes conditions que toi, je n'ai pas tes avantages. XXIV Ces yeux mouilles dont avait parle madame de Barizel etaient des yeux noyes de vraies larmes que Corysandre n'avait pu retenir que par un cruel effort de volonte. Que penserait-il en la voyant dans cet etat? Il l'interrogerait; elle devrait repondre. Comment? Il fallait qu'elle retint ses larmes, qu'elle se calmat. Mais, avant qu'elle y fut parvenue, le gravier du jardin craqua: c'etait lui qui arrivait; elle avait reconnu son pas. Au lieu d'aller au-devant de lui ou de l'attendre, elle se sauva dans un petit salon dont vivement elle tira la porte sur elle et, rapidement, avec son mouchoir, elle s'essuya les yeux et les joues, sans penser qu'elle les rougissait. Une porte se ferma: c'etait Roger qu'on venait d'introduire dans le salon. Dans le mur qui separait ce grand salon du petit, ou elle s'etait sauvee, se trouvait une glace sans tain placee au-dessus des deux cheminees, de sorte qu'en regardant a travers les plantes et les fleurs groupees sur les tablettes de marbre de ces cheminees, on voyait d'une piece dans l'autre. C'etait contre cette cheminee du petit salon que Corysandre s'etait appuyee. Au bout, de quelques instants elle ecarta legerement le feuillage et regarda ou etait Roger. Il etait debout devant elle, lui faisant face, mais ne la voyant pas, ne se doutant pas d'ailleurs qu'elle etait a quelques pas de lui, derriere cette glace et ces fleurs. Immobile, son chapeau a la main, il restait la, attendant et paraissant reflechir; de temps en temps un faible sourire a peine perceptible passait sur son visage et l'eclairait; alors un rayonnement agrandissait ses yeux. Sans en avoir conscience, Corysandre s'etait absorbee dans cet examen qui etait devenu une contemplation: elle avait oublie ses angoisses, elle avait oublie sa mere; elle avait oublie la lecon qu'on lui avait apprise, la scene qu'elle devait jouer; elle ne pensait plus a elle; elle ne pensait qu'a lui; elle le regardait; elle l'admirait. Quelle noblesse sur son visage! quelle tendresse dans ses yeux! quelle franchise dans son attitude! Et elle le tromperait, elle jouerait la comedie, elle mentirait! Mais jamais elle n'oserait plus tenir ses yeux leves devant ce regard honnete! Abandonnant la cheminee, elle poussa la porte et entra dans le salon. Roger vint au-devant d'elle, les mains tendues, mais, avant de l'aborder, il s'arreta surpris, inquiet de lui voir les yeux rougis et le visage convulse. --Avez-vous donc des craintes? demanda-t-il vivement. Elle comprit que le domestique qui avait recu Roger s'etait deja acquitte de son role et que le duc croyait madame de Barizel malade. --Non, dit-elle, aucune; ma mere garde la chambre tout simplement, ce n'est rien. --Mais vous paraissez troublee? --Un peu nerveuse, voila tout. Elle lui tendit la main, qu'il serra doucement, mais sans la retenir plus longtemps qu'il ne convenait. Ils s'assirent vis-a-vis l'un de l'autre, Corysandre dans le fauteuil, Roger sur la chaise, qui avaient ete disposes par madame de Barizel. Alors il s'etablit un moment de silence, comme s'ils n'avaient eu rien a se dire. Mais c'etait justement parce qu'ils avaient trop de choses a se dire qu'ils se taisaient, aussi embarrasses l'un que l'autre: Corysandre, parce qu'elle ne pouvait pas jouer la scene qui lui avait ete apprise. Roger, parce qu'il ne savait trop que dire, ne pouvant pas tout dire. Les paroles qui emplissaient son coeur et lui venaient aux levres etaient des paroles de tendresse: "Que je suis heureux d'etre seul avec vous, chere Corysandre; de pouvoir vous regarder librement, les yeux dans les yeux; de pouvoir vous dire que je vous aime, non pas d'aujourd'hui, mais du jour ou je vous ai vue pour la premiere fois, et ou j'ai ete a vous entierement, corps et ame." Voila ce que son coeur lui inspirait et ce qu'il ne pouvait pas dire, car ce n'etait la qu'un debut. Apres ces paroles devaient en venir d'autres qui etaient leur conclusion: "Je vous aime et je vous demande d'etre ma femme; le voulez-vous, chere Corysandre?" Et justement cette conclusion, il ne pouvait pas la formuler; cet engagement, il ne pouvait pas le prendre avant d'avoir recu les reponses aux lettres qu'il avait ecrites. Jusque-la il fallait que, tout en montrant les sentiments de tendresse qu'il eprouvait, il ne les avouat pas hautement, sous peine de se mettre dans une situation fausse. Quand il aurait dit: "Je vous aime", qu'ajouterait-il? que repondrait-il aux regards de Corysandre? Qu'il ne pouvait pas s'engager avant... avant quoi? Cela ne serait-il pas miserable? Il ne pouvait donc rien dire. Et cependant il fallait qu'il parlat, se trouvant ainsi condamne a ne dire que des choses fades ou niaises. Mais, s'il parlait ainsi, Corysandre ne s'en etonnerait-elle pas, ne s'en inquieterait-elle pas? Si honnete qu'elle fut, si innocente, et il avait pleinement foi dans cette honnetete et cette innocence, elle ne devait pas croire que dans ce tete-a-tete que le hasard leur menageait leur temps se passerait a parler de la pluie, des toilettes de madame de Lucilliere, des pertes ou des gains d'Otchakoff. Elle devait attendre autre chose de lui. S'il ne lui avait jamais dit formellement qu'il l'aimait, il le lui avait dit cent fois, mille fois, par ses regards, par son empressement aupres d'elle, par son admiration, son enthousiasme, ses elans passionnes, ses recueillements plus passionnes encore, de toutes les manieres enfin, excepte des levres et en mots precis. C'etaient ces mots memes qu'elle etait en droit d'attendre, qu'elle attendait certainement maintenant; l'occasion ne se presentait-elle pas toute naturelle? Qu'allait-elle penser s'il n'en profitait pas? Il n'etait pas de ces collegiens timides que la violence meme de leur emotion rend muets; elle savait que nulle part et en aucune circonstance il n'etait embarrasse; s'il ne parlait pas, s'il ne disait pas tout haut cet amour qu'il avait dit si souvent tout bas, c'etait donc qu'il avait des raisons toutes-puissantes pour le taire. Lesquelles? N'allait-elle pas s'imaginer qu'il ne l'aimait pas? Que n'allait-elle pas croire? Vraiment la situation etait cruelle pour lui, et meme jusqu'a un certain point ridicule. Heureusement Corysandre lui vint en aide en se mettant elle-meme a parler, nerveusement il est, vrai, presque fievreusement, mais assez promptement la conversation s'engagea, l'exaltation de Corysandre tomba, lui-meme oublia son embarras et le temps s'ecoula sans qu'ils en eussent conscience. Il semblait qu'ils avaient oublie l'un et l'autre qu'ils etaient seuls, et tous deux ils parlaient avec une egale liberte, un egal plaisir. Ce qu'ils disaient n'etait point prepare! c'etait ce qui leur venait a l'esprit, ce qui leur passait par la tete. Que leur importait! Ce qui charmait Corysandre, c'etait la musique de la voix de Roger; ce qui enivrait Roger, c'etait le sourire de Corysandre: ils etaient ensemble, ils se parlaient, ils se regardaient, c'etait assez pour que leur joie fut oublieuse du reste. Les heures sonnerent sans qu'ils les entendissent. Cependant il vint un moment ou le soleil, en s'abaissant et en frappant le store de ses rayons obliques, leur rappela que le temps avait marche. Roger ne pouvait pas plus longtemps prolonger sa visite, qui avait deja singulierement depasse les limites fixees par les convenances. Il fallait penser a madame de Barizel, qui, si elle ne dormait pas, devait se demander ce que signifiait un pareil tete-a-tete. Il se leva. Alors Corysandre se leva aussi: --Avant que vous partiez, dit-elle, j'ai une demande a vous adresser. Cela fut dit tout naturellement, d'un ton enjoue et sans toutes les savantes preparations de madame de Barizel, sans trouble, sans confusion, sans hesitation, sans regards de plus en plus tendres, sans doux sourire, plein d'embarras et d'inquietude. --Une demande a moi, une demande de vous, quel bonheur! --Ne dites pas cela sans savoir sur quoi elle porte. --Mais, sur quoi que ce puisse etre, vous savez bien qu'elle est accordee, ce serait me peiner, et serieusement, je vous le jure, d'en douter. Qu'est-ce? Dites, je vous prie, dites tout de suite, que j'aie tout de suite le plaisir de vous repondre:--C'est fait. Cela aussi fut dit tout naturellement, avec un accent de tendresse contenue, il est vrai, mais sans l'emotion sur laquelle madame de Barizel avait compte. --Eh bien, je serais heureuse que vous me disiez que vous ne monterez pas dans le grand steeple-chase. --Et pourquoi donc? --Parce que j'aurais peur... assez peur pour ne pas pouvoir assister a cette course si vous y preniez part. --Vraiment? Ils se regarderent un moment, tres emus l'un et l'autre. Mais Corysandre ne permit pas que le silence accentuat l'embarras de cette situation. --Vous ne voulez pas? dit-elle. Vous trouvez ma demande enfantine? --Je la trouve... Ces trois mots, il les avait jetes malgre lui avec un elan irresistible et un accent passionne; mais a temps il s'arreta. --Je la trouve assez...--il hesita...--assez raisonnable, et je suis heureux de vous dire qu'il sera fait selon votre desir. Je ne monterai pas; je puis facilement me degager. Elle lui tendit la main. Mais elle le fit si simplement, dans un mouvement si plein de spontaneite et d'innocence, qu'il ne pouvait vraiment pas se jeter a ses genoux. Il lui prit la main qu'elle lui offrait et doucement il la lui serra. --Merci, dit-elle, et a demain, n'est-ce pas? --A demain, ou plutot si je revenais ce soir. --Oui, c'est cela, revenez, ma mere sera levee; elle sera heureuse de vous voir. A bientot. XXV Roger n'etait pas sorti du jardin, que madame de Barizel se precipitait dans le salon. --Eh bien? s'ecria-t-elle. Corysandre ne repondit pas, car l'arrivee de sa mere la ramenait brutalement dans la realite, et elle eut voulu ne pas y revenir. --Parle, parle donc. Elle ne dit rien. --Tu ne lui as donc pas adresse ta demande? --Si. --Eh bien alors? Il t'a repondu quelque chose. Quoi? --Il a repondu: "Je suis heureux de vous dire qu'il sera fait selon votre desir, je ne monterai pas, je puis facilement me degager." --Et puis? --Je lui ai tendu la main. --Et alors? --Il est parti. Madame de Barizel leva les bras au ciel par un mouvement de stupefaction desesperee; mais elle ne voulut pas s'abandonner. --Voyons, voyons, dit-elle en faisant des efforts pour se calmer, prenons les choses au commencement et dis-moi comment elles se sont passees en suivant l'ordre: M. de Naurouse est arrive, ou s'est-il assis? --La, sur cette chaise. --Et toi? --J'etais dans ce fauteuil. --Alors? --Il m'a demande des nouvelles de ma sante, et je lui ai repondu. --Et puis? --Il s'est etabli un moment de silences entre nous, et nous sommes restes en face l'un de l'autre, un peu embarrasses. --Tres bien. Et puis? --Nous nous sommes mis a parler. --De quoi? --De choses insignifiantes. --Mais quelles choses? --Ah! je ne sais pas. --Mais tu es donc tout a fait stupide? --Sans doute. --Comment, tu ne peux pas me repeter ce que vous avez dit? ---Nous n'avons rien dit. --Vous etes restes en tete-a-tete pendant plus de deux heures. --Nous n'avons pas eu conscience du temps ecoule. --Alors comment l'avez-vous employe, ce temps? --De la facon la plus charmante. --Comment? --Je ne sais pas. --Tu te moques de moi. --Je t'assure que non. Nous avons parle, nous nous sommes regardes, nous avons ete heureux; mais ce que nous avons dit, les mots memes, les idees de notre entretien, je ne me les rappelle pas. Ce qui m'en reste seulement, c'est l'impression, qui est delicieuse. Madame de Barizel regarda sa fille pendant quelques instants sans parler, reflechissant. Evidemment elle etait aussi bete que belle, il n'y avait rien a en tirer, et la presser de questions, la secouer fortement, n'aurait aucun resultat; mieux valait ne pas se laisser. emporter par la colere et la prendre par la douceur. --Enfin, reprit elle, peux-tu au moins m'expliquer comment tu lui as adresse ta demande? --Si tu y tiens, oui. --Comment si j'y tiens! --Tout a coup Roger s'est apercu que le temps avait marche et il s'est leve pour se retirer; alors je lui ai adresse ma demande comme je te l'ai dit. --Et puis? --Mais c'est tout; il est parti en disant qu'il reviendrait ce soir. --Et puis apres ce soir, s'ecria madame de Barizel, exasperee, il reviendra demain et puis apres-demain, et toujours, jusqu'au moment ou il ne reviendra plus du tout, suivant l'exemple de Savine et des autres; mais de quelle pate les hommes de maintenant sont-ils donc petris? N'osant pas trop faire tomber sa colere sur Corysandre, elle eprouva un mouvement de soulagement a la rejeter sur Roger qu'elle accabla de son mepris et de ses railleries; mais elle n'etait pas femme a sacrifier les affaires d'interet a de vaines satisfactions. --Tout cela ne sert a rien, dit-elle en s'interrompant; maintenant que la sottise est faite, il est plus utile et plus pratique de la reparer que de la pleurer. J'avais fonde de justes esperances sur ce tete-a-tete d'aujourd'hui qui pouvait te faire duchesse de Naurouse si tu avais su jouer la scene que nous avons repetee ensemble. Tu ne l'as pas voulu ou tu ne l'as pas pu; n'en parlons plus, et, au lieu de gemir sur le passe, preparons l'avenir. Demain nous devons aller a Fribourg avec le duc; tu t'arrangeras pour qu'il t'offre de t'epouser ou simplement qu'il te dise qu'il t'aime, cela m'est egal. Ce qu'il faut, c'est qu'il s'engage d'une facon quelconque. Si cet engagement n'a pas lieu, je t'avertis que nous quitterons Bade et que tu ne reverras pas M. de Naurouse. --Je l'aime! --Eh bien, epouse-le; je ne demande pas votre malheur, puisque c'est a votre bonheur que je travaille. Crois-tu que les filles belles comme toi, qui ont fait de grands mariages, ont reussi sans le secours de leurs meres? Sois sure qu'une mere intelligente et devouee vaut mieux qu'une grosse dot. En tous cas, tu as la mere, et la dot, tu ne l'aurais pas, si faible qu'elle soit, si je n'avais pas eu l'adresse de te la constituer; encore celle que tu as ne vaut-elle pas un mari comme le duc de Naurouse. Reflechis a cela et arrange-toi pour ne revenir de Fribourg qu'avec un engagement formel de... de ton Roger; sinon nous quittons Bade. Cette promenade a Fribourg avait ete arrangee depuis quelque temps deja: il s'agissait d'aller un dimanche entendre la messe en musique dans la cathedrale de cette capitale religieuse du pays de Bade et du Wurtemberg. On partait le samedi soir de Bade; on couchait a Fribourg; on entendait la messe le dimanche, dans la matinee, et le soir on revenait a Bade. Madame de Barizel et Corysandre avaient deja visite la cathedrale avec Savine; mais elles n'avaient point entendu la messe du dimanche, dont la musique vocale et instrumentale a la reputation d'etre admirable, et c'etait pour cette musique qu'elles faisaient une seconde fois ce petit voyage. La premiere partie du programme s'executa ainsi qu'elle avait ete arretee, au grand plaisir de Roger et de Corysandre, heureux d'etre ensemble et beaucoup plus sensibles a cette joie intime qu'aux merveilles gothiques de la vieille cathedrale, qu'a ses vitraux et qu'a la musique dont l'execution se fait dans une tribune, comme dans certaines eglises italiennes. Le bonheur de Corysandre etait d'autant plus grand, d'autant plus complet, qu'elle pouvait le gouter sans arriere-pensee, sa mere ne lui ayant pas reparle de Roger. Mais apres le dejeuner qui suivit la messe, madame de Barizel, la prenant a part, revint au projet qu'elle n'avait fait qu'indiquer et le precisa: --J'ai commande une voiture pour que nous fassions une promenade dans la ville et dans les environs: tout d'abord, nous allons retourner a l'eglise, et la tu monteras a la tour avec le duc; moi je resterai dans la caleche. Vous allez donc vous retrouver en tete-a-tete. Arrange-toi pour en profiter; quand je suis montee avec toi a cette tour, il y a quelque temps, l'idee m'est venue que la plate-forme etait un endroit tout a fait propice pour des rendez-vous d'amoureux; on est la isole entre ciel et terre, c'est charmant, commode et poetique. Il est vrai qu'on peut etre derange par des visiteurs, mais on peut ne pas l'etre aussi. D'ailleurs en regardant de temps en temps du haut de la tour sur la place, ou je serai dans la voiture decouverte, tu seras fixee a ce sujet: s'il entre des visiteurs, j'aurai un mouchoir a la main, s'il n'en entre pas, je n'aurai rien; alors tu auras tout le temps d'obtenir l'engagement du duc. Je ne te fixe pas de marche a suivre. Prends celle que tu voudras, dis ce que tu voudras, fais ce que tu voudras, peu m'importe, pourvu que tu arrives au resultat que j'exige. Si tu n'y arrives pas, nous aurons quitte Bade avant la fin de la semaine et tu ne reverras pas M. de Naurouse. Tu sais que ce que je dis, je le fais. Corysandre voulut se defendre, mais sa mere ne le lui permit pas; la voiture attendait; on se fit conduire au Muenster, et la madame de Barizel, declarant qu'elle etait fatiguee, engagea Roger et Corysandre a faire l'ascension de la tour. --Ne vous pressez pas, dit-elle, et parce que je vous attends ne vous privez pas de jouir completement de la belle vue qu'on a de la-haut; je vais me reposer dans la voiture; je serai la admirablement. Et elle montra un endroit de la place abrite du soleil, ou elle dit au cocher de la conduire; au pied meme de la tour, elle eut ete en mauvaise position pour etre apercue par Corysandre quand celle-ci se pencherait du balcon; tandis qu'a l'endroit qu'elle avait adopte, elle serait facilement apercue et en meme temps elle pourrait surveiller la porte d'entree, de facon a ne pas laisser passer des visiteurs, sans les signaler aussitot au moyen de son mouchoir. XXVI En montant derriere Roger l'escalier de la tour, Corysandre n'avait qu'une seule pensee, qui etait une esperance. --Pourvu qu'il y ait des visiteurs sur la plate-forme, se disait-elle. Et tout en montant elle ecoutait; mais, sur les pierres de gres rouge qui forment les marches de l'escalier, on n'entendait point d'autres pas que les leurs; de temps en temps seulement, quand ils passaient aupres d'un jour ouvert dans l'epaisse muraille de la tour, leur arrivait le croassement de quelque corneille qui revenait a son nid ou qui s'envolait. --Il semble que nous soyons seuls dans cette eglise, dit Roger en se retournant vers elle. Ils continuerent de monter, allant lentement. Cette tour du Muenster de Fribourg, qui est une des merveilles de l'architecture gothique, est aussi large a sa base que la nef elle-meme, alors elle est quadrangulaire; mais en s'elevant cette forme se retrecit et change, pour devenir octogone, puis enfin elle devient une pyramide qui se termine par une fleche hardie que couronne une croix. C'est jusqu'au point ou commence cette fleche que montent les visiteurs: la se trouve une plate-forme que borde un balcon d'ou la vue embrasse l'ensemble du monument et un immense panorama: a ses pieds on a la cathedrale avec sa toiture a la pente rapide, ses arcs-boutants, ses statues, ses gouttieres, ses colonnes, ses clochers aux dentelures byzantines, puis, par-dessus les toits et les cheminees de la ville, d'un cote la Foret-Noire, dont les pentes sombres s'elevent rapidement, et de l'autre la plaine du Rhin, que ferme au loin la ligne bleuatre des Vosges. Ils resterent longtemps sur cette plate-forme, allant successivement d'un cote a l'autre, de facon a embrasser entierement la vue qui se deroulait devant eux; chaque fois que Corysandre se penchait au-dessus du balcon pour regarder la place, elle voyait sa mere, immobile dans la caleche, toute petite, et n'agitant aucun mouchoir. Personne ne viendrait donc la tirer de son embarras qui avec le temps allait en s'accroissant. La journee etait radieuse et chaude, mais a cette hauteur la brise qui soufflait a travers les arceaux rafraichissait l'air; cependant elle etouffait, le coeur serre par l'emotion. Pour Roger, il paraissait pleinement heureux, et a chaque instant il etendait la main vers l'horizon pour lui montrer un point qu'il lui designait jusqu'a ce qu'elle l'eut apercu elle-meme. --Ne trouvez-vous pas, disait-il, que c'est une douce joie, pleine de poesie et de charme, de se perdre ainsi ensemble dans ces profondeurs sans bornes, cela ne vous rappelle-t-il pas Eberstein? Ce souvenir ainsi evoque la fit fremir de la tete aux pieds, elle se sentit prise par une molle langueur. --Si vous vouliez, dit-elle, nous pourrions redescendre. --Deja! --Ma mere n'a pas une aussi belle vue que nous dans sa voiture. Comme ils arrivaient a l'escalier, il se retourna: --Voulez-vous que nous jetions un dernier regard sur ce panorama, dit-il, pour bien le graver en nous et l'emporter; c'est la un des charmes de ces belles vues de faire un cadre a nos souvenirs. Une derniere fois ils firent le tour de la plate-forme; mais Corysandre etait trop emue, trop profondement troublee, pour rien voir: personne n'etait venu, et elle n'avait rien dit. Ils revinrent a l'escalier, qui a cet endroit est tres etroit et tourne dans une assez brusque revolution. Roger descendit le premier et Corysandre le suivit, indifferente, insensible a ce qui se passait autour d'elle, marchant sans regarder a ses pieds, toute a la pensee de la separation que sa mere allait certainement lui imposer, n'etant pas femme a revenir sur une chose qu'elle avait dite: Roger ne s'etait point prononcee il fallait quitter Bade. Quand, comment le reverrait-elle? Tout a coup elle glissa sur une marche polie et elle se sentit tomber en avant; justement en face d'elle une petite fenetre longue s'ouvrait sur le vide. Instinctivement elle crut qu'elle allait etre precipitee par cette fenetre, et, etendant les deux mains, elle laissa echapper un cri: --Roger! Le bruit de la glissade lui avait deja fait retourner la tete. Vivement il lui tendit les bras et la recut sur sa poitrine; comme il avait le dos appuye contre la muraille, il ne fut pas renverse. Elle etait tombee la tete en avant et elle restait sur l'epaule de Roger, a demi cachee dans son cou; doucement il se pencha vers elle, et, la serrant dans ses deux bras, il lui posa les levres sur les levres. Alors a son baiser elle repondit par un baiser. Longtemps ils resterent unis dans cette etreinte passionnee. Puis, faiblement, elle murmura quelques paroles: --Vous m'aimez donc! Mais a ce montent un bruit de pas et des eclats de voix retentirent an-dessous d'eux: c'etaient des visiteurs qui montaient et qui allaient les rejoindre. Il fallut se separer et descendre. Mais le hasard, qui leur avait ete jusque-la favorable, leur etait devenu contraire: le dejeuner venait de finir dans les hotels et c'etait par bandes qui se suivaient que les visiteurs montaient a la tour; ils n'eurent pas une minute de solitude assuree dans ces escaliers deserts, lors de leur ascension, et dont les voutes sonores retentissaient maintenant de cris et de rires. Tout ce qu'ils purent donner a leur amour, ce furent de furtives etreintes bien vite interrompues. Quand Corysandre s'approcha de la voiture, elle sentit les yeux de sa mere poses sur elle et la devorant; mais elle tint les siens baisses, incapable de soutenir ces regards, et plus incapable encore de leur repondre: une emotion delicieuse l'avait envahie et elle eut voulu ne pas s'en laisser distraire; tout bas elle se repetait: "Il m'aime, il m'aime, il m'aime;" et quand elle ne prononcait pas ces mots avec ses levres, ils resonnaient dans son coeur qu'ils exaltaient. --Au Schlossberg, dit madame de Barizel au cocher lorsque Roger et Corysandre eurent pris place pres d'elle. Et la voiture roula par les rues de la ville encombrees de gens endimanches; les femmes coiffees du bonnet au fond brode d'or et d'argent avec des papillons de rubans noirs; les jeunes filles, leurs cheveux blonds pendants en deux longues tresses entrelacees de rubans; les hommes, pour la plupart portant le chapeau a une corne ou meme, malgre la chaleur, le bonnet a poil de martre a fond de velours surmonte d'une houppe en clinquant. A entendre les observations de madame de Barizel, c'etait a croire qu'elle n'avait d'autre souci en tete que de regarder les gens de Fribourg et de les etudier au point de vue du costume et des moeurs. Corysandre et Roger ne repondaient rien, mais ils paraissaient ecouter; en realite ils se regardaient et par de brulants eclairs leurs yeux se disaient leur bonheur. --Je t'aime. --Je t'aime. A un certain moment, dans la montagne, madame de Barizel, prise d'un acces de pitie pour les chevaux, ce qui n'etait cependant pas dans ses habitudes, voulut descendre pour qu'ils pussent monter avec moins de peine la cote, qui etait rude. Ce fut une joie pour Roger de prendre Corysandre dans ses bras pour l'aider a descendre et de la serrer plus tendrement qu'il n'avait ose le faire jusqu'a ce jour, et ce fut une joie pour lui comme pour elle de marcher cote a cote dans cette montee ombragee par de grands bois sombres. Madame de Barizel etait restee en arriere. Tout a coup elle appela Corysandre, qui redescendit, tandis que Roger continuait de monter. --Eh bien? demanda madame de Barizel a voix basse lorsque sa fille fut a portee de l'entendre. Corysandre, qui connaissait bien sa mere, s'attendait a cette question et elle avait prepare sa reponse. --Il m'a dit qu'il m'aimait, murmura-t-elle. --Enfin, peu importe; maintenant la victoire est a nous. Tu vois si j'avais raison dans mes previsions et mes combinaisons; ecoute-moi donc jusqu'au bout. Tant qu'il ne m'aura pas adresse sa demande, je te prie de t'arranger pour ne pas te trouver seule avec lui. Moi, de mon cote, je ferai en sorte que vous n'ayez pas de tete-a-tete, ceux que je vous ai menages etaient indispensables, maintenant ils seraient nuisibles. Il vaut mieux exasperer le desir du duc et l'entretenir que de le satisfaire. XXVII Elle attendait la demande du duc de Naurouse pour le soir meme; aussi fut-elle assez vivement surprise, lorsqu'en arrivant a Bade le duc prit conge d'elles sans avoir rien dit. --Ce sera pour demain, pensa-t-elle. Mais la journee du lendemain fut ce qu'avait ete celle du dimanche, au moins quant a la demande attendue. Evidemment il se passait quelque chose d'extraordinaire. Depuis qu'elle s'etait mis en tete de faire faire a Corysandre un grand mariage, elle vivait sous le coup d'une menace qui, se realisant, pouvait aneantir ses esperances et toutes ses combinaisons: le passe. Qu'un de ces pretendants vint a connaitre ce passe, ne se retirerait-il pas? Savine l'avait-il connu? Pour Savine, la question n'avait plus qu'un interet theorique; mais, pour le duc, elle avait un interet immediat et pratique d'une telle importance, qu'il fallait coute que coute agir de facon a savoir a quoi s'en tenir, et surtout a voir par quels moyens on combattrait, si cela etait possible, l'impression que cette revelation du passe avait produite. Le lendemain, au reveil, son plan etait arrete, et lorsque son fidele Leplaquet fut introduit dans sa chambre pour dejeuner avec elle, elle lui en fit part. --Eh bien! demanda Leplaquet en entrant, le duc s'est-il prononce? --Non, et cela m'inquiete beaucoup; aussi ai-je decide d'agir pour obliger le duc a parler enfin. --Comment cela? En lui ecrivant ou plutot en lui faisant ecrire par vous. C'est-a-dire en empruntant votre plume si fine et si habile pour ecrire une lettre que Corysandre recopiera et que j'enverrai. --Ah! par exemple, voila qui est tout a fait original. --Me blamez-vous? --Moi! Je n'ai jamais blame personne et ce ne serait pas par vous que je commencerais. Seulement vous me permettrez, n'est-ce pas, de trouver originale une mere qui ecrit les lettres d'amour de sa fille, car cette lettre, je ne peux l'ecrire que sous votre dictee ou tout au moins sous votre inspiration, et c'est vous vraiment qui l'ecrivez. Voila ce qui est drole. Mais quant a le blamer, non. Je ne condamne jamais ce qui reussit, et je sais bien que vous reussirez; pour le succes je n'ai que des applaudissements. --Vous savez que le duc a declare son amour a Corysandre sur la plate-forme de la cathedrale de Fribourg. --Ca, c'est drole aussi. --En descendant, Corysandre etait terriblement emue et elle n'a pas pu me cacher son trouble. Je l'ai interrogee et elle m'a, en honnete fille qu'elle est, avoue ce qui s'est passe. Le duc a assiste de loin a cet interrogatoire, et, sans savoir ce qui s'est dit entre nous, il ne trouvera pas invraisemblable que je sache la verite; la sachant, il est tout naturel que je ne veuille plus recevoir le duc... Cela est hardi, j'en conviens, mais le succes n'appartient pas aux timides. Hier, j'ai recu M. de Naurouse parce que j'ai cru qu'il venait me demander la main de ma fille. Il ne m'a pas adresse sa demande, je ne le recois pas aujourd'hui, ce qui va avoir lieu tantot quand il se presentera, Corysandre, avec qui je me suis expliquee, ecrit au duc pour l'avertir de ce qui se passe et pour le mettre en demeure de se prononcer. --Et si le duc montrait cette lettre? --Cela n'est pas a craindre: le duc est trop honnete homme pour cela: d'ailleurs on doit apporter beaucoup de prudence dans la redaction de cette lettre et c'est pour cela que j'ai besoin de vous. Vous connaissez la situation, allez donc; je recopierai cette lettre pour que Corysandre ne sache pas qu'elle est de vous et, apres l'avoir fait copier par ma fille, je l'enverrai. Cherchez ce qu'il faut pour ecrire et mettez-vous au travail. Mais trouver ce qu'il fallait pour ecrire n'etait pas chose commode chez madame de Barizel, qui n'ecrivait jamais ni lettres, ni comptes, ni rien, un peu par paresse, beaucoup par prudence pour qu'on ne vit pas son ecriture et surtout son orthographe. C'etait meme cette grave question de l'orthographe qui faisait qu'elle demandait a Leplaquet de lui ecrire cette lettre, car si Corysandre en savait plus qu'elle, elle n'en savait pas beaucoup cependant, et il ne fallait pas que le duc s'apercut que celle qu'il aimait ne savait rien. Toutes les recherches de Leplaquet furent vaines, il fallut faire apporter de la cuisine un registre crasseux et un encrier boueux pour qu'il put ecrire son brouillon. --Vous comprenez la situation? dit madame de Barizel. --C'est que c'est vraiment delicat, dit-il avec embarras. --Pas pour vous, mon ami. --Cela le decida; il se mit a ecrire assez rapidement, sans s'arreter; les feuillets s'ajouterent aux feuillets. --Il ne faudrait pas que cela fut trop long, dit madame de Barizel. --Je sais bien, mais c'est que c'est le diable de faire court: il faut des preparations, des transitions. --Chez une jeune fille? Enfin, allez. Il alla encore et il arriva enfin au bout de son sixieme feuillet. --Je crois que c'est assez, dit-il, voulez-vous voir? --Si vous voulez lire vous-meme, je suivrai mieux. Il commenca sa lecture, que madame de Barizel ecouta sans interrompre, sans un mot d'approbation ou de critique. Ce fut seulement quand il se tut qu'elle prit la parole. --C'est admirable, dit-elle, plein de belles phrases bien arrangees et de beaux sentiments merveilleusement exprimes, seulement ce n'est pas tout a fait ainsi qu'ecrit une jeune fille. --Ah! dit Leplaquet d'un air pince. --Ne soyez pas blesse de mon observation, mon ami, toutes les fois que j'ai lu des lettres de femmes dans des romans ecrits par des hommes, je les ai trouvees fausses et maladroites; les hommes ne savent pas attraper le tour des femmes ni leur maniere de dire, qui, toute vague qu'elle paraisse, est cependant si precise. C'est la le defaut de votre lettre, qui dit trop nettement les choses, trop regulierement, en suivant un programme raisonne: les femmes n'ecrivent pas ainsi. --Alors, comment ecrivent-elles? --Je ne suis qu'une ignorante, je ne sais pas faire des phrases d'auteur; mais voila ce que j'aurais dit... Voulez-vous l'ecrire? Il reprit la plume avec mauvaise humeur et ecrivit ce qu'elle dictait, assez lentement, en pesant ses mots, mais cependant sans hesitation: "Je n'aurais jamais eu la pensee que notre intimite devait cesser; j'etais heureuse; je vivais de ma journee de la veille et de l'esperance du lendemain, sans rien prevoir, sans rien attendre, et voila que tout a coup on me prouve que ce que je croyais per" mis est blamable, que ce qui faisait ma joie est defendu. --Il me semble qu'apres avoir confesse son amour il est bon que Corysandre me fasse intervenir; elle aime, mais elle cede a sa mere. --Tres bon; continuez. "Il va nous etre interdit de nous voir; vous ne serez plus recu chez ma mere, et si je veux rester l'honnete fille que je dois etre il me faudra effacer de mon souvenir..." --Elle s'interrompit: --Si nous mettions "meme"! "... Meme de mon souvenir les doux moments passes ensemble; je devrai me dire que j'ai reve. Reve! reve notre premiere entrevue, reve nos promenades, nos heures de liberte, vos paroles, vos regards!... Elle s'interrompit encore: --Est-ce distingue, de mettre des points d'exclamation? --Pourvu qu'il n'y en ait pas trop. --Eh bien, mettez-en juste ce que les convenances permettent. Elle continua de dicter: "... C'est ce que le monde nous impose, c'est ce qu'on exige de nous; et je ne puis ni agir, ni lutter, je ne puis que courber la tete, desesperee de mon impuissance. Quelle navrante chose d'etre obligee de vous dire: "Ne venez plus", quand je voudrais au contraire vous appeler toujours; mais je le dois. Seulement saurez-vous jamais ce qu'une telle demarche m'aura coute de douleurs..."--Soyons tendre, n'est-ce pas? "ce que j'en peux souffrir. Comprendrez-vous qu'il m'a fallu toute ma foi en votre honneur, ma confiance en vos sentiments, ma croyance en vous, pour n'etre pas arretee au premier mot de cette lettre et pour la terminer en vous disant..." Elle s'arreta: --Qu'est-ce qu'elle peut bien lui dire? c'est la le point delicat, car il faut qu'elle en dise assez sans en trop dire. Apres un moment de reflexion, elle poursuivit: "... En vous disant: Allez a ma mere, elle seule peut vous ouvrir notre maison qu'elle veut vous tenir fermee." --Et c'est tout: s'il ne comprend pas, c'est qu'il est stupide. Maintenant, mon ami, relisez cela; arrangez mes phrases, donnez-leur une bonne tournure. Je crois que l'essentiel est dit. --Je me garderai bien de changer un seul mot a cette lettre, qui est vraiment parfaite et que, pour mon compte, j'admire. Vous me demontrez une chose que je croyais deja: c'est qu'il n'y a que les femmes qui puissent ecrire des lettres. XXVIII Aussitot que Leplaquet fut parti, madame de Barizel se mit a copier la lettre qu'elle avait dictee, ou plutot a la dessiner, car pour son esprit ignorant aussi bien que pour sa main inexperimentee l'ecriture etait une sorte de dessin; elle imitait scrupuleusement ce qu'elle avait devant les yeux; puis, quand elle avait fini un mot, elle comptait sur le modele le nombre de lettres dont il se composait, et elle faisait aussitot, la meme operation sur sa copie. Ne fallait-il pas que Corysandre ne put pas se tromper? Enfin, apres beaucoup de mal et de temps, elle vint a bout de ce travail, et aussitot elle fit appeler sa fille; mais, avant que Corysandre entrat, elle eut soin de cacher sa copie. --Je t'ai fait appeler, dit madame de Barizel, pour te parler de M. de Naurouse. Corysandre regarda sa mere avec inquietude; elle eut voulu qu'on ne lui parlat pas de Roger. --Je t'ai dit, continua madame de Barizel, que s'il ne se prononcait pas nous romprions toutes relations. --Il s'est prononce. --Avec toi, oui; mais avec moi? C'est dimanche qu'il t'a declare son amour; le soir meme il devait me demander ta main ou en tous cas il devait le faire le lendemain; il ne l'a pas fait. Je dois donc, quoi qu'il m'en coute, ne pas laisser cette cour se prolonger plus longtemps. A partir d'aujourd'hui notre porte sera fermee au duc. Cela fut dit d'une voix ferme qui annoncait une volonte inebranlable. Cependant, apres quelques courts instants de silence, elle parut s'adoucir. --Cela est terrible pour toi, ma pauvre fille, je le comprends, je le sens; mais que puis-je y faire? --Pourquoi ne pas attendre? essaya Corysandre. --Sois certaine que ca n'a pas ete sans de longues hesitations, que je me suis arretee a cette resolution. Je l'ai balancee toute la nuit, ne pouvant pas me resoudre a te briser le coeur, prevoyant bien, sentant bien quelle serait ta douleur. Un moment j'ai cru avoir trouve un moyen pour n'en pas venir a cette terrible extremite et pour amener le duc a me demander ta main aujourd'hui meme; mais, apres l'avoir longuement examine, j'y ai renonce. --Et pourquoi? s'ecria Corysandre en se jetant sur cette esperance qui lui etait presentee. --Pour deux raisons: la premiere, c'est qu'il est un peu aventureux; la seconde, c'est que tu n'en voudrais peut-etre pas. --Je voudrai tout ce qui ne nous separera pas. --Tu dis cela. --Cela est ainsi. --Au reste, je veux bien t'expliquer ce moyen; s'il n'a plus d'importance maintenant que je l'ai rejete, au moins peut-il te montrer combien vivement je veux ton bonheur et aussi comment je m'ingenie toujours a t'eviter des chagrins. Tu ecrivais au duc... --Moi? --Ah! tu vois; sans savoir, voila que tu m'interromps. --C'est de la surprise, rien de plus. --Tu ecrivais au duc et tu lui disais que j'exigeais la rupture de votre intimite; puis, apres avoir en quelques mots exprime combien cela t'etait cruel, tu ajoutais qu'il n'y avait qu'un moyen pour que cette rupture n'eut pas lieu; et ce moyen, c'etait qu'il vint a moi. Cela m'avait tout d'abord paru excellent, si bien que j'avais meme ecrit la lettre, tiens, la voici; veux-tu la lire? Tu me diras si ces sentiments sont les tiens et si je me suis mise a ta place. Elle lui tendit la lettre, et Corysandre, l'ayant prise, commenca a la lire; mais madame de Barizel ne la laissa pas aller loin. --Est-ce que tu n'aurais pas evoque ces souvenirs dont je parle, si tu avais toi-meme ecrit? demanda-telle. --Oui, je crois. Corysandre continua sa lecture, que sa mere interrompit bientot: --N'aurais-tu pas encore dit toi-meme que tu etais navree de parler contre ton coeur? --Oh! oui. --Allons, je vois que j'ai bien devine tes sentiments, mais n'est-il pas tout naturel qu'une mere, bien que n'etant pas pres de sa fille, ecrive en quelque sorte sous sa dictee! En realite cette lettre est de toi. Corysandre acheva sa lecture. --Quel malheur, dit madame de Barizel, qu'on ne puisse pas l'envoyer au duc. Elle fit une pause et, comme Corysandre ne disait rien, elle ajouta: --Il y aurait des chances pour que le duc accourut tout de suite: au moins cela m'avait paru probable en l'ecrivant, car tu penses bien que je n'ai eu qu'un but: enlever M. de Naurouse a ses hesitations, inexplicables s'il t'aime comme tu le crois. --Et pourquoi ne pas l'envoyer? dit Corysandre lentement et en hesitant a chaque mot. --S'il ne t'aime pas, il saisira cette occasion de rupture. --Il m'aime. --Si tu en es sure, cela augmente singulierement les chances de le voir accourir; seulement, moi qui n'ai pas les memes raisons pour me fier a cet amour, j'ai du renoncer a ce moyen que j'avais trouve tout d'abord et qui conciliait tout: notre dignite et ton amour; car tu sens bien, n'est-ce pas, que cette question de dignite est considerable? Que nous continuions a recevoir le duc maintenant comme avant, et il s'etonnerait bien certainement des facilites que je t'accorde, peut-etre meme cela lui inspirerait-il des doutes pour le passe. --Si je copiais cette lettre? repeta Corysandre, qui se perdait dans ces paroles contradictoires et qui d'ailleurs etait trop profondement emue; par la menace de sa mere pour pouvoir raisonner. Puisqu'on lui disait, puisqu'on lui expliquait que cette lettre devait tout concilier, ne serait-ce pas folie a elle de refuser le moyen qui lui etait offert? En elle il y avait bien quelque chose qui protestait contre l'emploi de ce moyen; mais elle n'etait guere en etat d'entendre la voix de sa conscience et de son coeur, troublee, entrainee qu'elle etait par la voix de sa mere qui ne lui laissait pas le temps de se reconnaitre et de reflechir. --Je n'ai pas le droit de t'empecher de risquer cette aventure, dit madame de Barizel. --Je pourrais la lui remettre quand il viendra. --Oh! non, cela serait tres mauvais; ce qu'il faut, si tu veux copier cette lettre, c'est qu'elle n'arrive au duc qu'apres que nous ne l'aurons pas recu. Aussitot qu'il sera parti, tu la remettras a Bob, qui la portera, et il est possible que quelques minutes apres nous voyions le duc accourir ou qu'il m'ecrive pour me demander une entrevue. Je dis que cela est possible, mais je ne dis pas que cela soit certain. Vois et decide toi-meme. Comme Corysandre restait hesitante, madame de Barizel reprit: -Pour moi, au milieu de ces incertitudes, mon devoir de mere est heureusement trace et je n'ai qu'a le suivre tout droit: Ne plus recevoir le duc... a moins qu'il ne se presente pour me demander ta main et, quoi qu'il m'en coute, je ne faillirai pas a ce devoir; plus tard, quand tu ne seras plus sous le coup immediat de la douleur, tu me remercieras de ma fermete. Elle se dirigea vers la porte comme pour sortir; mais elle ne sortit pas, car, tout en ayant l'air de vouloir laisser Corysandre a ses reflexions, elle tenait essentiellement, au contraire, a ce qu'elle ne put pas reflechir. --A quelle heure doit venir le duc aujourd'hui? --A une heure pour... --Et il est? --Midi passe. --Deja. Alors tu n'as que juste le temps d'ecrire..., si tu veux ecrire. --Je vais ecrire. --Alors, tu es sure de lui? --Oui. XXIX Quand Roger se presenta et que Bob lui repondit que "madame la comtesse ne pouvait pas le recevoir ni mademoiselle non plus", il fut etrangement surpris. Cette heure matinale avait ete choisie la veille avec Corysandre pour s'entendre a propos d'une promenade, et il etait d'autant plus etonnant qu'on ne le recut pas, que Bob, interroge, repondait que ni "madame la comtesse ni mademoiselle n'etaient malades". Il dut se retirer, deconcerte, se demandant ce que cela signifiait. Mais il ne pouvait guere examiner froidement cette question en la raisonnant, etant agite au contraire par une impatience fievreuse. Les reponses aux lettres qu'il avait ecrites a ses amis d'Amerique peur leur demander des renseignements sur la famille de Barizel ne lui etaient pas encore parvenues, et la veille il avait expedie des depeches a ses deux amis pour les prier de lui faire savoir par le telegraphe s'il pouvait donner suite au projet dont il les avait entretenus dans ses lettres; c'etait a la derniere extremite qu'il s'etait decide a employer le systeme des depeches qui, en un pareil sujet et aussi bien pour les demandes que pour les reponses, ne pouvait etre que mauvais par sa concision et surtout par sa discretion obligee; mais, apres ce qui s'etait passe entre lui et Corysandre, dans la tour de l'eglise de Fribourg, il ne pouvait plus attendre. Par la poste les reponses pouvaient tarder encore huit jours, peut-etre plus. Se taire plus longtemps devenait tout a fait ridicule. Revenant chez lui, il se trouva alors dans un etat penible de confusion et de perplexite, allant d'un extreme a l'autre, sans pouvoir raisonnablement s'arreter a rien. Il n'y avait pas une demi-heure qu'il etait rentre, quand on lui monta la lettre de Corysandre, sans lui dire qui l'avait apportee. Son premier mouvement fut de la jeter sur une table; il n'en connaissait point l'ecriture et il avait bien autre chose en tete que de s'occuper des lettres que pouvaient lui adresser des gens qui lui etaient indifferents. C'etaient des depeches qu'il attendait, non des lettres. Comme il ne pouvait rester en place et qu'il marchait a travers son appartement, il passa plusieurs fois aupres de la table sur laquelle il avait jete cette lettre: puis a un certain moment il la prit machinalement entre ses doigts et il lui sembla que ce papier exhalait le parfum de Corysandre. Sans aucun doute c'etait la une hallucination: il pensait si fortement a Corysandre, elle occupait si bien son coeur et son esprit, qu'il la voyait partout. Cependant il ne put s'empecher de flairer cette lettre, et aussitot une commotion delicieuse courut dans ses nerfs et le secoua de la tete aux pieds; c'etait bien le parfum de Corysandre, le meme au moins que celui qu'il avait si souvent respire avec enivrement. Vivement il dechira l'enveloppe et il lut: "Allez a ma mere..." Evidemment il n'avait que cela a faire, et telle etait la situation que creait cette lettre, qu'il ne pouvait pas attendre davantage. Pour que Corysandre ne se fut pas jusqu'a ce jour fachee de ses hesitations et de son silence, il fallait qu'elle eut vraiment l'ame indulgente, ou plutot il fallait qu'elle l'aimat assez pour n'etre sensible qu'a son amour; mais maintenant, comment ne serait-elle pas blessee d'un retard qui serait pour elle la plus cruelle des blessures en meme temps que le plus injuste des outrages? comment s'imaginer que plus tard elle pourrait s'en souvenir sans amertume? Jamais il n'avait eprouve pareille anxiete, car, s'il avait de puissantes raisons pour attendre, il en avait de plus puissantes encore pour n'attendre pas. Quoi qu'il decidat, il serait en faute: s'il se prononcait tout de suite, envers son nom; s'il ne se prononcait pas, envers son amour. Comme il agitait anxieusement ces pensees, sa porte s'ouvrit. C'etait une depeche; qu'on lui apportait. "Pouvez donner suite a votre projet, mais plus sage serait d'attendre lettre partie depuis six jours." Plus sage! D'un bond il fut a son bureau. "Madame la comtesse, "J'ai l'honneur de vous demander une entrevue, je vous serais reconnaissant de me l'accorder aujourd'hui meme, aussitot que possible. "On attendra votre reponse. "Daignez agreer l'expression de mon profond respect. NAUROUSE." Au bout de dix minutes on lui remit sous enveloppe une carte portant ces simples mots: "Madame la comtesse de Barizel attend monsieur le duc de Naurouse." Lorsqu'il se presenta devant la comtesse, il croyait qu'il prendrait le premier la parole; mais elle le devanca: --Vous avez du etre surpris, monsieur le duc, dit-elle ceremonieusement, de ne pas nous trouver lorsque vous avez bien voulu nous honorer de votre visite? Je vous dois une explication a cet egard et je vais vous la donner. Ma fille et moi, monsieur le duc, nous avons beaucoup de sympathie pour vous et nous sommes l'une et l'autre tres heureuses de l'agrement que vous paraissez trouver en notre compagnie, agrement qui est partage d'ailleurs; mais ma fille est une jeune fille, et, qui plus est, une jeune fille a marier. Tant que nos relations ont garde un caractere de camaraderie mondaine, je n'ai pas eu a m'en preoccuper; vous paraissiez eprouver un certain plaisir a nous rencontrer, nous en ressentions un tres vif a nous trouver avec vous, c'etait parfait. Mais en ces derniers temps on m'a fait des observations... tres serieuses, au moins au point de vue des usages francais qui desormais doivent etre les notres, sur... comment dirais-je bien... sur votre intimite avec ma fille. Mes yeux alors se sont ouverts, mon devoir de mere a parle haut et j'ai decide que, quoi qu'il nous en coutat, a ma fille et a moi, nous devions rompre des relations qui plus tard pouvaient nuire a Corysandre, et qui meme lui avaient peut-etre deja nui. C'est ce qui vous explique pourquoi nous n'avons pas pu recevoir votre visite tantot. Sans doute j'aurais pu la recevoir et vous donner alors les raisons que je vous donne en ce moment, mais j'ai pense que vous comprendriez vous-meme le sentiment qui me faisait agir. Vous avez voulu une franche explication, la voila. --Si j'ai insiste pour etre recu, ce n'a point ete dans l'intention de provoquer cette explication que vous voulez bien me donner avec tant de franchise. Il y a longtemps que j'aime mademoiselle Corysandre... --Vous, monsieur le duc! --En realite je l'aime du jour ou je l'ai vue pour la premiere fois. Mais si vif, si grand que soit cet amour, je n'ai pas voulu ecouter ses inspirations avant d'etre bien certain que je n'obeissais pas a des illusions enthousiastes; aujourd'hui cette certitude s'est faite dans mon esprit aussi bien que dans mon coeur et je viens vous demander de me la donner pour femme. Aucune emotion, ni trouble, ni joie, ni triomphe, ne se montra sur le visage de madame de Barizel en entendant cette parole qu'elle avait cependant si anxieusement attendue et si laborieusement amenee. Elle resta assez longtemps sans repondre, comme si elle etait plongee dans un profond embarras; a la fin elle se decida, mais en hesitant. --Avant tout je dois vous avouer que votre demande, dont je suis fort honoree, me prend tout a fait au depourvu et me cause une surprise que je n'ai pas la force de cacher, car j'etais loin de soupconner votre amour pour elle,--la resolution que j'ai mise a execution aujourd'hui en est la preuve. Avant de vous repondre je dois donc tout d'abord interroger ma fille, dont je ne connais pas les sentiments et que je ne contrarierai jamais dans son choix. Et puis il est une personne aussi que je dois consulter, notre meilleur ami en France, le second pere de ma fille, M. Dayelle, qui, je ne vous le cacherai pas, sera peut-etre votre adversaire, au moins dans une certaine mesure, c'est-a-dire... --M. Dayelle m'a explique pourquoi il me considerait comme un assez mauvais mari; mais c'est la un exces de rigorisme contre lequel je me defendrai facilement si vous voulez bien m'entendre. --Je voudrais que ce fut notre ami Dayelle qui vous entendit, car je dois avoir egard a son opinion. Justement je l'attends. Vous pourrez donc le faire revenir de ses preventions, qui, j'en suis convaincue, ne sont pas fondees; mais, jusque-la il est bien entendu que la mesure que j'avais cru devoir prendre et qui s'imposait a ma prevoyance de mere n'a plus de raison d'etre, et que toutes les fois que vous voudrez bien venir, nous serons heureuses, ma fille et moi, de vous recevoir. --Alors j'aurai l'honneur de vous faire ma visite ce soir. Roger se retira. Ce fut ceremonieusement que madame de Barizel le reconduisit; mais aussitot qu'il fut parti elle monta quatre a quatre a la chambre de sa fille, ou elle entra en dansant. --Enfin ca y est, s'ecria-t-elle, embrasse-moi, duchesse! XXX Si l'annonce du mariage de mademoiselle de Barizel, de la belle Corysandre avec le prince Savine avait fait du tapage, celle de son mariage avec le duc de Naurouse en fit un bien plus grand encore. On avait parle de Savine, parce que Savine voulait qu'on parlat de lui et employait dans ce but toute sorte de moyens. On parlait du duc de Naurouse tout naturellement, parce qu'on avait plaisir a s'occuper de lui. Savine n'etait aime de personne; Naurouse etait sympathique a tout le monde, meme a ceux qui ne le connaissaient que pour ce qu'on racontait sur son compte. Et puis c'etait la semaine des courses, et les anciens amis de Roger etaient arrives a Bade; le prince du Kappel, Poupardin, Montrevault et dix autres avec leurs maitresses presentes ou anciennes, et tous s'etaient jetes sur cette nouvelle: --Naurouse se marie, est-ce possible? On l'avait entoure, questionne, felicite, et tout d'abord il avait mis une certaine reserve dans ses reponses; mais, lorsqu'a la suite de l'entrevue avec Dayelle et d'un nouvel entretien avec madame de Barizel, dans lequel celle-ci, "eclairee sur les sentiments de sa fille et conseillee par son ami Dayelle", avait formellement donne son consentement, il avait tres franchement montre combien il etait heureux de ce mariage, n'attendant meme pas les questions pour l'annoncer a ceux de ses amis qu'il estimait assez pour leur parler de son bonheur. Les felicitations les plus vives qu'il recut furent celles du prince de Kappel: --Etes-vous heureux, cher ami, de pouvoir vous marier librement et de vous choisir votre femme vous-meme et tout seul! Je crois que si j'avais la liberte de faire comme vous, je me marierais; tandis qu'il est bien certain que je mourrai garcon pour ne pas me laisser marier a quelque princesse de sang royal, mais tuberculeux ou scrofuleux, qu'on m'imposerait au nom de la politique et a qui je devrais faire des enfants... si je pouvais. J'aime mieux ne pas essayer. D'ailleurs, un futur roi qui ne se marie pas, c'est drole, et on est original comme on peut. Parmi ses amis, un seul, au lieu de le feliciter, le blama et tres vivement, parlant au nom de l'amitie et de la raison, employant la persuasion et la raillerie pour empecher ce qu'il appelait un suicide: ce fut Mautravers. Contrairement a son habitude, Mautravers n'etait point arrive a Bade pour le commencement des courses, et quand Roger, surpris de ne le pas voir, avait demande de ses nouvelles, on lui avait repondu qu'il ne viendrait probablement pas; cependant il etait venu, et, le matin de la deuxieme journee, en debarquant de chemin de fer il etait tombe chez Roger encore au lit et endormi. --Enfin vous voila de retour et pour longtemps, j'espere. --Pour tres longtemps, pour toujours probablement. --Est-ce que ce qu'on raconte serait vrai? --Que raconte-t-on? --Que vous avez l'idee de vous marier. --C'est vrai. --Vous marier avec une Americaine, une etrangere, vous, Francois-Roger de Charlus, duc de Naurouse? --Cette Americaine est d'origine francaise: elle appartient a une tres vieille et tres bonne famille du Poitou, les Barizel. --On m'avait dit tout cela, car on s'occupe beaucoup de vous en ce moment, et on m'a dit aussi que c'etait par amour que vous vouliez epouser cette jeune fille, mais je ne l'ai pas cru. --Vraiment! --Qu'on me dise que vous faites un mariage de convenance avec une jeune fille de votre rang, et cela pour continuer votre nom, pour avoir une maison, je ne repondrai rien, ou presque rien, bien que le mariage soit a mon sens la chose la plus folle du monde; mais un mariage d'amour, vous, vous, Roger, jamais je ne l'admettrai. Qu'on puisse aimer sa femme de coeur eternellement comme l'exige la loi du mariage, je veux bien vous le conceder; c'est rare, cependant c'est possible. Mais a cote des sentiments du coeur, il y en a d'autres, n'est-ce pas? Eh bien, croyez-vous que ceux-la puissent etre eternels? Vous avez eu des maitresses, et dans le nombre il y en a que vous avez aimees passionnement, eh bien! est-ce qu'a un moment donne, tout en eprouvant encore pour elles de la tendresse, vous n'avez pas ete desagreablement surpris de vous apercevoir que sous d'autres rapports elles vous etaient devenues absolument indifferentes, ne vous disant plus rien, a ce point que vous vous demandiez avec stupefaction comment elles avaient pu eveiller en vous un desir? Vous savez comme moi que cela est fatal et que ceux-la meme qui sont les plus fortement maitres de leur volonte n'echappent pas a cette loi humaine. Quand cela arrivera dans votre mariage d'amour, car il faudra bien qu'un jour ou l'autre cela arrive, et que vous resterez en presence d'une femme aigrie, d'autant plus insupportable qu'elle aura de justes raisons pour se plaindre, vous vous souviendrez de mes paroles; seulement il sera trop tard. Et notez qu'en parlant ainsi je ne calomnie pas l'amour, car je reconnais volontiers qu'on peut aimer une maitresse indefiniment, toujours, meme vieille, et cela tout simplement parce qu'elle n'est pas liee a vous, parce que vous ne lui appartenez pas; tandis qu'une femme qu'on a, ou plutot qui vous a du matin au soir et du soir au matin, on ne peut pas ne pas s'en lasser, et alors... Mautravers etait reste dans la chambre, tandis que Roger etait entre dans son cabinet de toilette, et c'etait de la chambre qu'il parlait. Sur ces derniers mots, Roger sortit du cabinet une serviette a la main, s'essuyant le cou et le visage. --Mon cher ami, dit-il posement, tout en se frottant, ce n'est pas d'aujourd'hui que vous me faites entendre des paroles du genre de celles que vous venez de m'adresser. On dirait que c'est chez vous une specialite. Bien souvent, vous m'avez fait souffrir, aujourd'hui que j'ai un peu plus d'experience, vous m'interessez. Aussi ne vous ai-je pas interrompu, curieux de voir ou vous vouliez en venir. J'avoue que je ne le sais pas encore, car, si vous avez pour but de me faire renoncer a ce mariage, vous devez comprendre qu'il est trop tard. Je suis engage, et vous savez bien que je ne me degage jamais. D'ailleurs, tout ce que vous venez de me dire, fut-il vrai et dut-il se realiser, que cela ne m'arreterait pas. J'aime celle que je vais epouser, je l'aime passionnement, et, dusse-je n'avoir qu'un jour de bonheur pres d'elle, pour ce jour je donnerais tout ce qui me reste de temps a vivre. Vous voyez donc que rien ne changera ma resolution... sentimentale. Mais, alors meme que les sentiments qui s'ont inspiree n'existeraient pas, je la realiserais cependant quand meme, car je veux me marier tout de suite, et pour cela j'ai une raison qui, quand je vous l'aurai dite, vous fera, j'en suis certain, m'approuver: cette raison, c'est que je veux avoir des enfants afin que mon nom ne puisse point passer un jour aux Condrieu. Disant cela il regarda Mautravers en plein visage et il s'etablit entre eux un assez long silence; puis il reprit: --Ma fortune, je puis la leur enlever par un bon testament; mais pour mon nom je ne puis l'empecher surement de tomber entre leurs mains que par un mariage qui me donnera des enfants... et je me marie. Au reste vous allez voir bientot que celle que j'epouse est digne non seulement d'inspirer l'amour, mais encore de le retenir et de le fixer. --Je n'ai rien dit qui fut personnel a mademoiselle de Barizel, j'ai parle en general. --Elle sera tantot aux courses; je vous presenterai a elle; quand vous la connaitrez, vous serez peut-etre moins absolu dans vos theories. --Est-ce que vous dinez ce soir chez madame de Barizel? demanda-t-il. --Non. --Eh bien, alors nous dinerons ensemble si vous voulez bien. Comme Roger faisait un mouvement pour refuser: --Bien entendu, vous aurez toute liberte pour vous en aller aussitot que vous voudrez, de facon a faire une visite du soir a mademoiselle de Barizel, si vous le desirez. XXXI Roger devait aller aux courses avec madame de Barizel et Corysandre, et il avait ete convenu qu'il irait les chercher: pour lui c'etait une fete de se montrer en public avec celle qui serait sa femme dans quelques semaines. Comme il allait sortir, on lui remit une lettre portant le timbre de Washington,--la lettre justement qu'annoncait la depeche. En la prenant il eprouva une vive emotion: "Plus sage d attendre lettre", disait la depeche. Maintenant que cette lettre arrivait, etait-il sage a lui de l'ouvrir? Au point ou en etaient les choses il ne pouvait pas revenir en arriere. Et le put-il, le dut-il, il n'en aurait pas le courage: une douleur, il la supporterait, si cruelle qu'elle fut; mais il ne l'imposerait jamais a Corysandre. Son mouvement d'hesitation fut court: l'anxiete etait trop poignante pour qu'il l'endurat, et d'ailleurs ce n'etait point son habitude d'hesiter en face d'un danger. Il lut: "Mon cher Roger, "Je voudrais repondre a votre lettre d'une facon simple et precise; par malheur, cela n'est pas facile, car pour faire une enquete sur la famille dont vous me parlez il faudrait aller dans le Sud, et je suis justement retenu dans le Nord sans pouvoir m'absenter de l'abominable residence de Washington, bien faite pour donner le spleen a l'homme le plus gai de la terre. Je suis donc oblige de m'en tenir a des renseignements obtenus de seconde main; n'oubliez pas cela, cher ami, en me lisant et surtout en prenant une resolution d'apres ces renseignements que j'ai le regret de ne pouvoir pas certifier conformes a la verite. Sur le mari il y a unanimite: un gentleman et, ce qui est mieux, un gentilhomme dans toute l'acception du mot: homme d'honneur et de coeur, noble des pieds a la tete, dans sa vie, ses manieres, ses habitudes, ses moeurs. Tous ceux qui parlent de lui le representent comme un type qu'on ne rencontre pas souvent ici. Reste Francais bien que n'ayant pas vecu en France, mais Francais d'origine, Francais de sang, et Francais du dix-huitieme siecle avec quelque chose de brillant, de chevaleresque, d'insouciant, qu'on ne trouve plus maintenant; s'est distingue pendant la guerre et a accompli des actions qui eussent ete heroiques dans un pays ou l'on serait moins sensible a la pratique et au but; n'a eu que des amis, et tous ceux qui parlent de lui le font avec sympathie ou admiration. J'allais oublier un point qui cependant a son importance: il avait herite d'une grande fortune engagee dans toutes sortes de complications; il ne l'a point degagee, loin de la, et l'abolition de l'esclavage a du lui porter un coup funeste; mais a cet egard je ne puis vous fixer aucun chiffre, et il m'est impossible de vous repondre, suivant l'usage americain:--Vaut.... tant de mille dollars.--Sur la mere, au lieu de l'unanimite, c'est la contradiction que je rencontre; pour les uns, c'est une femme remarquable; pour les autres, c'est une aventuriere, et ceux-la meme racontent sur elle toutes sortes d'histoires scandaleuses que je ne peux pas vous rapporter, car si elles etaient vraies, elles seraient, invraisemblables, et, je vous l'ai dit, il ne m'est pas possible en ce moment d'aller me renseigner aux sources, de facon a vous dire ce qu'il y a d'exageration la dedans. Ce sera pour plus tard, si par un mot ou une depeche vous me demandez de faire cette enquete. Il est entendu que, pour cela comme pour tout, je suis entierement a votre disposition et que ce me sera un plaisir de vous obliger. Parlez donc; dans quinze jours, c'est-a-dire au moment ou vous recevrez cette lettre, je serai libre d'aller dans le Sud, dans l'Est, dans l'Ouest, au diable, pour vous. Enfin sur la fille il y a la meme unanimite que sur le pere: la plus belle personne du monde, a provoque l'admiration la plus vive, un vrai enthousiasme chez tous ceux qui l'ont vue. La seule chose a noter et a interpreter contre elle est qu'elle a manque plusieurs mariages sans qu'on sache pourquoi. Est-ce elle qui n'a pas voulu de ses pretendants? sont-ce les pretendants qui n'ont pas voulu d'elle? On ne peut pas me renseigner sur ce point; il semble donc qu'il n'y ait rien de grave. Voila pour aujourd'hui tout ce que je puis vous dire. Cela manque de precision, j'en conviens; mais je vous repete que je suis tout a vous, pret a aller a la Nouvelle-Orleans ou ailleurs au premier signe que vous me ferez." Ecrite sans alinea, comme il est d'usage en diplomatie, et, en ecriture batarde aussi nette que si elle avait ete lithographiee, cette lettre fut un soulagement pour Roger. Sans doute elle etait sur un point assez inquietante, mais il avait craint pire. En somme, elle etait aussi satisfaisante que possible sur M. de Barizel et sur Corysandre, ce qui etait l'essentiel. Le pere, homme d'honneur et de coeur, noble des pieds a la tete, "la fille, la plus belle personne du monde." C'etait quelque chose cela, c'etait beaucoup. Il est vrai que du cote de la mere les choses ne se presentaient plus sous le meme aspect; mais ces histoires scandaleuses dont on parlait vaguement se rapportaient sans doute a des amants, et il ne pouvait pas exiger que sa belle-mere fut un modele de vertu: ce n'est pas sa belle-mere qu'on epouse, sans quoi on ne se marierait jamais. Cependant, comme il ne fallait rien negliger, il envoya une depeche a son ami pour le prier d'aller sinon a la Nouvelle-Orleans pour suivre cette enquete, au moins de la confier a quelqu'un de sur et, cela fait, il se rendit chez madame de Barizel le coeur leger, plein de confiance, ne pensant plus aux mauvaises paroles de Mautravers. Il allait passer quelques heures avec Corysandre, la voir, l'entendre, quelle preoccupation eut resiste a cette joie! En arrivant il fut surpris de trouver un air sombre sur le visage de madame de Barizel; avec inquietude il interrogea Corysandre du regard, mais celle-ci ne lui repondit rien ou plutot le regard qu'elle attacha sur lui ne parlait que de tendresse et d'amour. Ce fut madame de Barizel elle-meme qui vint au-devant des questions qu'il n'osait pas poser: --J'aurais un mot a vous dire? fit-elle en passant dans le petit salon. Il la suivit. Elle tira une lettre de sa poche: --Voici une lettre que je viens de recevoir, dit-elle, une lettre anonyme qui vous concerne: j'ai hesite sur la question de savoir si je vous la montrerais; mais, tout bien considere, je pense que vous devez la connaitre. Elle la lui tendit ouverte: "Un de vos amis, qui est en meme temps l'admirateur de votre charmante fille, se trouve vivement emu par le bruit qu'on fait courir du prochain mariage de celle-ci avec M. le duc de Naurouse. Pour que vous donniez votre consentement a ce mariage il faut que vous ne connaissiez pas le jeune duc, ce qui n'est explicable que parce que vous etes etrangere. Ce qu'est le duc moralement, je n'en veux dire qu'un mot: jamais il n'aurait ete admis par une famille francaise honorable qui aurait eu souci du bonheur de sa fille. Mais ce qu'il est physiquement, je veux vous l'expliquer: il est ne d'un pere qui portait en lui le germe de plusieurs maladies mortelles, auxquelles il a d'ailleurs succombe jeune encore, et d'une mere qui est morte poitrinaire. Il a herite et de son pere et de sa mere. Si vous en doutez, examinez-le attentivement: voyez ses pommettes saillantes; ses yeux vitreux, son teint pale; surtout regardez bien sa main hippocratique, qui, pour tous les medecins, est un des signes les plus certains de la tuberculose pulmonaire. Depuis son enfance il a ete constamment malade et, en ces dernieres annees, tres gravement. Si vous voulez que votre fille soit prochainement veuve avec un ou deux enfants qui seront les miserables heritiers de leur pere pour la sante, faites ce mariage qui, pour vous, maintenant avertie, serait un crime." --Vous voyez! dit madame de Barizel. Roger ne repondit pas; mais silencieusement il regarda cette lettre qui tremblait entre ses doigts. --Si nous ne vous connaissions pas depuis longtemps, continua madame de Barizel, il est certain que cette lettre au lieu de m'inspirer un profond mepris, m'aurait jetee dans une angoisse terrible: heureusement, je sais par experience que les craintes qu'elle voudrait provoquer ne sont pas fondees, et c'est pour cela que je vous la communique, uniquement pour cela, pour que vous vous teniez en garde contre les ennemis odieux qui recourent a de pareilles armes. --D'ennemis, je n'en ai qu'un, dit Roger, mon grand-pere, et je suis aussi certain que cette lettre est de lui que si je l'avais entendu la dicter: il voudrait m'empecher de me marier afin qu'un jour son autre petit-fils, celui qu'il aime, herite de mon titre et de mon nom et pour cela il ne recule devant aucun moyen. Pour conserver ma fortune, il m'a fait nommer autrefois un conseil judiciaire; maintenant pour m'empecher d'avoir des enfants, il ecrit ces lettres infames. Violemment il la froissa dans sa main crispee. --Je comprends, dit madame de Barizel, que vous soyez profondement blesse et peine; mais au moins ne vous inquietez pas, de pareilles denonciations ne peuvent rien sur mes resolutions, et pour Corysandre, il n'est pas besoin de vous dire, n'est-ce pas, qu'elle n'en sait et n'en saura jamais rien? En voyant comment madame de Barizel accueillait ces revelations, il pouvait ne pas s'inquieter pour son mariage, mais pour lui-meme il ne pouvait pas ne pas penser a cette lettre. Il etait vrai que son pere etait mort jeune; il etait vrai que sa mere etait poitrinaire: il etait vrai que lui-meme depuis son enfance avait ete bien souvent malade. Etait-il donc condamne a transmettre a ses enfants les maladies hereditaires qu'il aurait recues de ses parents? Une main hippocratique? Qu'etait-ce que cela? Avait-il vraiment la main hippocratique? Sa journee, dont il s'etait promis tant de bonheur fut empoisonnee, et le charmant sourire de Corysandre, sa douce parole, ses regards tendres ne parvinrent pas toujours a chasser les nuages qui assombrissaient son front. A un certain moment il vit dans la foule un medecin parisien qu'il avait connu autrefois et qu'on etait sur de rencontrer partout ou il y avait des cocottes; aussitot, se levant de la chaise qu'il occupait aupres de Corysandre, il alla a lui. --Docteur, j'ai un renseignement a vous demander, dit-il en l'emmenant a l'ecart. A quels signes reconnait-on donc ce que vous appelez la main hippocratique? --Au renflement en massue de la derniere phalange des doigts et a l'incurvation de l'ongle, qui devient convexe par sa face dorsale. --Est-ce que cette main est le signe des maladies de poitrine. --Trousseau dit qu'elle est propre aux tuberculeux; mais cela est exagere: elle s'observe aussi chez des individus parfaitement sains. --Je vous remercie. Avant de revenir aupres de Corysandre, Roger s'en alla tout a l'extremite de l'enceinte du pesage, et la, se degantant rapidement, il examina ses deux mains, qu'il n'avait jamais regardees, en se demandant si elles etaient ou n'etaient pas hippocratiques. Il ne remarqua ce renflement en massue, et encore assez leger, qu'a un doigt de ses deux mains, l'annulaire; quant a l'incurvation de l'ongle, il ne savait pas trop ce que cela pouvait etre; c'etait sans doute un terme de medecine, il le chercherait. XXXII Roger croyait diner avec Mautravers seul; mais, quand il entra dans le salon ou celui-ci l'attendait, il trouva plusieurs convives reunis: le prince de Kappel, Poupardin, Montrevault, Sermizelles, Cara, Balbine, Esther Marix et enfin Raphaelle. Hommes et femmes s'empresserent au-devant de lui, pour lui tendre la main; quand Raphaelle lui tendit la sienne, il ne fut pas maitre de retenir un leger mouvement. --Ne me remerciez pas d'avoir invite une ancienne amie, dit Mautravers, qui l'observait, c'est elle-meme qui s'est invitee tout a l'heure quand elle a su que nous dinions ensemble. --Ca c'est beau, dit Poupardin. --Au moins c'est unique, repondit Raphaelle, ce n'aurait pas ete pour vous, mon cher Poupardin, que j'aurais adresse cette demande a Mautravers. On se mit a rire et Poupardin n'osa pas se facher tout haut. --Ne remarquez-vous pas une chose curieuse, dit Mautravers, c'est qu'a l'exception de Garami mort et de Savine en voyage, nous voila tous reunis aujourd'hui pour celebrer les adieux a la vie de notre ami, comme nous etions reunis il y a cinq ans pour feter son entree dans la vie. --Si cette remarque est juste, dit le prince de Kappel, elle n'est pas consolante, car elle prouve que nous tournons toujours dans le meme cercle et sur place, comme des chevaux de cirque; a Paris, comme a l'etranger, comme partout, hommes, femmes, nous sommes toujours les memes, et franchement ca manque de diversite. Nous allons dire les memes choses qu'a Paris, rire des memes plaisanteries, manger la meme sauce brune, la meme sauce rouge, la meme sauce blanche; et puis demain nous recommencerons. On se mit a table et Raphaelle se placa a cote de Roger; ce voisinage n'etait guere pour lui plaire, mais il eut ete maladroit et ridicule d'en rien laisser paraitre. Aussi s'assit-il sans faire la moindre observation; c'etait deja trop qu'il eut montre de la surprise en la voyant: elle ne lui etait, elle ne pouvait lui etre que completement indifferente et il ne devait pas plus se rappeler qu'il l'avait aimee, qu'il ne devait se souvenir qu'elle l'avait trompe; tout cela etait si loin! Cependant, au lieu de se tourner vers elle, il adressa la parole a Balbine, qu'il avait a sa gauche, et pendant assez longtemps il s'entretint avec elle, sans plus faire attention a Raphaelle que s'il ne la connaissait pas. A un certain moment, cet entretien s'etant interrompu, Raphaelle se pencha vers lui et, parlant d'une voix etouffee, de maniere a n'etre entendue que de lui seul: --Cela te contrarie, dit-elle, que je me sois invitee a ce diner. Ce tutoiement le blessa; se tournant vers elle vivement, il la regarda de haut, puis tout a coup se baissant de facon a lui parler a l'oreille: --Le jour ou nous nous sommes separes, dit-il, j'etais sur le balcon et j'ai tout entendu. --C'a ete justement parce que je te savais sur le balcon du boudoir et parce que je savais aussi que de ce balcon on entendait tout ce qui se disait chez mes parents que j'ai parle. Ne fallait-il pas t'amener a rompre? Il eut un tressaillement. --Est-ce que tu te confesses? demanda Cara. --Justement, repondit-elle. --Alors cela sera long! --Si je disais tout, ca ne finirait pas aujourd'hui. --Continue, mais tout haut. --Merci. Elle continua comme si elle n'avait pas ete interrompue, s'exprimant au milieu de ces neuf personnes a peu pres aussi librement que si elle avait ete seule, car c'etait un de ses talents, de pouvoir parler en jetant hardiment a la face des gens ce qu'elle voulait dire, sans que ses voisins l'entendissent. --Il y a longtemps que je sentais, que je voyais que tu te perdrais pour moi, par generosite, par amour, et que si les choses continuaient ainsi ta famille te ferait interdire. Plusieurs fois deja j'avais essaye de rompre et, tout ce que je t'avais propose, tu l'avais repousse; si tu savais comme cela m'avait ete doux! Alors, voyant qu'il fallait te sauver malgre toi, j'ai invente cette comedie. Tu sais: ce n'est pas impunement qu'on fait du theatre; j'ai pris un moyen qui m'etait inspire par mon metier, j'ai joue une scene... atroce, en me disant pour me soutenir que si tu pouvais me croire ce que je paraissais etre, tu souffrirais moins et te guerirais plus surement, plus vite. Le maitre d'hotel l'interrompit pour placer devant elle une assiette a laquelle elle ne toucha pas. --Je sais bien, continua-t-elle, que je ne suis pas une bien bonne comedienne; mais il parait que ce jour-la j'ai eu du talent, car tu as cru a la scene que je jouais, tu y as cru pendant de longues annees, tu y crois peut-etre encore en ce moment meme, te disant que j'ai ete la plus miserable des femmes, au lieu de voir que j'en etais la plus tendre, la plus devouee, tendre jusqu'au sacrifice de mon amour, devouee jusqu'au suicide. --Que diable chuchotez-vous donc a l'oreille de Naurouse? demanda Montrevault, ca n'est pas correct, cela, ma chere. Assurement non, cela n'etait pas correct; elle le sentait sans qu'il fut besoin de le lui faire observer, mais, comme, elle n'avait pas dit tout ce qu'elle voulait dire, elle prit bravement son parti et se decida a achever tout haut ce qu'elle avait commence tout bas: --Ce que je lui dis? fit-elle en se mettant de face et en promenant sur tous les convives un regard assure, une chose bien simple, bien elementaire, mais qui, cependant, peut vous etre utile a tous, j'entends a tous les hommes qui sont ici, et dont je veux bien vous faire part pour votre education. Comme je n'aurai a tromper aucun de vous, je peux parler franchement. Ce que je disais, le voici: Tout homme s'imagine, quand il est l'amant d'une femme qui lui temoigne de l'amour, qu'il doit etre seul et que, s'il ne l'est pas, c'est qu'il n'est pas aime; eh bien! ca, c'est des betises. --Bravo! cria Balbine. --Certainement, continua Raphaelle, une femme peut n'aimer qu'un homme et l'aimer exclusivement, si bien que tous les autres ne sont rien pour elle; mais, quant a n'avoir qu'un seul amant, ca c'est une autre affaire, et il n'en est pas une seule, si elle est franche, qui vous dira que c'est possible; il en faut un pour ceci, un autre pour cela, enfin des relais. --Tres bien, dit Mautravers en riant, au moins tu es franche. --Je m'en flatte; c'etait la ce que j'expliquais au duc, au petit duc, comme nous disions autrefois, quand Montrevault m'a interrompue pour me rappeler que je n'etais pas correcte, ce qui est grave. Et le but de cette explication etait de lui prouver... ca, j'aimerais mieux le lui dire tout bas, mais puisque je ne serais pas correcte, il faut bien que je le dise tout haut, tant pis pour ceux que ca blessera... --Va toujours, dit Mautravers, ceux qui se blesseront de tes paroles auront mauvais caractere. --Et puis, comme Savine ne peut pas m'entendre il m'est bien egal qu'on se fache ou qu'on ne se fache pas. Donc le but de mon explication etait de lui prouver que bien que nous nous soyons faches, je l'ai aime, tendrement, passionnement aime, et, qu'en realite, je n'ai jamais aime que lui. Il y eut une explosion de cris et d'exclamations. --Ca, c'est aimable pour Poupardin, dit Mautravers dominant le tumulte. --Poupardin cheval de renfort, dit Montrevault. --Pourquoi avez-vous voulu que je dise haut ce que j'etais en train de dire bas, continua Raphaelle sans se laisser deconcerter, ce n'est pas ma faute. Nous nous sommes faches, mon petit duc et moi, sans explication; apres plusieurs annees je le retrouve, alors je saisis l'occasion aux cheveux et je m'explique! c'est bien naturel. Dans d'autres circonstances je n'aurais pas risque cette explication, parce qu'on aurait pu supposer que je n'entreprenais ma justification que dans un but interesse, mais maintenant cela n'est pas a craindre, cette idee ne peut venir a personne et je suis bien aise que le petit duc sache... --Qu'il a ete l'homme aime et non un vulgaire amant, dit Sermizelles, c'est entendu. --Il le sait. --Il en est fier. --Il en revera. --Ton souvenir consolera ses vieux jours. --Blaguez tant que vous voudrez, repliqua Raphaelle, cela m'est egal; j'ai dit ce que je voulais dire. Elle se mit alors a manger consciencieusement, en femme qui veut regagner le temps perdu, et, pendant le reste du diner, elle ne chercha point a s'adresser a Roger en particulier, ne lui parlant que lorsqu'elle y etait amenee naturellement par les hasards de la conversation. Au dessert, Roger se leva et quitta la table. --Comment, vous nous abandonnez? s'ecria Balbine; c'est scandaleux! --Et il a joliment raison! dit le prince de Kappel. Sans plus repondre a ceux qui l'approuvaient qu'a ceux qui le blamaient, Roger se retira pour se rendre aupres de Corysandre, et en chemin une question qu'il s'etait deja posee lui revint: Pourquoi Raphaelle avait-elle essaye cette justification? Il etait dans des dispositions ou l'on se defie de tout et de tous: les etranges paroles que Mautravers lui avait adressees le matin, puis presque aussitot la lettre anonyme que madame de Barizel lui avait communiquee, l'avaient mis sur ses gardes; il traversait bien evidemment une phase decisive, et des dangers, des embuches dressees par M. de Condrieu-Revel, devaient l'envelopper de toutes parts. On ne reculerait devant rien pour rompre son mariage. Cela etait bien certain, il le savait, il le voyait, et ses soupcons ne devaient s'arreter devant personne; mais enfin il lui paraissait difficile d'admettre que les explications de Raphaelle pussent se rattacher a ces dangers, ou, si cela etait, il ne voyait ni par ou ni comment. Raphaelle etait trop intelligente pour croire qu'il pouvait revenir a elle, alors meme qu'il croirait qu'elle s'etait immolee, qu'elle s'etait suicidee pour lui. Et si ce n'etait pas cela qu'elle avait cherche, ce qui eut ete absurde, il ne trouvait pas ce qu'elle avait pu vouloir, au moins en ce qui touchait son mariage. XXXIII Le lendemain matin, au moment ou Roger allait descendre pour dejeuner, il entendit un bruit de voix dans son antichambre, et ce bruit se continuant comme s'il y avait une discussion entre Bernard et une personne qui voudrait entrer, il ouvrit sa porte. La personne qui voulait entrer n'etait autre que Raphaelle, et Bernard, qui aimait a se substituer a son maitre, s'imaginant que celui-ci ne devait pas etre en disposition de recevoir une ancienne maitresse, refusait de la recevoir: --Puisque j'affirme a madame que M. le duc est sorti. C'etait sur ce mot que Roger avait ouvert la porte. Sans daigner remettre le valet de chambre a sa place, Raphaelle, passant devant lui, se hata d'entrer. Elle lui tendit la main en le regardant; il lui donna la sienne, mais ce ne fut pas bien franchement. Cette visite n'etait pas pour lui plaire, pas plus que ce tutoiement auquel elle s'obstinait, bien qu'il eut evite de la tutoyer lui-meme. Elle parut ne pas s'en apercevoir et, tirant un fauteuil, elle s'assit. --Sais-tu pourquoi j'ai tenu si fort a te presenter ma justification? lui demanda-t-elle. --Pour te justifier probablement, repondit-il en employant de mauvaise grace le tutoiement. --Sans doute; mais tu me connais mal si tu t'imagines que je n'ai ete guidee que par un motif etroitement personnel. Depuis notre separation j'ai supporte ton mepris, trouvant, je te l'avoue, une joie orgueilleuse a me dire: "Il ne saura jamais ce que j'ai fait pour lui, mais il suffit que je le sache, moi."--Et cela me suffisait reellement. Tu penses bien que dans ma vie j'ai eu des heures d'amertume, n'est-ce pas, et de degout? Mais quand, dans ces heures-la, je pensais a toi, j'etais tout de suite relevee et je redressais la tete quand je me disais: "Voila ce que j'ai fait pour l'homme que j'aimais." Eh bien! j'aurais continue a me taire s'il n'etait pas venu un moment ou j'ai eu besoin de ton estime, non pour moi, mais pour toi. Comme il la regardait avec etonnement, se demandant ou tendaient ces etranges paroles, elle continua: Tu ne comprends rien a ce que je te dis la, n'est-ce pas? mais tu vas voir bientot que je ne dis pas un seul mot inutile. Cependant, avant d'en arriver la, il faut que je te dise encore que c'est pour toi que je suis a Bade, au risque d'une scene terrible avec Savine quand il apprendra que je suis venue ici, bien qu'il m'ait demande de rester a Paris pendant son absence, et les demandes de Savine, ce sont les ordres du plus feroce des despotes. Enfin il faut que tu saches aussi que c'est moi qui ai arrange ce diner avec Mautravers, qui ne voulait pas m'inviter et qui ne s'est decide qu'en pensant que j'avais sans doute l'esperance de t'entrainer a faire une infidelite a ta fiancee,--ce qui, pour sa nature bienveillante, est un plaisir tres doux.--Maintenant que tout cela est explique, ecoute-moi. Elle fit une pause, se recueillant, puis elle poursuivit: --Tu sais qu'avant ton retour en Europe le bruit a couru que Savine devait epouser mademoiselle de Barizel? --Que ce nom ne soit pas prononce entre nous, dit Roger en etendant la main par un geste energique. --Oh! sois tranquille, ce n'est pas d'elle que je veux parler; je n'ai rien a en dire; jamais l'idee ne me serait venue de porter un temoignage contre une jeune fille que tu aimes et dont tu veux faire ta femme; tu me calomnies si tu me juges capable d'une pareille bassesse. Rassure-toi donc et laisse-moi continuer sans m'interrompre; ce que j'ai a dire est deja assez difficile; si tu me troubles je n'en viendrai jamais a bout. Elle fit une nouvelle pause: --Tu connais Savine, tu comprends donc sans qu'il soit besoin que je te le dise que je ne l'aime pas. Savine mourra sans avoir jamais aime et sans avoir jamais ete aime; peut-etre, quand il sera vieux, le regrettera-t-il, mais il sera trop tard. Cependant malgre son egoisme, son avarice, sa secheresse de coeur, sa mechancete, sa durete, sa lachete, malgre tous les defauts et tous les vices qui font de lui un des plus vilains masques qu'on puisse rencontrer, je tiens a lui... parce qu'il m'est necessaire. Si je pouvais aimer; je n'aurais jamais ete sa maitresse; mais, dans les dispositions ou je suis, mieux vaut lui qu'un autre; au moins il a une qualite: la richesse, et, bien qu'il y tienne terriblement, a cette richesse, on peut avec un peu d'habilete lui en extraire de temps en temps quelques bribes. De ces bribes je n'ai pas assez et il me faut quelques annees encore pour atteindre le chiffre que je me suis fixe, car, avec lui, le travail d'extraction est d'un difficile que tu n'imaginerais jamais, toi qui es la generosite meme. Aussi, quand j'ai appris le bruit qu'on faisait courir de son mariage, tu peux te representer l'etat dans lequel cela m'a jetee; on ne perd pas ainsi un homme qui vous fait la femme la plus enviee de Paris. Tout d'abord je me suis refusee a admettre que ce mariage fut possible, car je croyais bien connaitre mon Savine, et ce qui s'est passe m'a donne raison; mais devant la persistance de ce bruit j'ai fini par m'inquieter un peu, puis beaucoup, et alors j'ai eu l'idee d'empecher ce mariage si je le pouvais. Avant tout il me fallait savoir quelle etait celle que Savine voulait epouser, et j'ai envoye un homme dont j'etais sur faire une enquete ici. --Il suffit, dit Roger, je comprends maintenant ou tend cet entretien, restons-en la; je ne veux pas en entendre davantage; j'en ai deja trop entendu. --Il faut que tu m'entendes, dit-elle, il le faut, au nom de ton honneur. --Mon honneur ne regarde que moi seul, et je ne permets a personne d'en prendre souci. --Quand tu sais qu'il est en danger, oui; mais quand tu ne sais pas qu'il est menace, ne permets-tu pas qu'on t'avertisse? Je t'ai dit que je ne voulais pas parler de... de celle que tu aimes, tu peux donc m'entendre sans craindre que mes paroles soient un outrage pour elle; mais il y a plus: tu dois m'entendre, tu le dois pour ton nom, dont tu es si justement fier, pour ton bonheur. Quand on se marie on prend des renseignements sur la famille de celle qu'on epouse, pourquoi repousserais-tu ceux que je t'apporte? Il eut un geste de colere; puis, d'une voix sourde: --Parce qu'on choisit ceux a qui on demande un temoignage. --Ah! Roger! s'ecria-t-elle, tu es cruel pour une femme qui ne veut que ton bien et qui ne demande rien que d'etre entendue quand elle eleve la voix non pour elle, mais pour toi; tu la frappes injustement. Mais je ne veux pas me plaindre, encore moins me facher; je me mets a ta place, je sens ce que ma demarche doit te faire souffrir et je sais que, quand tu souffres, la colere l'emporte en toi sur la bonte et la generosite de ton caractere; si tu regrettes le coup dont tu viens de me frapper, ecoute-moi, c'est la seule reparation que je veuille. --Mais pourquoi donc, s'ecria-t-il violemment, venir m'imposer des paroles que je ne veux pas entendre, car elles s'adressent a des personnes dont il ne peut pas etre question entre nous? --Parce qu'il faut que tu les entendes, ces paroles, parce que si je ne venais pas te les dire, les sachant, je serais coupable d'une infamie et d'une lachete. Ce que j'ai appris, je ne l'ai pas cherche pour toi, mais, maintenant que je le sais, je ne peux pas, je ne dois pas le garder pour moi. Refuserais-tu donc d'ecouter une voix qui t'avertirait que tu vas tomber dans un precipice, parce que tu n'aurais pas demande cet avertissement? N'est-ce pas un devoir de te le donner, de te le crier, pour qui voit ce precipice, et vas-tu me repondre que je ne suis pas digne de t'avertir? Mais ce serait de la folie. L'insistance meme de Raphaelle avait fini par emouvoir Roger. Son premier mouvement avait ete de lui fermer la bouche; mais, ne le pouvant pas, il avait ete peu a peu ebranle par l'ardeur qu'elle avait mise a vouloir parler quand meme et malgre lui; et puis le souvenir de la lettre de son ami, le secretaire de la legation de Washington, lui revenait et le troublait. Brusquement il se decida: --Hier tu m'as dit des choses bien etranges et bien invraisemblables, auxquelles je n'ai pas voulu repondre; aujourd'hui l'heure est venue de me prouver que tu etais sincere hier, et pour cela c'est de m'apporter les preuves palpables, evidentes, de ce que tu veux me reveler. Si tu me donnes ces preuves, je te croirai non seulement pour aujourd'hui, mais encore pour hier; au contraire, si tu ne me les donnes pas, je te traiterai comme la derniere des miserables. Vivement elle etendit le bras: --Alors mets ta main dans la mienne, s'ecria-telle, la condition que tu m'imposes, je la tiens, et les preuves que tu exiges, je te les donnerai, non pas dans un delai que je pourrais allonger, non pas demain, mais tout de suite, car ces preuves, je les ai la, les voici: Disant cela, elle tira une liasse de papiers de la poche de sa robe et la presenta a Roger, qui, pret a la prendre, eut un mouvement de repulsion. --Mais, avant de te les mettre sous les yeux, continua-t-elle, il faut que je t'explique comment elles sont venues entre mes mains. Je t'ai dit que voulant empecher Savine de m'abandonner pour se marier, j'avais envoye ici un homme sur, habitue a ce genre de recherches, qui devait faire une enquete sur ce qu'etait celle que Savine allait epouser, disait-on, et sur la famille de celle-ci. Mon homme me confirma ce mariage, qui lui parut decide; mais les renseignements qu'il me donna n'eurent pas une grande importance. Ils m'apprirent ce que tu as du voir toi-meme sur l'interieur, les relations, les habitudes de madame de Barizel, qui n'ont rien de respectable et qui sentent terriblement la boheme. Roger voulut l'interrompre. --Il faut bien, dit-elle, que j'appelle les choses par leur nom; d'ailleurs, madame de Barizel etant une etrangere, il n'y a rien d'extraordinaire a ce qu'elle ne vive pas comme tout le monde. Si je n'avais a parler que de cela, je n'en dirais rien. Sans me rapporter rien de precis, mon homme m'en dit assez cependant pour me faire comprendre que si je voulais poursuivre mon enquete en Amerique, je pouvais en apprendre assez sur madame de Barizel pour empecher Savine de devenir son gendre. C'etait grave d'envoyer un agent en Amerique et de poursuivre la-bas des recherches de ce genre; cela exigeait de grands frais. Mais, d'autre part, c'etait grave aussi de perdre Savine, et les risques que je courais d'un cote n'etaient nullement en rapport avec les chances que je pouvais m'assurer d'un autre. J'envoyai donc mon homme en Amerique. --Ah! Il eut voulu retenir cette exclamation qui trahissait son emotion, mais en voyant la tournure que prenaient les choses, il n'avait pas ete maitre de ne pas la laisser echapper, car ce n'etait pas, comme il l'avait suppose tout d'abord, de bavardages mondains qu'il allait etre question, de racontages ramasses a Paris ou a Bade; ce que Raphaelle avait fait pour son interet a elle, c'etait ce qu'il aurait voulu, ce qu'il aurait du faire lui-meme pour son honneur. --Et ce que je t'apporte, dit-elle, c'est le resultat des recherches que mon homme a faites en Amerique, avec preuves a l'appui, car il me fallait ces preuves pour Savine, et j'avais recommande qu'on ne recueillit aucun bruit sans le faire appuyer par un temoignage certain; tous les renseignements qu'on a recueillis n'ont pas ete prouves, mais ceux qui l'ont ete suffiront, et au dela, pour t'eclairer. Au lieu de continuer, elle s'arreta, et son visage, qu'avait anime l'ardeur de la discussion, prit une expression desolee: --Si tu savais, dit-elle, comme je suis peinee de te causer une douleur, moi qui voudrais tant t'eviter un chagrin, moi qui aurais voulu que mon souvenir ne fut pas associe a de mauvais souvenirs! Mais je suis comme une mere qui doit avoir le courage de frapper l'enfant qu'elle aime. --Au fait, dit Roger, ces renseignements, ces preuves... Apres avoir resiste pour ne pas l'entendre, c'etait lui maintenant qui la pressait de parler. --Tu sais le nom de madame de Barizel, son nom de famille? --Non. --C'est facheux, car cela t'aurait permis de suivre les renseignements et les temoignages que je vais successivement te donner sur sa jeunesse, qui est la partie interessante de sa vie; mais tu pourras savoir facilement ce nom meme sans le lui demander. Elle a achete un terrain aux Champs-Elysees, soi-disant pour construire dessus un hotel, mais en realite et tout simplement pour eblouir les epouseurs, et son nom de fille se trouve dans cet acte: Olympe de Boudousquie ou plutot sans _de_, Olympe Boudousquie tout court, ainsi que le prouve, ce certificat de bapteme, revetu, comme tu le vois, de toutes les signatures et de toutes les cachets qui peuvent affirmer son authenticite. Disant cela, elle prit dans sa liasse un papier qu'elle presenta a Roger, et, pendant qu'il lisait, elle continua: --Tu vois: le pere, Jerome Boudousquie, professeur de musique; la mere, Rosalie Aitie, modiste, cela n'indique guere que la fille de ces gens-la ait droit a la particule, n'est-ce pas? Au reste, cette Rosalie Aitie etait une personne remarquable par sa beaute, a laquelle il n'a manque pour faire fortune qu'un autre theatre que Natchez, qui est une petite ville de trois a quatre mille habitants, ou une femme, meme de talent (et il parait qu'elle etait douee), ne peut pas briller, et puis il y avait en elle un vice qui devait l'empecher de s'elever: son sang; elle etait d'origine noire, bien que parfaitement blanche... Comme Roger avait laisse echapper un mouvement, elle s'interrompit pour prendre deux pieces qu'elle lui tendit: --Ceci est prouve; la mere de Rosalie Aitie etait, tu le vois, une esclave. Elle fit une pause pour que Roger eut le temps de lire les papiers qu'elle lui avait presentes; puis, sans le regarder, pour ne pas augmenter sa confusion qu'elle n'avait pas besoin d'examiner attentivement, car elle se trahissait par un tremblement des mains, elle continua: --M. Jerome Boudousquie disparut quand sa fille Olympe etait encore tout enfant. Mourut-il? se sauva-t-il pour fuir sa femme? Les renseignements manquent; mais cela n'a pas une grande importance, pas plus que la lacune qui existe entre le moment ou madame Boudousquie quitte Natchez et celui ou nous la retrouvons a la Nouvelle-Orleans, tenant l'emploi des meres nobles ou pas du tout nobles aupres de sa fille Olympe, lancee dans la haute cocotterie, et deja mademoiselle de Boudousquie pour ceux qui ne savent pas d'ou elle vient. Elle a un succes de tous les diables, succes du autant a sa beaute qu'a son habilete, car tout le monde s'accorde a reconnaitre que c'est une femme tres forte. Malheureusement, sur cette periode, les renseignements manquent aussi, c'est-a-dire les renseignements avec preuve a l'appui, les seuls dont nous ayons a nous occuper, tandis que les histoires au contraire abondent. Cependant je dois en citer une, une seule: on raconte qu'elle assassina un des amants qui allait lui echapper en s'embarquant et qu'elle lui vola les debris de la fortune qu'il emportait avec lui; le coup de revolver fut mis au compte de la jalousie par des juges complaisants. --Ceci est absurde, s'ecria Roger, et c'est se moquer de moi que de me raconter de pareilles histoires. --Je ne l'ai racontee que pour que tu voies ce qu'on dit de madame de Barizel et quelle est sa reputation. N'est-ce pas chose grave qu'on puisse parler ainsi d'une femme, meme alors que cette femme serait innocente? Pour la charger d'un pareil crime, ne faut-il pas qu'on la juge capable de le commettre? Enfin je n'insiste pas la-dessus. Une seule chose est certaine, c'est qu'apres la mort de ce personnage, qui s'appelait Jose Granda et qui etait Espagnol, elle quitte la Nouvelle-Orleans pour Charlestown, ou un riche commercant se ruine et se tue pour elle: William Layton. Justement le jeune frere de William Layton, qui l'a alors connue comme la maitresse de son frere et qui a ete temoin de cette ruine et de ce suicide, est etabli a Paris, 45, rue de l'Echiquier, et il peut donner, il donne volontiers tous les renseignements qu'on lui demande sur la femme qui a cause la mort de son frere et la ruine de sa famille. Tu n'as qu'a l'interroger pour qu'il parle: c'est un temoin vivant et qui, par son honorabilite, merite toute confiance. Tu retiens l'adresse, n'est-ce pas: M. Daniel Layton, 45, rue de l'Echiquier? Il repondit par un signe de tete, car une emotion poignante le serrait a la gorge: ce n'etait plus une histoire absurde qu'on lui racontait. Pour avoir la preuve de celle-ci, il n'avait qu'a interroger un temoin, un temoin vivant et honorable. Madame de Barizel serait donc l'aventuriere dont parlait la lettre de Washington et les histoires invraisemblables dont il etait question dans cette lettre seraient vraies? Etait-ce possible? Il se debattait contre cette question, et son amour pour Corysandre se revoltait, a cette pensee. --Apres Charlestown, continua Raphaelle, il y a encore une disparition. On la retrouve a Savannah menant grande existence, maitresse d'un negociant qui, ruine par elle, est venu se refaire une fortune en France, ou il a reussi: M. Henry Urquhart, au Havre. Lui aussi parle volontiers d'Olympe Boudousquie, car elle n'a laisse que de mauvais souvenirs a ses amants et ils la traitent sans menagement; il n'y a qu'a l'interroger aussi, celui-la. Nouvelle disparition. Elle va a la Havane, d'ou la ramene le comte de Barizel, qui la presente et la traite comme sa femme. L'a-t-il veritablement epousee? On n'en sait rien: mon homme n'a pas pu se procurer le certificat de mariage. C'est possible cependant, car le comte etait un homme passionne, un parfait gentilhomme francais dont on dit le plus grand bien; il n'y a contre lui ou plutot contre sa fortune qu'une mauvaise chose: en mourant il n'a laisse que de grosses dettes, de sorte qu'on se demande comment sa veuve peut mener le train qui est le sien depuis qu'elle est a Paris. Il est vrai que les reponses ne manquent pas a ces questions pour ceux qui veulent prendre la peine d'ouvrir les yeux et de voir comment madame de Barizel manoeuvre entre Dayelle et Avizard. Mais ceci n'est pas mon affaire. Tu peux la-dessus en savoir autant que moi, ou si tu ne peux pas en savoir autant parce que tu n'es pas du metier, tu peux en voir assez cependant pour te faire une opinion. Enfin je ne m'occupe pas de ce qui se passe a Paris ou a Bade, et je ne suis venue a toi que pour te parler de ce que je savais sur la vie de madame de Barizel en Amerique. Le hasard ou plutot, mon interet m'ayant amenee a rechercher ce qu'etait cette femme qui, par son habilete et surtout par son audace, est parvenue a prendre place dans le monde, et une place si haute, qu'elle croit pouvoir, par sa fille, se rattacher aux plus grandes familles; il m'a paru que je me ferais en quelque sorte sa complice si je ne t'avertissais pas de ce que j'avais appris. Si je ne t'ai pas tout dit, tu en sais cependant assez maintenant pour ne pas continuer ta route en aveugle. Ce que tu feras, je ne me permets pas de te le demander. Je n'ai plus qu'une chose a ajouter, c'est que jamais personne au monde ne saura un mot de ce que je viens de te dire. Je te laisse ces papiers, pour moi inutiles; tu en feras ce que ton honneur t'indiquera. Elle se leva, tandis que Roger restait assis, aneanti, ecrase par ces terribles revelations. Le premier mouvement qu'il fit longtemps, tres longtemps apres le depart de Raphaelle, fut d'etendre la main pour prendre un _Indicateur des chemins de fer_ qui etait la sur une table; mais il lui fallut plusieurs minutes pour trouver ce qu'il cherchait: les lettres dansaient devant ses yeux troubles et les filets noirs qui separent les trains se brouillaient; enfin il parvint a voir que le premier train pour Paris etait a trois heures, ce serait ce draina qu'il prendrait. Mais avant de partir il voulut voir Corysandre, et aussitot il se rendit aux allees de Lichtenthal. Ce fut Corysandre qui descendit pour le recevoir. --Quel bonheur! dit-elle, le visage radieux, je ne vous attendais pas de sitot; quelle bonne surprise! Il se raidit pour ne pas se trahir: --C'est une mauvais nouvelle que je vous apporte je suis oblige de partir pour Paris par le train de trois heures. --Partir! Elle le regarda en tremblant: instantanement son beau visage s'etait decolore. --Et pourquoi partir? demanda-t-elle d'une voix rauque. --Pour une chose tres grave... mais rassurez-vous, chere mignonne, et dites-vous que je n'ai jamais mieux senti combien profondement, combien passionnement je vous aime qu'en ce moment ou je suis oblige de m'eloigner de vous... pour quelques jours seulement, je l'espere. Tendrement elle lui tendit la main et le regardant avec des yeux doux et passionnes: --Alors partez, dit-elle, mais revenez vite, n'est-ce pas, tres vite? Si courte que soit votre absence, elle sera eternelle pour moi. A ce moment madame de Barizel ouvrit la porte et entra dans le salon; vivement Corysandre courut au-devant d'elle: --Si tu savais quelle mauvaise nouvelle, dit-elle. --Quoi donc? Roger voulut repondre lui-meme: --Je suis oblige de partir pour Paris a trois heures et je viens vous faire mes adieux. --Comment partir! Vous n'assistez pas aux dernieres journees de courses? --Cela m'est impossible. --Mais vous ne nous aviez pas parle de ce depart. --C'est que je ne savais pas moi-meme que je partirais; c'est ce matin, il y a quelques instants, que ce depart a ete decide. Avec Corysandre il s'etait senti le coeur brise; mais avec madame de Barizel ce n'etait pas un sentiment de lachete qui l'aneantissait, c'etait un sentiment d'indignation et de fureur qui le soulevait. Etait-elle vraiment la femme que Raphaelle venait de lui montrer? Il pouvait le savoir. Il fit quelques pas vers la porte: --C'est justement avec deux de vos compatriotes, dit-il en regardant madame de Barizel, que j'ai a traiter l'affaire... capitale qui m'appelle a Paris, deux Americains, M. Layton, de Charlestown... Elle palit. --... Et M. Henry Urquhart, de Savannah. Il crut qu'elle allait defaillir; mais elle se redressa: --Bon voyage! dit-elle. XXXIV Le trouble de madame de Barizel avait ete le plus terrible des aveux. Cependant Roger partit pour Paris, et, apres avoir vu M. Layton, le frere du suicide de Charlestown, il alla au Havre pour voir M. Urquhart. Une fille! La mere de celle qu'il aimait avait ete une fille! Il revint a Paris, ecrase, mais cependant ferme dans sa resolution. Jamais il ne reverrait Corysandre. Comment supporteraient-ils l'un et l'autre cette separation? Il n'en savait rien, il ne se le demandait meme pas, car ce n'etait pas de l'avenir qu'il pouvait s'occuper, c'etait du present, du present seul. Et dans ce present il n'y avait qu'une chose: la fille d'Olympe Boudousquie ne pouvait pas etre duchesse de Naurouse. Ce que souffrirait Corysandre, ce qu'il souffrirait lui-meme, il devait pour le moment ecarter cela de sa pensee et tacher de ne voir que ce que l'honneur de son nom lui imposait. Il se serait fait tuer pour l'honneur de ce nom: cette resolution serait un suicide. Et dans le wagon qui le ramenait du Havre a Paris, il arreta la mise a execution de cette resolution, s'y reprenant a vingt fois, a cent fois, ne restant fixe qu'a un seul point, qui etait qu'il ne devait pas retourner a Bade, car il sentait bien que, s'il revoyait Corysandre, il n'y aurait ni volonte, ni dignite, ni honneur qui tiendraient contre elle; et puis, que lui dirait-il, d'ailleurs? Il ne pouvait pas lui parler de sa mere, il faudrait qu'il inventat des pretextes; lesquels? Elle le verrait mentir, et cela il ne le voulait pas. Il ecrirait donc. Il fut emporte dans un tel trouble, un tel emoi, une telle angoisse, un tumulte si vertigineux, qu'il fut tout surpris de se trouver arrive a Paris: le temps, la distance, etant choses inappreciables pour lui. Immediatement il se rendit chez lui et tout de suite il ecrivit ses lettres, dont les termes etaient arretes dans sa tete. "Madame la comtesse, "En vous disant que je partais pour voir MM. Layton et Urquhart vous avez compris qu'il me serait impossible de donner suite au projet de mariage dont je vous avais entretenu. Apres avoir vu ces deux messieurs, je vous confirme cette impossibilite. "NAUROUSE." Puis il passa a la lettre de Corysandre; mais, avant de pouvoir poser la plume sur le papier, il la laissa tomber plus de dix fois, l'esprit affole, le coeur defaillant: "Je vous aime, chere Corysandre, et c'est sous le coup de la plus affreuse, de la plus grande douleur que j'aie jamais eprouvee que je vous ecris. "Nous ne nous verrons plus. "Cependant mon amour pour vous est ce qu'il etait hier, plus profond meme, et ce que je vous disais en me separant de vous, je vous le repete en toute sincerite: Je vous aime, je vous adore. "Mais l'implacable fatalite nous separe et il n'y a pas de volonte humaine qui puisse nous reunir. "Adieu; mon dernier mot sera celui qui a commence cette lettre, celui qui remplit ma vie: je vous aime, chere Corysandre. "ROGER." Cette lettre ecrite, il la relut, et il voulut la dechirer, car elle ne disait nullement ce qu'il voulait dire; mais, quand il la recommencerait dix fois, vingt fois, a quoi bon, puisque, ce qui etait dans son coeur, il ne pouvait justement pas l'exprimer. Il avait decide que ce serait Bernard reste a Bade qui porterait ces deux lettres, et, en les envoyant a celui-ci, il lui donna ses instructions qu'il precisa minutieusement: tout d'abord, Bernard devait porter la lettre adressee a Corysandre et la remettre lui-meme aux mains de mademoiselle de Barizel; quand a celle de madame de Barizel, il etait mieux qu'il la remit a quelqu'un de la maison sans explication. Lorsque l'enveloppe dans laquelle il avait place ces lettres fut fermee, il la garda longtemps devant lui, ne pouvant pas l'envoyer a la poste: c'etait sa vie, son bonheur, qu'il allait sacrifier, son amour. Jamais il n'avait eprouve pareille douleur, pareille angoisse, et si son coeur ne defaillait pas dans les faiblesses de l'irresolution, il se brisait sous les efforts de la volonte. Il fallait qu'il renoncat a celle qu'il avait aimee, qu'il aimait si passionnement, et il y renoncait; mais au prix de quelles souffrances accomplissait-il ce devoir! Enfin l'heure du depart des courriers approcha! il ne pouvait plus attendre; il prit la lettre et la porta lui-meme au bureau de la rue Taitbout, marchant rapidement, resolument; mais, lorsqu'il la jeta dans la boite, il eut la sensation qu'il lui en aurait moins coute de presser la gachette d'un pistolet dont la gueule eut ete appuyee sur son coeur. Il etait pres de la rue Le Pelletier; le souvenir de Harly se presenta a son esprit, non de Harly son ami,--il n'avait point d'ami a cette heure et l'humanite entiere lui etait odieuse, mais de Harly, medecin; il monta chez lui. En le voyant entrer, Harly vint a lui vivement. --Quelle joie, mon cher Roger! Mais en remarquant combien il etait pale et comme tout son visage portait les marques d'un profond bouleversement, il s'arreta. --Qu'avez-vous donc? Etes-vous malade? s'ecria-t-il. --Malade, non; mort: je viens de rompre mon mariage. Plusieurs fois Roger avait ecrit a Harly pour lui parler de ce mariage et lui dire combien il aimait Corysandre. --J'ai rompu, continua Roger, et j'aime celle que je devais epouser plus que je ne l'ai jamais aimee; de son cote elle m'aime toujours, c'est vous dire ce que je souffre. Plus tard, je vous expliquerai les raisons de cette rupture; aujourd'hui je viens demander au medecin un remede pour oublier et dormir, car, si j'ai eu le courage d'accomplir cette rupture, j'ai maintenant la lachete de ne pas pouvoir supporter ma douleur. --Mais que voulez-vous? --Je vous l'ai dit: oublier, dormir, ne pas penser, ne pas souffrir. --Mais, mon ami, la douleur morale s'use par le temps; on ne la supprime pas. Si je la suspends par le sommeil, au reveil vous la retrouverez aussi intense qu'en ce moment. --J'aurai dormi, j'aurai echappe a moi-meme, a mes pensees, a mes souvenirs. --Et apres? --Ce n'est pas demain qui m'occupe en ce moment, c'est aujourd'hui. Harly ne l'avait pas vu depuis deux ans et il le trouvait plus pale, plus maigre que lorsqu'il l'avait quitte. Ce long voyage ne lui avait pas ete salutaire. La fievre bien certainement ne le quittait pas. Dans ces conditions comment allait-il supporter la crise qu'il traversait? Par les lettres qu'il avait recues Harly savait que Roger avait mis toutes les esperances de sa vie dans ce mariage qui, pour lui, etait le point de depart d'une existence nouvelle, serieusement, utilement remplie, avec toutes les joies de l'amour et de la famille, ces joies qu'il n'avait jamais connues et apres lesquelles il aspirait si ardemment. Dans cette existence tranquille et reguliere, il aurait pu trouver le retablissement de sa sante, tandis que s'il reprenait ses anciennes habitudes il y trouverait surement l'aggravation rapide de sa maladie. Comment l'empecher de les reprendre? XXXV Ce que Harly avait predit se realisa: quand Roger sortit de son assoupissement il trouva sa douleur aussi intense que la veille et meme plus lourde, plus accablante, car il n'etait plus enfievre par la resolution a prendre puisque l'irreparable etait accompli, et c'etait le sentiment de cet irreparable qui pesait sur lui de tout son poids. C'etait fini, il ne la verrait plus, et cependant elle etait la devant ses yeux plus belle, plus radieuse, plus eblouissante qu'il ne l'avait jamais vue; ce n'etait pas la mort qui la lui enlevait, mais sa propre volonte. Cette separation, il l'avait voulue, il la voulait et cependant il en etait a se demander s'il n'etait pas plus coupable envers Corysandre en l'abandonnant qu'il ne l'eut ete envers l'honneur de son nom en l'epousant. Que lui avait-il valu jusqu'a ce jour, ce nom dont il avait ete, dont il etait si fier? La guerre avec sa famille qui avait empoisonne sa jeunesse, et maintenant le sacrifice de son bonheur. Il ne pouvait pas rester enferme toute la journee, tournant et retournant la meme pensee, voyant et revoyant toujours la meme image. Il envoya chercher une voiture: --Ou faut-il aller? --Faites-moi faire le tour de Paris par les boulevards exterieurs. En arrivant pour la seconde fois a la Porte-Maillot, le cheval de sa victoria n'en pouvait plus; il descendit de voiture, en prit une autre et recommenca sa promenade. A sept heures, il se fit conduire chez Bignon; mais au lieu d'entrer au rez-de-chaussee, il monta a l'entresol pour diner seul dans un salon particulier. --Combien monsieur le duc veut-il de couverts? demanda le maitre d'hotel, qui le reconnut. --Un seul. --Que commande monsieur le duc? --Ce que vous voudrez. A huit heures il entra a l'Opera. Il ne tarda pas a ne pas pouvoir rester en place; la musique l'exasperait. Il sortit et s'en alla aux Bouffes. Mais il n'y resta pas davantage. Alors il se fit conduire aux Folies-Dramatiques, d'ou il se sauva au bout d'un quart d'heure. Ces gens qui paraissaient s'amuser, ces comediens qui jouaient serieusement, la foule, le bruit, les lumieres, tout lui faisait horreur. Il entra chez lui, se disant que le lendemain ce serait la meme chose, puis le surlendemain, puis toujours ainsi. Mais le lendemain justement il n'en fut pas ainsi. Le matin, comme il allait sortir, pour sortir, sans savoir ou aller, le valet de chambre, entrant dans son cabinet, lui demanda s'il pouvait recevoir madame la comtesse de Barizel. La comtesse a Paris! Il resta un moment abasourdi. --Avez-vous dit que j'etais chez moi? demanda-il. --J'ai dit que j'allais voir si M. le duc pouvait recevoir. Son parti fut pris. --Faites entrer, dit-il. Il passa dans le salon, s'efforcant de se calmer. Ce n'etait que la comtesse, il n'avait pas de menagement a garder avec elle; il haissait, il meprisait cette miserable femme qui le separait de Corysandre. Elle entra la tete haute, avec un sourire sur le visage, et comme Roger, stupefait, ne pensait pas a lui avancer un siege, elle prit un fauteuil et s'assit. Elle eut fait une visite insignifiante, qu'elle n'eut certes pas paru etre plus a son aise. --J'ai recu votre lettre hier matin, dit-elle, et aussitot je me suis mise en route pour venir vous demander ce qu'elle signifie. --Que je renonce a la main de mademoiselle de Barizel. --Oh! cela, je l'ai bien compris; mais pourquoi renoncez-vous a la main de ma fille? Il avait eu le temps de se remettre, et en voyant cette assurance qui ressemblait a un defi, un sentiment d'indignation l'avait souleve. --Parce qu'un duc de Naurouse ne donne pas son nom a la fille de mademoiselle Olympe Boudousquie. Il croyait la faire rentrer sous terre, elle se redressa au contraire et son sourire s'accentua: --Je crois, dit-elle, que vous etes victime d'une etrange confusion de nom, que des malveillants, des jaloux ont inventee dans un sentiment de haine stupide et de basse envie pour ma fille: je me nomme, il est vrai, de Boudousquie du nom de mon pere; mais de Boudousquie et Boudousquie sont deux. Lorsque avec des yeux egares vous etes venu m'annoncer que vous partiez pour voir MM. Layton et Urquhart, j'ai ete pour vous avertir qu'on tendait un piege a votre credulite, comme on avait essaye d'en tendre un a la mienne lorsqu'on m'avait ecrit pour m'avertir qu'il y avait en vous le germe de je ne sais quelle maladie mortelle, car deja on m'avait menacee, pour m'escroquer de l'argent, de me rattacher a cette famille Boudousquie avec laquelle je n'ai rien de commun; mais je ne l'ai point fait, pensant que vous ne donneriez pas dans cette invention grossiere. Je crois que j'ai eu tort; je vois que ces gens ont su troubler votre jugement, cependant si ferme et si droit d'ordinaire, et je viens me mettre a votre disposition pour vous fournir toutes les explications que vous pouvez desirer. Il s'agit de ma fille, de son bonheur, de son honneur, et je n'ecoute, moi, sa mere, que cette seule consideration. Que vous a-t-on dit! --Vous le demandez? --Certes. --M. Layton m'a dit qu'Olympe Boudousquie, apres avoir ruine son frere dont elle etait la maitresse, avait amene celui-ci a se tuer. M. Urquhart m'a dit que la meme Olympe Boudousquie, qui l'avait trompe et ruine, etait la derniere des filles. --Eh bien! en quoi cela a-t-il pu vous toucher? Il n'y a jamais eu rien de commun entre la famille Boudousquie, a laquelle appartenait cette... fille, et la famille de Boudousquie d'ou je sors. --Alors comment se fait-il que le portrait d'Olympe Boudousquie, que M. Urquhart a conserve et m'a montre, soit... le votre? Du coup, madame de Barizel, si pleine d'assurance, fut renversee; une paleur mortelle envahit son visage et Roger crut qu'elle allait defaillir. Se voyant observee, elle se cacha la tete entre ses mains, mais le tremblement de ses bras trahit son emotion. Cependant elle se remit assez vite, au moins de facon a pouvoir reprendre la parole: --Je n'essayerai pas de cacher ma confusion et ma honte, dit-elle, car je veux vous avouer la verite, toute la verite. Que ne l'ai-je fait plus tot! Je vous aurais epargne les douleurs par lesquelles vous avez passe et que vous nous avez imposees, a ma fille et a moi. J'avoue donc que, tout a l'heure, en vous disant qu'il n'y avait rien de commun entre Olympe Boudousquie et ma famille, j'ai manque a la verite: en realite cette Olympe etait la fille de mon pere, fille naturelle, nee de relations entre mon pere et une jeune femme... --Mademoiselle Aitie, modiste a Natchez; j'ai le certificat de bapteme d'Olympe Boudousquie et beaucoup d'autres pieces authentiques la concernant et concernant aussi sa mere. Madame de Barizel eut un mouvement d'hesitation, cependant elle continua: --Vous savez comme ces liaisons se font et se defont facilement. Mon pere eut le tort de ne pas s'occuper de cette fille qui, devenue grande, suivit les traces de sa mere; c'est a elle que se rapportent sans doute les pieces dont vous parlez, a elle aussi que se rapportent les recits qui ont ete faits par MM. Layton et Urquhart et si vous trouvez qu'une certaine ressemblance existe entre le portrait qu'on vous a montre et moi, vous devez comprendre que cette ressemblance est assez naturelle puisque celle qui a pose pour ce portrait etait... ma soeur. --Et cette soeur naturelle, puis-je vous demander ce qu'elle est devenue? --Morte. --Il y a longtemps? --Une quinzaine d'annees. --Vous avez un acte qui constate sa mort. --Non, mais on pourrait sans doute le trouver... en le cherchant. --Eh bien, je puis eviter cette peine, car j'ai une serie d'actes s'appliquant a cette Olympe Boudousquie qui permettent de la suivre jusqu'au moment ou M. le comte de Barizel l'a ramenee de la Havane. --Monsieur le duc! Mais Roger ne se laissa pas interrompre, vivement il se leva et etendant le bras vers la porte: --Je vous prie de vous retirer. --Mais je vous jure. --Me croyez-vous donc assez naif pour avoir foi aux serments d'Olympe Boudousquie? Elle se jeta aux genoux de Roger en lui saisissant une main malgre l'effort qu'il faisait pour se degager: --Eh bien! je partirai, s'ecria-t-elle avec un accent dechirant, je retournerai en Amerique, vous n'entendrez jamais parler de moi, je serai morte pour le monde, pour vous, meme pour ma fille; mais, je vous en conjure a genoux, a mains jointes, en vous priant, en vous suppliant comme le bon Dieu, ne l'abandonnez pas, ne renoncez pas a ce mariage. Elle est innocente, elle est la fille legitime du comte de Barizel dont la noblesse est certaine; elle vous aime, elle vous adore. La tuerez-vous par votre abandon? C'est sa douleur qui m'a poussee a cette demarche. Ne vous laisserez-vous pas emouvoir, vous qui l'aimez? l'amour ne parlera-t-il pas en vous plus que l'orgueil? --Que l'orgueil, oui; que l'honneur, non, jamais! XXXVI Madame de Barizel etait partie depuis longtemps et Roger n'avait pas quitte son salon, qu'il arpentait en long et en large, a grands pas, fievreusement, quand le domestique entra de nouveau. --Il y a la une dame, dit-il, qui veut a toute force voir monsieur le duc; elle refuse de donner son nom. --Ne la recevez pas. --Elle est jeune, et sous son voile elle parait tres jolie. Roger ne fut pas sensible a cette raison qui, dans la bouche du domestique, paraissait toute-puissante: --Ne la recevez pas, dit-il, ne recevez personne. Mais, avant que le domestique fut sorti, la porte du salon se rouvrit et la jeune dame qui paraissait tres jolie sous son voile entra. Roger n'eut pas besoin de la regarder longuement pour la reconnaitre; son coeur avait bondi au-devant d'elle: --Vous! --Roger! Le domestique sortit vivement. Elle se jeta dans les bras de Roger. --Chere Corysandre! Ils resterent longtemps sans parler, se regardant, les yeux dans les yeux, perdus dans une extase passionnee; ce fut elle qui la premiere prit la parole: --Ma presence ici vous explique que je ne vous en veux pas de votre lettre, j'ai ete foudroyee en la lisant, je n'ai pas ete fachee. Fachee contre vous, moi! Et elle s'arreta pour le regarder, mettant toute son ame, toute sa tendresse, tout son amour dans ce regard, fremissante de la tete aux pieds, eperdue, aneantie; ce n'etait plus l'admirable et froide statue qu'il avait vue en arrivant a Bade, mais une femme que la passion avait touchee et qu'elle entrainait. Tout a coup un flot de sang empourpra son visage et elle se cacha la tete dans le cou de Roger. --Si je viens a vous, dit-elle faiblement, chez vous, ce n'est pas pour vous demander les raisons qui vous empechent de me prendre pour femme. --Mais... --Ces raisons, ne me les dis pas, s'ecria-t-elle dans un elan irresistible, je ne veux pas les connaitre... au moins je ne veux pas que tu me les dises. De nouveau, elle se cacha le visage contre lui. Puis apres quelques instants elle poursuivit sans le regarder: --Si un homme comme vous ne tient pas l'engagement qu'il a pris... librement, c'est qu'il a pour agir ainsi des raisons qui s'imposent a son honneur; je sens cela. Lesquelles? Je ne les sais pas, je ne veux pas les savoir, je ne veux pas qu'on me les dise. Elle jeta ses mains sur ses yeux et ses oreilles comme si elle avait peur de voir et d'entendre. --Tu as pense a moi, n'est-ce pas, demanda-t-elle, avant de prendre cette resolution, a ma douleur, a mon desespoir; tu as pense que je pouvais en mourir. Il inclina la tete. --Et cependant tu l'as prise? --J'ai du la prendre. --Tu as du! C'est bien cela, je comprends; mais tu m'aimes, n'est-ce pas; tu m'aimes encore! --Si je t'aime! La prenant dans ses bras, il l'etreignit passionnement; ils resterent sans parler, les levres sur les levres. Mais doucement elle se degagea: --Ce que je te demande, je le savais avant que tu me le dises, je l'avais senti, je l'avais devine, et c'est parce que je sentais bien que tu m'aimais, que tu m'aimes toujours que je suis venue a toi, car enfin nous ne pouvons pas etre separes,--j'en mourrais. Et toi, supporterais-tu donc cette douleur? vivrais-tu sans moi? Pour moi, je ne peux pas vivre sans toi, sans ton amour. Je le veux, il me le faut et je viens te le demander. Ce que disait ta lettre, n'est-ce pas, c'etait que je ne pouvais pas etre ta femme? Il baissa la tete, ne pouvant pas repondre. --Pourquoi ne reponds-tu pas? s'ecria-t-elle, pourquoi ne parles-tu pas franchement? Tu as peur que je t'adresse des questions. Mais ces questions m'epouvantent encore plus qu'elles ne peuvent t'epouvanter toi-meme. En me disant que tu m'aimais toujours et que tu ne pouvais pas faire de moi ta femme, tu m'as tout dit. Je ne veux pas en savoir davantage. Il y a la quelque mystere, quelque secret terrible que je ne dois pas connaitre puisque tu ne me l'as pas dit et que tu montres tant d'inquietude a la pensee que je peux te le demander. Je ne suis qu'une pauvre fille sans experience, je ne sais que bien peu de chose dans la vie et du monde; mais, pour mon malheur, j'ai appris a regarder et a voir, et ce que bien souvent je ne comprends pas, je le devine cependant. Ce que j'ai devine c'est qu'apres avoir voulu me prendre pour ta femme, tu ne le veux plus maintenant. --Je ne le peux plus. --Mais tu peux m'aimer cependant, tu m'aimes. Eh bien, ne nous separons plus. Me voici; prends-moi, garde-moi. Elle lui jeta les bras autour du cou, et le regardant sans baisser les yeux: --Me veux-tu? --Et j'ai pu t'ecrire que nous ne nous verrions plus! s'ecria-t-il. --Oh! ne t'accuse pas. A ta place j'aurais agi comme toi sans doute; a la mienne tu ferais ce que je fais; tu as eu la douleur de resister a ton amour, moi j'ai la joie d'obeir au mien. Et sens-tu comme elle est grande, sens-tu comme elle m'exalte, comme elle m'eleve au-dessus de toutes les considerations si sages et si petites de ce monde? Jusqu'a ce jour je n'ai eu qu'un orgueil, celui de ma beaute; on m'a tant dit que j'etais belle, on m'a montre tant d'enthousiasme, tant d'admiration, que j'ai cru... quelquefois que j'etais au-dessus des autres femmes; au moins je l'ai cru pour la beaute, car pour tout le reste je savais bien que je n'etais qu'une fille tres ordinaire. Mais voila que tu m'aimes, voila que je t'aime, que je t'aime passionnement, plus que tout au monde, plus que ma reputation, plus que mon honneur, plus que tout, et voila que c'est par mon amour que je deviens superieure aux autres, puisque je fais ce que nulle autre sans doute n'oserait faire a ma place et m'en glorifie. Elle le regarda un moment; ses yeux lancaient des flammes, sa poitrine bondissait, elle etait transfiguree par la passion. --C'est que j'ai foi en toi, continua-t-elle, et que je sais que tu m'acceptes comme je me donne,--entierement. Ou tu voudras que j'aille, j'irai; ce que tu voudras, je le voudrai. Je n'aurai pas d'autre volonte que la tienne, d'autres desirs que les tiens, d'autre bonheur que le tien; heureuse que tu m'aimes, ne demandant rien, n'imaginant rien, ne souhaitant rien que ton amour. Si tu savais comme j'ai besoin d'etre aimee; si tu savais que je ne l'ai jamais ete... par personne, tu entends, par personne, et que mon enfance a ete aussi triste, aussi delaissee que la tienne. Comme il la regardait dans les yeux, elle detourna la tete. --Ne parlons pas de cela, dit-elle, je veux plutot t'expliquer comment j'ai pris cette resolution. Elle avait jusqu'alors parle debout; elle attira un fauteuil et s'assit, tandis que Roger prenait place devant elle sur une chaise, lui tenant les mains dans les siennes, penche vers elle, aspirant ses paroles et ses regards. --C'est aussitot apres avoir lu ta lettre et quand ma mere m'a donne celle que tu lui ecrivais que je me suis decidee. Comme elle m'annoncait qu'elle venait a Paris pour dissiper le malentendu qui s'etait eleve entre vous, je lui ai demande a l'accompagner, devinant bien qu'il ne s'agissait point d'un malentendu comme elle disait et que rien ni personne ne te ferait revenir sur cette rupture, que tu n'avais pu arreter qu'apres de terribles combats, force par des raisons qui ne changeraient pas. Elle a consenti a mon voyage. Nous sommes arrivees ce matin, et elle m'a dit qu'elle venait chez toi. J'ai attendu son retour, mais sans rien esperer de bon de sa visite. Lorsqu'elle est rentree, dans un etat pitoyable de douleur et de fureur, elle m'a dit que tu persistais dans ta resolution. Alors je suis sortie; dans la rue j'ai appele un cocher qui passait et je lui ai dit de m'amener ici. Il a fallu subir l'examen de ton concierge et de ton valet de chambre. Mais qu'importe! Pouvais-je etre sensible a cela en un pareil moment! Me voici, pres de toi, a toi, cher Roger; ne pensons qu'a cela, au bonheur d'etre ensemble. Moi, je me suis faite a l'idee de ce bonheur puisque, depuis hier, je savais que ces mots que tu as du avoir tant de peine a ecrire: "Nous ne nous verrons plus", n'auraient pas de sens aujourd'hui; mais toi, ne te surprend-il pas? Glissant de son siege, il se mit a genoux devant elle, et dans une muette extase, il la contempla, la regarda des pieds a la tete, tandis qu'il promenait dans de douces caresses ses mains sur elle, sur ses bras, sur son corsage, la serrant, l'etreignant comme s'il avait besoin d'une preuve materielle pour se persuader qu'il n'etait pas sous l'influence d'une illusion. --Que ne puis-je te garder toujours ainsi, a mes pieds, dit-elle en souriant; mais nous ne devons pas nous oublier. Il est impossible que ma mere ne s'apercoive pas bientot de mon depart. Elle me cherchera. Ne me trouvant pas, la pensee lui viendra bien certainement que je suis ici, car elle sait combien je t'aime. Il ne faut pas qu'elle puisse me reprendre, car elle saurait bien nous separer, dut-elle me mettre dans un couvent jusqu'au jour ou elle aurait arrange un autre mariage pour moi. Ce mariage, je ne l'accepterais pas; cela, tu le sais. Mais je ne veux pas de luttes, je ne veux pas d'intrigues. Arrache-moi a cette existence... miserable. Partons, partons aussitot que possible. --Tout de suite. Ou veux-tu que nous allions? --Et que m'importe! J'aurais voulu aller a Varages, a Naurouse, la ou tu as vecu, ou tu devais me conduire. Mais ce serait folie en ce moment; on nous retrouverait trop facilement, et il ne faut pas qu'on nous retrouve, il ne le faut pas, aussi bien pour toi que pour moi. Allons donc ou tu voudras; moi je ne veux qu'une chose: etre ensemble. Tous les pays me sont indifferents; ils me deviendront charmants quand nous les verrons ensemble. --L'Espagne! --Si tu veux. --Partons. --Le temps d'envoyer chercher une voiture. Mais au moment ou il se dirigeait vers la porte, un bruit de voix retentit dans le vestibule, comme si une altercation venait de s'elever entre plusieurs personnes. XXXVII Roger courut a la porte pour la fermer, et en meme temps, se tournant vers Corysandre, il lui fit signe d'entrer dans la piece voisine, qui etait sa chambre. Il n'avait pas tourne le pene, qu'on frappa a la porte non avec le doigt, mais avec la main pleine, trois coups assez forts. --Au nom de la loi, ouvrez! cria une voix assuree. Evidemment c'etait madame de Barizel qui venait reprendre Corysandre. Au lieu d'ouvrir, Roger traversa le salon en courant et entra dans sa chambre, ou il trouva Corysandre. --Ma mere! murmura-t-elle d'une voix epouvantee. --Oui. --Qu'allez-vous faire? --Nous allons descendre par l'escalier de service; vite. La prenant par la main, il l'entraina de la chambre dans le cabinet de toilette, du cabinet de toilette dans un couloir de degagement au bout duquel se trouvait la porte de l'escalier de service; mais cette porte etait fermee a clef, et la clef ne se trouvait pas dans la serrure. Roger n'avait pas pense a cela, il fut deconcerte. Ou, chercher cette clef? Il n'en avait pas l'idee. Avant qu'il eut pu reflechir, un bruit de pas retentit au bout du couloir. Alors, tenant toujours Corysandre par la main, il rentra dans le cabinet de toilette dont il verrouilla la porte. C'etait se faire prendre dans une souriciere; mais ils n'avaient aucun moyen de sortir. Corysandre etreignit Roger dans ses deux bras, et, comme il se baissait vers elle, elle l'embrassa passionnement, desesperement, comme si elle avait conscience que c'etait le dernier baiser qu'elle lui donnait et qu'elle recevait de lui. -Entrons dans ta chambre, dit-elle, et ouvre la porte; ne nous cachons pas. Mais il n'eut pas a aller tirer le verrou: au moment ou ils arrivaient dans la chambre, la porte opposee a celle par laquelle ils entraient s'ouvrait, et derriere un petit homme a lunettes, vetu de noir, ils apercurent madame de Barizel. Le petit homme entr'ouvrit sa redingote et Roger apercut le bout d'une echarpe tricolore. --Monsieur le duc, dit le commissaire de police, je suis charge de rechercher chez vous mademoiselle Corysandre de Barizel, mineure au-dessous de seize ans, que sa mere, madame la comtesse de Barizel, ici presente, vous accuse d'avoir enlevee et detournee. Roger s'etait avance, tandis que Corysandre etait restee en arriere, mais sans chercher a se cacher, la tete haute, ne laissant paraitre sa confusion que par le trouble de ses yeux et la rougeur de son visage. Sur ces derniers mots du commissaire elle s'avanca a son tour et vint se poser a cote de Roger. --Je n'ai ete ni enlevee, ni detournee, dit-elle en s'efforcant d'affermir sa voix, qui malgre elle trembla, je suis venue volontairement. Le commissaire salua de la tete sans repondre, tandis que madame de Barizel levait au ciel ses mains indignees et fremissantes. --Pretendez-vous, monsieur le duc, dit le commissaire, s'adressant a Roger, que mademoiselle est venue chez vous simplement en visite? Roger ne repondit rien. --S'enferme-t-on au verrou pour recevoir des visites? s'ecria madame de Barizel; cherche-t-on a se sauver? Enfin une jeune fille va-t-elle faire une visite a un jeune homme? Cette defense est absurde. --Me suis-je donc defendu? demanda Roger avec hauteur. --M. de Naurouse n'a pas a se defendre, dit vivement Corysandre, il n'a rien fait; s'il faut un coupable, ce n'est pas lui. Toutes ces paroles, celles de Corysandre, de Roger et de madame de Barizel, etaient parties irresistiblement, sans reflexion, sous le coup de l'emotion; seul le commissaire; qui en avait vu bien d'autres et qui d'ailleurs n'etait point partie interessee, avait su ce qu'il disait. Cependant le temps avait permis a Roger de se reconnaitre, au moins jusqu'a un certain point, c'est-a-dire qu'il ne comprenait rien a ce qui se passait. Cependant il fallait qu'il parlat, qu'il se defendit, ou s'il ne se defendait pas, qu'il sut a quoi cela l'entrainait. Madame de Barizel, habile et avisee comme elle l'etait, n'avait certes pas decide une pareille aventure a la legere. --Monsieur le commissaire, dit-il, je voudrais avoir quelques instants d'entretien avec vous. --Je suis a votre disposition, monsieur le duc, repondit le commissaire, qui paraissait beaucoup mieux dispose en faveur des accuses que de l'accusateur. --Mais, monsieur... s'ecria madame de Barizel. --Ne craignez rien, madame, la porte est gardee. Avant de sortir, Roger regarda Corysandre comme pour lui demander pardon de la laisser seule; mais elle lui fit signe qu'elle avait compris. Alors il passa dans le salon avec le commissaire. --Monsieur le commissaire, dit-il, c'est une question que je voudrais vous adresser si vous le permettez: vous avez parle d'accusation tout a l'heure, cette accusation est-elle serieuse? sur quoi porte-t-elle? a quoi expose-t-elle? --Vous avez un code, monsieur le duc? --Non. --C'est cependant un livre qui devrait se trouver chez tout le monde, dit-il sentencieusement; enfin, puisque vous n'en avez pas, je vais tacher de repondre a vos questions. Vous demandez si cette accusation est serieuse? Oui, monsieur le duc, au moins par ses consequences possibles. Les articles sous le coup desquels elle vous place sont les 354, 355, 356, 357 du code penal, qui disent que quiconque aura enleve ou detourne une fille au-dessous de seize ans subira la peine des travaux forces a temps. Roger ne fut pas maitre de retenir un mouvement. --C'est ainsi, monsieur le duc; on ne sait pas cela dans le monde, n'est-ce pas? Cependant telle est la loi. Elle dit aussi que, quand meme la fille aurait consenti a son enlevement ou suivi volontairement son ravisseur, si celui-ci est majeur de vingt-un ans ou au-dessus, il sera condamne aux travaux forces a temps. Mademoiselle de Barizel, en affirmant qu'elle etait venue librement chez vous, a paru vouloir vous innocenter; vous voyez qu'elle s'est trompee. N'oubliez pas cela, monsieur le duc. De meme n'oubliez pas non plus le dernier article que je signale tout particulierement a votre attention, et qui dit que dans le cas ou le ravisseur epouserait la fille qu'il a enlevee, il ne pourrait etre condamne que si la nullite de son mariage etait prononcee. Dans l'espece, vous sentez, n'est-ce pas, l'importance de cet article? Baissant la tete, le commissaire adressa a Roger par-dessus ses lunettes un sourire qui en disait long. --Vous avez devine qu'on voulait me contraindre a ce mariage? dit Roger. --He! he! he! Il n'en dit pas davantage; mais il se frotta les mains, satisfait sans doute d'avoir ete compris. --J'ai un proces-verbal a dresser, dit-il, je puis m'installer ici, n'est-ce pas? Il s'assit devant la table. --Ce proces-verbal doit constater la porte fermee a clef, la tentative de fuite par l'escalier de service, le desordre de la toilette de la jeune personne. Pourquoi donc avez-vous ferme cette porte, monsieur le duc? --Je n'ai pense qu'a la mere et j'ai voulu lui echapper. --Facheux. Abandonnant le commissaire, Roger rentra dans la chambre; Corysandre etait assise a un bout, madame de Barizel a un autre. --Eh bien, monsieur le duc, demanda-t-elle, vous etes-vous fait renseigner par M. le commissaire sur les consequences de ce que la loi francaise appelle un detournement de mineure? Comme Roger ne repondait pas, elle continua: --Oui, n'est-ce pas. Alors vous savez que ces consequences sont un proces en cour d'assises et une condamnation aux travaux forces. Corysandre se leva et d'un bond vint a Roger. --Je pense, poursuivit madame de Barizel, que cela vous a donne a reflechir et que vous pouvez me faire connaitre vos intentions. Vous aimez ma fille. De son cote, elle vous aime passionnement, follement; sa demarche le prouve. L'epousez-vous? Avant qu'il eut pu repondre. Corysandre s'etait jetee devant lui et, s'adressant a sa mere: -M. le duc de Naurouse ne peut pas m'epouser, dit-elle. --Je ne te parle pas, s'ecria madame de Barizel. --Je reponds pour lui. Puis se tournant vers Roger: --Si a la demande qu'on t'adresse sous le coup de cette pression infame, dit-elle, tu repondais: "Oui", tu ne serais plus le duc de Naurouse que j'aime. Tu ne pouvais pas me prendre pour ta femme hier, tu le peux encore moins aujourd'hui. Madame de Barizel parut hesiter un moment; mais presque aussitot ses yeux lancerent des eclairs, tandis que ses narines retroussees et ses levres minces fremissaient: elle se leva et s'avancant: --Et pourquoi donc M. le duc de Naurouse ne peut-il pas t'epouser? dit-elle d'un air de defi; s'il a des raisons a donner pour justifier son refus, j'entends des raisons honnetes et avouables, qu'il les donne tout haut. Parlez, monsieur le duc, parlez donc. Une fois encore Corysandre intervint en se jetant au-devant de Roger: --Ah! vous savez bien qu'il ne parlera pas, s'ecria-t-elle, et que je n'ai pas a lui demander, moi, votre fille, de se taire. Malgre sa fermete, madame de Barizel fut deconcertee; mais son trouble ne dura qu'un court instant: --Vous reflechirez, monsieur le duc, dit-elle; votre femme, ou vous ne la reverrez jamais. Sans repondre, Corysandre se jeta sur la poitrine de Roger. --A toi pour la vie, s'ecria-t-elle, pour la vie, je te le jure. La porte du salon s'ouvrit: --Si monsieur le duc de Naurouse veut signer le proces-verbal? dit le commissaire de police. XXXVIII Quel usage madame de Barizel allait-elle faire de son proces-verbal. Il ne fallut pas longtemps a Roger pour voir qu'il ne lui etait pas possible, non seulement de resoudre cette question, mais meme de l'examiner, et tout de suite il pensa a Nougaret. Il croyait cependant bien en avoir fini avec les avoues, les avocats et les gens d'affaires. Bien que les tribunaux fussent en vacances Nougaret etait au travail. Les vacances etaient pour lui son temps le plus occupe; il mettait a jour son arriere. Il fit raconter a Roger comment les choses s'etaient passees, minutieusement, et il exigea un recit complet non seulement sur le fait meme du proces-verbal du commissaire de police, mais encore sur les antecedents de madame de Barizel. --C'est le caractere du personnage qui nous expliquera ce dont il est capable, dit-il pour decider Roger, qui hesitait. Il fallut donc que Roger repetat le recit de Raphaelle et les temoignages de MM. Layton et Urquhart. --Et la jeune personne, demanda l'avoue, elle n'est pas complice de sa mere? --Elle! --Ca s'est vu. Ce fut un nouveau recit, celui de l'intervention de Corysandre. --C'est tres beau, dit l'avoue; seulement cela serait plus beau encore si c'etait joue, car il est bien certain que par la venue chez vous de cette jeune fille qui vous dit: "Ne me prenez pas pour votre femme, puisque je ne suis pas digne de vous; mais gardez-moi pour votre maitresse, puisque nous nous aimons", vous avez ete profondement touche. --C'est l'emotion la plus forte que j'aie eprouvee de ma vie. --Il est bien certain aussi, n'est-ce pas, qu'en se jetant entre sa mere et vous pour dire: "Il ne peut pas m'epouser," elle vous a paru tres belle. --Admirable d'heroisme. --C'est bien cela; de sorte que vous l'aimez plus que vous ne l'avez jamais aimee. --Au point que je me demande si je ne commets pas la plus abominable des lachetes en ne l'epousant pas. --C'est bien cela. Certes, monsieur le duc, je serais desespere de dire une parole qui put vous blesser dans votre amour. Je comprends que vous admiriez cette belle jeune fille pour son sacrifice plus encore que pour sa beaute; mais enfin je ne peux pas ne pas vous faire observer que ce sacrifice arrive bien a point pour peser sur vos resolutions. Et notez que je ne veux pas insinuer qu'elle n'a pas ete sincere; je n'insinue jamais rien, je dis les choses telles qu'elles sont. Et ce que je dis presentement, c'est que nous avons affaire a une mere tres forte qui a bien pu pousser sa fille, sans que celle-ci ait vu ou senti la main qui la faisait agir. --Je vous affirme que tout en elle a ete spontane, inspire seulement par le coeur. --Je veux le croire; mais il est possible que le contraire soit vrai, et cela suffit pour vous avertir d'avoir a vous tenir sur vos gardes. D'ailleurs les raisons qui vous empechaient hier d'epouser mademoiselle de Barizel existent encore aujourd'hui, il me semble, et je ne crois pas que par sa demarche aupres de vous, pas plus que par la mise en mouvement du commissaire de police, madame de Barizel se soit rehabilitee; elle est ce qu'elle etait, et elle a pris soin de vous prouver elle-meme qu'on ne l'avait pas calomniee en vous la representant comme une aventuriere dangereuse. Maintenant quel parti va-t-elle tirer de son proces-verbal? C'est la qu'est la question pressante. --Justement. A ce sujet je voudrais vous faire observer que je crois que mademoiselle de Barizel a plus de seize ans. --C'est quelque chose; mais ce n'est pas assez pour vous mettre a l'abri. Si la loi punit des travaux forces le ravisseur d'une fille au-dessous de seize ans, elle punit de la reclusion le ravisseur d'une mineure; or si mademoiselle de Barizel a plus de seize ans, elle a toujours moins de vingt-un ans et, par consequent, la plainte peut etre deposee et le proces peut etre fait. Le fera-t-elle? --Elle est capable de tout, et l'histoire du coup de revolver tire sur un amant qui se sauvait d'elle, que je n'avais pas voulu admettre lorsqu'on me l'avait racontee, me parait maintenant possible. --En disant: le fera-t-elle? ce n'est pas a elle que je pense, c'est aux avantages qu'elle peut avoir a le faire. A vous en menacer, les avantages sautent aux yeux: elle espere vous faire peur; avant de se laisser amener sur le banc des assises ou de la police correctionnel, un duc de Naurouse reflechit, et entre deux hontes il choisit la moindre. La moindre serait la condamnation. --C'est elle qui raisonne et elle pense bien que la moindre pour vous serait de devenir son gendre. C'est la son calcul: tout a ete prepare pour vous effrayer et vous amener au mariage par la peur. C'est un chantage comme un autre et, a vrai dire, je suis surpris que celui-la ne soit pas plus souvent pratique; mais voila, les coquins n'etudient le code que pour echapper aux consequences de leurs coquineries et non pour en preparer de nouvelles. S'ils savaient quelles armes la loi tient a la dispositions des habiles! --Si madame de Barizel n'a pas etudie le code, soyez sur qu'elle se l'est fait expliquer par des gens qui le connaissent. --J'en suis convaincu, car le coup qu'elle a risque part d'une main experimentee; mais justement parce qu'elle n'a pas agi a la legere, elle doit savoir que vous pouvez tres bien, au lieu d'avoir peur du proces, l'affronter. S'il en est ainsi, sa fille, qui presentement est encore mariable, devient immariable. Si belle, si seduisante que soit une jeune fille, elle ne trouve pas de mari quand elle a ete enlevee ou detournee et quand un proces retentissant a fait un scandale epouvantable autour de son nom. Que devient madame de Barizel si elle ne marie pas sa fille? Une aventuriere vieillie qui n'a plus un seul atout dans son jeu, puisqu'elle a perdu le dernier. Vous pouvez donc etre certain qu'avant de deposer sa plainte, elle y regardera a deux fois. Elle a joue ses premieres cartes et elle a gagne, c'est-a-dire qu'elle a gagne son proces-verbal sur lequel elle peut echafauder une action... si vous avez peur; mais si vous n'avez pas peur, que va-t-elle en faire de son proces-verbal? Voyez-vous son embarras avant de risquer une aussi grosse partie? Mon avis est donc de ne pas bouger et de laisser venir. Soyez assure qu'il viendra quelqu'un, qu'on cherchera a vous tater, qu'on vous fera meme des propositions. Nous verrons ce qu'elles seront. Pour le moment, tout cela ne nous regarde pas. --Helas! --C'est en homme d'affaires que je parle, car je devine tres bien ce que vous devez souffrir. --Ce n'est pas a moi que je pense, c'est a... elle. Le quelqu'un qui devait venir et que Nougaret avait annonce avec sa surete de diagnostic, ce fut Dayelle. Un matin, au bout de huit jours, pendant lesquels Roger avait vainement cherche a apprendre ce que Corysandre etait devenue, retenu qu'il etait par la reserve que Nougaret lui avait imposee, Bernard, de retour de Bade, annonca M. Dayelle, et celui-ci fit son entree, grave, majestueux, s'etant arrange une tete et une tenue pour cette visite, plus imposant, plus important qu'il ne l'avait jamais ete, serre dans sa redingote noire, son menton rase de pres releve par son col de satin. Apres les premieres paroles de politesse, Roger attendit, s'efforcant d'imposer silence a son emotion et de ne pas crier le mot qui lui montait du coeur:--Ou est Corysandre? --Monsieur le duc, dit Dayelle, je viens vous demander quelles sont vos inventions. --Mes intentions? A propos de quoi? Au sujet de qui? --Au sujet de mademoiselle de Barizel, de qui je suis l'ami le plus ancien... un second pere. --J'ai fait connaitre ces intentions a madame la comtesse de Barizel; il m'est, a mon grand regret, impossible de donner suite au projet que j'avais forme et dont je vous avais entretenu. --Mais depuis que vous avez fait connaitre vos intentions a madame de Barizel, il s'est passe un... incident grave qui a du les modifier. --Il ne les a point modifiees. --Vous m'etonnez, monsieur le duc; c'est un honnete homme qui vous le dit. Roger ouvrit la bouche pour remettre cet honnete homme a sa place; mais il ne pouvait le faire qu'en accusant madame de Barizel, et il ne le voulut pas. --Monsieur le duc, continua Dayelle, qui paraissait eprouver un reel plaisir a prononcer ce mot, monsieur le duc, c'est de mon propre mouvement que je me suis decide a cette demarche aupres de vous, dans l'interet de Corysandre que j'aime d'une affection tres vive; je viens de voir madame de Barizel bien decidee a demander aux tribunaux la reparation de l'injure sanglante que vous lui avez faite, je l'ai arretee en la priant de me permettre de faire appel a votre honneur.... --C'est justement l'honneur qui m'empeche de poursuivre ce mariage, dit Roger, incapable de retenir cette exclamation. --Monsieur le duc, cela est grave; il y a dans vos paroles une accusation terrible. Qui la justifie? Vous ne pouvez pas laisser mes amies, madame de Barizel aussi bien que sa fille, sous le coup de cette accusation tacite. --J'ai donne a madame de Barizel les raisons qui me font rompre un mariage que je desirais ardemment. --Vous avez ecoute de basses calomnies, monsieur le duc. Roger ne repondit pas. Dayelle le pressa; Roger persista dans son silence, et il eut rompu l'entretien s'il n'avait espere pouvoir trouver le moyen de savoir ou etait Corysandre. --Je suis surpris, monsieur le duc, que vous persistiez dans votre inqualifiable refus de me donner des explications que je me croyais en droit de demander a votre loyaute. Je venais a vous en conciliateur. Vous avez tort de me repousser, car vous perdez Corysandre que vous dites aimer. --Que j'aime et qui m'aime. --Sa mere a du la faire entrer dans un couvent, et si vous ne l'en faites pas sortir en l'epousant, elle y restera enfermee jusqu'a sa majorite, car vous sentez bien qu'apres ce proces elle ne pourrait jamais se marier. Roger, se raidissant contre son emotion, voulut essayer de suivre les conseils de Nougaret: --Alors nous attendrons cette majorite, dit-il, j'ai foi en elle comme elle a foi en moi; par ce proces, madame de Barizel deshonorera sa fille, voila tout. XXXIX "Nous attendrons". Mais c'etait une parole de defense, une bravade, un defi qui n'avait d'autre but que de montrer qu'il n'etait pas plus effraye par la menace du proces que par celle du couvent. En realite, il esperait bien n'avoir pas a attendre longtemps; Corysandre trouverait certainement un moyen pour lui faire savoir dans quel couvent elle etait; et lui, de son cote, en trouverait un pour la tirer de ce couvent. Reunis, ils partiraient, et bien adroite serait madame de Barizel si elle les rejoignait. Quant aux poursuites en detournement de mineure, il semblait, apres la visite de Dayelle, qu'il ne devait pas s'en inquieter; jamais madame de Barizel ne poursuivrait ce proces qui perdrait sa fille, et a la vengeance elle prefererait son interet. Il se trouva avoir raisonne juste pour les poursuites, mais non pour Corysandre. Des poursuites il n'entendit pas parler, si ce n'est par Nougaret, qui lui apprit que Dayelle avait fait des demarches aupres du commissaire de police et aupres de quelques autres personnes pour qu'on gardat le silence sur le proces-verbal, qui serait enterre. De Corysandre il ne recut aucune nouvelle; le temps s'ecoula; la lettre qu'il attendait n'arriva pas. Il devait donc la chercher, la trouver; mais comment? Madame de Barizel avait quitte Paris pour s'installer chez Dayelle, dans un chateau que celui-ci possedait aux environs de Poissy, et ou il passait tous les ans la saison d'automne avec son fils et tout un cortege d'invites qui se renouvelaient par series; en la surveillant adroitement, en la suivant, elle devait vous conduire au couvent ou Corysandre etait enfermee. Mais il ne lui convenait pas de remplir ce role d'espion, et d'ailleurs il eut suffi que madame de Barizel put soupconner qu'elle etait espionnee pour derouter toutes les recherches; il lui fallait donc quelqu'un qui put exercer cette surveillance avec autant de discretion que d'habilete. L'idee lui vint de demander a Raphaelle de lui donner l'homme qu'elle avait envoye en Amerique; sans doute il eprouvait bien une certaine repugnance a s'adresser a Raphaelle; mais cet homme, en obtenant les renseignements relatifs a madame de Barizel, avait donne des preuves incontestables d'activite et d'habilete; il connaissait deja celle-ci, et c'etaient la des considerations qui devaient l'emporter, semblait-il, sur sa repugnance; puisque c'etait par Raphaelle seule qu'il pouvait savoir qui etait cet homme, il fallait bien qu'il le lui demandat. Aux premiers mots qu'il lui adressa a ce sujet, elle parut embarrassee; mais bientot elle prit son parti. --C'est que la personne dont tu me parles, dit-elle, ne fait pas son metier de ces sortes d'affaires; c'est par amitie qu'elle a bien voulu me rendre ce service; en un mot, c'est mon pere. Tu vois combien il est delicat que je lui demande de faire pour toi ce qu'il a bien voulu faire pour moi. Et puis, ce qui est delicat aussi, c'est de lui donner des raisons pour justifier a ses propres yeux son intervention. Ces raisons, je ne te les demande pas, elles ne me regardent pas. Mais lui, avant d'agir, voudra savoir pourquoi il agit. C'est un homme meticuleux, qui pousse certains scrupules a l'exageration; le type du vieux soldat. Enfin je vais tacher de te l'envoyer; tu t'arrangeras avec lui. Raphaelle reussit dans sa mission qu'elle presentait comme si delicate, si difficile, et le lendemain matin Roger vit entrer M. Houssu, sangle dans sa redingote boutonnee comme une tunique, les epaules effacees, la poitrine bombee, avec un large ruban rouge sur le coeur. Il salua militairement et, d'une voix breve: --Monsieur le duc, je viens a vous de la part de ma fille... a qui je n'ai rien a refuser. Elle m'a dit que vous aviez besoin de mes services pour rechercher une jeune fille que sa mere ferait retenir injustement dans un couvent. Je me mets donc a votre disposition, d'abord pour avoir le plaisir de vous obliger,--il salua,--ensuite pour etre agreable a ma fille,--il mit la main sur son coeur d'un air attendri,--enfin parce que mes principes d'homme libre s'opposent a ces sequestrations dans les couvents. Comme Roger se souciait peu de connaitre les principes de M. Houssu, il se hata de parler de la question de remuneration. --A la vacation, monsieur le duc, dit Houssu avec bonhomie, a la vacation, je vous compterai le temps passe a cette surveillance... et mes frais, au plus juste. Soit que Houssu voulut tirer a la vacation, soit toute autre raison, le temps s'ecoula sans qu'il apportat aucun renseignement sur Corysandre; cependant il etait bien certain qu'il s'occupait de cette surveillance avec activite, car, s'il etait muet sur Corysandre, il etait d'une prolixite inepuisable sur madame de Barizel, dont Roger pouvait suivre la vie comme s'il l'avait partagee. Mais ce n'etait pas de madame de Barizel qu'il s'inquietait, c'etait de Corysandre. Que lui importait que madame de Barizel quittat, deux fois par semaine, le chateau de Dayelle pour venir a Paris et qu'en arrivant elle allat dejeuner avec Avizard dans un cabinet, tantot de tel restaurant, tantot de tel autre; puis qu'apres avoir quitte Avizard elle allat passer une heure avec Leplaquet dans une chambre d'un des hotels qui avoisinent la gare Saint-Lazare; cela confirmait ce que Raphaelle lui avait raconte, mais que lui importait! Son opinion sur madame de Barizel etait faite, et il n'etait d'aucun interet pour lui qu'on la confirmat ou qu'on la combattit. Cependant il fallait qu'il ecoutat tous ces rapports de Houssu, de meme qu'il fallait qu'il autorisat celui-ci a continuer sa surveillance, car c'etait en la suivant qu'on pouvait esperer arriver a Corysandre. Mais les journees s'ajoutaient aux journees et Houssu ne trouvait rien. Que devait penser Corysandre? Ne l'accusait-elle point de l'abandonner? L'automne se passa et madame de Barizel revint a Paris. --Maintenant, dit Houssu, nous la tenons. Mais ce fut une fausse esperance; elle n'alla point voir sa fille et ses domestiques, interroges, ne purent rien dire de satisfaisant. Les uns pensaient que mademoiselle etait retournee en Amerique, une autre croyait qu'elle etait a Paris; la seule chose certaine etait qu'elle n'ecrivait pas a sa mere et que sa mere ne lui ecrivait pas. Quant a celle-ci, on parlait de son prochain mariage avec Dayelle. Ce mariage inspira a Houssu une idee que Roger n'accepta pas; elle etait cependant bien simple c'etait de faire savoir a madame de Barizel que si elle ne rendait pas la liberte a sa fille, on ferait manquer son mariage avec Dayelle en communiquant a celui-ci les renseignements avec pieces a l'appui qui racontaient la jeunesse d'Olympe Boudousquie. Houssu fut d'autant plus surpris que ce moyen fut repousse, qu'il voyait combien etait vive l'impatience, combien etaient douloureuses les angoisses du duc. C'etait non seulement pour Corysandre que Roger s'exasperait de ces retards, mais c'etait encore pour lui-meme. En effet, avec la mauvaise saison son etat maladif s'etait aggrave, et il ne se passait guere de jour sans que Harly le pressat de partir pour le Midi. --Allez ou vous voudrez, disait Harly, la Corniche, l'Algerie, Varages si vous le preferez, mais, je vous en prie comme ami, je vous l'ordonne comme medecin, quittez Paris dont la vie vous devore. --Bientot, repondait Roger, dans quelques jours. Car il esperait qu'au bout de ces quelques jours il pourrait partir avec Corysandre, et puisqu'on lui ordonnait le Midi, s'en aller avec elle en Egypte, dans l'Inde, au bout du monde. Mais les quelques jours s'ecoulaient; Houssu n'apportait aucune nouvelle de Corysandre, le mal faisait des progres, la faiblesse augmentait et Harly revenait a la charge et repetait son eternel refrain: "Partez." Partir au moment ou il allait enfin savoir dans quel couvent se trouvait Corysandre, quitter Paris quand elle pouvait arriver chez lui tout a coup! Puisqu'elle etait venue une fois, pourquoi ne viendrait-elle pas une seconde? Et il attendait. Un matin Houssu se presenta avec une figure joyeuse. --Cassez-moi aux gages, monsieur le duc, je n'ai ete qu'un sot: j'ai surveille madame de Barizel, tandis que c'etait M. Dayelle qu'il fallait filer. --Mademoiselle de Barizel, interrompit Roger. --Elle est a Paris, au couvent des dames irlandaises, rue de la Glaciere, ou M. Dayelle va tous les jours la voir avec son fils. On dit... Mon Dieu, je ne sais pas si je dois le repeter a monsieur le duc.... --Allez donc. --On dit que le fils doit epouser la fille en meme temps que le pere epousera la mere; c'est un moyen que M. Dayelle a trouve afin de ne pas perdre l'argent qu'il a donne a madame de Barizel pour constituer la dot de sa fille. --C'est insense. --Evidemment.... Seulement on le dit, et j'ai cru que mon devoir etait de le repeter a monsieur le duc. --Il faut que vous fassiez parvenir aujourd'hui meme a mademoiselle de Barizel la lettre que je vais vous donner. --Cela sera bien difficile. --Je payerai l'impossible. --On tachera. Tout de suite Roger se mit a ecrire cette lettre, qui fut longuement explicative et surtout ardemment passionnee, mais qui ne dit pas un mot des projets de mariage avec Dayelle fils. Tandis que Houssu emportait cette lettre, il alla lui-meme rue de la Glaciere pour voir le couvent ou elle etait enfermee; mais il ne vit rien que des grands murs, des grands arbres et une grande porte aussi bien fermee que celle d'une prison. Comme il restait devant cette porte, la regardant melancoliquement, un bruit de voiture lui fit tourner la tete: c'etait un coupe attele de deux chevaux qui arrivait grand train, conduit par un cocher a livree vert et argent,--celle de Dayelle. Il s'eloigna pour n'etre pas reconnu et, s'etant retourne, il vit descendre du coupe Dayelle accompagne de son fils; le valet de pied avait sonne. La porte si bien fermee s'ouvrit; ils entrerent. XL C'etait folie d'admettre que Leon Dayelle pouvait devenir le mari de Corysandre. Mais alors pourquoi venait-il la voir avec son pere? C'etait une terrible femme que madame de Barizel, de qui l'on pouvait tout attendre, de qui l'on devait tout craindre! Si elle se pouvait faire epouser par Dayelle, ne pouvait-elle pas faire epouser Corysandre par Leon? Il est vrai qu'elle voulait ce mariage avec le pere, tandis que Corysandre ne voudrait jamais le fils. Ce serait lui faire une mortelle injure que la croire capable d'une pareille trahison. Il avait foi en elle, en sa fidelite, en son amour. Et cependant cette visite du pere et du fils dans le couvent se prolongeait bien longtemps. Que pouvaient-ils dire? Comment Corysandre pouvait-elle les ecouter? C'etait embusque sous la porte d'un megissier que Roger agitait fievreusement ces questions, attendant qu'ils sortissent. Enfin il les vit paraitre; ils monterent en voiture, et il put a son tour partir et rentrer chez lui, ou il attendit Houssu. Mais Houssu ne vint pas ce jour-la. Ce fut seulement le lendemain qu'il arriva, la mine longue: il n'avait pas reussi a trouver quelqu'un pour se charger de la lettre, et il craignait bien de n'etre pas plus heureux. Les difficultes etaient grandes; il voulut les enumerer, mais Roger l'interrompit en lui disant qu'il fallait, coute que coute, que cette lettre fut remise au plus vite dans les mains de mademoiselle de Barizel. Avec du zele et de l'argent, on devait reussir. --Soyez sur que je n'economiserai ni l'un ni l'autre, dit Houssu. Le lendemain il vint annoncer qu'il avait des esperances, le surlendemain qu'il n'en avait plus, puis deux jours apres qu'il en avait de nouvelles et d'un autre cote. Le temps recommenca a s'ecouler sans resultat, et Roger, exaspere, voulut agir lui-meme. Il pensa a s'adresser a mademoiselle Renee de Queyras, la tante de Christine, qui devait etre en relation avec les dames irlandaises de la rue de la Glaciere, comme elle l'etait avec toutes les congregations religieuses de Paris. Mais que lui dirait-il quand elle lui demanderait dans quel but il voulait avoir des nouvelles de mademoiselle de Barizel? --C'est une fille que vous aimez? Oui.--Que vous voulez epouser?--Non, que je veux enlever. C'etait la une des fatalites de sa position qu'il ne pouvait trouver d'aide qu'aupres de gens comme Houssu. Il se cachait de Harly et de Nougaret; a plus forte raison ne pouvait-il pas s'ouvrir a mademoiselle Renee. Cependant il fallait qu'il se hatat d'agir, car dans le monde, autour de lui, on commencait a parler du mariage de mademoiselle de Barizel avec Leon Dayelle. Ce bruit, qui tout d'abord lui avait paru absurde, s'imposait maintenant a lui quoi qu'il fit pour le repousser. Il y avait des gens qui le regardaient d'une facon etrange, ceux-ci avec curiosite, ceux-la d'un air enigmatique. Il y en avait d'autres qui, plus naifs ou plus cyniques, l'interrogeaient directement: --Est-ce vrai que la belle Corysandre epouse le fils du pere Dayelle? Quand il ne repondait pas il y avait des gens qui repondaient pour lui, expliquant les raisons qui justifiaient ce mariage: la rouerie de madame de Barizel, la beaute de Corysandre, ses mariages manques jusqu'a ce jour, la nullite de Leon Dayelle, l'avarice du pere Dayelle qui voulait faire passer aux mains de son fils l'argent qu'il avait eu la faiblesse de se laisser arracher par madame de Barizel, ce qui etait une operation veritablement habile. Ainsi presse, il allait se decider a chercher un nouvel agent pour l'adjoindre a Houssu, quand celui-ci vint l'avertir tout triomphant qu'il avait enfin trouve une personne sure pour faire remettre a mademoiselle de Barizel la lettre dont il etait charge. --Et la reponse a cette lettre? demanda Roger. --Si la jeune personne en fait une, j'ai pris mes precautions pour qu'elle nous parvienne demain; mais monsieur le duc doit comprendre que je ne peux pas savoir si mademoiselle de Barizel repondra. Cela pouvait, en effet, faire l'objet d'un doute pour Houssu, mais non pour Roger, qui etait bien certain qu'a sa lettre elle repondrait par une lettre non moins tendre; non moins passionnee. Maintenant que le moyen de correspondre etait trouve, ils s'ecriraient, ils s'entendraient, et dans quelques jours elle serait a lui; si ce n'etait pas dans quelques jours, ce serait dans quelques semaines; le temps n'avait plus d'importance pour eux. Grande fut sa surprise ou plutot sa stupefaction quand le lendemain, au moment ou il attendait Houssu, Bernard lui annonca que madame la comtesse de Barizel lui demandait un entretien et qu'elle etait dans son salon, l'attendant. Apres quelques secondes de reflexion, il se dit qu'elle venait sans doute pour obtenir de lui les pieces compromettantes qu'il avait entre ses mains et au moyen desquelles il pouvait empecher son mariage avec Dayelle s'il voulait s'en servir. Il entra dans son salon le sourire aux levres, decide a se montrer bon prince et a ne pas abuser des avantages de sa position: malgre tout elle etait la mere de Corysandre. Mais, ayant jete sur elle un rapide coup d'oeil, il remarqua qu'elle aussi etait souriante et que son attitude, au lieu d'etre celle d'une suppliante, etait plutot celle d'une femme sure d'elle-meme, qui peut parler haut. C'etait a elle d'entamer l'entretien et d'expliquer le but de sa visite,--ce qu'elle fit sans aucun embarras. --C'est une lettre que je vous apporte, dit-elle. --Je vous remercie, madame de la peine que vous avez prise. --Une lettre de la part de ma fille. Avant de tendre cette lettre qu'elle tenait cachee, elle le regarda avec un sourire ironique; ce ne fut qu'apres une pause assez longue qu'elle la sortit de sa poche. Il reconnut celle qu'il avait remise a Houssu et ne fut pas maitre de retenir un mouvement. --Mon Dieu oui, monsieur le duc, c'est la votre, dit-elle en accentuant son sourire; l'agent que vous employez a paye des gens pour la faire parvenir a ma fille, et celle-ci, ayant reconnu l'ecriture de l'adresse, n'a pas cru devoir l'ouvrir: elle me l'a remise pour que je vous la rapporte. Vous voyez que le cachet est intact, n'est-ce pas. Puis, apres avoir joui pendant quelques instants de la confusion de Roger, elle poursuivit: --Comment n'avez-vous pas compris, que cet accueil etait le seul que pouvait recevoir votre lettre? Elle serait arrivee le lendemain de la visite de ma fille ici, il en eut ete sans doute autrement. Encore sous l'influence de son coup de tete, Corysandre n'eut pas reflechi et elle aurait ete peut-etre entrainee. Vous savez comme on persiste facilement dans une folie; meme quand on sait que c'est une folie on s'y obstine. Mais apres le temps qui s'est ecoule, apres votre long silence, elle a pu reflechir; elle a envisage la situation, elle vous a juge, mal peut-etre, mais enfin elle vous a juge tel que les circonstances vous montraient et, a vrai dire, non a votre avantage. Songez donc qu'elle avait ete prodigieusement etonnee et meme assez profondement blessee de votre lenteur a vous declarer a Bade, ne comprenant rien a votre reserve et se disant que vous etiez un amant bien compasse, bien froid, ce que vous appelez, je crois, un amoureux transi. Est-ce le mot? Elle regarda toujours souriante, montrant ses dents blanches pointues; puis comme il ne repondait pas, elle continua: --Lorsque apres son depart d'ici et dans la solitude du couvent ou je l'avais placee, elle a vu que vous ne faisiez rien pour l'arracher a ce couvent et que vous continuiez a vous enfermer dans votre prudente reserve, elle a trouve que de transi vous deveniez tout a fait glace. La situation que vous me faisiez etait vraiment trop belle pour que je n'en profite pas, et je vous avoue que j'en ai tire parti. Aux reflexions que faisait ma fille j'ai ajoute les miennes, qui je l'avoue encore, n'ont pas ete a votre avantage. Croyez-vous qu'il a ete difficile de prouver a ma fille que vous ne l'aimiez pas, que vous ne l'aviez jamais aimee. Est-ce que quand on aime une jeune fille, belle, honnete, tendre comme Corysandre, on ne l'epouse pas malgre tout? Est-ce qu'on se laisse arreter par je ne sais quelles considerations d'orgueil? Quand on aime, il n'y a pas de considerations, il n'y a que l'amour. Est-ce que quand cette jeune fille est mise dans un couvent, on la laisse s'y morfondre et s'y desesperer? Si elle commence par la, elle finit par se consoler et se laisser consoler. C'est ce qui est arrive. Apres avoir ecoute la voix de la raison, Corysandre, qui ignorait que vous aviez charge un agent de la decouvrir, a ecoute celle de la tendresse. Vous dites? --Rien, madame; je vous ecoute, je vous admire. --N'allez pas croire au moins que j'exagere. Il ne faut pas juger Corysandre sur son coup de tete et voir en elle une fille exaltee et passionnee, capable de tout dans un elan d'amour. Songez qu'elle a pu etre poussee a ce coup de tete par une volonte au-dessus de la sienne, qui croyait ainsi assurer son mariage. --Ah! vous le reconnaissez? --J'explique, rien de plus. Mais ce que je veux surtout vous faire comprendre c'est la nature de ma fille. En realite c'est une personne raisonnable, douce, tendre, qui a horreur des aventures, du desordre, de la lutte et qui desire par-dessus tout une existence reguliere et calme. L'eut-elle trouvee aupres de vous, cette existence? En devenant votre femme, oui, sans doute; mais votre maitresse... On la lui a offerte... elle l'a acceptee avec un coeur emu, plein de reconnaissance pour le galant homme qui voulait bien oublier qu'elle avait eu une minute d'egarement... rien qu'une minute. Aujourd'hui elle aime ce galant homme,--la facon dont elle repond a votre lettre vous le prouve,--et dans quelques jours elle devient la femme de M. Leon Dayelle. Roger, qui tout d'abord avait ete foudroye, se tint la tete haute et ferme. --Votre visite a devance la mienne, dit-il, j'ai la certains papiers qui vous concernent: ce sont les pieces qui se rapportent a l'enquete faite a Natchez, la Nouvelle-Orleans, Charlestown, Savannah. --Ces pieces n'ont aucun interet pour moi, dit-elle avec audace. --Meme si je vous les remets. Il passa dans son cabinet et presque aussitot il revint avec les papiers qui lui avaient ete remis par Raphaelle. Madame de Barizel sauta dessus plutot qu'elle ne les prit, et violemment elle les jeta dans la cheminee, ou brulait un grand brasier; ils se tordirent et s'enflammerent. Alors elle passa devant Roger s'arretant un court instant: --Monsieur le duc, vous etes un homme d'honneur. Il resta impassible, mais lorsqu'elle fut sortie en fermant la porte, il se laissa tomber sur un fauteuil et se cacha la tete entre ses mains. XLI Bien que Roger n'eut plus a attendre Corysandre, il n'avait pas voulu, cependant, obeir aux prescriptions de Harly et quitter Paris. Au lieu de chercher le calme et la tranquillite qui lui eussent permis de se soigner, il s'etait lance a corps perdu dans la vie fievreuse qui avait ete celle des premieres annees de sa jeunesse. Apres une longue disparition le monde qui s'amuse l'avait retrouve partout ou il y avait un plaisir a prendre et ou il etait de bon ton de se montrer: au Bois, chaque jour, quelque temps qu'il fit, montant un cheval brillant ou dans une voiture qui attirait les regards des connaisseurs; aux courses, si eloignees qu'elles fussent dans la banlieue de Paris; a toutes les premieres representations, si tard qu'elles finissent; dans tous les petits theatres a la mode, si enfumes, si etouffants qu'ils fussent. Ou qu'on allat et toujours au premier rang, avec quelques amis, Mautravers, Sermizelles, le prince de Kappel, tantot l'un, tantot l'autre, car ils etaient obliges de se relayer pour le suivre, eux solides et bien portants, on etait sur d'apercevoir sa tete pale aux joues creuses, aux yeux ardents qui, se promenant partout, sur toutes choses et sur tous indifferemment, ne trahissaient que l'ennui, le degout ou la raillerie. Chaque matin Harly venait le voir et avant tout il l'interrogeait sur sa journee de la veille. --A quelle heure etes-vous rentre cette nuit? --A trois heures. --C'est fou. --Mais non, c'est sage. Pourquoi voulez-vous que je rentre? Pour ne pas dormir, pour reflechir, pour songer; le bruit m'occupe. --Au moins vous etes-vous amuse? --Je ne m'amuse pas; je m'etourdis, je m'use, je me fatigue. --Vous vous tuez. --Qu'importe. Mais, je vous en prie, ne parlons pas medecine: nous ne nous entendons pas; il me peine d'etre en dissentiment avec vous que j'aime comme ami, mais que je crains comme medecin. Il dit ces derniers mots avec une energie voulue et comme avec une intention. --Ce que vous me dites la est grave pour moi, car si vous ne voulez pas faire ce que je vous ordonne je suis oblige de me retirer.... Oh! comme medecin, non comme ami. Roger garda le silence un moment: --Eh bien, dit-il, donnez-moi un de vos confreres, celui que vous appelleriez si vous etiez malade; je ne veux pas de cause de division entre nous; je vous aime trop. S'il ne s'etait pas laisse soigner par Harly, il n'avait pas ete plus docile avec le medecin que celui-ci lui avait donne, et ce fut seulement quand il fut abattu tout a fait sur son lit, sans forces, qu'il s'arreta et se livra a son nouveau medecin. Ceux qui avaient ete ses compagnons de plaisir furent presque tous ses compagnons de douleur. Du jour ou il fut oblige de garder la chambre, il vit arriver chez lui ses anciens amis: Mautravers, le prince de Kappel, Sermizelles, Montrevault, Savine, et aussi les femmes de son monde: Cara, Balbine, Raphaelle. On se donnait rendez-vous chez lui pour dejeuner, diner ou souper, et sa cuisine, qui n'avait jamais vu une casserole, fut garnie de tous les ustensiles que pouvait desirer le cordon bleu le plus exigeant. Quand il etait en etat de se mettre a table, l'on dejeunait ou l'on dinait avec lui; quand il etait souffrant ou quand il dormait, on se faisait servir comme s'il avait ete la. Bernard prenait soin seulement de tenir fermees les portes du salon, de facon a ce que le tapage de la salle a manger n'arrivat pas jusqu'a la chambre a coucher; on causait, on riait, et de temps en temps on le plaignait:--Pauvre petit duc.--Chut, s'il nous entendait.--C'est vrai.--Et l'on recommencait a plaisanter et a s'amuser, pour ne pas l'inquieter. Bien souvent, apres le dejeuner ou apres le souper, on remplacait la nappe blanche par un tapis en drap vert et une partie de la journee ou de la nuit on restait la a jouer; les hommes arrivaient en sortant de leur cercle, les femmes apres que le theatre etait fini, si elles n'avaient rien de mieux a faire; c'etait une maison qu'on avait la certitude de trouver toujours ouverte, avec table servie, ce qui est commode. Si Roger se reveillait, on allait lui faire une visite a tour de role, courte pour ne pas le fatiguer, et l'on revenait bien vite prendre sa place devant la nappe ou le tapis vert. Quand les portes s'entrouvraient, de son lit il entendait le cliquetis de la vaisselle et de l'argenterie, ou le tintement des louis; il s'informait des noms de ceux ou celles qui etaient la, et il faisait appeler ceux ou celles qu'il voulait voir, les renvoyant sans colere lorsqu'il les trouvait impatients d'aller finir le morceau servi dans leur assiette ou la partie commencee. Seules ses matinees etaient solitaires, car c'etait le moment du sommeil pour tous et pour toutes. Il est vrai que pour lui c'etait le moment des tristes reflexions qui suivent ordinairement une nuit de fievre; mais apres lui avoir donne la journee ou la soiree, il n'etait que juste de prendre le matin pour dormir. Pour le soigner et l'egayer, devait-on se rendre malade? Un matin qu'il sommeillait a moitie, il entendit un bruit de pas sur le tapis; mais il n'y prit pas attention, croyant que c'etait la garde de jour qui venait relever la garde de nuit. Tout a coup un fracas de verrerie lui fit brusquement tourner la tete pour voir qui venait de renverser cette verrerie, et il apercut au milieu de la chambre, se tenant sur la pointe des pieds sans oser avancer ou reculer, son ancien professeur Crozat. --Eh quoi! c'est vous, mon cher Crozat? --Excusez-moi, je ne voulais pas faire de bruit? --Et vous avez renverse le gueridon. --Mon Dieu! oui, ca n'arrive qu'a moi, ces maladresses-la. --Ce n'est rien; avancez et donnez-moi la main, que je vous dise combien je suis content de vous voir. --Vrai? --En doutez-vous? --Non, et c'est pour cela que je suis venu quand j'ai appris par Harly que vous etiez malade, pour vous voir d'abord et puis pour me mettre a votre disposition, vous faire la lecture, si cela peut vous etre agreable, ecrire vos lettres. --Merci, mon bon Crozat. --Seulement je debute mal dans la chambre d'un malade. D'un air piteux, il regarda les debris qui jonchaient le tapis. --Ne vous inquietez donc pas de cela. Dites-moi plutot comment vous allez. Parlez-moi du _Comte et de la Marquise_. --Je viens de le transformer en opera-comique pour un musicien influent qui va le faire jouer... surement. Il est vrai que la musique nuira au poeme, mais que voulez-vous! Crozat raconta les mesaventures de sa piece. Cela fut long et dura jusqu'au moment ou Mautravers, qui etait toujours le premier arrive, entra; alors il se retira. Le lendemain, il revint a la meme heure, et Roger le vit entrer portant un livre sous son bras. --Qu'est-ce que cela? --L'_Odyssee_ en grec; j'ai pense qu'apres les journaux qui sont bien vides, vous seriez peut-etre satisfait que je vous fasse une bonne lecture; alors j'ai apporte l'_Odyssee_, que nous n'avons pas eu le temps de bien lire quand nous travaillions ensemble a Varages. --En grec? --Oh! je vais vous le traduire, bien entendu; parce que les traductions imprimees sont ridicules.--Il ouvrit le volume--Ainsi si je vous dis, comme dans toutes les traductions, que Telemaque "s'asseoit sur un siege elegant", cela ne vous fait rien voir, car il y a vingt facons d'etre elegant pour un siege; tandis que si je traduis "sur un siege sculpte", vous voyez tout de suite ce siege. Le mot propre, il n'y a que cela. Tout de suite il commenca sa traduction; et ce fut seulement quand Mautravers arriva qu'il ferma son livre et s'en alla. --Ca vous amuse? demanda Mautravers a Roger d'un air meprisant. --Lui, ca l'amuse, et moi ca me fait plaisir de lui laisser croire qu'il me fait plaisir. Mautravers se promit de rendre la place impossible a ce cuistre, de facon a l'empecher de revenir. En effet il lui deplaisait qu'on entourat son ami, qu'il eut voulu etre le seul a soigner et a visiter. Dans chaque personne qui venait il voyait un coureur d'heritage, et il esperait bien, il voulait que la fortune du duc de Naurouse ou tout au moins la plus grosse part de cette fortune fut pour lui. N'etait-ce pas tout naturel. Puisque Roger desheriterait sa famille, et puisque lui Mautravers etait son plus ancien ami? A qui laisser cette fortune, si ce n'est a lui? Le prince de Kappel n'en avait pas besoin, Sermizelles etait impossible, Montrevault aussi, Savine encore plus, Harly etait incapable de recevoir en sa qualite de medecin; les femmes, Balbine, Cara et meme Raphaelle, malgre son avidite et sa rouerie, ne recueilleraient certainement qu'un souvenir. Lui seul pouvait heriter et s'imposait au choix de Roger, qui avait si souvent exprime sa volonte de soustraire sa fortune aux Condrieu. Il se croyait deja si bien maitre de cette fortune, qu'il veillait a ce qu'il n'y eut pas trop de gaspillage dans la maison et meme a ce qu'on ne deteriorat pas le mobilier. En ces derniers temps, Roger avait renouvele ce mobilier et il avait apporte de Londres un meuble de chambre a coucher qui plaisait tout particulierement a Mautravers: l'etoffe des rideaux du lit et des fenetres, du canape et des fauteuils etait en satin bleu de ciel, a grands dessins broches camaieu du gris au blanc; le bois des meubles etait en citronnier des Iles, d'un grain serre et poli dont la teinte claire etait relevee par des filets en acajou au-dessus desquels courait une petite peinture mignarde qui faisait l'effet d'une marqueterie; le tout etait parfaitement harmonieux, d'une decoration correcte, bien ordonnee, et les nuances du bois et de l'etoffe produisaient un effet doux et gracieux. C'etait justement la fraicheur et la douceur de ces nuances qui inquietaient Mautravers; il avait peur qu'on les defraichit; il veillait sur les visiteurs, les examinant de la tete aux pieds, surtout aux pieds, et les jours de pluie il faisait des prodiges de diplomatie pour qu'on ne s'assit pas sur ce satin. Si l'on n'etait pas venu en voiture, il se montrait impitoyable. --Notre ami est bien fatigue, disait-il. Son inquietude alla si loin qu'un beau jour il apporta dans la chambre deux chaises du cabinet de toilette: une pour lui et l'autre qu'il trouvait toujours moyen d'offrir quand il etait la et qu'il n'oubliait jamais de placer au pied du lit quand il s'en allait. XLII Mais il s'en allait aussi peu que possible, voulant veiller de pres son ami, de maniere a voir tous ceux qui venaient et entendre tout ce qui se disait. Cependant il avait l'horreur de la maladie aussi bien que des malades: la maladie le degoutait, les malades l'exasperaient. Ce sentiment etait si vif chez lui que, malgre tout le desir qu'il avait de ne pas blesser Roger, il ne pouvait pas bien souvent ne pas montrer sa mauvaise humeur. Cela arrivait surtout a l'occasion des acces de toux qui, a chaque instant, prenaient le malade; suffoque, etouffe par ces acces, a bout de respiration, Roger, au lieu de se retenir, toussait quelquefois volontairement pour faire entrer un peu d'air dans ses poumons. --Retenez-vous donc, disait Mautravers exaspere; vous vous faites mal. --Mais non, cela me fait respirer. --Cela vous epuise, au contraire. Si les paroles etaient brutales, le ton sur lequel elles etaient dites etait plus dur encore; alors Roger se tournait du cote oppose a celui ou se tenait son ami et il s'efforcait de ne pas tousser; mais si l'on peut tousser volontairement, on ne peut pas ne pas tousser a volonte. Quand il sentait l'acces venir, il renvoyait Mautravers, tantot sous un pretexte, tantot sous un autre, s'ingeniant a en chercher. Mais ou il desirait surtout se debarrasser de lui, c'etait quand Harly devait venir, afin d'avoir quelques instants de causerie intime et affectueuse qui le reposat. Bien qu'il ne fit plus fonction de medecin, Harly n'en venait pas moins voir Roger tous les matins, et s'il ne lui prescrivait plus des remedes qui, au point ou en etait arrivee la maladie, ne pouvaient pas avoir grande efficacite, il le reconfortait au moins par des paroles d'esperance et d'amitie aussi bonnes pour le coeur que pour l'esprit. Ces heures du matin entre Harly et Crozat etaient les meilleures de la journee pour le malade, celles au moins qui lui faisaient oublier sa maladie et la gravite de son etat. Un jour Harly n'arriva pas seul: il amenait par la main une petite fille de dix a onze ans, qui portait une corbeille recouverte de feuilles. --C'est ma fille, dit-il, qui a voulu malgre moi vous apporter la premiere cueille de son cerisier. Vous savez, votre cerisier? --Comment si je sais; mais c'est la un des meilleurs souvenirs de ma vie. J'ai eu la joie de faire ce jour-la une heureuse, et c'est la un plaisir qui m'a ete donne... ou que je me suis donne trop rarement; il est vrai qu'il est encore possible de rattraper le temps perdu. --Certainement, dit Crozat. --En se pressant, ajouta Roger avec un triste sourire. Puis, pour ne pas rester sous cette derniere impression, il demanda a la petite fille de lui donner sa main pour qu'il l'embrassat, et il voulut qu'elle mangeat quelques cerises avec lui; mais, pour lui, il n'en put manger que trois ou quatre, leur acidite l'ayant fait tousser. --Ce sera pour tantot, dit-il. Puis, comme Harly et sa fille allaient se retirer, il rappela celle-ci: --Claire est votre nom, n'est-ce pas? demanda-t-il, et vous n'en avez pas d'autre? --Non. --C'est un tres joli nom. S'il y avait des visites qui rendaient Roger heureux, il y en avait d'autres qui l'exasperaient, bien qu'il ne les recut pas: celles du comte de Condrieu et de Ludovic de Condrieu, qui chaque jour venaient ensemble se faire inscrire. --Quelle belle chose que l'hypocrisie! disait-il, voila des gens qui savent que je les execre et qui cependant viennent tous les jours a ma porte pour qu'on ne les accuse pas de me laisser mourir dans l'abandon; si j'en avais la force je voudrais les recevoir un jour moi-meme pour leur dire leur fait; ils doivent cependant etre bien convaincus qu'ils n'auront rien de moi. --Cela serait trop bete, dit Mautravers. --Alors il n'y aurait plus de justice en ce monde, dit Raphaelle. --L'avantage d'avoir des parents de ce genre, continua Mautravers, c'est qu'on peut les desheriter sans remords. --Je voudrais plus et mieux, dit Roger. S'il ne pouvait pas plus et mieux que les desheriter, il pouvait au moins leur faire peur, les tourmenter, les exasperer de facon a ce qu'ils ne vinssent plus. Cette idee qui avait traverse son esprit devint bientot chez lui une manie de malade et il voulut la mettre a execution, ce qu'il fit un soir qu'il avait presque tous ses amis reunis autour de lui: --Savez-vous une idee qui m'est venue, dit-il, c'est de me marier. Et comme on le regardait pour voir s'il ne delirait point. --De me marier in extremis avec une jeune fille de bonne maison qui aurait un enfant. Je legitimerais cet enfant par ce mariage et je lui assurerais mon nom, mon titre et ma fortune. --Elle est absurde votre idee, s'ecria Mautravers. --Mais non, je sauverais mon nom et mon titre, ce qui n'est pas absurde, il me semble. Montrevault, vous qui avez tant de relations et qui connaissez tout le monde en France et a l'etranger, vous devriez me chercher cette jeune fille. --On peut la trouver. --Vous lui direz que je ne serai pas un mari genant. Il esperait bien que ces paroles seraient rapportees a M. de Condrieu; mais il etait loin de prevoir ce qu'elles produiraient. Quelques jours apres il vit entrer dans sa chambre; Bernard, qui avait un air embarrasse: --Ce sont deux religieuses, dit-il. --Qu'on leur donne une offrande. --Mais l'une de ces religieuses veut voir monsieur le duc. --C'est impossible; il faut le lui expliquer poliment. --Je l'ai fait; mais elle a insiste et elle a voulu que je vienne dire a monsieur le duc que celle qui desirait le voir etait la soeur Angelique. Soeur Angelique! Mais c'etait le nom en religion de Christine. Christine chez lui; Christine qui voulait le voir. Etait-ce possible? L'emotion fit trembler sa voix: --Quel est le costume de cette religieuse? demanda-t-il. Une robe noire, une ceinture de cuir noir, une coiffe blanche a fond plisse? --Oui. --Qu'elles entrent. Pendant que Bernard allait les chercher, il s'efforca de calmer les mouvements tumultueux de son coeur: Christine a laquelle il avait si souvent pense! Christine qu'il avait si ardemment desire revoir avant de mourir! son amie d'enfance! sa petite Christine! Elle entra: elle etait seule. --Toi! s'ecria-t-il, tandis qu'elle s'avancait vers son lit. Il lui tendit ses deux mains decharnees; mais elle ne les prit point, repondant seulement a son elan par un sourire qui valait le plus doux, le plus tendre des baisers. --Voila que je te dis toi sans savoir si je peux te tutoyer: mais, tu vois, ma chere Christine, je ne suis plus qu'une ame, et dans le ciel, n'est-ce pas, les ames amies doivent se tutoyer? Pourquoi ne se tutoieraient-elles pas sur la terre? --J'ai appris que tu etais malade. --Plus que malade, mourant. --J'ai voulu te voir et j'en ai obtenu la permission de notre mere. --Chere Christine, tu me donnes la plus grande des joies que je puisse gouter, et quand je n'esperais plus rien. --Pourquoi parles-tu ainsi? --Parce que c'est fini. Serais-tu la, pres de moi, s'il en etait autrement? C'est au mourant que tu viens dire adieu; c'est le mourant que tu viens consoler par ta chere presence, et c'est plus que la consolation que tu lui apportes: c'est l'oubli du present, c'est le retour dans le passe, dans la jeunesse,--la notre, ou je te trouve partout pres de moi, avec moi, mon amie, ma soeur, mon bon ange. Elle detourna la tete pour cacher son attendrissement; mais, apres un moment de silence recueilli, elle attacha sur lui ses yeux emus, tandis que lui-meme la regardait longuement, l'admirait, fraiche jeune, belle d'une beaute seraphique sous sa coiffe qui lui faisait une sorte d'aureole de sainte et de vierge. Ils resterent assez longtemps ainsi; puis tout a coup, en meme temps, des larmes roulerent dans leurs paupieres et coulerent sur leurs joues, sans qu'ils pensassent a les retenir ou a les cacher. --Ah! Roger! --Chere Christine! Ce fut elle qui se remit la premiere, au moins ce fut elle qui parla: --Ce retour dans le passe ne t'inspire-t-il pas un souvenir pour ta famille? dit-elle d'une voix vibrante. --Ma famille, c'est toi --Je ne suis pas seule. --Ah! ne me parle ni de ton grand-pere, ni de ton frere. --Je le veux cependant, je le dois: a cette heure supreme ton coeur si bon, si droit, ne t'inspirera-t-il pas une parole de reconciliation? --Ah! s'ecria-t-il d'une voix rauque en se frappant la poitrine, quel coup tu viens de lui porter a ce coeur! ce mot que tu as prononce "Je le dois", m'a fait tout comprendre. Et je m'imaginais que c'etait de ton propre mouvement que tu etais venue. Un acces de toux lui coupa la parole; mais assez vite il reprit, les joues rougies, les yeux etincelants: --Tu ne savais pas hier que j'etais malade, j'en suis sur, car les bruits de ce monde ne passent pas vos portes; c'est ton grand-pere qui t'a prevenue en allant t'avertir que tu devais veiller a mon salut et aussi a assurer ma fortune a ton frere. Oh! tu sais que je le connais bien; je le vois d'ici avec sa mine paterne. Eh bien! pour mon salut, ne sois pas en peine: envoie-moi ton confesseur; tu seras en paix, n'est-ce pas? Mais pour ma fortune, jamais, tu entends, jamais ta famille n'en aura que ce que je ne puis pas lui enlever. Ah! si j'avais pu te la laissez sans craindre qu'elle passe a ton frere! Elle l'interrompit: --Tu juges mal notre grand-pere, ce n'est point a ta fortune comme tu le dis qu'il a pense, c'est a l'honneur de ton nom. A son tour il lui soupa la parole: --Et tu as pu croire a cette histoire, toi qui me connais. Que ton grand-pere y ait cru; ca c'est ma vengeance et ma joie; mais toi, Christine, toi, ma petite soeur, tu as pu croire que moi, duc de Naurouse pret a paraitre devant Dieu, je ferais un mensonge; que la main de la Mort sur ma tete, et elle y est, tu la vois bien sur ce front decharne,--tu as pu croire que je parjurerais et que je reconnaitrais un enfant qui ne serait pas de moi! Ah! tu ne sais pas ce qu'il me coute, ce nom: et c'est la ton excuse. Aussi, malgre cet acces de colere, sois bien certaine que je ne t'en veux pas, mais a ceux qui t'envoient, a ceux-la.... De nouveau la toux lui coupa la parole et il eut une crise, suivie d'une faiblesse. Christine eperdue voulut appeler, mais d'un signe il la retint. --Que faut-il faire? De sa main vacillante il lui montra une fiole, puis une cuillere; et vivement elle lui donna ce qu'il paraissait demander. Un peu de calme se produisit, mais en meme temps l'abattement, l'aneantissement. Elle se mit a genoux et, appuyant ses mains jointes, sur le lit, longuement elle pria en le regardant. Puis, se relevant: --Je demanderai a notre mere de venir te voir demain, dit-elle, le temps qu'on m'avait accorde est plus qu'ecoule. Il lui saisit la main et l'attirant par un mouvement irresistible: --Dis-moi adieu, Christine, et maintenant prie pour moi: jusqu'a ma derniere heure, ce me sera une joie de penser que tu prononces mon nom en t'adressant a Dieu. Dans le ciel tu sauras combien je t'ai aimee. XLIII Les medecins avaient declare qu'il ne devait point passer la semaine et meme qu'il pouvait mourir d'un moment a l'autre, tout a coup, sans qu'on s'en apercut; si on ne le veillait pas attentivement et sans le quitter. Mautravers avait fait de cet avertissement un ordre, et il s'etait installe rue Auber, y mangeant, y couchant, agissant en veritable maitre de la maison, pour tout ordonner et diriger aussi bien que pour recevoir a sa table ceux qui, malgre l'imminence du danger, continuaient a venir s'y asseoir, chaque jour, dejeunant la, dinant, soupant, jouant comme s'ils avaient ete dans un cercle ou un restaurant. Malgre l'extreme faiblesse dans laquelle il etait tombe, Roger avait conserve sa pleine connaissance et, contrairement a ce qui arrive avec la plupart des poitrinaires, il se rendait compte de son etat: a l'entendre on pouvait croire qu'il calculait l'instant precis de sa mort, et a tout ce qu'on lui disait pour le tromper, il se contentait de secouer la tete avec un triste sourire. --Ce qu'il y a d'affreux dans la mort, repetait-il quelquefois, ce n'est pas de renoncer a l'avenir, c'est de regretter le passe: bienheureux sont ceux qui ont un passe. Mais ce n'etait pas a tous ses amis qu'il parlait ainsi, seulement a quelques-uns: Harly, Crozat. Un matin, au petit jour, il fit appeler Mautravers qui, s'etant couche tard apres une soiree de deveine, arriva l'air maussade, aussi furieux d'etre reveille de bonne heure que d'avoir perdu la veille. --Eh bien! que se passe-t-il? demanda-t-il en baillant. --Le moment approche. --Ne dites donc pas de pareilles niaiseries, vous avez deja surmonte plus d'une faiblesse, vous surmonterez celle-la. Voulez-vous quelque chose? ajouta-t-il de l'air d'un homme presse d'aller se remettre au lit. --Oui, donnez-moi mon pupitre; l'heure est venue de s'occuper de mon testament. Instantanement ce mot changea la physionomie de Mautravers, qui se fit bienveillante et affectueuse. --Tout de suite, cher ami. Avec empressement il alla chercher ce pupitre qui etait ferme a clef, et il l'apporta a Roger. --Obligez-moi d'ouvrir les rideaux, dit Roger, on n'y voit pas. Aussitot les rayons rouges du soleil levant eclairerent la chambre. Alors Roger de sa main vacillante tatonna sous son oreiller, et ayant trouve un trousseau de clefs il ouvrit le pupitre. Il chercha un moment parmi les papiers qui s'y trouvaient enfermes et ayant trouve deux larges enveloppes scellees d'un cachet rouge il en prit une, apres l'avoir attentivement examinee; il remit l'autre dans le pupitre qu'il referma a clef. Sans en avoir l'air Mautravers ne perdait rien de ce qui se passait; il s'etait place en face d'une fenetre comme pour regarder le levant, mais au moyen de la psyche il n'avait d'yeux que pour le lit. Ce fut ainsi qu'il vit Roger ouvrir l'enveloppe qu'il avait prise, deplier une feuille de papier timbre, la lire puis la dechirer en petits morceaux: un testament qu'il annulait sans doute; l'autre, le sien assurement, etait donc le bon. Roger l'appela; vivement il alla a lui, il n'etait plus maussade, il n'avait plus perdu. --Voulez-vous aneantir ces papiers? dit Roger, montrant les morceaux. --Comment? --Puisque nous n'avons pas de feu allume: jetez-les dans les cabinets et faites couler de l'eau. Mautravers ramassa scrupuleusement tous ces morceaux les emporta, mais en sortant il laissa la porte de la chambre ouverte. Debout, sur son seant, Roger ecoutait; n'entendant rien, il appela: --Je n'entends pas l'eau couler, cria-t-il faiblement. C'est qu'avant de faire disparaitre ces morceaux de papier Mautravers avait voulu voir ce qui etait ecrit dessus, ayant lu plusieurs fois le mot "hospices" et les noms de Harly, de Corysandre et de Crozat, il fut convaincu que le testament conserve etait bien decidement le bon, c'est-a-dire le sien, et alors il fit couler l'eau abondamment, bruyamment. --Mon testament est dans ce pupitre, dit Roger lorsqu'il rentra, vous le remettrez a M. Le Genest de la Crochardiere; je vous le recommande: il desherite les Condrieu qui ont ete indignes pour moi. Vous comprenez combien je tiens a ce qu'il soit execute. --Il sera sacre pour moi, s'ecria Mautravers avec enthousiasme et je vous jure que je ferai tout pour qu'il soit execute. --Merci; maintenant je vais etre plus tranquille. Il tourna le dos a la lumiere crue du matin, tandis que Mautravers, qui n'avait plus envie de dormir s'installait dans un fauteuil, ne voulant pas qu'un autre que lui veillat un si brave garcon. Il y avait une heure a peu pres que Mautravers se promenait dans ses terres de Varages et de Naurouse, lorsqu'il crut remarquer que, depuis quelque temps deja, Roger n'avait pas remue; il ecouta et, n'entendant plus sa respiration, il s'approcha du lit: il etait mort, tout a coup, comme avaient dit les medecins, sans qu'on s'en apercut. Aussitot Mautravers reveilla toute la maison. --Qu'on aille vite chercher M. Le Genest de la Crochardiere, dit-il, qu'on le fasse lever, qu'il vienne tout de suite; avertissez-le que c'est pour recevoir le testament du duc de Naurouse. Il attendit, suant d'impatience; mais ce ne fut pas le notaire qui arriva tout d'abord, ce fut Raphaelle, qu'il n'avait pas dit de prevenir. --Tu sais, dit-elle apres la premiere explosion du chagrin, que le duc m'avait donne son argenterie et ses bijoux. --Non, je n'en sais rien; mais il a fait un testament qu'on va ouvrir tout a l'heure, nous verrons cela. --Je n'ai pas besoin du testament pour ce qui m'a ete donne. --Attendons. Il n'y eut pas longtemps a attendre: le notaire arriva bientot, Mautravers esperait qu'on allait ouvrir le testament tout de suite, mais il n'en fut rien. --Je vais le deposer au president du tribunal, dit le notaire. --Quand en connaitra-t-on le contenu! s'ecria Mautravers. Puis, comprenant qu'il montrait trop franchement son impatiente curiosite: --Il peut y avoir dans ce testament que je ne connais pas, dit-il, des prescriptions relatives aux obseques et il est important que nous soyons fixes la-dessus. --Vous le serez dans la journee, dit le notaire. Le notaire parti, Mautravers declara a Raphaelle qu'ils devaient se retirer, et celle-ci ne fit pas d'observation. Ils sortirent ensemble et se quitterent a la porte, Raphaelle tournant a gauche et Mautravers a droite; mais il n'alla pas plus loin que la Chaussee-d'Antin et revenant sur ses pas, il remonta l'escalier de Roger. Quand il entra dans la salle a manger, il trouva Raphaelle, qui etait revenue, elle aussi, au plus vite, en train d'emballer l'argenterie dans des serviettes. Deja elle avait fourre plusieurs pieces dans ses poches. --Je ne permettrai pas cela, s'ecria Mautravers en sautant sur les serviettes qui etaient deja nouees. --De quoi te meles-tu? --J'ai jure de faire executer le testament de ce pauvre Roger. --Tu esperes donc bien heriter! Ce pauvre Roger! C'etait de son vivant qu'il fallait le plaindre, au lieu de se faire son espion au profit du vieux Condrieu. --Si quelqu'un a tire parti du vieux Condrieu, n'est-ce pas toi, qui lui as vendu tes papiers pour faire manquer le mariage de Corysandre? La querelle allait s'envenimer; mais la porte s'ouvrit et M. de Condrieu entra, pouvant a peine se tenir, appuye sur le bras de Ludovic: --Oh! mon pauvre petit-fils, s'ecria-t-il d'une voix brisee, plus hesitante que jamais, mon cher petit-fils, ou est-il? Il se heurtait aux meubles, aveugle par les larmes. Heureusement Ludovic, guide par Mautravers, put le conduire a la chambre mortuaire et le faire agenouiller aupres du lit, ou il resta longtemps en priere, ecrase par la douleur, poussant des sanglots et criant; --Mon cher petit-fils! Peu a peu arriverent les amis de Roger: Harly, Crozat et les autres; puis, vers midi, madame d'Arvernes, accompagnee d'un jeune homme plus jeune, plus frais, plus beau garcon encore que le vicomte de Baudrimont. Elle voulut voir Roger et elle entra dans la chambre, ne faisant rien pour cacher les larmes qui coulaient sur ses joues. Se penchant sur lui, elle l'embrassa au front. --Pauvre Roger, dit-elle. Elle sortit, eclatant en sanglots. Dans la salle a manger, elle prit le bras du jeune homme qui l'accompagnait et, se serrant contre lui: --N'est-ce pas qu'il etait beau, dit-elle, mais c'etait ses yeux qu'il fallait voir, ces pauvres yeux qui n'ont plus de regard. Les visites se continuerent ainsi, recues par M. de Condrieu et par Ludovic aussi bien que par Mautravers, qui agissait de plus en plus comme s'il etait chez lui. N'etait-ce pas maintenant une affaire de quelques minutes seulement; le notaire allait arriver. Il se fit attendre longtemps encore; mais enfin il arriva, accompagne de Harly et de Nougaret, que M. de Condrieu regarda comme s'il voulait les mettre a la porte; mais il avait autre chose a faire pour le moment. --Le testament de mon petit-fils, de mon cher petit-fils, a-t-il ete ouvert? demanda-t-il au notaire. --Oui, monsieur le comte, et en voici la copie. --Veuillez la lire, dit M. de Condrieu. --Mais, monsieur le comte... --Veuillez la lire, repeta M. de Condrieu. --Lisez, dit Mautravers, mon ami Roger m'a charge de veiller a l'execution de son testament; je dois le connaitre. Le notaire lut: "Ceci est mon testament; il m'a ete inspire par le desir de faire apres moi ce que je n'ai pu faire de mon vivant--le bonheur d'une personne qui en soit digne. "Je desherite donc autant que la loi me le permet la famille de Condrieu, qui a ete mon ennemie, et je laisse ma fortune a mademoiselle Claire Harly, fille de mon ami Harly, a charge par elle de donner: "1 deg. A mon ancien maitre, M. Crozat, qui m'a appris le peu que je sais, deux cent mille francs; "2 deg. Aux pauvres de Naurouse cent mille francs; "3 deg. Aux pauvres de Varages cent mille francs; "4 deg. A mes domestiques cent mille francs, sur lesquels Bernard, mon valet de chambre, en prelevera quarante mille pour sa part. "Francois-Roger de CHARLUS, duc de NAUROUSE." --Voila un testament qui est nul, s'ecria M. de Condrieu; l'article 909 du code ne permet pas aux medecins de profiter des dispositions testamentaires faites en leur faveur par un malade qu'ils ont soigne pendant la maladie dont il meurt, et l'article declare que les enfants de ces medecins sont personnes interposees et par consequent incapables de recevoir. Nougaret s'avanca: --Monsieur le comte de Condrieu oublie, dit-il, que depuis quatre mois le docteur Harly n'etait plus la medecin de M. de Naurouse. --N'a-t-il pas ete le medecin de la derniere maladie? --Il n'etait plus le medecin de M. de Naurouse quand ce testament a ete fait; c'est ce que prouve la date, qui remonte a six semaines seulement. --Ce n'est pas le lieu de decider cette question, dit Harly. --Ce seront les tribunaux qui la decideront, dit M. de Condrieu. FIN NOTICE SUR LA "BOHEME TAPAGEUSE" Malgre le secret professionnel, c'est de leurs observations personnelles que les medecins se servent pour ecrire la plupart des livres qu'ils publient chaque jour avec une abondance qui n'est egalee que par celle des theologiens; si bien que pour peu que vous ayez un medecin ecrivain,--et ils le sont tous,--vous etes expose a vous trouver un jour ou l'autre dans un de leurs livres ou de leurs articles, tandis que vos amis, percant des initiales transparentes, apprendront que vos ascendants paternels etaient alcooliques, les maternels tuberculeux, que vos enfants seront l'un ou l'autre, et que vous-meme vous n'en avez pas pour longtemps. C'est aussi avec leurs observations que les romanciers ecrivent leurs livres, mais les romans sont les romans, et comme on doit toujours y introduire une certaine dose d'imagination et de fantaisie, ils s'eloignent forcement de la precision medicale. D'ailleurs le romancier n'est pas lie par le secret professionnel. Ceux dont il parle ne l'ont pas paye pour qu'il se taise. Et par cela seul sa situation ne ressemble en rien a celle du medecin. Ce n'est pas a dire qu'elle ne soit pas quelquefois delicate, en cela surtout que plus il est consciencieux, plus il est entraine a peindre ceux qu'il connait le mieux: les siens, ses proches, ses amis intimes. Pour mon compte, a l'exception de quelques romans ecrits sous l'inspiration directe et demandee de ceux qui les avaient vecus: les _Amours de Jacques, Madame Obernin, Pompon, Vices francais_, je n'ai point pris mes modeles parmi les miens ni parmi mes intimes, et ceux qui ont honore ou egaye ma vie de leur amitie ont eu cette securite de ne point se voir servis tout vifs a la curiosite des lecteurs. Mais pour ceux avec qui ne me liait point une etroite intimite, je reconnais qu'il en a ete autrement, et particulierement pour les personnages de la _Boheme tapageuse_ qui tous ou presque tous ont vecu d'une vie propre que j'ai pu observer et rendre sans aucune trahison, puisque selon la formule de la loi je n'ai ete ni leur parent, ni leur allie, et que je n'ai pas plus ete attache a leur service qu'ils ne l'ont ete au mien, si bien que j'ai pu ouvrir les yeux et les oreilles sans que rien dans nos relations me fermat la bouche. J'etais encore collegien et tout jeune collegien lorsque j'ai connu celle qui, dans ce roman, est devenue la duchesse d'Arvernes, Avec ma mere j'avais ete passer les vacances au bord de la mer, a Sainte-Adresse, qu'Alphonse Karr venait de faire entrer dans la notoriete, et je m'etais si bien ingenie aupres d'amis communs que j'avais obtenu des lettres pour me faire ouvrir la porte de son jardin dont revait mon admiration juvenile. C'etait justement le beau temps de la reputation d'Alphonse Karr; il avait donne _Sous les Tilleuls, Genevieve, le Chemin le plus court_, et depuis quelques annees il publiait les _Guepes_ qui, a cette epoque, faisaient presque autant de bruit qu'en a fait plus tard la _Lanterne_. On comprend quel pouvait etre mon enthousiasme pour le premier ecrivain de talent que j'approchais, car les jeunes gens de ma generation ne commencaient point la vie par l'indifference ou le mepris pour leurs aines. Ce fut dans ce fameux jardin original et bizarre dont il a tire tant de livres charmants que je rencontrai la duchesse d'Arvernes, venue a Sainte-Adresse pour y passer une saison avec sa mere, et comme nous etions du meme age, comme elle s'ennuyait et n'avait personne pour l'amuser, comme elle n'etait ni timide, ni reservee, oh! mais pas du tout du tout, nous fumes bien vite camarades. On peut, sans que j'insiste, se faire une idee de ce que fut la stupefaction d'un jeune provincial, fils d'un notaire qui, parmi ses clients, comptait quelques representants de la noblesse polie, affinee, sceptique et legere du dix-huitieme siecle, en se trouvant brusquement en presence de cette fille deluree qui portait un des grands noms de l'Empire, car telle je l'ai representee, dans ce roman, telle elle etait deja, si bien que je n'ai eu qu'a me souvenir pour la copier, et encore sans appuyer, laissant dans l'ombre certains cotes que j'aurais du peindre, si au lieu d'une figure de roman j'avais fait un portrait. Ce fut a Cauterets que je connus Naurouse: on avait organise une journee de courses d'hommes a la montagne, et j'avais ete charge de reunir quelques souscriptions, parmi lesquelles celle du duc de Naurouse. Le hasard fit qu'il connut quelques-uns de mes romans. Il s'ennuyait ferme, il m'invita a entrer chez lui quand je passerais devant sa fenetre toujours fermee, derriere laquelle il se tenait, seul, du matin au soir, pale, triste, mourant, regardant sans le voir le mouvement des allees et venues dans le petit jardin de l'_Hotel de France_. Et je n'eus garde de refuser cette invitation, jusqu'au moment ou il quitta Cauterets, autant parce qu'il n'y trouvait point de soulagement a son mal, que parce que madame d'Arvernes etait venue l'y relancer. On l'avait logee dans la chambre voisine de la mienne, et tous les soirs, a travers notre mince cloison, j'entendais les eclats de sa voix et de ses rires pendant qu'elle dinait avec une jeune amie a laquelle elle faisait visiter les Pyrenees, comme tous les matins j'entendais aussi le guide Barragat, qui venait la chercher pour une excursion dans la montagne, crier avec son accent meridional: "Madame la duchesse est-elle prete?" Avec Naurouse et madame d'Arvernes, Harly est un des principaux personnages de la _Boheme tapageuse_. Il avait lu une scene de jeu dans _Un Mariage sous le Second Empire_; il me fit demander par Ph. Jourde, le directeur du _Siecle_, si je voulais qu'il m'en racontat une "vraie" au moins aussi interessante que celle que j'avais inventee. C'est celle qui se trouve au commencement de _Raphaelle_, avec l'episode du cerisier. Mais il ne s'en tint pas la, il me communiqua aussi les papiers laisses par Naurouse, ses carnets de depenses, ses lettres, et c'est en les ayant sous les yeux, du premier au dernier mot de mon roman, que je l'ai ecrit. Ce que je dis a propos de Naurouse, de madame d'Arvernes, de Harly, je pourrais le dire aussi a propos du prince de Kappel, de Savine, de Mautravers; mais c'en est assez de ces quelques indications d'observation pour qu'on voie comment a ete etudie et execute ce roman. Je n'ajoute qu'un mot. Il est tres rare que dans mes romans j'aie introduit des faits qui me soient personnels: dans _La Boheme tapageuse_, j'ai manque une fois a cette regle, et si j'en parle ici c'est pour expliquer un passage du _Dictionnaire des Contemporains_ de Vapereau, copie par beaucoup d'autres, qui n'est pas tres exact, et par cela m'a plus d'une fois ennuye. Vapereau dit: "Il (c'est moi) ecrivit des brochures politiques pour un senateur." Les brochures, ou plutot la brochure que j'ai ecrite, c'est celle qui m'a ete en quelque sorte dictee par M. de Condrieu-Revel, exactement dans les memes conditions que celles racontees dans mon roman, et elle etait historique, non politique. Sous plus d'un point de vue la rectification a son importance, pour moi au moins. Bien qu'ecrite avec la sincerite dont je viens de donner quelques preuves, _La Boheme tapageuse_, au moment de sa publication, fut accusee d'exageration, et particulierement par Aurelien Scholl, qui avait bien connu la plupart de ses personnages, et avait meme ete de l'intimite de plus d'un d'entre eux. Dans un article qu'il publia a ce sujet, et dans lequel il les nomme avec une liberte que prennent les chroniqueurs, mais que se refusent les romanciers, il dit "C'est une serie d'actes d'accusation." Trop dure, la _Boheme tapageuse!_ trop cruelle! trop "acte d'accusation!" Voyons la realite. Peu de temps apres la mise en vente de mon roman, je recus d'un magistrat un mot pour assister a une audience de la Cour d'Assises: "L'affaire interessera l'auteur de la _Duchesse d'Arvernes_", me disait-il. En effet, cette affaire etait celle d'une des filles de la duchesse d'Arvernes, accusee de faux, une de celles que le duc veut emmener dans sa promenade, avec ceux de ses enfants qu'il croit les siens. Elle fut acquittee; mais aurais-je jamais ose inventer un denouement aussi cruel, aussi "acte d'accusation"? Tant il est vrai que le roman reste le plus souvent au-dessous de la simple verite, au lieu d'aller au-dela. H. M. End of the Project Gutenberg EBook of Corysandre, by Hector Malot *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CORYSANDRE *** ***** This file should be named 13490.txt or 13490.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/1/3/4/9/13490/ Produced by Christine De Ryck, Renald Levesque, the Online Distributed Proofreading Team and Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr., . Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. 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